D’après Alain Rey, « […] sous l’influence de l’allemand Problematik et dans un usage didactique, la problématique (1929, dans la Revue d’Allemagne) désigne la technique qui consiste à bien poser un problème ou un ensemble cohérent de problèmes et, par métonymie, l’ensemble des problèmes relatifs à un sujet donné » (Dictionnaire historique de la langue française).
Dit autrement, « la problématique est l’art de considérer un problème. C’est l’ensemble des questions à poser pour comprendre et résoudre un problème ou une situation. C’est la façon dont on aborde un sujet » (Travaux de plume).
C’est parfois pour sous-entendre « un ensemble de problèmes » que les locuteurs semblent employer problématique, par exemple dans « la problématique de l’environnement ». Mais pas toujours (voir aussi La Vitrine linguistique).
Plus largement, on constate une tendance à choisir un mot plus long pour exprimer une notion de base.
« De grâce, […] évitons d’en faire ce détestable fourre-tout que certains croient utile d’employer à la place de problème, d’enjeu ou de question à propos de tout sujet de la vie courante nécessitant un tant soit peu de réflexion. Pour se donner des airs importants ? » (C’est aussi l’avis de l’Académie.)
Ajoutant en remarque :
« On ne peut que déplorer la tendance actuelle à remplacer abusivement un mot simple par un pseudo-synonyme plus long donc plus sérieux : problématique au lieu de problème, thématique au lieu de thème [voir Académie], technologie au lieu de technique, méthodologie au lieu de méthode, etc. Descartes aurait-il eu l’air plus pénétré en rédigeant un Discours de la méthodologie ?… »
J’y ajouterai typologie au lieu de type, dichotomie au lieu de séparation, paradigme au lieu de modèle, etc.
Je n’ai pas trouvé d’article retraçant l’origine de cette mode.
Déjà rare au sens propre (action d’épucer, « ôter les puces », comme se le font les chiens ou le font entre eux les singes), le nom épuçage l’est encore plus au sens figuré :
« L’épuçage des coquilles dans une épreuve typographique incombe au correcteur d’imprimerie et à l’auteur. — L’épuçage de ce texte a révélé maintes fautes d’orthographe et de ponctuation. — Chaque texte est lu huit fois, d’abord par son auteur, puis par le rédacteur en chef, souvent par la direction, enfin par cinq correcteurs qui ne sont pas là pour rechercher les coquilles typographiques, cet épuçage étant opéré par une autre équipe (Pierre Descargues, “Scandale chez Larousse”, dans la Tribune de Lausanne, 3 octobre 1959). » — Jean Humbert (1901-1980), Le Français en éventail, Bienne (Suisse), éd. du Panorama, 1961, p. 105-106.
« Épuçage des coquilles » est une association assez curieuse.
« Au fig., rare. Examiner avec un soin minutieux pour chercher des erreurs, des fautes. Épucer un texte. Synon. épouiller. Un autre a épucé Villon, s’est efforcé de démontrer que la grosse Margot de la ballade n’était pas une femme mais bien l’enseigne d’un cabaret (Huysmans, Là-bas, t. 1, 1891, p. 33). »
Et remarque :
«On rencontre ds la docum. épuçage, subst. masc. Action d’épucer. Au fig. Et puis supprimez des blancs et des petits points. Cela trop souligne [sic] le décousu de l’œuvre [le Roman d’un Spahi] qui reste, malgré cet épuçage de votre ami, une œuvre (A. Daudet ds Loti, Journal intime, 1878-81, p. 206). »
Victor Hugo a employé, lui, épouiller :
« Examiner (quelque chose) avec un soin méticuleux pour supprimer des erreurs. Épouiller un texte.Les correcteurs ont deux maladies, les majuscules et les virgules, deux détails qui défigurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux (Hugo, Corresp., 1859, p. 298). » — TLF.
Dernièrement, j’ai reçu de LinkedIn des offres d’emploi de « correcteur/rice - monteur en installations sanitaires » et de « chef correcteur/rice boulanger ». Étonnant, non ? Cela m’a donné l’idée de revenir à la polysémie du mot correcteur.
Dès le début de mes recherches, il y a trois ans, j’ai été confronté au manque de pertinence des résultats renvoyés par Google, dû au fait que correcteur et correctrice sont à la fois des noms et des adjectifs. Ainsi, tout ce qui corrige est correcteur (correctif est plus rare). Verres, appareils, dispositifs divers (correcteur de tonalité, correcteur gazométrique, correcteur de posture, etc.) ou actions. Lancer le mot-clé correcteur renvoie donc des résultats liés à l’optique, à la chirurgie, à l’orthodontie, à la cosmétique, à la gymnastique, etc.
Correcteur de teint liquide et… correct rice.
Il m’a fallu aussi éliminer des résultats les correcteurs d’examens (ou de copies, nouvelle polysémie, la copie étant, dans l’édition et l’imprimerie, le texte destiné à être saisi et traité en composition), ou examinateurs, « chargé[s] de corriger et de noter les devoirs relevant de [leur] spécialité » (TLF), tels les deux exemples avec lesquels j’ai commencé.
Correcteur Tipp-Ex.
Il m’a fallu éliminer encore les produits blancs permettant d’effacer les fautes de frappe (photo ci-contre) et, surtout, les correcteurs orthographiques, logiciels installés dans nos ordinateurs et nos téléphones portables, et qui nous valent bien des mésaventures.
Mais, au fil de mes recherches, j’ai découvert d’autres correcteurs plus inattendus, dans l’histoire.
Ainsi, le correcteur désignait autrefois, dans les collèges, un employé chargé de fouetter les écoliers :
« De mon temps, le correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir jouait avec honneur son terrible rôle. » — Balzac, Louis Lambert, 1832.
« La plupart de ces magistrats me rappellent toujours le collège où les correcteurs ont une cabane auprès des commodités, et n’en sortent que pour donner le fouet. » — Chamfort, Maximes et pensées, 1795.
« Toutes ses protestations furent inutiles ; le principal fut inflexible, et fit monter le correcteur. » — Jean-Baptiste-Joseph Champagnac (1796-1858).
Au bagne était aussi dit correcteur « l’homme, forçat ou geôlier administrant le fouet ; terme administratif » — Esnault, Notes compl. dict. Delesalle, 1947, cité par le TLF (voir aussi Bob : dictionnaire d’argot).
Une phrase de Remy de Gourmont (1858-1915) fait d’ailleurs le lien entre la correction littéraire et le châtiment :
« Nous n’avons jamais de textes absolument corrects, l’auteur même ayant souvent été le plus négligent des correcteurs, ayant été son propre bourreau, son propre saboteur. »
Dans l’histoire romaine, le correcteur était un « magistrat adjoint aux consulaires et aux présidents, pour concourir à l’administration des provinces » (Larousse).
Dans l’histoire religieuse, c’était un « supérieur [ou une supérieure] dans certains ordres monastiques tels que les minimes » (ibid.).
Toujours au couvent, j’ai trouvé un surprenant couple lectrice-correctrice, dans la règle de saint Augustin :
Extrait des « Regles de celle qui corrige les fautes qui se commettent en la lecture de table. », La Règle de saint Augustin, 1747.
« 1. La Correctrice des fautes qui se font parmi la lecture de table, instruira doucement la Lectrice qui seroit nouvellement employée en cet exercice, ou qui autrement auroit besoin qu’on lui montrât la façon de s’en bien acquitter. « 2. Lorsqu’en lisant parmi le repas la Lectrice aura fait quelque faute sur un mot ou syllabe, le prononçant mal, ou prennant l’un pour l’autre & ne se corrigera sur le champ dira modestement, repetés, & en cas que la Lectrice en le repetans ne le dit comme il faut, la Correctrice corrigera tout haut le mot, où se trouve la faute. « 3. Si neanmoins la Lectrice se troubloit, ou se trouvoit confuse ou affligée, se voyant souvent & tout à coup reprise pour des fautes legeres, la Correctrice en pourra laisser une partie des moindres sans correction en public, & l’en avertira après en particulier charitablement, moyennent que ceci s’approuve par la Supérieure1. »
Le bureau des correcteurs des comptes s’appelait la correction (porter un compte à la correction), de même que le bureau des correcteurs d’un journal peut être appelé la correction (employer dans ce sens le mot cassetin relève du jargon des correcteurs professionnels).
Mais toute « action de corriger, de changer en mieux, de ramener à la règle » (Robert) est une correction. On ne corrige donc pas seulement les textes, mais aussi les défauts, les vices, les abus, les mœurs, les habitudes, etc.
Les remaniements qu’apporte un auteur à son texte sont aussi des corrections.
« Rien n’est plus propre à former le goût que de démêler, dans les corrections d’un grand écrivain, le motif des arrêts qu’il a prononcés contre lui-même. » — D’Alembert, Éloges, Despréaux.
Je n’ai pas besoin de présenter les maisons de correction, ni de préciser ce que recevoir, mériter, subir une correction peut signifier.
La correction, c’est enfin, en littérature et dans les beaux-arts, la « qualité de ce qui est correct, pureté, absence de fautes ou d’écarts » :
« […] correctiongrammaticale. correctiondu style. correctiondu dessin. Les Anglais n’étaient pas encore parvenus, du temps de Waller, à écrire avec correction. (Volt.) Ce qui constitue une lettre bien écrite ne consiste pas seulement dans la correction du style. (Moncrif.) La correction consiste dans l’observation scrupuleuse des règles de la grammaire et des usages de la langue. (Beauzée.) Il y a dans le style des qualités qui tiennent à la vérité du sentiment, il y en a qui dépendent de la correction grammaticale. (Mme de Staël.) La correction semble de la pédanteterie [sic], et bientôt le style littéraire aura besoin de commentateurs. (Th. Gaut.) » — Larousse.
On devine qu’il faut rejeter à la mer beaucoup de poissons quand on part à la pêche au correcteur.
NB — Les mentions du Larousse font référence à Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1877.
Accompagner est un mot à la mode. Les services administratifs comme les cabinets-conseils ne vous aident plus dans votre vie personnelle ou professionnelle, ils vous accompagnent. Et cela tord parfois la langue. On rencontre des accompagner à + infinitif.
Image extraite d’une vidéo d’une thérapeute caennaise : « Pourquoi je peux t’accompagner à passer d’un statut de salarié à un statut d’indépendant à succès ».
Jusqu’alors, on accompagnait quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose. Et si on l’accompagnait à, cela était suivi d’un nom de lieu (à la gare, à la mairie…).
La préposition sur étant aussi devenue à la mode, désormais, on vous accompagne sur… sur le choix de votre activité, sur un statut professionnel, etc.
Accompagner quelqu’un, c’était l’escorter, lui servir de guide. On l’accompagnait jusqu’à sa voiture comme… à sa dernière demeure. Depuis une vingtaine d’années, on vous accompagne dans vos démarches.
Fréquence de accompagne dans vos dans le corpus de Gallicagram.
Le verbe s’employait aussi en soins palliatifs. Accompagner un malade, c’était « l’entourer, le soutenir moralement et physiquement à la fin de sa vie » (Robert).
Si nous avons tous tellement besoin d’être accompagnés, n’est-ce pas une preuve que le monde est bien malade ?
« Comment enrichir son vocabulaire » est une question qui revient périodiquement sur les réseaux sociaux, comme Quora, généralement avec deux adverbes : « rapidement » et « durablement ».
La réponse évidente, c’est lire. C’est en effet en côtoyant les mots qu’on les acquiert. L’avantage de la lecture par rapport au son (radio, podcasts) ou à l’image (télévision, YouTube), c’est de les voir écrits, et donc d’acquérir en même temps leur orthographe. Sans compter, bien sûr, les autres avantages de la lecture !
Mais comment peut-on accélérer cette acquisition ? Il existe pour cela un certain nombre de livres.
J’en ai sélectionné quatre (parmi ceux destinés aux adultes francophones), plus ou moins austères, classés du plus récent au plus ancien (liens vers les fiches des éditeurs).
Vocabulaire (Nathan, 2001) ou l’équivalent chez Hachette (« Bled », 2021).
Quatre livres pour enrichir rapidement son vocabulaire.
Je ne les ai pas étudiés personnellement. Chacun pourra choisir, d’après les fiches, celui qui semble lui convenir le mieux.
Pour que l’acquisition de mots nouveaux soit durable, il faut les utiliser. Les placer rapidement dans la conversation ou dans un texte après les avoir appris, puis les maintenir vivants, actifs, au fil du temps. C’est ce qu’on appelle la réactivation ou la consolidation, essentielle dans tout apprentissage.
Le sacre de Napoléon (ici, peint par J.-L. David, 1805-1807), décorum ou barnum impérial ?
Une phrase dans un récent entretien avec Thomas Jolly1 dans Le Monde a réveillé une réflexion qui traînait dans un coin de ma tête. Le metteur en scène racontait un souvenir d’enfance, à l’âge de six ans :
« Je lui explique [à sa prof de danse] que ce que nous faisons n’est pas assez beau, que l’endroit est moche. Moi, je voulais des tutus chatoyants, des dorures, un décorum fastueux, je voulais déjà monter Le Lac des cygnes, même si, à cette époque, je ne le connaissais pas ! »
Le mot décorum a, en effet, connu une évolution intéressante.
Le décorum (avec un article défini), c’est d’abord (1587) quelque chose qu’on respecte, qu’on observe, qu’on « garde » (en français du xviie s., voir Furetière) : l’ensemble des règles de bienséance.
C’est aussi, plus spécialement, à partir de 1889, l’apparat officiel, autrement appelé « étiquette, protocole ou cérémonial », tel celui qu’a mis en scène pour sa propre gloire Napoléon Ier.
Mais, entre-temps, nous dit Alain Rey2, « il a développé, probablement sous l’influence du groupe de décor, décorer, le sens de “ce qui orne, pare” (1835). Il prend alors la valeur péjorative de “luxe ostentatoire”. »
La date donnée par Alain Rey correspond au Père Goriot de Balzac, cité par le TLF : « Nous avons une cuisinière et un domestique, il faut garder le décorum, papa est baron. »
Il s’agit toujours de « ce qui convient », mais en matière de signes extérieurs d’appartenance à une classe : employer des domestiques, porter certains vêtements3 comme habiter un lieu « qui en jette ». Habitude bien française, à en croire un élève de David, Étienne-Jean Delécluze : « On retrouve partout ces habitudes de faire tout avec apparat, ce besoin de jeter de la poudre aux yeux, que l’on déguise sous le nom de bienséance, de décence, de décorum » (Journal, 1827, cité par le TLF).
Le décorum, comme l’apparat (du latin apparatus « préparatifs »), c’est un tout. On comprend aisément que le « décorum royal », notamment, regroupe un ensemble de signes, y compris une décoration fastueuse. — D’ailleurs, l’étiquette, de son côté, désigne à la fois le cérémonial, « ce qui marque quelqu’un et le classe » et… le prix des choses !
Un décor qui impressionne
Concernant le décor seulement, il faut noter que décorum a désigné son aspect fastueux (le décorum d’un hall d’entrée) avant de désigner le décor lui-même (Il y avait des plantes vertes, des tapis rouges, un buffet somptueux, tout un décorum).
Pour Larousse, dont je tire les deux exemples précités, c’est un « emploi courant mais impropre ». Le dictionnaire recommande de « n’utiliser le mot qu’au sens de “bienséance, étiquette” ». Antidote se cantonne encore à ce dernier sens.
Dans sa dernière édition, l’Académie, elle, admet une extension de sens, qu’elle ne discute pas : « A souvent le sens d’Apparat.S’entourer d’un grand décorum.Il a le goût du décorum. »
À la différence du petit, le Grand Robert enregistre, lui, le sens péjoratif de « décor très soigné, pompeux », avec une citation du Hussard sur le toit, de Giono (1951) : « Ils contournaient une succession de petites collines toutes plus gentilles les unes que les autres. Chaque détour les emmenait dans des perspectives où il n’était question que de pins espacés autour de bosquets rutilants en un décorum que le premier venu aurait trouvé royal. »
Passons sur le pléonasme « décorum faste » de Thomas Jolly, forme d’insistance assez courante à l’oral. Par contre, on ne peut trop définir si son décorum résume « des tutus chatoyants, des dorures » (le clinquant) ou leur ajoute un décor grandiose.
En effet, dans la presse et la communication d’aujourd’hui, quand le décor impressionne, il devient aisément décorum. Le mot est en vogue – tout pour barnum, d’ailleurs, au sens de « tapage ». Cela tient à la tendance à employer des « grands mots ». Et quoi de mieux qu’un mot sonnant latin ?
Évolution des graphies decorum et décorum dans Ngram Viewer. Si la seconde prend son essor vers 1820, sa progression est très nette depuis la fin des années 1970.
Voir le titre de cette exposition parisienne de 2014 : « Decorum - Tapis et tapisseries d’artistes ». Aussi belles soient-elles, ces œuvres ne constituent pas proprement un décorum – et le texte de présentation ne fournit pas de justification de ce terme.
Voir aussi cet exemple tiré de Libération, parmi d’autres répertoriés dans le DVLF, dictionnaire participatif : « Ce décorum reproduit l’ambiance sonore d’une salle de cinéma THX, quand les tricératops de Jurassic Park déboulent dans le dos du spectateur. »
Le décorum ne devrait pas (n’aurait pas dû) perdre son sens d’origine pour prendre celui, plus commun, de « décor », encore moins celui de « décoration », contre lequel nous prévient, bien solitairement, le dictionnaire Cordial : « Ne pas employer ce mot au sens de “décoration”. […] Ne dites pas “ce vase a été placé là pour le décorum”. »
Le ver était dans le fruit chez Littré, avec sa définition étrangement succincte et ambiguë, calquée sur l’étymologie latine : « Ce qui convient et décore. » Et, à en croire une remarque dans le supplément de son dictionnaire, cette dérivation germait depuis plus longtemps encore :
« REM. Le Poussin a employé ce mot dans le sens de décoration. “Puis viennent l’ornement, le décorum, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout,” Lett. du Poussin, 7 mars 1665, dans J. Dumesnil, Hist. des amat. ital. p. 542. »
Exemple ancien, rare, trouvé dans une lettre du maître, qui n’explique pas à lui seul l’acception actuelle que grignote aujourd’hui le mot décorum. Les locuteurs et les scripteurs ont le droit d’être en avance sur les dictionnaires, mais ils prennent le risque d’être mal compris, et les en avertir est une des missions du correcteur.
« Le logiciel Word affiche : “espaces non compris”. Espace est un mot féminin, c’est le comble pour un correcteur orthographique. » C’est, en substance, ce que je lis dans les publications en ligne de nombre de confrères.
Fenêtre des statistiques d’un document Word, qui en affiche les « caractères (espaces compris) ».
Certes, espace est bien, traditionnellement, un substantif féminin en typographie, mais Word est un logiciel tous publics, pas un outil réservé aux spécialistes. Je comprends que Microsoft ait choisi le genre le plus courant.
En typographie, le mot espace est généralement féminin, particulièrement quand il désigne la lamelle qu’on intercalait entre les caractères de plomb, de façon que les mots à imprimer soient séparés les uns des autres. Il y avait plusieurs variétés d’espaces, selon leur chasse (largeur) : espace fine, espace forte, espace moyenne, etc. De plus, par métonymie, les typographes emploient souvent espace au féminin pour désigner le blanc obtenu entre les mots imprimés sur le papier, même si les techniques modernes d’impression ne font plus appel aux lamelles, mais à des caractères numériques, pour lesquels on a repris certaines anciennes appellations, comme espace fine. Cela dit, dans le langage courant, il n’est pas incorrect de donner le genre masculin à espace dans le sens général d’« intervalle entre deux mots », puisqu’un des sens génériques du mot masculin un espace est celui d’« intervalle entre deux objets ».
De même, on trouve dans Le Grand Robert , à l’entrée espace n. m., cette phrase : « L’espace entre deux mots est produit par une espace. »
Dans le dictionnaire de l’Académie : « En écrivant, il faut ménager entre les mots un espace suffisant. »
Sa 8e édition (1935) précisait encore : « En termes de Typographie, il désigne des Petites pièces de fonte, plus basses que la lettre, qui ne marquent point sur le papier, et qui servent à séparer les mots l’un de l’autre. Dans ce sens il est féminin. »
Enfin, dans le TLFI, on peut lire cette citation : « Les caractères [des Contes de Perrault] sont ceux du xviie siècle […] il y a de l’espace et un espace égal entre les mots, l’air y circule à travers avec une sorte d’aisance » (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 1, 1863-69, p. 297).
À l’ère de la publication entièrement informatisée, l’attachement au genre féminin pour espace est un choix discutable. L’usage tranchera.
PS – Dans un document de 1965, diffusé dans un tweet par le syndicat Correcteurs CGT, je lis : « Le même espace tu mettras / Entre les mots exactement. » Tiens, donc ! D’après une coupure de presse publiée par le blog BiblioMag, ce texte remonterait au milieu du xixe siècle, toujours avec « le même espace ». Voilà qui confirme les sources précédentes : même en typographie, le mot espace n’est féminin que lorsqu’il désigne le caractère. L’espace (le blanc) entre les mots reste masculin.
Surpris de rencontrer le verbe opter employé sans complément (introduit par pour ou entre) dans un texte juridique :
Si l’entrepreneur souhaite passer au régime réel, il doit opter dans le délai du dépôt de sa déclaration […]
En optant, l’entrepreneur pourra se verser un salaire […]
j’ai trouvé qu’en droit il a le sens de « choisir entre plusieurs situations juridiques prévues à un contrat » (Grand dictionnaire terminologique).
Dans d’autres contextes, cet emploi est rare mais attesté :
Il a été ordonné qu’il opterait dans les six mois. Voulez-vous être pour nous ou contre nous ? optez, il faut opter, il faut nécessairement opter (Dictionnaire de l’Académie française, 7e éd., 1878).
Il était toujours prêt à tout […], aussi indifférent à ceci qu’à cela, sans que jamais sa volonté se donnât la peine ou eût la force d’opter, de désirer, de vouloir (Goncourt, Sœur Philom., 1861, p. 274 — Trésor de la langue française).
Le repos et la liberté me paraissent incompatibles : il faut opter (Rousseau, Gouv. de Pologne, 1 — Littré).
Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : […] Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple (La Bruyère).
[…] il faut opter, mon petit cavalier. Voyez donc si, vous en tenant à l’Église, vous voulez posséder de grands biens et ne rien faire ; ou, avec une petite légitime, vous faire casser bras et jambes, pour […] parvenir sur la fin de vos jours, à la dignité de maréchal de camp avec un œil de verre, et une jambe de bois ? (Antoine Hamilton, Mémoires du comte de Gramont, III) — Deux exemples tirés du Grand Robert.
En histoire, cela prend même un sens précis : décider de quitter les territoires annexés par l’Allemagne à l’issue de la guerre franco-allemande de 1870 afin de conserver la nationalité française.
Mais oui, quatre ans après la guerre, chez ma grand’mère, où ma mère était venue accoucher, tandis que mon père, qui avait opté, restait en France… (Paul Acker, Les Exilés, Plon, 1911) — Wiktionnaire.
Entré dans la langue française par (via ?) la correspondance d’Hugo, poussé par l’influence de l’anglais, il est partout1 :
Aussi moderne qu’économe, Sophie fait toutes ses emplettes via Internet.
Ce film invite à l’évasion via l’univers musical de Gershwin.
Je vous ferai passer le dossier, via M. Durand.
S’il reste familier pour le TLFI (clos en 1994) ou le Larousse (l’Académie l’ignore tout à fait), le Robert et la Banque de dépannage linguistique (BDL) l’accueillent sans restriction (et même en romain, à la différence de l’Imprimerie nationale et de Lacroux). La BDL déclare : « Via s’emploie aussi au figuré, et ce, depuis le début du siècle dernier. La préposition sert alors à introduire une chose perçue comme un lieu ; Internet n’est qu’un exemple de cette forme d’analogie. […] « Certains dictionnaires apposent la marque “familier” à via au sens de “par l’intermédiaire de”. Or, de l’usage se dégage une perception tout à fait contraire, selon laquelle via s’apparenterait davantage au langage standard qu’à la langue familière. »
Certes, on le trouve déjà chez Paul Morand : « Ces récits mythiques de petites Londoniennes, vendues, violées ou crucifiées, qui venaient jusqu’à nous sous le manteau, du fond du dix-huitième siècle, en passant par Jean Lorrain et par Toulet, via les Goncourt » (Londres, 1933).
Mais sa dissémination pose deux problèmes :
Parfois, le lien entre les deux éléments qu’il unit n’est pas clair.
Comme tout mot à la mode, il en fait disparaître provisoirement beaucoup d’autres. En l’occurrence, par, sur, à travers, au travers de, par l’intermédiaire de, par l’entremise de, au moyen de, en faisant usage de, par le biais de, en utilisant, en employant, etc.
Il existe deux types de dictionnaires recensant les mots d’une langue dans toute leur étendue : les dictionnaires de synonymes et les thésaurus. Les premiers sont classés par mots, les seconds par thèmes – Le Thésaurus. Dictionnaire des analogies, de Larousse, est excellent.
La plupart des dictionnaires de synonymes actuels, aussi bons soient-ils, se « contentent », à chaque entrée, de proposer d’autres mots, sans explication des nuances entre eux. Or :
« Les dictionnaires de synonymes qui donnent des listes de mots ne sont pas inutiles […], ils permettent à la personne qui écrit de choisir celui qui lui semble le meilleur dans une liste qu’elle n’a pas forcément en tête, mais en réalité ils ne rendent service qu’à ceux qui connaissent déjà bien le sens des mots », écrit très justement Jean Pruvost, dans Le Dico des dictionnaires, p. 436.
Trouver le mot juste nécessite donc un dictionnaire de synonymie distinctive.
Les dictionnaires de synonymie distinctive voient le jour en France en 1718 sous la plume de [l’abbé Gabriel] Girard. Cette catégorie de dictionnaire de synonymes est particulière puisqu’elle se base sur le fait que la synonymie parfaite n’existe pas, et qu’il est du devoir du synonymiste d’avertir le lecteur sur les fautes à ne pas commettre lorsque l’on prend deux mots pour synonymes. En effet, d’après les synonymistes, l’emploi inadéquat d’un terme amène à un manque de clarté et de justesse dans la langue. C’est pourquoi Girard intitulera le premier recueil de synonymes français La Justesse de la langue française. Après cet ouvrage, au moins 24 dictionnaires du même genre verront le jour en France jusqu’en 1981 dont 21 aux xviiie et xixe siècles. Cette longue tradition lexicographique a laissé place à la synonymie cumulative, synonymie ne prenant pas en compte la différence de sens existante entre les termes dits synonymes.
Source (PDF) : Alice Ferrara-Léturgie, Étude contrastive de la lexicographie synonymique distinctive en France et en Europe aux xviiie et xixe siècles, Euralax, 2012, p. 502.
Le dernier dictionnaire de synonymie distinctive du xixe siècle, le Dictionnaire des synonymes de la langue française, de Benjamin Lafaye (1858), est disponible sur Gallica (édition de 1884).
L’ouvrage de 1981 auquel il est fait allusion ci-dessus, le Dictionnaire Marabout des synonymes, de Georges Younes, que Jean Pruvost juge « de grande qualité1 », est bien sûr épuisé, mais on le trouve facilement d’occasion. « […] tantôt [il] présente des synonymes clairement distingués, tantôt [il] offre une simple liste de synonymes, mais avec d’excellents renvois », précise Pruvost.
Trois des couvertures sous lesquelles a été édité le dictionnaire de Georges Younes
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Dans le Dictionnaire de synonymes, nuances et contraires, aux éditions Le Robert, « 500 encadrés mettent en regard près de 1 400 mots qui font souvent l’objet d’amalgame ou de confusion », tel celui-ci :
Mais ces encadrés restent parsemés dans les pages.
Dans les dix mille pages du célèbre Dictionnaire de la langue française (1873-1874) de Littré, on trouve de fréquentes notices où le lexicographe situe le mot par rapport à des cousins aux significations proches. À l’entrée suffisant, par exemple, on trouve la distinction entre suffisant, présomptueux et vain :
En 1994, Duchesne et Leguay, passionnés par Littré, ont réuni environ deux cents de son millier de notices2 et les ont enrichies. La première édition de leur livre s’appelait La Nuance. Dictionnaire des subtilités du français (Larousse, 351 p.).
La dernière, qui s’intitule Surpris ou étonné ? Nuances et subtilités des mots de la langue française, date de 2005, mais elle est aussi épuisée. On peut la trouver d’occasion.
Dernière solution, et non des moindres : le logiciel Antidote – qui annonce « 1 000 000 de synonymes, hyponymes et hyperonymes ». Exemple ci-dessous : les synonymes du verbe nuancer. Quand on clique sur l’un des synonymes, sa définition apparaît dans la colonne de droite. En passant d’une définition à l’autre, on peut se faire une idée précise des différents synonymes et trouver celui qui convient.
Capture d’écran du dictionnaire des synonymes du logiciel Antidote
Enfin, pour une première approche, on peut se tourner vers Trouvez le mot juste d’André Rougerie (Hatier, 1976, réédité plusieurs fois). Cette brochure de travaux pratiques propose de s’exercer à distinguer les synonymes selon leur sens, leur caractère péjoratif, leur degré et leur niveau de langue.