Étienne, dans “L’Épaisseur d’un cheveu”, de Claire Berest

J’avais repé­ré, par­mi les nou­veau­tés de la ren­trée lit­té­raire, le roman de Claire Berest, L’Épaisseur d’un che­veu (Albin Michel). D’un des deux pro­ta­go­nistes, Ouest-France écri­vait : « Étienne […], cor­rec­teur dans l’édition, obses­sion­nel, épris de Ver­laine, dis­si­mule ses pen­chants para­noïaques sous une rigueur socia­le­ment accep­table1. » Il est en fait « le seul et véri­table per­son­nage du livre », pré­ci­sait L’Éclaireur Fnac2.

Une consœur a lu ce roman et m’a gen­ti­ment trans­mis les pages où est évo­qué le métier (mer­ci Catherine !).

C’est après une pre­mière expé­rience en fac de lettres, alors qu’un ami lui a confié son manus­crit, cor­ri­gé « comme dans un corps-à-corps avec un ani­mal furieux et non domes­ti­qué », qu’Étienne a choi­si ce métier. 

Employé aux édi­tions de l’Instant fou, il se voit en « Homme réduit à un seul labeur : il en avait tant cor­ri­gé de manus­crits. Textes cochon­nés, truf­fés d’écueils, de pla­ti­tudes, par­se­més d’erreurs et de mal­adresses, il avait tant redres­sé, net­toyé, déman­te­lé, purifié. » 

Frus­tré de n’être que cor­rec­teur, et non édi­teur, il a per­du ses illu­sions de jeu­nesse d’intervenir dans le « des­tin de la lit­té­ra­ture fran­çaise » et regrette l’« imper­son­na­li­té pro­gres­sive impo­sée à sa fonc­tion » « Les cor­rec­teurs […] ne sont jamais nom­més dans les livres aux­quels ils ont contri­bué », de même que le sculp­teur fran­çais Daniel Druet qui ten­ta, dans un pro­cès, de se faire recon­naître cocréa­teur de cer­taines œuvres de l’artiste ita­lien Mau­ri­zio Cat­te­lan, pro­cès évo­qué dans le roman3.

La rigueur obses­sion­nelle d’É­tienne ne l’at­teint pas que dans le tra­vail : « […] il pre­nait du temps sur ses loi­sirs pour signa­ler les erreurs sys­té­ma­tiques qu’il rele­vait dans les revues ou à la radio, il fal­lait bien que quelqu’un s’en charge » (on pense à Fan­ti­no, le cor­rec­teur mis en scène par Mar­co Lodo­li, voir l’ex­trait que j’ai publié). Sa com­pagne lui reproche aus­si de clas­ser leur biblio­thèque par ordre alpha­bé­tique des titres d’ouvrages.

Mal­gré sa « sus­cep­ti­bi­li­té légen­daire », les édi­teurs recon­naissent qu’il abat « un tra­vail colos­sal » : « Il cor­ri­geait entre qua­rante et soixante manus­crits par an, sans comp­ter quelques dizaines de textes de pré­sen­ta­tion ou com­mu­ni­qués de presse […] ». Le rythme de tra­vail est évo­qué aus­si à un autre endroit : « […] il avait ce matin cor­ri­gé près de trente-cinq pages du manus­crit en cours, ce qui était un bon ren­de­ment car il était à la peine […] ».

Comme le Pro­fes­sore ima­gi­né par George Stei­ner (voir ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »), Étienne est d’une effi­ca­ci­té redoutable : 

« Il ne lou­pait aucune coquille ni aucune faute d’orthographe. Il tra­quait en limier les répé­ti­tions, les inco­hé­rences, redon­dances, et toute rup­ture de rythme ou de registre non jus­ti­fiée. Chaque contexte his­to­rique, poli­tique, géo­gra­phique, chaque anec­dote réelle uti­li­sée dans un manus­crit était pas­sée au tamis de ses talents de cher­cheur maniaque et exhaus­tif. Il allait véri­fier si la men­tion des attri­buts d’une obs­cure espèce de planc­ton dans un roman était cor­recte ; et si l’au­teur par­lait du soleil qui régnait sur Paris le 17 avril 1684, il était capable de lui signi­fier qu’il en était déso­lé mais qu’il pleu­vait ce jour-là. Il était une machine4. »

Il est pour­tant trai­té avec peu d’égards : « Aux édi­tions de l’Instant fou, il par­ta­geait un coin de table chè­re­ment convoi­té, en alter­nance avec trois autres col­lègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité […] ».

Jusqu’ici, rien de très nou­veau dans la des­crip­tion lit­té­raire du métier. 

Plus ori­gi­nale est l’évocation du sta­tut social actuel du cor­rec­teur. Étienne est, en effet, « un des der­niers sala­riés d’une mai­son dans son sec­teur d’activité ». Un sta­tut « deve­nu une arlé­sienne dans le milieu, cela ne se pra­ti­quait plus ».

« Le reste des troupes était à son compte, les impé­ra­tifs bud­gé­taires de l’é­di­tion avaient guillo­ti­né les têtes des cor­rec­teurs, tous deve­nus autoen­tre­pre­neurs. Et depuis 2016 : micro-entre­pre­neurs ! Des êtres aux micro-aspi­ra­tions, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tran­ché d’in­vi­sibles scribes de la loi Pinel5 […] Lui était fier d’être res­té sala­rié, d’a­voir résis­té. […] Depuis que les édi­tions de l’IF avaient été ache­tées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nou­veaux amé­na­ge­ments suin­taient sans arrêt des cou­loirs. Mais il appar­te­nait à l’an­cienne école, […], celle qu’on ne débou­lonne pas avec faci­li­té. Il avait son bout de bureau et son salaire men­suel, il les garderait. »

Pro­blème pour Katia Roll­man, l’éditrice : « […] tu ne cor­riges pas les textes, tu les réécris entiè­re­ment. » Pour Étienne, c’est au nom de son « éthique pro­fes­sion­nelle » qu’il réécrit ces « navets illi­sibles sans inté­rêt ». Mais :

« […] s’il avait réel­le­ment réécrit le texte [il] n’au­rait rien gar­dé […]. Il aurait pris les quatre cent trente-deux pages de cet auteur fat nar­cis­sique insi­pide et sur­co­té et il aurait jeté ça dans la cuvette […] il n’a­vait insé­ré que cent cin­quante-sept post-it indis­pen­sables, il était res­té à sa place, il s’en était tenu à la réso­lu­tion de pro­blèmes mani­festes de syn­taxe – du niveau d’un enfant qui entre en CE1 – et avait ten­té de remé­dier LÉGÈREMENT à l’in­di­gence du vocabulaire. »

Claire Berest évoque alors l’arrivée de l’intelligence arti­fi­cielle dans le métier de l’édition :

« Sou­hai­te­raient-ils un appa­reil de cor­rec­tion auto­ma­tique pour le rem­pla­cer, une connec­tique sans états d’âme ni goût de l’ex­cel­lence ? Ils pour­raient tout aus­si bien créer une machine qui scan­ne­rait les textes comme des codes-barres, l’al­go­rithme lis­se­rait le bazar pour le trans­for­mer en un insi­pide brouet de mots creux. »

Sont même men­tion­nées les craintes sus­ci­tées par le modèle de lan­gage ChatGPT. « Comme s’il fal­lait craindre qu’une machine puisse être Kaf­ka ou Céline ! Insensé ! »

Le che­mi­ne­ment inté­rieur qui condui­ra Étienne au crime n’est pas sans rap­pe­ler celui d’É­mile Virieu, le cor­rec­teur de La Cage de verre (1971) de Georges Sime­non (voir « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »).

Claire Berest, L’Épaisseur d’un che­veu, Albin Michel, 240 pages.


  1. Flo­rence Pitard, « Ren­trée lit­té­raire : moins de livres mais la qua­li­té est au ren­dez-vous, voi­ci nos coups de cœur », Ouest-France, 20 août 2023.
  2. Hugo Man­gin, « L’Épaisseur d’un che­veu de Claire Berest : du cœur aux poings, autop­sie à vif d’un fémi­ni­cide », L’É­clai­reur Fnac, 24 août 2023.
  3. Lire Emma­nuelle Jar­don­net, « La jus­tice donne rai­son à Mau­ri­zio Cat­te­lan contre Daniel Druet », Le Monde, 8 juillet 2022.
  4. Voir aus­si Franck Thil­liez rend hom­mage au métier de cor­rec­teur et Trois beaux hom­mages aux cor­rec­teurs de presse.
  5. Loi no 2014-626 du 18 juin 2014 rela­tive à l’ar­ti­sa­nat, au com­merce et aux très petites entre­prises, qui pré­voyait l’ins­tau­ra­tion, le 1er jan­vier 2016, d’un régime unique de la micro-entreprise.