En mai 19281, le Code typographique tant attendu a enfin paru, sur les bords de la Garonne, à Bordeaux. Émile Verlet, président (depuis février 1925) de la commission chargée de sa rédaction, peut souffler… et se féliciter de cette naissance difficile en publiant un poème (pour nos confrères, tout était prétexte à rimer). Comme le rappelle en introduction Eugène Grenet, président de la Société amicale des protes et correcteurs de France, dans la Circulaire des protes (no 336, août 1928) où paraît ce texte, « le premier essai de réalisation du Code typographique fut entrepris par l’Amicale, ainsi qu’en avait décidé le Congrès de […] Nantes en 1908. […] ». Par suite de polémiques, « cette œuvre ne put alors être menée à sa fin ». Cela explique le premier vers du poème ci-dessous.
LE CODE TYPOGRAPHIQUE
Amis, il a bientôt vingt ans,
Sa carrière commence
Et c’est fou quand on pense
À ce qu’il a fallu de temps
Pour défaire et refaire
Ce qu’on voulait parfaire.
On a cherché quinze ans son nom :
« Méminto [sic] » ou bien « Code »,
« Marche à suivre »… la mode…
Toujours les typos disent : « Non ! »
Pourtant, quinze ans, ça lasse
Et « Code », à la fin, passe.
Puis intervint la Commission,
Travaillant en silence,
Usant son éloquence
Pour obtenir la permission
De quitter sa famille
Avant sa camomille.
On rentrait tard… après minuit,
En portant bas l’oreille :
L’épouse est là qui veille
Pour voir si l’on s’est mal conduit,
Et son œil italique
Interdit la réplique !
Après l’aride abréviation,
Ce fut la capitale
— La faute capitale —
Puis notes, nombres, division,
Parsemés d’italique :
C’en était fantastique !
Oui, trois ans nous avons lutté
De façon exemplaire,
Toujours pour satisfaire
Notre femme et la Faculté.
Oyez notre misère,
Voyez notre calvaire !
Toulouse2, avec tes troubadours,
Veux-tu mettre à la mode
Ce petit, petit Code
En le parant de tes atours ?
Fais que sur la Garonne
Bientôt l’olifant tonne !
Que chacun vibre à ses échos :
Réalisons ce rêve
De proclamer la trêve
Entre correcteurs et typos !
Et vous, frondeurs du Livre,
Aidez le Code à vivre !
E. VERLET.
Extrait de « Glanage à la pêche », un article de trois colonnes sur les perles qu’on trouve dans les journaux, comme « Le brave agent reçut un coup de feu qui ne l’atteignit pas » ou « Double suicide accidentel par le gaz d’éclairage ». C’est surtout l’occasion de montrer l’importance du correcteur…
“Un charmant discours”
Il arrive parfois qu’un correcteur empêche la mise en circulation de certaines perles. Témoin le petit fait suivant que je garantis authentique :
Dans une ville de l’Île-de-France, un chef de cabinet de préfecture représentait le grand chef du département au banquet annuel d’une société musicale. Au champagne, le délégué lut un charmant discours qui fut communiqué à la presse pour être inséré dans le compte rendu. En terminant la lecture de l’allocution, le correcteur eut un sourire. L’auteur y disait qu’il était un peu musicien, puisqu’il avait toujours eu un faible pour le tambour. Il terminait ainsi sa tirade : « Et j’ai toujours un regard fervent quand je passe à Paris, devant la statue de Viala3, le brave petit tambour d’Arcole. »
« Sapristi ! se dit le lecteur d’épreuves, je ne suis pas un illuminé quoiqu’étant né un 14 juillet ! Viala était pourtant mort lorsqu’il tambourinait à la bataille d’Arcole4 !
Il fit remarquer aux autorités soi-disant compétentes qu’il y avait erreur, qu’on se trompait d’exécutant. À demi convaincues, les « lumières » eurent recours au dictionnaire du correcteur, car celui de la maison était un petit livre d’écolier à peu près contemporain du percement de l’isthme de Suez5. Ce juge suprême fournit la preuve que Viala avait été tué en 1793 et que la bataille d’Arcole s’était déroulée en 1796. On coupa simplement l’effet, mais je prends la liberté de glisser un tuyau dans l’oreille du Père Éternel : « Seigneur, c’est avec désintéressement que je vous fais l’offrande de mon idée. Lorsque sonnera l’heure du Jugement Dernier, n’usez donc pas de la trompette : faites battre du tambour par vos anges, car cet instrument est infaillible pour réveiller les morts. »
Conscient correcteur, tu es la bête noire De tous les ignorants et de tous les jaloux, Quand, penché tout le jour sur un affreux grimoire, Tu te permets d'y voir des sottises, des « loups ». J'entends par « loups » ici, les oublis, les bêtises Qui parfois échappés à la dactylographe Feraient dire à l'auteur d'énormes balourdises Toujours assaisonnées de fautes d'orthographe. Mais il est entendu que tu es responsable Et que tu dois tout voir, même le mot absent. Le Code, à l'avenir, te sera secourable6, Même si le typo se moque de l'accent. Le temps n'est plus, hélas ! de lire les épreuves En somnolant, béat, les yeux à demi clos. Tout va vite aujourd'hui… il faut donner des preuves D'un savoir étendu, sans quoi tu es forclos. Le typo maladroit, ennemi des virgules, Le metteur trop pressé de terminer à temps Tempêteront souvent contre tes majuscules Ou tes alinéas et diront en partant : « Combien ce correcteur est donc insupportable ; » Il s'applique vraiment à tout nous compliquer, » Car ce que nous faisons nous paraît raisonnable. » À travail d'automate, à quoi bon s'appliquer ? » Mais le bon correcteur garde son habitude De regarder de près ce qui paraît fautif ; Passionné de son œuvre, il est, comme Latude7, Patient pour le mot : nom, pronom, adjectif. De quelque état d'esprit qu'on le brime ou l'entoure Il va, il va toujours et sans trop s'émouvoir Il poursuit son travail : c'est une chasse à courre Aux fautes des humains qu'il peut apercevoir. Mais je ne vais pas dire qu'il demeure infaillible Dans le monde des fautes, il peut en oublier, Car, sauf le Créateur, qui donc n'est pas faillible ? Non, mais le correcteur est un rude ouvrier.
Extrait d’un long et vibrant élogeau correcteur. Intitulé simplement « Du Correcteur et de la Correction », celui-ci court sur six pages (onze colonnes) de la Circulaire des protes no 181, de mars 1911. Il est signé « A. MARSILLAC », que je n’ai pas identifié et qui n’apparaît à aucune autre date dans la revue.
“L’auteur plane trop haut”
« […] l’esprit emporté vers les horizons lointains du rêve poétique ou des spéculations ardues, l’attention absorbée par l’agencement logique des idées, l’effort tendu à la poursuite de l’expression la plus complète et la plus juste, l’auteur peut perdre de vue certains détails : il plane trop haut. Sous le martèlement de sa pensée, de nouveaux aspects de son sujet jaillissent comme des étincelles sur l’enclume ; ces étincelles l’éblouissent, toutes elles l’attirent, il court de l’une à l’autre, et, dans son empressement à les saisir toutes, dans sa hâte à n’en perdre aucune, il laisse une idée inachevée, sans liaison avec ses voisines ou en entremêle les mots.
« Certes, ce sont défaillances infimes, mais elles déparent l’œuvre, comme une tache déprécie un brocart, un accroc une riche tapisserie. Ôtez la tache, reprisez l’accroc, le brocart et la tapisserie redeviennent inestimables. Mais combien habiles, combien délicates doivent être les mains chargées de ce travail ! C’est celui du correcteur.
Une collaboration étroite
« Devant lui la pensée de l’auteur s’étale à nu. Il en saisit l’éclosion, en suit la marche, en devine les efforts, les hésitations, les retours, toutes choses que lui dévoilent les ratures, les renvois du manuscrit ; l’écriture calme ou fiévreuse a pour lui un langage. Cette pensée de l’auteur, dont il a surpris les plus subtiles évolutions et les replis les plus secrets, il doit la faire sienne, s’en pénétrer tellement qu’il sache donner à chaque titre, à chaque partie de l’ouvrage l’importance et, par suite, la place qui leur convient. Il faut que, grâce à lui, une série de pages écrites d’une main monotone et uniforme ait, une fois imprimée, comme le relief d’un monument, en sorte que l’œil du lecteur saisisse le thème de l’étude, les développements du sujet traité, les phases du récit offert à sa curiosité.
« Dans le détail, le correcteur doit élaguer les irrégularités du manuscrit, en suppléer les inattentions, en réparer les oublis, en rectifier les lapsus calami, combler les défaillances de mémoire, rétablir les citations fautives, car il se peut que l’auteur, entraîné par sa pensée, ait lu, dans le passage cité, non ce qui est mais ce qui devrait être.
« Telle est, vraiment étroite, et dans l’ensemble et dans le détail, la collaboration du correcteur et de l’écrivain. Aussi Victor Hugo aimait à rendre hommage à ces « modestes savants si habiles à lustrer les plumes du génie » ; aussi P. Larousse, après Firmin-Didot, les appelle ses « auxiliaires les plus précieux. »
« Un autre fils de François [Didot], Pierre François [1731-1795, dit le jeune], crée un des premiers codes typographiques à l’usage des correcteurs. »
Les Didot forment une dynastie d’imprimeurs qui, jusqu’au xixe siècle, apporteront « de nombreuses innovations techniques à l’industrie papetière, à l’imprimerie et à la typographie ».
L’Encyclopédie Larousse reprend cette information, avec des italiques : « Il créa également le premier Code des corrections typographiques », mais en l’attribuant à l’un des petits-fils de François Didot, Pierre (1761-1853).
Un code typographique au xviiie siècle ? Voilà qui bouscule mes connaissances, le premier « code typo » proprement dit datant, pour moi, de 1928 — après une série de « manuels typographiques » au xixe siècle. ☞ Voir Qui crée les codes typographiques ?
Silence des catalogues
« Soucieux d’apporter le plus grand soin aux ouvrages qu’il imprimait, Pierre François Didot composa et publia un petit ouvrage à l’adresse des correcteurs d’épreuves : Protocole des corrections typographiques », écrit, pour sa part, Jean-Claude Faudouas, dans son Dictionnaire des grands noms de la chose imprimée (Retz, 1991, p. 45).
Décidément ! Je fouille, bien sûr, le catalogue de la BnF et celui du musée de l’Imprimerie de Lyon, à la recherche de cette pièce historique. Sans succès.
Je ne trouve rien non plus sur Pierre-François8 Didot dans la vaste Somme typographique (1947-1951) de Maurice Audin, numérisée par le musée de l’Imprimerie de Lyon. Pas plus que dans Orthotypographie : recherches bibliographiques (Paris, Convention typographique, 2002), le gros travail de Jean Méron (voir son site).
L’objet identifié
Alors je m’adresse au service d’aide SINDBAD de la BnF, qui m’oriente vers « L’Art de l’imprimerie (Paris, Dictionnaire des arts et métiers, 1773) », cité par Alan Marshall dans « Manuels typographiques conservés au musée de l’Imprimerie de Lyon » (Cahiers GUTenberg, no 6, juillet 1990, p. 40).
Ce document existe bien à la BnF, sous forme de réimpression moderne : « L’art de l’imprimerie, Thorigny-sur-Marne : impr. de E. Morin, 1913, 39 p., in-8, coll. Documents typographique[s], I ».
Il a été « attribué à Didot le jeune par E. Morin9 », comme l’écrit encore Alan Marshall (art. cit.), car le texte n’est pas signé.
Il s’agit précisément de l’article « IMPRIMERIE (L’art de l’) » (p. 480-512), extrait du tome 2 du Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers… de Philippe Macquer (1720-1770), revu par l’abbé Jaubert, imprimé en 1773 par Pierre-François Didot.
Cette planche, numérotée II dans l’article de Didot le jeune, y est introduite par les mots suivants : « Lorsque la forme est entiérement ferrée, il [le compositeur] […] la porte à la presse aux épreuves pour en tirer une première épreuve, que le prote lit, & sur la marge de laquelle il marque les mots passés [bourdons] ou doublés, les lettres mises les unes pour les autres que l’on nomme coquilles, &c.Voyez Pl. II » (p. 497-498).
Le paragraphe qui suit, intitulé « De la correction », ne traite, en fait, que du corrigeage (la correction sur plomb). Il n’évoque jamais le correcteur lui-même, sauf dans les premiers mots : « Quand le compositeur a reçu du Prote, ou de tout autre Correcteur, l’épreuve où les fautes sont indiquées sur les marges, il faut qu’il la corrige […]. » Le mot protocole n’y apparaît pas non plus.
Un précurseur
Sauf erreur, les titres donnés par Larousse et Faudouas sont donc fantaisistes. Le texte de Didot le jeune ne s’adresse pas nommément aux correcteurs. Il ne s’agit pas non plus d’un code typographique, dont je rappelle la définition : « Ouvrage de référence décrivant les règles de composition des textes imprimés ainsi que la façon d’abréger certains termes, la manière d’écrire les nombres et toutes les règles de typographie régissant l’usage des différents types de caractères : capitales, bas de casse, italique, etc. » — Wikipédia.
Il s’agit seulement d’un protocole des signes de correction. Le premier, à ma connaissance, depuis l’embryon proposé par Jérôme Hornschuch en 1608 (☞ Voir Orthotypographia, manuel du correcteur, 1608). Les traités de Marie-Dominique Fertel (1723) et de Pierre-Simon Fournier (1764-1766) ne sont pas destinés au correcteur. Bertrand-Quinquet (1798) mentionne les « signes usités dans l’Imprimerie, et qui lui sont particuliers », mais ne les donne pas. C’est généralement à Marcellin-Aimé Brun (Manuel pratique et abrégé de la typographie française, 1825) qu’on attribue le premier tableau des signes de correction10.
C’est ce changement d’un demi-siècle dans la chronologie qui fait l’intérêt principal du présent article.
C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inaboutie. Elle me donne l’occasion de vous montrer comment je travaille.
Un matin de cette semaine, profitant de mes vacances — bien méritées, dirais-je — pour relancer les recherches, je tombe sur une Physiologie11de l’imprimeur (éd. Desloges, 1842) comportant le mot correcteur, signée de Constant Moisand (1822-1871). L’auteur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre.
Vous arrivez les poches pleines d’épreuves ; vous remettez votre copie au correcteur qui entonne de sa grosse voix le derlindindin, et tous les singes12 répètent en cœur [sic] le derlindindin ; ce qui veut dire que celui qui a composé la copie que l’auteur vient de remettre a fait une infinité de bourdons, doublons, coquilles, etc.
Rien d’autre sur le sujet de mon blog.
Mais… « le derlindindin », voilà de quoi occuper ma matinée ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.
Un bruit de clochette
Derlin dindin est une variante de drelin dindin (ou din din), l’aîné de notre drelin, drelin, onomatopée imitant une clochette ou une sonnette. Le chansonnier Béranger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, battons la campagne / Que nos grelots tintent soudain / Comme les beaux mulets d’Espagne / Nous marchons tous drelin dindin » (Couplet) — Littré.
On trouve notre derlin din din dans un vaudeville13 d’Eugène Labiche (1815-1888), Les Prétendus de Gimblette (1850) :
Sembett : No ! un son de cloche… Comment ils faisaient les cloches ? […] Barnabé : Elles font derlin, der din, din din.
Nous apprenons déjà quelque chose.
Mais notre correcteur — appelons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clochette ? Et les compositeurs répètent-ils en chœur la même clochette ? Je n’y crois pas trop.
Chanson à succès
Je penche plutôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à succès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Certains reçoivent même de nouvelles paroles, pour un évènement festif. Ainsi, deux chansons que j’ai trouvées sur Gallica : Le Correcteur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un certain Chollet, est à chanter sur l’air de La Treille de sincérité, écrite par Désaugiers (1772-1827), et Les Correcteurs en goguette à Charenton (1822) colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».
Je tombe alors sur Derlin dindin, un quadrille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous dessus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facétieux collègues… Malheureusement, Arban (1825-1889), compositeur de danses et chef d’orchestre populaire, officiait au bal Le Casino, dit Casino-Cadet, « construit en 1859 [et] renommé pour la légèreté de ses danseuses » (Wikipédia), et 1859 est aussi la date de la partition.
Au passage, je décèle une bizarrerie : la page de titre de la partition précise « sur des motifs de Kriesel ». Or, si Kriesel (dont les dates de naissance et de mort nous sont inconnues) a bien écrit Asseyez-vous d’ssus !,« cantilène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-187714] et Amédée de Jallais [1825-1909] », la partition a été imprimée chez Bollot en 1861… soit deux ans après le quadrille qui s’en est inspiré ! Je vous laisse ce mystère à résoudre.
Asseyez-vous d’ssus serait une fantaisie sur l’expérience de l’omnibus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Elizabeth Amann, The Omnibus : A Cultural History of Urban Transportation,Springer Nature, 2023, p. 107), ce que semble confirmer la gravure illustrant la partition.
Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trouver, dans le Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ouf !), Derlindindin, vaudeville en un acte de René Perin (1774-1829), édité par Jean-Nicolas Barba (1769-1846). Date inconnue, sauf que le catalogue s’arrête à 1859, mais de toute façon antérieure à la mort de Barba. Là, ça collerait.
Frustration de chercheur
Le quadrille abandonné, reste donc ce vaudeville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui aurait disparu.
Ah, je le voyais bien, pourtant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casino-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lundi au samedi (sauf quand il « fait le lundi »), guincher sur Derlin dindin, le quadrille à la mode, et, de retour au turbin, s’en servir comme signe de complicité avec les « singes ».
J’ai trouvé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Henry de Pène (1830-1888), une nouvelle description déplorable du local des correcteurs dans une imprimerie parisienne au xixe siècle. On peut raisonnablement faire crédit à l’auteur de l’authenticité de ses propos, car il a été journaliste pendant une quarantaine d’années.
Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pratiquée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui conduisait de l’atelier des machines aux ateliers de composition et aux bureaux des différents journaux locataires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour recevoir des visiteurs gantés, vernis, luisants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spécialement encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédacteur hippique de l’Écho Parisien.
Autant le jeune homme était parfumé, autant le petit local dont il venait de pousser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exhalaisons humaines, les fumées refroidies des cigares et des cigarettes, les émanations du gaz, l’absence d’air extérieur, la poussière longuement accumulée sur le plancher, le long des murs, y composaient une atmosphère spéciale et, en quelque sorte, professionnelle qu’on ne pouvait impunément respirer que par grâce d’état15. Dans ce bouge, quatre poitrines humaines étaient condamnées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Brenard, le correcteur attitré de l’Écho, un apprenti qui lui servait de « teneur de copie » ; un autre correcteur, attaché au service de plusieurs canards de moindre importance qui ne se payaient pas le luxe d’un correcteur spécial. Ce second correcteur était assisté, lui aussi, d’un jeune garçon chargé de suivre sur le manuscrit, tandis que son chef couvrait de signes cabalistiques, intelligibles seulement pour les initiés, les étroites feuilles de papier imprimées dites : paquets, où le premier travail du compositeur dépose parfois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)
“Des chenils sombres et malsains”
Cet extrait est à rapprocher du témoignage de M. Dutripon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un escalier, sous les rangs des compositeurs, quelquefois dans une espèce de niche qu’on appelle cabinet, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles […] »).
Dans un dialogue, Henry de Pène évoque aussi la rémunération du correcteur, que Jack Stick appelle « avec une familiarité cordiale “père Brenard” ». Ce dernier déclare :
— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au journal du soir où je corrige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts. — […] Vous ne m’avez jamais dit combien vous vous faisiez par mois à vous crever les yeux et à vous éreinter le tempérament au service de vos deux journaux. — Deux cent cinquante francs ; quelquefois trois cents, quand je puis faire quelques suppléments… (p. 16)
« On devrait supprimer l’été et les vacances. C’est une période pendant laquelle ceux qui ne sont pas au vert, au frais et au repos ont de bonnes raisons de maudire le sort. Entre tous, les infortunés qui suent sang et eau pour mettre debout le numéro quotidien du journal qu’attendent quelques centaines de mille de lecteurs et d’amis ont vraiment bien du mérite ; la fatalité typographique se plaît à les accabler de ses coquilles. Ainsi, l’autre jour, dans notre article sur la Marine allemande, de notre éminent collaborateur député au Reichstag, député qui, évidemment, n’est pas là pour voir ses épreuves, nous avons laissé passer une phrase en allemand dont la lecture a fait bondir d’horreur les initiés à la langue de Gœthe et de Schiller.
« Et cela parce que MM. les correcteurs qui, d’ailleurs, n’ont pas volé de souffler, vont taquiner le goujon, et que les camarades qui restent travaillent pour deux et pour quatre. La besogne s’en ressent.
« Rendons au Reichstag ce qui est au Reichstag… Nous avons imprimé la fameuse phrase de l’empereur d’Allemagne : « Notre avenir est sur les eaux » : « Unsire zulsunft higt auf dem vasser. » C’est du javanais mêlé d’iroquois. Il fallait mettre « Unsere Zukunft liegt auf dem Wasser. »
« On ne nous y reprendra pas. »
Une archive de saison, trouvée dans L’Écho de Paris, 10 août 1905.
Dans le Journal amusant du 8 février 1873, le littérateur Paul Courty propose « une anecdote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garantir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».
« Un jour, dans un de ses romans-feuilletons qui se passait sous Louis XIV, il avait placé par mégarde le terrain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lorsqu’il vint revoir ses épreuves, le correcteur de l’imprimerie lui fit respectueusement observer que l’introduction des pommes de terre en France remontait seulement au règne de Louis XVI, et qu’il faudrait peut-être effacer…
« — Effacer ! s’écria Dumas, bondissant à ce mot. Comme vous y allez !
« Et saisissant fiévreusement une plume, il écrivit ce renvoi en marge de l’épreuve.
« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adversaires avaient pris pour terrain de leur rencontre un champ de pommes de terre, puisque l’introduction en France de ce précieux tubercule, due à Parmentier, eut lieu seulement sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.
« Et tendant l’épreuve au correcteur stupéfait, Dumas murmura, en se frottant joyeusement les mains :
— Six lignes de plus ! »
Cette anecdote « peu connue », je ne l’ai pas trouvée ailleurs.
Je relève dans Les Annales politiques et littéraires, du 22 avril 1894, sous la plume de Francisque Sarcey (critique littéraire célèbre), les lignes suivantes :
« Je supplie le correcteur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. »
Noter la préposition à en italique.
S’agit-il d’une note à l’intention du correcteur qui s’est retrouvée — par mégarde ou par choix du correcteur — dans la composition, ou l’auteur a-t-il vraiment souhaité qu’elles soient imprimées ? Le mystère demeurera.
Mais cette insistance demande une explication. On la trouve dans le Wiktionnaire (d’après Delboulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Romania, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :
« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signifiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aussi, dans un sens comparable, “tout vient à point qui peut attendre”.
« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fréquent chez Montaigne notamment, a progressivement disparu et la locution n’a plus été comprise qu’au prix de l’insertion de la préposition à, entraînant une légère modification du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »
L’auteur s’explique
Dans une lettre à Paul Risch, transmise par celui-ci à Sergines [pseudonyme d’Adolphe Brisson] et publiée dans Les Annales politiques et littéraires, le 31 mai 1903, Francisque Sarcey confirme cette explication :
« 26 juin 1898.
« Mon cher ami,
« J’écris toujours : “Tout vient à point qui sait attendre.” Mais les correcteurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres. « Qui, en ce sens, est une vieille formule française équivalant au si quis des latins. « Tu en trouveras deux ou trois exemples au mot qui dans Littré. « Cette accentuation ne s’est conservée que dans les locutions proverbiales. « Tout vient à point nommé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).