Le correcteur, “ennemi du journaliste”, pour Delphine de Girardin

Delphine de Girardin caricaturée par "Le Charivari" en 1848.
Del­phine de Girar­din cari­ca­tu­rée par Le Cha­ri­va­ri en 1848.

Au xixe siècle, si l’on vou­lait écrire et sur­tout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Cour­rier de Paris » dans le quo­ti­dien de son mari, « Mme Émile de Girar­din », pré­nom­mée Del­phine, avait choi­si le pseu­do­nyme du vicomte Charles de Lau­nay. Tant qu’à faire !

Mais fal­lait-il que mon­sieur le vicomte soit si dur avec le pauvre cor­rec­teur ? Après Bar­bey d’Aurevilly qui vou­lait l’abattre comme un chien (voir mon pré­cé­dent article), le voi­là dési­gné comme « enne­mi du jour­na­liste ». Lisez plutôt :

« Chaque ani­mal a son enne­mi natu­rel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le pour­suit, qui le tue et qui le mange ; et man­ger son enne­mi, c’est réel­le­ment vivre à ses dépens. La mouche a pour enne­mie l’araignée ; la colombe a pour enne­mi le vau­tour ; la bre­bis, le loup ; la sou­ris, le chat, et le chat, le mar­chand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour enne­mi l’homme, l’homme a pour enne­mi le démon, le peuple a pour enne­mi le phi­lan­thrope, le gou­ver­ne­ment a le publi­ciste, le poëte a le jour­na­liste, et le jour­na­liste a le correcteur. 

« Or, de tous les enne­mis, le cor­rec­teur est le plus dan­ge­reux, car il n’y a aucun recours contre sa négli­gence ; la veille on ne peut pré­voir ses coups, le len­de­main on ne peut gué­rir ses bles­sures. L’errata est per­mis à l’auteur, l’auteur a un droit de car­ton1 qui le console et le jus­ti­fie ; le feuille­to­niste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lec­teur est son unique ressource. 

« Mais encore il est des fautes inex­pli­cables que le lec­teur le plus intel­li­gent ne peut devi­ner ; ain­si l’erreur sui­vante s’étalant dans les graves colonnes du Moni­teur : “Le ministre des affaires étran­gères a obte­nu vingt mille francs pour le cho­co­lat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de cho­co­lat pour un seul minis­tère ; il y avait de quoi sou­le­ver le pays, ame­ner une révo­lu­tion ; au lieu de cela, il fal­lait lire : “vingt mille francs pour le consu­lat de Manille !” »

L’erreur paraît certes gros­sière, mais on ignore quel gri­bouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infor­tu­né confrère.

La Presse, 27 juillet 1837.


  1. Feuillet impri­mé après coup des­ti­né à rem­pla­cer, dans un volume, un pas­sage à modi­fier ou à cor­ri­ger (TLF). ↩︎