[…] je verrais d’un bon œil que, tout au long de l’année à venir, on prît la bonne résolution de ne plus « opposer » son veto pour se contenter de le mettre (en latin, veto signifiait déjà « je m’oppose ») […]1
Mini-panique à bord, vu que je laisse toujours passer cette expression.
Heureusement, dans un article où elle corrige apposer un veto, l’Académie m’a rassuré :
« Comme le nom veto désigne un droit reconnu par certaines constitutions au chef de l’État de s’opposer à la promulgation d’une loi votée par l’Assemblée législative et, par extension et par affaiblissement, une opposition, un refus ou une interdiction, c’est opposer un veto qu’il faut dire (comme on dit opposer un refus, opposer une fin de non-recevoir), et non apposer un veto. »
Sur la question, le site Parler français est on ne peut plus clair :
Un pléonasme, vraiment ? Littré, que l’on ne peut soupçonner d’avoir perdu son latin, n’y trouve pourtant rien à redire […]. Pas plus que Hanse […], le TLFi […], le Petit Robert […] ou le Dictionnaire historique de la langue française […]. Girodet lui-même, qui n’a pas la réputation d’être laxiste, trouve cette condamnation excessive […]. Il faut dire que le tour, attesté depuis la Révolution, perdure sous plus d’une plume respectable […].
C’est pas sympa de me faire une frayeur un vendredi soir !
Puis a un statut particulier. C’est un adverbe de temps1 (équivalant à ensuite), mais « il s’emploie toujours, en français commun, dans le contexte d’une coordination, et il se place entre les éléments coordonnés, ce qui fait qu’on le range souvent parmi les conjonctions de coordination » (Grevisse, 1005, g2).
En début de phrase, il est rarement suivi d’une virgule, mais ce n’est pas interdit. En tant que « charnière temporelle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3.
« […] puis peut porter un accent tonique, être suivi d’une pause dans l’oral et d’une virgule dans l’écrit […] » (Grevisse, loc. cit.).
On en trouve des exemples dans la littérature. En voici trois, tirés du Grand Robert :
Puis, il repartit, avec une furie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur, surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussements de sourcils, les avancements de lèvres, les clignements d’yeux […] — ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.
[…] Moravagine se signa longuement devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiettée de zakouskis et but une grande tasse d’alcool, retourna devant les icônes, commanda un borchtch4, vint s’asseoir à ma table, alluma sa courte pipe en jurant, croisa ses jambes et entama un long monologue à haute voix. — B. CENDRARS, Moravagine, inŒuvres complètes, t. IV, p. 165.
Quand il connut la nouvelle, le capitaine Raymond Dronne, du régiment de marche du Tchad, donna calmement ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décrocha le rétroviseur de son command-car et l’attacha à une branche de pommier. Et il entreprit de tailler sa florissante barbe rousse. — D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.
En complément, ajoutons que, au sens temporel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Grevisse, loc. cit.) :
Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […]
C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent(A. Breton, Nadja, p. 99)5.
Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est souvent suivi d’une virgule :
— Pourquoi aurait-elle fait l’amour si vite, quelques minutes après vous avoir rencontré ? — Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça désinhibe, c’est certain. — Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.
Cet article m’a été inspiré par une consœur qui trouvait cette virgule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lecture de l’article, a commenté : « Puis sans virgule me semble… tout nu ! » Une nouvelle preuve que, selon nos lectures, nous avons une image différente de la langue française.
Plus rarement adverbe de lieu : Derrière lui était assis un tel, puis un tel. — Wiktionnaire. ↩︎
Le Bon Usage, De Boeck-Duculot, 14e éd., 2008. ↩︎
À l’occasion des fêtes de Noël, j’ai choisi de publier une belle histoire de fraternité humaine, liée au monde de l’imprimerie, publiée à Paris au milieu du xixe siècle. Un printer’s devil est un apprenti compositeur, employé très jeune pour les travaux les plus salissants de l’atelier. Souvent maltraité par les ouvriers comme par les maîtres, il doit apprendre à se défendre, tant physiquement que verbalement, et devient « un vrai diable, tapageur, tourmenteur, raisonneur, flâneur, batailleur » (dixit l’introduction du texte). Mais Victor va montrer aussi sa générosité. (J’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine, ne corrigeant que les rares coquilles.)
Une des gravures illustrant le texte The Printer Devil. Une vision bien trop propre, étant donné les travaux qu’on réserve à l’apprenti.
Victor Dutuy, grand et gros garçon de quatorze ans, apprenti compositeur depuis deux ans chez M. Fiéville, imprimeur à Rouen, n’était pas moins franc gamin que tous ses honorables collègues de la même partie. Je ne vous dirai pas non plus que sa toilette était plus soignée, ses manières plus choisies, sa conversation plus recherchée que celle de tous ses camarades. C’était un vrai printer devil1 dans toute l’acception du mot ; cependant, sous cette rude et assez grossière écorce, battait un cœur sensible. Victor s’enthousiasmait à la lecture d’un beau trait2 ; un acte de générosité le transportait ; tout ce qui était noble et beau trouvait facilement le chemin de son [â]me. Ne vous figurez pas pourtant que Victor épanchât ses émotions en phrases plus ou moins sentimentales ; le garçon était fort peu exclamatif et phraseur encore moins. C’est beau ça ! s’écriait-il, et là s’arrêtait son expansion. Ou bien : Voilà un gaillard qui peut se vanter d’avoir mon estime… Et c’était tout. Mais pour ne pas parler beaucoup, Victor ne pensait pas moins. Or, vous saurez que les parens3 de Victor, sans être riches, étaient de laborieux ouvriers qui vivaient assez bien, et laissaient à leur fils le produit de son travail, produit bien mince encore, avec la seule recommandation d’en faire un bon usage ; ils avaient assez de fois éprouvé leur enfant, pour lui donner, sans danger, cette honorable marque de confiance.
L’étrange voisin d’en face
Dans la maison qu’habitait la famille de Victor, et dans une chambre, dont les fenêtres donnaient juste en face des croisées de celui-ci, vivait un pauvre jeune homme, dont l’existence singulière, la tournure et les manières étaient de nature à exciter une curiosité moins prompte à s’allumer que celle de notre garçon. Léon, le jeune homme en question, sortait régulièrement tous les jours vers neuf heures du matin, et s’absentait jusque vers cinq heures de l’après-midi ; alors, il rentrait chez lui, et ne sortait plus que le lendemain à la même heure que la veille. D’un aspect sérieux, quoique doux, d’une politesse constante, mais froide, vis-à-vis de tous ses voisins, Léon ne s’était lié avec aucun d’eux, ce qui contribuait davantage encore à lui attirer leur attention ; car les gens du peuple sont généralement communicatifs ; ils aiment à se lier entre eux ; ils savent qu’à tout instant, ils peuvent avoir besoin l’un de l’autre, et il est mille circonstances o[ù] la bonne volonté d’un voisin obligeant n’est pas à dédaigner. La conduite de Léon devait donc leur sembler étrange, et ils se demandaient ce que pouvait être et faire le pâle et sévère jeune homme. Victor n’était pas un des moins empressés de soulever le voile qui couvrait la vie du voisin mystérieux ; mais, plus naïf et plus hardi que les autres, il ne manquait pas une occasion de s’en rapprocher. S’il le voyait paraître un moment à sa fenêtre : « Bonjour, M. Léon, vous vous portez bien, » lui disait-il aussitôt. Si par hasard, il le rencontrait le dimanche, sortant ou rentrant, il ne manquait pas de phrases toutes faites pour chercher à entamer la conversation : « Il fait bien beau aujourd’hui, M. Léon, est-ce que vous n’irez pas promener un peu : vous restez toujours enfermé chez vous, cela doit nuire à votre santé. » Le jeune homme souriait avec bienveillance aux avances amicales de Victor, lui répondait en peu de mots, et remontait chez lui, ou quittait sa croisée. Il était évident que ce jeune homme tenait à ne pas se lier avec aucun de ses voisins.
Plus d’une fois, à une heure avancée dans la nuit, Victor avait vu la chambre de Léon encore éclairée, et, à travers les légers rideaux de mousseline, il avait cru l’apercevoir assis à sa table et travaillant. Il n’en fallait pas davantage pour porter au plus haut degré l’intérêt que lui inspirait déjà le jeune homme studieux et rangé ; d’autant plus que rien dans sa personne ne respirait l’aisance : « C’est un pauvre diable, s’était dit Victor, qui se tue le corps et l’âme à travailler, et qui ne m’a pas l’air du tout bien calé4, faudra voir ça un peu… » Mais comment arriver à la découverte de ce qui l’intéressait si fort ; car, malgré son éducation imparfaite, il sentait bien qu’il y aurait eu de la bassesse à commettre une indiscrétion, et qu’il pouvait, par une imprudente curiosité, se rendre importun à celui qui en était l’objet, et peut-être même lui causer une peine réelle ; il se creusait donc inutilement l’esprit et désespérait d’arriver à son but ; les circonstances le servirent mieux que ses petits calculs.
“Un de ces jeunes amans de la gloire”
Un jour vint où le jeune homme ne sortit pas ; chacun s’en étonna ; puis, un autre jour suivit celui-ci, et un troisième encore ; depuis trois jours, on n’avait pas vu Léon, et le cœur de ces bonnes gens s’émouvait d’inquiétude pour le pauvre isolé. Victor, plus que les autres, en éprouvait une véritable peine ; il avait pressenti que quelque grand malheur accablait son voisin. Le soir du troisième jour venu, il résolut de mettre un terme à son incertitude : quand toutes les lumières furent éteintes aux divers étages de la maison, il prit sa chandelle et se dirigea vers son voisin. Il frappe… Point de réponse… Il frappe encore… Même silence… Il regarde… La clé n’est point sur la porte… Quelque chose dit à Victor qu’il ne doit point s’arrêter à la vaine crainte d’affliger le jeune homme ; il pousse fortement la porte, dont la serrure, vieille et usée, cède à ses premiers efforts… Il s’avance dans l’intérieur de la chambre… Un spectacle affreux s’offre à sa vue… Léon est étendu sans connaissance sur son mauvais grabat, et, à la pâleur de ses joues, à la froideur de tout son corps, il est facile de voir qu’il est depuis long-temps dans ce dangereux état. Victor sent qu’ici sa bonne volonté est impuissante ; il rentre précipitamment chez lui, et avertit son père de ce qu’il vient de faire et de voir. Celui-ci n’hésite pas ; en deux minutes, il est habillé, et bientôt un médecin, amené par lui, vient donner des soins au pauvre jeune homme. À la première inspection, il déclare que le malade est tombé de faiblesse et d’inanition.….5 D’inanition ! s’écrie Victor, lorsqu’il n’avait qu’à parler pour nous voir tous venir à son secours : ce que c’est que l’orgueil !… Après une heure de soins empressés, Léon revient à lui ; mais il divague ; il a le délire… Et des mots, entrecoupés et sans suite, se pressent sur ses lèvres. — « La gloire.… Vain songe ! Mourir si jeune… Sans avoir rien fait… Repoussé par tout6… Pas un éditeur… Une œuvre si complète… Le fruit de tant de veilles.… Périr avec moi… Sans avoir vu le jour… Et pour être placée au rang des plus belles,… il ne manque peut-être à mon œuvre, que de pouvoir être appréciée du public… » Tels sont les lambeaux de phrases que prononce le jeune homme. — Victor a tout compris. — Léon est un de ces jeunes amans de la gloire, qui la recherchent à tout prix ; c’est un auteur, un poète peut-être, qui meurt de faim parce qu’il n’a pas un nom illustre, et qu’aucun éditeur ne veut se donner la peine de lire son œuvre, ni courir le risque de l’éditer…
Le lendemain, le malade va mieux ; on peut espérer son retour à la santé ; mais la convalescence sera longue et pénible… Cependant, Victor rentre toujours une heure plus tard, et part pour son atelier une heure plutôt ; la famille remarque avec plaisir cet accroissement d’activité et croit que son enfant songe à augmenter ses petits profits.
“Un grand Monsieur noir”
Les jours ont fait place aux semaines, et les semaines aux mois ; Léon ne s’est pas encore levé de son lit : le jour est enfin venu, où il va lui être permis de se remettre peu à peu à ses travaux ; ses bons voisins sont venus à son secours, et il ne manque de rien… Ils sont tous présens, lorsqu’appuyé sur le bras de madame Duty, il se lève, et se dirige vers son bureau.… Il s’assied, et remue des papiers entassés les uns sur les autres ; il cherche avec agitation.…. Enfin, lorsqu’il semble avoir acquis la preuve que l’objet dont il s’inquiète est disparu ; il penche sa tête sur sa poitrine, et des pleurs rares et brûlans coulent le long de ses joues ; on s’empresse autour de lui… On le questionne… Il se lève enfin, et d’une voix forte, quoique pleine de larmes, il s’écrie : J’avais composé un ouvrage, c’était tout mon espoir ; pendant ma maladie, mon manuscrit est disparu ; on me l’a volé sans doute… À ces mots, la porte, entr’ouverte depuis quelques instans, s’ouvre tout-à-coup7 ; c’est Victor : — On ne vous a pas volé votre manuscrit, M. Léon, parce qu’il n’y a pas de voleur parmi des braves gens comme nous ; mais on vous l’a imprimé, et le voilà, ajoute-t-il en lui remettant un volume tout fraîchement broché. — Imprimé ! Mon ouvrage imprimé ! — Et tiré à 1,500 exemplaires, M. Léon. — Et quel est l’ange consolateur à qui je dois un tel bienfait. — N’y a pas d’ange là-dedans, M. Léon, c’est votre serviteur. — Quoi ! il serait possible ! Oh ! viens, Victor, bon et généreux enfant, viens que je t’embrasse comme mon meilleur ami, comme mon frère ! je te dois deux fois la vie ; car je te devrai peut-être la célébrité. — Cela se pourrait, M. Léon. — Que veux-tu dire ? — C’est qu’il y a un grand Monsieur noir, qui vient quelquefois à l’imprimerie, et qui dit comme ça que c’est fièrement beau ce qu’il y a là-dedans. — Et pendant que Léon considère son volume, l’ouvre à toutes les pages, semble en contemplation devant lui, et recueilli dans un bonheur inexprimable, chacun de questionner Victor… C’est donc pour ça que tu travailles par jour deux heures de plus depuis deux mois. — Oui, papa ; mais je ne suis pas seul, et quand je leur ai conté la chose, les autres ont voulu s’y mettre aussi, et tous les ouvriers y ont travaillé. — Ah ! vous êtes tous de braves gens ; viens, mon Victor, que je t’embrasse. — Et les imprimeurs ? — Ont travaillé une heure de plus aussi. — Mais le papier ? — Je gagne 10 sous par jour, je les ai mis ; on a fait, pour ce qui manquait, une collecte dans l’atelier, et voilà. — C’est donc bien beau ce livre-là. — Je ne sais pas, moi ; mais d’après ce qu’a dit le grand Monsieur noir, dont je vous parlais tout à l’heure, et qui paraît s’y connaître, faut croire que c’est très-beau. — Qu’est-ce que c’est que ce grand Monsieur noir que tu nous dis ? — Je ne sais pas non plus ; mais il m’a demandé l’adresse de M. Léon, et je la lui ai donnée ; peut-être qu’il viendra ; mais on entre ; tenez, c’est justement lui… Vous voulez parler à M. Léon ? Le voilà, Monsieur. — Il ne fallut rien moins que ces paroles pour tirer Léon de l’extase où il était plongé. — Monsieur, j’ai parcouru votre ouvrage à l’imprimerie ; il me paraît aussi bien pensé que bien écrit ; je venais vous proposer de m’en rendre l’éditeur, pour la première et la deuxième édition, moyennant 6,000 francs. Léon accepta avec empressement… Quand l’éditeur fut sorti : Mon jeune protecteur, dit-il à Victor, comment te témoigner ma reconnaissance ? Je sens bien que je ne puis ni ne dois te parler de récompense… — Eh ! vous avez bien raison, M. Léon, je ne vends pas mes services à mes amis, je les donne, et si vous voulez bien me regarder comme votre ami, ce sera ma meilleure récompense. — Oh ! oui, mon ami, tu le seras, et toujours, toi qui m’as ouvert le chemin de la gloire.
Grâce à ce premier ouvrage qui l’a placé au rang qui lui appartenait parmi les écrivains, Léon est devenu un homme célèbre ; il est riche aujourd’hui ; son ami Victor a acheté, avec la bourse de Léon, un brevet d’imprimeur, et il exerce à son compte.
Il faut voir comme les éditions des œuvres de M. Léon, imprimées chez Victor Dutuy, sont correctes, élégantes et soignées. Il n’y en a pas qui puisse lutter avec elles pour la beauté des caractères et la netteté du tirage. Victor Dutuy y met tant de zèle, de goût et d’exactitude, qu’il est facile de voir qu’il travaille.…. comme pour un ami.….
Que conclure de tout ce qui précède ?… Que, dans toute[s] les classes de la société, ou peut rencontrer des individus qui en sont l’honneur, et qui le seraient encore des classes les plus élevées ; que jamais la persévérance, le travail et la bonne conduite, ne demeurent sans récompense. Voyez plutôt : Léon était sage autant que travailleur ; il inspira de l’intérêt à tous ses voisins, et cet intérêt ne fut pas stérile puisqu’au jour du besoin tous s’empressèrent autour de lui. Mais la générosité de caractère, l’humanité de Victor, portèrent aussi leurs fruits : Léon, d’abord protégé par lui, devint à son tour son protecteur, et lui rendit en reconnaissance ce qu’il en avait reçu en humanité. Gardez-vous pourtant de croire que toujours une bonne action trouve ainsi sa récompense. Non : l’on rencontre beaucoup d’ingrats, qui, loin d’aimer leurs bienfaiteurs, semblent rougir du service qu’on leur a rendu, et pour qui la reconnaissance est un pesant fardeau. Est-ce une raison pour cesser d’être bienfaisant ? Non certes ; l’homme généreux fait le bien pour le plaisir de le faire, pour le bienfait lui-même ; il ne compte sur la reconnaissance de personne ; sa récompense, c’est l’estime des honnêtes gens, la satisfaction, dont l’accomplissement d’une bonne action remplit toujours notre cœur, et enfin la certitude, qu’à défaut même de l’estime des hommes et de la gratitude des obligés, Dieu, qui n’oublie jamais, lui tiendra compte de ses œuvres.
ARTHUR DE FILLIÈRE.
Extrait de : « The Printer Devil. (Le diable de l’imprimerie.) », dans Les Enfans peints par eux-mêmes, sujets de composition donnés à ses élèves par Alexandre Saillet, maître de pension. Paris, Desesserts, éditeur, passage des Panoramas, galerie Feydeau, 13, 1841, p. 164-170.
En anglais, la bonne orthographe est printer’s devil. Voir le Wikipedia anglais. ↩︎
Acte ou parole. Penser à trait de générosité ou trait de génie. ↩︎
Bien que cette orthographe ait été rectifiée par l’Académie en 1835, ce texte l’écrit encore « à l’ancienne », de même que, plus loin, amans, long-temps, plutôt ou très-beau. ↩︎
Êtes-vous familier de cette construction ? Elle est très fréquente en droit. Pourtant, les dictionnaires usuels ne la référencent pas.
Seul Antidote explique que, « en parlant d’une loi, d’un règlement, d’un contrat », ce verbe signifie : « Contenir des dispositions, des clauses applicables. » C’est donc l’équivalent de disposer.
Les grammaires sont tout aussi muettes sur la question, sauf Hanse et Blampain (Dictionnaire des difficultés du français, 2012), qui écrivent à propos de cette acception donnée à prévoir :
On va sans doute trop loin lorsqu’on dit : La loi a prévu telle sanction au lieu de : a prescrit telle sanction, mais on dira qu’elle a prévu telle sorte de crime.
Trop tard ! Les textes de loi en sont farcis, et nous sommes obligés de les citer tels quels.
Quelques exemples tirés du site Légifrance :
La procédure prévoit que l’auteur du signalement est informé par écrit de la réception de son signalement dans un délai de sept jours ouvrés à compter de cette réception1.
[…] la loi ou le règlement prévoit que cette peine ne peut pas être limitée à la conduite en dehors de l’activité professionnelle2.
[…] ledit article 13 prévoit que locataires et occupants doivent, le cas échéant, être relogés dans un des locaux situés dans les immeubles ayant fait l’objet de travaux […]3
L’article 3 prévoit que les assureurs n’ont plus à couvrir obligatoirement les dommages occasionnés à l’étranger par les engins de déplacement personnels motorisés (EDPM) et assimilés, comme les trottinettes électriques[…]4.
Le projet d’arrêté prévoit que le traitement SIRENE poursuit trois finalités sur le vecteur maritime […]5
Pour les personnes qui seraient intéressées par l’histoire du métier, je rassemble ici une sélection thématique de mes articles, ainsi que des sources extérieures. Je suis le plan de la visioconférence que j’ai donnée, en deux parties, à l’invitation de l’Association des correcteurs de langue française (ACLF), les 7 et 21 novembre 2023.
Nombre de correcteurs et correctrices se voient proposer par des clients potentiels un test gratuit censé valider leurs compétences avant que des missions leur soient confiées. Tester un candidat est admissible, mais pas lui envoyer vingt pages !
La pratique est douteuse et déjà ancienne.
Pour les années 1990, Pierre Lagrue et Silvio Matteucci1 racontaient déjà :
Recruter un pigiste au statut précaire ne nécessitait pas une multiplication d’entretiens et de tests de personnalité : on lui faisait corriger un texte pour vérifier ses compétences. Certaines maisons d’édition vont se servir de ce principe pour économiser honteusement un salaire. La manœuvre est simple : plusieurs candidats reçoivent chacun un fragment d’un livre complet à corriger ; une fois le travail rendu, il ne reste plus au responsable d’édition qu’à collationner les épreuves et signer le bon à tirer ; il indique alors à tous les postulants que leur compétence est insuffisante. Dans la réalité, le gros bouquin est corrigé à la perfection par cette association d’yeux aiguisés. Le tour de passe-passe est joué !
[…] des correcteurs et correctrices nous alertent sur les mauvaises pratiques de certaines maisons d’édition qui, dans le cadre d’un processus de recrutement, exigent des candidats qu’ils corrigent, en guise de test, plus de 100 000 signes de texte, en préparation de copie. Ce qui représente plus de douze heures de travail ! Le tout, non rémunéré.
Attention, donc, aux éditeurs qui abusent de la microentreprise, « ce fameux régime où les correcteurs sont pris pour des bananes » (comme l’ont résumé nos confrères du Monde.fr, en 2015).
Si la PAO a répandu dans le grand public des notions de typographie comme la policede caractères, le corps ou l’interlignage, d’autres sont peu connues, même des professionnels. C’est le cas de l’œil d’une lettre.
L’œil d’une lettre, c’est la trace qu’elle laisse sur le papier (aujourd’hui, on parle plutôt de glyphe). Sa grosseur est à distinguer du corps, qui ne correspond pas seulement, comme on l’imagine souvent, à la hauteur des caractères, du bas d’une lettre descendante (comme p) au haut d’une lettre montante (comme d), car il faut y ajouter les talus, c’est-à-dire les espaces au-dessus des lettres montantes et au-dessous des lettres descendantes1. Espaces, bien sûr, invisibles pour l’utilisateur d’un traitement de texte, mais qui étaient bien visibles sur le bloc de plomb.
D’ailleurs, on disait : Ce caractère est fondu sur le corps dix, sur le corps douze, etc., ce qui montre bien que le corps est la base sur laquelle repose l’œil de la lettre, et qu’il ne faut pas les confondre.
L’œil de cette ligature (d’un s long et d’un i) en plomb désigne à la fois sa partie saillante et l’empreinte qu’elle a laissée sur le papier. Ce caractère ne possède pas de talus de tête, mais son talus de pied est bien visible.
Pour un même corps, différentes polices peuvent avoir un œil différent. Jacques André (2011) compare ainsi les a bas de casse de trois polices : Lucida, Utopia et Times, dans le même corps :
Lettre a en Lucida, Utopia et Times, corps 80. Le talus de pied ne varie pas, alors que le talus de tête diminue de hauteur, de gauche à droite, et que la chasse (largeur de la lettre et de son approche) rétrécit. — Jacques André (2011).
À corps égal, la trace laissée par ces trois a est plus ou moins petite.
Éric Dussert et Christian Laucou (2019, s.v.Œil) expliquent :
[…] pour le typographe à la mode ancienne ou moderne, [l’œil] c’est la partie qui s’imprime de la lettre d’imprimerie et aussi son aspect formel : il peut être petit ou gros pour un corps donné. Et pour ce même corps donné, il peut en avoir plusieurs. […] Ainsi l’Antique litho, caractère prévu pour les cartes de visite, a jusqu’à quatre œils par corps. […] on peut juger de l’œil grâce au rapport de hauteur qui existe entre les parties montantes et descendantes de certaines lettres (b, d, l, p, q…) et les lettres qui n’en ont pas (e, m, x…). Si les parties montantes et descendantes sont courtes, le caractère aura un « gros » œil ; il en aura un « petit » dans le cas contraire2.
Autrement dit, un gros œil, ce sont « de grosses minuscules comparées aux majuscules » (Jacques André, 1995).
François Thibaudeau (1924) montre le petit œil, l’œil moyen et le gros œil de la même fonte, avec des variations d’interlignage. On voit bien que plus l’œil est gros, plus courtes sont des parties montantes et descendantes des lettres.
Le rapport entre la grosseur de l’œil et l’interlignage joue sur la lisibilité du texte. — François Thibaudeau (1924).
À quoi servent ces différences d’œil ?
Les différences d’œil et d’interlignage permettent de régler finement l’apparence d’un texte. Jacques André (2011) commente :
Pourquoi utiliser des caractères de gros œil, notamment pour les livres et les journaux ? On dit souvent que c’est pour une question de lisibilité. Mais cette notion est très subjective et liée aux habitudes de lecture ! En effet, les Américains et les Hollandais ont tendance à utiliser des caractères de plus gros œil que les Français.
Dans leurs catalogues, les fondeurs proposaient autrefois certaines de leurs polices en plusieurs œils. Avant l’usage du point typographique (notamment du point Didot, inventé en 1785), on désignait le corps des polices de caractères par des noms comme petit-romain (équivalent d’un corps 9 ou 10, selon les fonderies3, en points Didot) ou cicéro (corps 12). S’y adjoignait, le cas échéant, la précision de l’œil.
Ce catalogue propose du petit-romain œil moyen, gros œil et œil gras, et du cicéro ordinaire, œil moyen et œil gras. — Recueil des divers caractères, vignettes et ornemens de la fonderie et imprimerie de J. G. Gillé,1808.
Les différences d’œil étaient très employées dans les travaux de ville (cartes de visite, affiches, prospectus, etc.).
Proposées en trois œils (A, B et C), ces initiales antiques peuvent être mélangées dans une même ligne pour des effets graphiques. — Spécimen général. Fonderies Deberny & Peignot, 1926.
Elles pouvaient aussi servir à reproduire des inscriptions. Dans ses Règles typographiques (1934), Louis-Emmanuel Brossard explique :
[…] par l’emploi de caractères d’œils différents, le compositeur doit s’efforcer de reproduire l’aspect général de l’inscription : les lettres de deux points4, les petites capitales, les corps de même force que celui du texte, mais de gros ou de petit œil, peuvent servir pour résoudre ces difficultés.
Exemple de reproduction d’une inscription jouant sur les variantes de grosseur d’œil et de taille (petite et grande) des capitales. — Louis-Emmanuel Brossard (1934).
L’œil du correcteur sur l’œil des lettres
À l’époque du plomb, en relisant une épreuve, le correcteur devait veiller aux lettres « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rapport à la fonte utilisée dans l’épreuve, aux lettres plus grosses ou plus petites, plus grasses ou plus maigres. En janvier 1923, le Bulletin officiel des maîtres imprimeurs s’agace de la négligence de certains compositeurs :
« L’ouvrier qui n’est pas méticuleux n’aime pas son métier, […] peu lui importera de mettre une parenthèse œil gras d’un côté et œil maigre de l’autre. Il pense que le correcteur ne s’apercevra de rien et quant au prote, croit-il, ses occupations absorbantes lui feront oublier de telles vétilles […]. »
Mais le correcteur y veillait, comme à des tas d’autres choses.
—. Point typographiqueet longueursen TEX [en ligne]. Première version : 4 février 2011. Dernière mise à jour : 20 mai 2020. Consulté le 11 novembre 2023. URL : http://Jacques-Andre.fr/fontex/point-typo.pdf.
BROSSARD, Louis-Emmanuel. Le Correcteur typographe. II : Les Règles typographiques. Tours, Arrault, 1934.
Bulletin officiel (Union syndicale des maîtres imprimeurs de France), n° 1, janvier 1923.
DUSSERT, Éric, et Christian LAUCOU. Du corps à l’ouvrage. Les mots du livre. La Table ronde, 2019.
THIBAUDEAU, François. Manuel français de typographie moderne. Paris, F. Thibaudeau, 1924.
On parlait aussi de lettres dépassantes du haut et de lettres longues en bas (Thibaudeau, p. 26). ↩︎
L’œil ne doit donc pas être confondu avec la hauteur d’x. Voir Jean-Pierre Lacroux. ↩︎
« DEUX-POINTS, s. m. Imprim. Nom donné aux grandes capitales fondues sur le double du corps d’un caractère ; par exemple, les lettres de deux points du 9 sont fondues sur 18 points. On désigne généralement aujourd’hui ces sortes de lettres sous le nom d’initiales. » — Maurice Lachâtre, Nouveau dictionnaire universel, t. II, F. Cantel, 1869, p. 1298. ↩︎
Aujourd’hui, les codes typographiques réservent l’emploi de l’esperluette à l’écriture des raisons sociales (Dupont & fils) et à leurs dérivés (noms commerciaux, enseignes1), d’où l’autre nom de ce signe : « et commercial ». Cependant, sa forme séduit les graphistes, qui en font un usage plus large.
Les manuels proscrivent aussi la répétition d’etc. à l’écrit, qualifiée d’inutile, alors qu’on la pratique couramment à l’oral, au point que « dans les propos attribués à un personnage, un seul etc. semble[rait] aujourd’hui incongru, insolite » (Jean-Pierre Colignon, Un point, c’est tout !, 2018, p. 113).
Ces règles n’ont pas toujours été en vigueur.
Esperluette et abréviations &c. sur la couverture du livre Description historique et géographique de la ville de Messine…, 1783.
Ainsi, sur la couverture de ce livre de 1783, on compte une esperluette employée comme conjonction de coordination (à l’avant-dernière ligne) et pas moins de cinq abréviations &c. — abréviation d’abréviation, donc, puisque etc. abrège déjà et cætera (ou et cetera). On notera au passage qu’elles ne sont pas séparées par des virgules. Cette abréviation a aujourd’hui disparu — de même que les s longs (ſ et non f) qu’on peut voir dans le mot désastre du titre.
Rappelons que l’esperluette, ligature des lettres et, remonte à l’Antiquité et était très employée par les moines copistes au Moyen Âge pour gagner du temps.
Répétitions d’etc. dans le Journal officiel de la République française, 1er mai 1874.
Une siècle plus tard, on trouve encore aisément des répétitions d’etc. dans les journaux les plus sérieux, y compris dans le Journal officiel (photo ci-dessus).
Autre interdiction des codes typographiques actuels : faire suivre etc. de points de suspension, « car cela constitue un pléonasme qu’on ne saurait racheter ni au nom de l’“expression littéraire”, ni au nom d’un illusoire “renforcement de l’idée”… qui échappera au lecteur » (Colignon, op. cit., p. 112). Mais cela restait courant dans les journaux du xixe siècle et du début du xxe siècle.
Série d’etc. suivis de points de suspension, dans Le Carnet de la semaine, 1er mai 1931.
Il arrive même qu’on trouve dans des journaux ou livres anciens plus de trois points de suspension, ce qui est encore une interdiction actuelle.
Cinq points de suspension dans Illusions perdues, de Balzac, Vve A. Houssiaux, 1874.
De nombreux textes (articles de dictionnaires et de presse, sites1) vantant les mérites du correcteur s’appuient sur une phrase de Victor Hugo (1802-1885), dans laquelle il nous aurait qualifiés de « modestes savants habiles à lustrer la plume du génie » — modeste ne pouvant être appliqué ici au grand homme, ajoute-t-on parfois en commentaire.
Or, aucun de ces textes ne donne la source de cette citation.
La mention la plus ancienne, je la trouve en 1911, dans la Circulaire des protes no 181, avec un pluriel : les plumes du génie (voir mon article).
Louis-Emmanuel Brossard la reprend en 1924 (dans Le Correcteur typographe, p. 451) :
[…] V. Hugo ne dédaignait pas de rendre un juste hommage à ces « modestes savants », si habiles à « lustrer les plumes du génie »…
Joséphin Soulary.
Noter qu’ici la citation est en deux parties et que c’est Brossard qui ajoute « si habiles à ».
La plume / les plumes, habiles / si habiles, phrase ou éléments de phrase : étranges fluctuations.
À la suite d’un appel que j’avais lancé sur Twitter, notre confrère Chambaron m’en a indiqué une source plus ancienne, dans l’œuvre d’un autre poète, lyonnais et contemporain de Hugo, Joséphin Soulary (1815-1891). On retrouve en effet l’expression lustrer les plumes du génie dans un de ses Sonnets humouristiques [sic] (nouv. éd. augm., 1859), recueil célébré par Théophile Gautier2.
À M. PIERRE-MARIE BOURGINE Le plus patient & le plus intelligent des Protes.
Quand, du couteau d’ivoire, ô délicat lecteur ! Tu déchires la page, encor vierge, d’un livre3, Couché sur ta dormeuse, ainsi qu’un séducteur4 Déflorant quelque amour que le hasard lui livre,
Sais-tu que la beauté dont ton regard s’enivre Coûta neuf mois d’angoisse au pauvre correcteur5 ? Faust seul ne ferait point qu’Homonculus pût vivre, Si Wagner ne veillait au creuset protecteur6.
Salut, guetteur obscur de la phrase infinie, Gardien du caractère, à la ligne enchainé, Qui fais pour notre gloire un travail de damné !
Ah ! sans doute, jadis, pur esprit d’harmonie, Ton orgueil fut bien grand, que Dieu t’ait condamné À lustrer ici-bas les plumes du Génie !
J’ai trouvé, avec la plus grande jouissance, dans cette nouvelle édition, des morceaux qui m’étaient inconnus, entre autres le sonnet adressé à un correcteur d’épreuves, que je juge une merveille.
Il poursuit cependant :
Mais, à ce sujet, permettez-moi (puisque vous voulez être l’ami d’un pédant, le malheur viendra de vous) de vous présenter quelques observations. Vous donnez le pressentiment et le goût de la perfection ; vous êtes un de ces hommes très privilégiés, faits pour sentir l’art dans son extrême recherche ; donc, vous n’avez pas le droit de troubler notre plaisir par des heurts et des cahots. — Or, à la fin de ce sonnet, il y a cette phrase (que je traduis en prose) : Il faut que, dans un autre monde, tu aies commis un bien grand péché d’orgueil, pour que Dieu te condamne ici à, etc… Le pour est esquivé dans la traduction poétique. Il est possible que ce ne soit pas une faute de français, rigoureusement parlant, mais c’est d’un français que M. Soulary, qui ne peut pas être gêné par la mesure, ne doit pas se permettre.
On sait Baudelaire impitoyable, aussi bien pour l’édition de ses propres recueils7 que pour la rédaction de ceux des autres8.
Dans sa réponse9, le lendemain, Soulary reconnaît les fautes signalées par Baudelaire et précise en outre :
Quelques-unes aussi ont été commises par le correcteur, sans doute par reconnaissance pour la poésie qui lui est dédiée.
Allusion évidente, et ironique, au sonnet ci-dessus. Il aurait donc été mal payé de son hommage.
Je ne peux affirmer que Joséphin Soulary soit le seul à avoir employé l’expression lustrer les plumes du génie à notre endroit, mais son attribution à Hugo est douteuse. Je n’ai pas non plus trouvé modestes savants dans les textes du maître10.
C’est d’autant plus étrange que la correspondance de Hugo11 contient plusieurs mentions aux correcteurs, notamment cette fameuse phrase : « Les correcteurs ont deux maladies, les majuscules et les virgules, deux détails qui défigurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux. » C’est en 1859 (lettre à Paul Meurice, 29 juillet, t. II, p. 298), l’année même du recueil de Joséphin Soulary.
Hugo eut cependant de la considération pour certains correcteurs, en particulier pour Noël Parfait, qui corrigea les épreuves du poète durant son exil à Guernesey. Ils eurent une abondante correspondance. J’y reviendrai.
Article mis à jour le 27 juillet 2024.
Voir notamment Léon Boussard (PDF) dans La Revue des Deux Mondes en 1978 (avec une variante : « ces modestes savants qui lustrent les plumes du génie »), Édouard Launet dans Libération en 2010 (« modestes savants habiles à lustrer la plume du génie ») ou Jean-Pierre Colignon, sur son blog, en 2023. Associé à Pierre-Valentin Berthier en 1991, Colignon le cite encore différemment : « […] Hugo disait qu’ils “lustrent la plume de cygne du génie” » (Ce français qu’on malmène, Belin). ↩︎
« Entre tous ceux qui aujourd’hui sonnent le sonnet, pour parler comme les Ronsardisants, le plus fin joaillier, le plus habile ciseleur de ce bijou rythmique, est Joséphin Soulary, l’auteur des Sonnets humouristiques, imprimés avec un soin à ravir les bibliophiles, par Perrin, de Lyon » (Théophile Gautier, Rapport sur les progrès de la poésie, 1868). ↩︎
Les livres non coupés ont disparu dans les années 1960. Voir l’article que leur a consacré le blog BiblioMab. ↩︎
Le poème original était composé avec des s longs. Je les ai remplacés pour faciliter la lecture. ↩︎
Neuf mois, c’est beaucoup pour la correction d’un texte littéraire, mais c’est la durée de la gestation humaine. ↩︎
Dans le second Faust de Goethe (1832), Wagner, l’assistant de Faust, fabrique un homoncule (Wikipédia). ↩︎
Par contre, Balzac a bien écrit, dans Illusions perdues (Vve A. Houssiaux, 1874, p. 426) : « […] à Paris il se rencontre des savants parmi les correcteurs : Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment correcteurs chez Lachevardière !… » ↩︎
Nota, au passage : « Aucun doute n’est possible. Il faut dire : les œuvres de Hugo » (et aussi « de Henri »), écrit le linguiste Albert Dauzat dans Le Monde en 1952. Répondant à la même question plus récemment (2016), l’Académie constate un usage flottant, sans trancher, de même qu’Antidote. ↩︎
Voici un texte qui mettra du baume au cœur de mes confrères et consœurs victimes, sur les réseaux sociaux, d’une concurrence déloyale… et incompétente.
« En dépit des apparences et contrairement à une opinion trop répandue, la préparation de la copie est un travail minutieux, particulièrement difficile. En effet, la typographie est singulièrement plus riche de possibilités que la dactylographie, et le préparateur doit prévoir et préciser les solutions à retenir. Il lui faut donc joindre des connaissances techniques à la culture et au sens de la langue que suppose la correction.
« Et pourtant, quelque important qu’il soit, ce bagage ne suffit pas. À la lecture, l’intelligence opérant sans qu’on s’en aperçoive la plupart des rectifications utiles, l’état réel du texte échappe ordinairement aux yeux. Pour corriger professionnellement, c’est la démarche même de l’esprit qui doit être inversée : on ne prend conscience du véritable aspect du texte qu’en pratiquant des disciplines contraires aux habitudes créées par l’étude et la culture ainsi qu’aux réflexes acquis dès l’enfance. La recherche volontaire et systématique des fautes exige un mode de lecture spécial, d’acquisition difficile — impossible même à certaines intelligences — et qui consiste essentiellement en une épellation analytique mentale, attentive à percevoir tous les signes, assez rapide cependant pour ne pas nuire à la compréhension du texte.
« Il s’agit donc d’un authentique métier qui ne s’acquiert que par un long apprentissage. À défaut des professionnels qualifiés qu’on recrute malaisément, on se contente trop souvent de recourir à ceux qui, de bonne foi, se croient capables de corriger parce qu’ils “aiment lire” et se pensent “soigneux et attentifs” ou parce qu’ils ont pratiqué la correction scolaire qui est tout autre chose. Qu’on trouve des fautes ne prouve point qu’on sache voir les fautes ; et, paradoxalement, celles qui subsistent emportent seules le jugement.
« Nous souhaitons que se recrutent et se forment patiemment ces spécialistes dont la collaboration pèse plus qu’on ne voudrait l’admettre sur le destin du livre. »
Charles Gouriou, « Avant-propos » de son Mémento typographique, Hachette, 1973. Rééd. Cercle de la librairie, 1990, 2010.