Trois beaux hommages aux correcteurs de presse

Je réunis ici trois hom­mages publiés dans les jour­naux par des gens qui connaissent bien la valeur des relec­teurs pro­fes­sion­nels, puisque leurs écrits passent sous ces yeux atten­tifs. On trou­ve­ra d’autres hom­mages dans ma page Actua­li­té du métier

Alexandre Vialatte
Alexandre Via­latte. (DR.)

L’hom­mage d’Alexandre Via­latte aux cor­rec­teurs – « des hommes pâles avec de gros crayons qu’on ren­contre dans les impri­me­ries » –  est rela­ti­ve­ment connu. Dans une de ses chro­niques à La Mon­tagne, il écrit en 1962 : 

Les cor­rec­teurs. On fait une faute, ils la cor­rigent ; on la main­tient, ils la recor­rigent ; on l’exige, ils la refusent ; on se bat au télé­phone, on remue des biblio­thèques, on s’aperçoit qu’ils ont rai­son. Mieux vaut aban­don­ner tout de suite. […]

Mais Via­latte est un far­ceur, et il poursuit : 

Ils savent au point qu’ils peuvent cor­ri­ger les yeux fer­més. Il y en a un, chez Plon, m’a-t-on dit, qui est aveugle. C’est le plus rapide. Quel­que­fois même, pour par­tir plus vite, il fait les cor­rec­tions d’avance […]1.

En 1997, Pierre Georges, rédac­teur en chef du Monde, à pro­pos d’une coquille lais­sée dans une chro­nique trai­tant du bac phi­lo, dédoua­nait les cor­rec­teurs, qui « ne sau­raient cor­ri­ger que ce qui leur est sou­mis dans les temps ».

Jean-Pierre Colignon
Jean-Pierre Coli­gnon, dont la « bande » est van­tée par Pierre Georges en 1997. (DR2.)

[…] Et les cor­rec­teurs, direz-vous ? Les cor­rec­teurs n’y sont pour rien. Les cor­rec­teurs sont des amis très chers. Une esti­mable cor­po­ra­tion que la bande à Coli­gnon3 ! Une admi­rable entre­prise de sau­ve­tage en mer. Tou­jours prête à sor­tir par gros temps, à voguer sur des accords démon­tés, des accents déchaî­nés, des ponc­tua­tions fan­tai­sistes. Jamais un mot plus haut que l’autre, les cor­rec­teurs. Ils connaissent leur monde, leur Monde même. Ils savent, dans le secret de la cor­rec­tion, com­bien nous osons fau­ter, et avec quelle constance. Si les cor­rec­teurs pou­vaient par­ler !
Heu­reu­se­ment, ils ont fait, une fois pour toutes, vœu de silence, nos trap­pistes du dic­tion­naire. Pas leur genre de moquer la clien­tèle, d’accabler le pécheur, de dépri­mer l’abonné à la cor­rec­tion. Un cor­rec­teur cor­rige comme il rit, in pet­to. Il fait son office sans ameu­ter la gale­rie. Avec dis­cré­tion, soin, scru­pules, dili­gence. Ah ! Comme il faut aimer les cor­rec­teurs, et trices d’ailleurs. Comme il faut les ména­ger, les câli­ner, les cour­ti­ser, les célé­brer avant que de livrer notre copie et notre répu­ta­tion à leur science de l’au­top­sie. Par­fois, au marbre, devant les cas d’école, cela devient beau comme un Rem­brandt, la Leçon4 de cor­rec­tion5 !

Enfin, Ber­nard Pivot, à l’oc­ca­sion de la sor­tie du livre de Muriel Gil­bert Au bon­heur des fautes6, consa­cré au métier de cor­rec­teur (elle-même a choi­si d’employer le mas­cu­lin), payait un tri­but de recon­nais­sance à celles qui veillent en secret. 

C’est grâce à elle [Muriel Gil­bert] et à ses sem­blables, cor­rec­trices de presse et cor­rec­trices de mai­son d’é­di­tion, que les jour­na­listes et écri­vains paraissent avoir tous une excel­lente maî­trise du fran­çais. Ma recon­nais­sance à leur égard est immense. Que ce soit au Jour­nal du Dimanche ou chez mes édi­teurs, en par­ti­cu­lier Albin Michel, que de petites fautes ou de méchantes âne­ries elles ont su expur­ger de ma prose ! Je ne sais pas tout, je ne vois pas tout. Elles non plus. Muriel Gil­bert recon­naît modes­te­ment qu’il peut lui arri­ver de pas­ser à côté d’une bourde. […] Les cor­rec­teurs, c’est leur métier, c’est leur talent, voient ce qui nous échappe par manque d’at­ten­tion ou absence de doute, par manque aus­si de temps pour les articles de der­nière heure. S’ils n’é­taient pas tenus par une sorte de secret pro­fes­sion­nel, s’ils publiaient un pal­ma­rès nomi­na­tif des erreurs les plus gros­sières rele­vées dans les copies et les manus­crits, que de répu­ta­tions mises à mal7 !

Bernard et Cécile Pivot
Ber­nard Pivot et sa fille Cécile, jour­na­liste, écri­vaine et cor­rec­trice d’é­di­tion, au moment de la sor­tie de leur livre com­mun, Lire ! (Flam­ma­rion, 2018). (Pho­to Agnès Pivot.)

  1. « Chro­nique des dif­fi­cul­tés de la langue fran­çaise », La Mon­tagne, 20 février 1962, repu­bliée dans Via­latte, Alexandre, Via­latte à La Mon­tagne, Paris, Jul­liard, 2011, p. 133-134.
  2. Pho­to extraite du site Ouillade.eu.
  3. Jean-Pierre Coli­gnon, alors chef du ser­vice cor­rec­tion du Monde.
  4. Allu­sion au tableau La Leçon d’anatomie du doc­teur Tulp de Rembrandt.
  5. « La Leçon de cor­rec­tion », Le Monde, 18 juin 1997.
  6. Au bon­heur des fautes. Confes­sions d’une domp­teuse de mots, La Librai­rie Vui­bert, 2017. ☞  Voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.
  7. « Par amour des fautes, la chro­nique de Ber­nard Pivot », Le Jour­nal du Dimanche, 12 février 2017.