Les erreurs de typographie dues au correcteur, 1886

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D’a­vril à novembre 1886, le Bul­le­tin de l’im­pri­me­rie & de la librai­rie a publié en feuille­ton un long article inti­tu­lé « Des erreurs en typo­gra­phie », et pré­sen­té comme suit : « M. J.-B. Prod­homme, cor­rec­teur à l’Imprimerie Natio­nale1, a écrit sur ce sujet une dis­ser­ta­tion com­plète que nous résu­mons ici. Sauf quelques rares appré­cia­tions dont les années ont dimi­nué l’exac­ti­tude, les plaintes et les desi­de­ra­ta qu’il for­mu­lait sont mal­heu­reu­se­ment d’au­tant plus justes que le mal qu’il signa­lait, il y a une ving­taine d’an­nées, est plus grave encore aujourd’­hui. » Prod­homme exa­mine suc­ces­si­ve­ment les « fautes » incom­bant à l’au­teur, à l’é­di­teur, au maître impri­meur, à la copie, au com­po­si­teur ou paque­tier, au met­teur en pages, au prote, à l’é­preuve, à l’ap­pren­ti, à la presse (au sens pre­mier, la machine à impri­mer) et, bien sûr, au cor­rec­teur. Je repro­duis cette der­nière sec­tion, en y ajou­tant des intertitres.

Les qualités d’un bon correcteur

J’ai déjà fait connaître suc­cinc­te­ment les qua­li­tés prin­ci­pales que doit pos­sé­der un cor­rec­teur digne de ce nom.

S’il n’est pas néces­saire qu’il soit un ency­clo­pé­diste, ce qui serait impos­sible, ni un savant de pre­mier ordre, comme l’ont été plu­sieurs des cor­rec­teurs de l’origine de l’imprimerie, qui avaient sou­vent à res­ti­tuer des textes fort alté­rés par les copistes, les talents variés qu’il doit pos­sé­der sont encore assez rares pour que l’on s’é­tonne de voir le peu de consi­dé­ra­tion dont les cor­rec­teurs jouissent auprès des maîtres imprimeurs.

Peu sou­cieux de la cor­rec­tion des textes des ouvrages qu’ils publient, les impri­meurs de nos jours tiennent à avoir des cor­rec­teurs au rabais, faut-il s’é­ton­ner que les livres four­millent de fautes2 ?

Conditions de travail

La posi­tion des cor­rec­teurs est si peu avan­ta­geuse, que la plu­part ne regardent leur pro­fes­sion que comme un pis-aller qu’ils quit­te­ront à la pre­mière occa­sion favo­rable. En effet, ils n’ont aucune chance d’a­van­ce­ment, ils sont tou­jours expo­sés à voir dimi­nuer leurs appoin­te­ments ; jamais ils ne reçoivent le moindre témoi­gnage de satis­fac­tion, et c’est presque un bon­heur pour eux de pas­ser un jour sans rece­voir des reproches ; ils sont les boucs émis­saires de la mai­son, et il ne fau­drait pas qu’ils cher­chassent à se jus­ti­fier, quelque juste et modé­rée que fût leur défense.

Il ne faut donc pas s’é­ton­ner si l’on trouve beau­coup de cor­rec­teurs en pre­mières qui sont trop inha­biles, soit qu’ils n’aient pas de connais­sances lit­té­raires ou scien­ti­fiques assez éten­dues, soit qu’ils ne connaissent pas suf­fi­sam­ment les règles de la typo­gra­phie. Sous ce der­nier rap­port, les met­teurs en pages ins­truits seraient de bons cor­rec­teurs, mais la plu­part per­draient au change, sous le rap­port pécu­niaire, aus­si se montrent-ils peu dis­po­sés à accepter.

Mais ce n’est là qu’un faible échan­tillon des désa­gré­ments qu’un cor­rec­teur subit. 

II est toute la jour­née dans un réduit si étroit et sou­vent si obs­cur, qu’on ne le croi­rait pas des­ti­né à ser­vir d’ha­bi­ta­tion à une créa­ture humaine.

Corriger sans documentation

Le cor­rec­teur aurait besoin d’a­voir à sa dis­po­si­tion une petite biblio­thèque d’ou­vrages scien­ti­fiques et lit­té­raires, et à peine se décide-t-on à lui accor­der un dic­tion­naire de la langue ; s’il en veut d’autres, il est obli­gé de se les pro­cu­rer à ses frais.

Il exis­tait, dans l’ancienne typo­gra­phie, un usage que l’on a bien fait d’a­bo­lir sous cer­tains rap­ports, mais que l’on aurait dû conser­ver sous d’autres. C’étaient les copies de cha­pelle, c’est-à-dire des exem­plaires de chaque ouvrage impri­mé dans la mai­son. Plu­sieurs ouvriers y avaient droit, et le pro­duit que l’on reti­rait de la vente de ces ouvrages était consa­cré à un ban­quet. La vente des ouvrages et le ban­quet ont été abo­lis avec rai­son. Mais ce que l’on aurait bien dû conser­ver, c’est le droit du cor­rec­teur à un exem­plaire de chaque feuille de l’ouvrage, non pas seule­ment pour faire la table3, mais encore pour aug­men­ter sa biblio­thèque, afin qu’il pût avoir le moyen de déve­lop­per chaque jour ses connais­sances, ce qu’il ne peut faire la plu­part du temps, vu sa posi­tion beau­coup trop modeste.

“Au milieu d’un atelier bruyant”

Pour qu’un cor­rec­teur s’ac­quit­tât conve­na­ble­ment de ses fonc­tions, il fau­drait qu’il fût pla­cé dans un lieu iso­lé, loin du bruit, tan­dis que la plu­part du temps il est au milieu d’un ate­lier bruyant. Les cor­rec­teurs ont, en géné­ral, assez de sujets de dis­trac­tion dans les rela­tions obli­gées avec les ouvriers pour le tra­vail, et il est aus­si indigne de leur carac­tère que pré­ju­di­ciable à une bonne lec­ture de se livrer près d’eux à des conver­sa­tions fri­voles ou tout au moins intem­pes­tives.

Physiologie du correcteur 

« Une chose étrange, bizarre et inex­pli­cable, dit M. Bre­ton4, c’est que l’attention la plus sou­te­nue, les soins les plus scru­pu­leux ne puissent pas conduire à l’épuration com­plète d’une épreuve ; on pour­rait même admettre qu’une trop grande ten­sion d’es­prit n’est pas sans incon­vé­nient dans ce genre de tra­vail, en ce qu’elle jette la per­tur­ba­tion dans les centres ner­veux, pro­voque l’afflux du sang vers les régions supé­rieures, cause de l’engourdissement dans toute la péri­phé­rie du crâne, et par suite le trouble de la vue ; ces acci­dents mor­bides se ren­contrent sou­vent chez les cor­rec­teurs, sur­tout aujourd’­hui qu’ils sont astreints à pas­ser dix heures consé­cu­tives, et quel­que­fois davan­tage, dans une espèce d’échoppe que l’on décore du nom de bureau. Là, le cor­rec­teur, atteint déjà mora­le­ment par la nature de son tra­vail, souffre encore phy­si­que­ment de la pos­ture qu’il est obli­gé de tenir : la barre d’a­bord d’un pupitre trop haut, le bord angu­leux d’une table trop basse, lui meur­trissent le tho­rax, et ses heures de tra­vail sont des heures de tor­ture que chaque jour aggrave. »

Un rythme intenable

Non seule­ment on exige du cor­rec­teur de longues heures de tra­vail, mais sou­vent encore on l’oblige à four­nir un cer­tain nombre d’é­preuves par jour ; si, pour lire conscien­cieu­se­ment, il y met un peu plus de temps, il est cou­pable, il n’a pas rem­pli sa tâche.

Quand il est aux pièces5, on le met dans l’alternative, ou de lire trop vite pour gagner de quoi vivre, ou d’employer tout le soin que la cor­rec­tion exige de ses yeux et de son esprit, ce qui est nui­sible à ses inté­rêts ; et on ne lui en sait nul gré, car on dit alors qu’il n’a fait que son devoir.

Subir le teneur de copie

Mais de tous les désa­gré­ments du cor­rec­teur en pre­mières, celui qui, à lui seul, sur­passe tous les autres, c’est la néces­si­té de lire avec un apprenti.

La lec­ture sans teneur de copie est vue de mau­vais œil par les patrons, et cepen­dant elle est infi­ni­ment pré­fé­rable, sous tous les rap­ports, à celle faite avec un apprenti.

Elle est plus exacte, car il peut s’ar­rê­ter dans tous les endroits dif­fi­ciles autant de temps que c’est néces­saire ; elle est réel­le­ment aus­si rapide, car il n’est pas sans cesse obli­gé de lut­ter contre la mau­vaise volon­té, la négli­gence, l’inattention, la fatigue de son teneur de copie. On pré­tend qu’il est plus facile de lais­ser pas­ser des bour­dons quand on lit seul ; c’est plus que dou­teux, vu les causes d’er­reur que je viens d’in­di­quer, et beau­coup d’autres que j’omets.

Lire dans le désordre

Ce qui est éga­le­ment nui­sible à la bonne lec­ture, c’est l’usage qui s’est intro­duit de faire quit­ter une épreuve com­men­cée pour en prendre une autre plus pres­sée. Com­ment l’attention du cor­rec­teur ne serait-elle pas dis­traite si on le fait pas­ser aus­si brus­que­ment d’un sujet à un autre, et cela plu­sieurs fois dans la journée ?

Mais ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, c’est l’habitude que l’on a aujourd’­hui de par­ta­ger la copie en une infi­ni­té de petites cotes, comme on fait pour les jour­naux.

Ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, avons-nous dit, c’est l’habitude de divi­ser la copie en une infi­ni­té de petites cotes6 ; cha­cune d’elles n’est com­po­sée que de dix à douze lignes ; quel­que­fois la der­nière est faite avant la pre­mière, et ain­si des autres, et il faut que cha­cune d’elles soit lue dans l’ordre où elle arrive7. Conçoit-on quelque chose de plus contraire au bon sens qu’une telle lec­ture ? Si au moins, pour en atté­nuer les incon­vé­nients, il était pos­sible de relire la feuille en pages avant de l’envoyer à l’auteur, mais non, il faut tout sacri­fier à la rapi­di­té de la lecture.

Quel­que­fois, lors même que la feuille est en pages, on est si pres­sé de l’envoyer, que le cor­rec­teur est prié d’en faire une lec­ture rapide, comme si l’on pou­vait lire vite et bien. Une telle lec­ture n’a aucune valeur ; cepen­dant, si des fautes nom­breuses res­tent après une telle cor­rec­tion, c’est néces­sai­re­ment le cor­rec­teur qui est cou­pable, car il doit être res­pon­sable de tout, même de ce qu’il fait mal­gré lui.

Complexité de la tâche

La trop grande rapi­di­té de la lec­ture n’est pas la seule cause ordi­naire des nom­breuses fautes qui res­tent après une pre­mière lec­ture, cela tient aus­si à ce que l’on exige que le cor­rec­teur exa­mine trop de choses à la fois. Il doit, en lisant, aus­si rapi­de­ment que pos­sible, une feuille d’un ouvrage quel­conque, exa­mi­ner : 1o si tous les mots sont bien ortho­gra­phiés ; 2o s’ils ne contiennent pas quelques coquilles, des lettres retour­nées, des lettres d’un œil8 dif­fé­rent ; 3o s’il y a des dou­blons, des bour­dons ; 4o si le com­po­si­teur ne s’est pas écar­té de sa copie ; 5o s’il a bien eu égard à toutes les addi­tions ou cor­rec­tions de la copie ; 6o s’il a sui­vi une marche régu­lière dans l’emploi des capi­tales et de l’italique ; 7o s’il ne s’est pas écar­té des règles de la typo­gra­phie dans cer­tains cas ; 8o enfin, si la ponc­tua­tion est régu­lière. Et il faut que le cor­rec­teur fasse toutes ces obser­va­tions à la fois, car s’il remet­tait l’examen de cer­tains détails après avoir lu la feuille, elle ne serait pas prête à temps. Tout doit être sacri­fié à la rapi­di­té de l’exécution, une mau­vaise écri­ture ne doit pas prendre plus de temps qu’une écri­ture cal­li­gra­phiée : l’heure s’y oppose. Si on ajoute que, dans la même mai­son, il faut suivre tel sys­tème d’or­tho­graphe dans un ouvrage, et dans un autre, tel autre sys­tème ; que quel­que­fois un auteur ne ponc­tue pas ou ponc­tue mal ; que les com­po­si­teurs, obli­gés de mettre la ponc­tua­tion, n’ont d’autre guide que la rou­tine, et que sou­vent le cor­rec­teur se voit contraint de lais­ser sub­sis­ter une ponc­tua­tion vicieuse, parce qu’elle entraî­ne­rait de trop nom­breuses cor­rec­tions et retar­de­rait l’envoi de l’épreuve, on n’au­ra qu’une faible idée des dif­fi­cul­tés qui se rencontrent.

Pen­dant que le cor­rec­teur est bien appli­qué à son tra­vail, il est inter­rom­pu par la tur­bu­lence de son teneur de copie, par des com­po­si­teurs qui viennent le prier de leur déchif­frer un pas­sage illi­sible, ou lui deman­der des ren­sei­gne­ments sur dif­fé­rents objets.

Une orthographe encore mal fixée

Que ceux qui sont dis­po­sés à jeter la pierre au cor­rec­teur, méditent les réflexions sui­vantes de M. Bre­ton : « La cor­rec­tion n’est pas plus un tra­vail mathé­ma­tique qu’un tra­vail manuel, et, s’il repose sur quelques règles géné­rales,  comme la connais­sance des langues et l’expérience que réclame une bonne exé­cu­tion typo­gra­phique, il est le plus sou­vent sou­mis à l’arbitraire, et ne cède par consé­quent que fort peu à l’habitude. Il ne suf­fit pas, en effet, de pos­sé­der à fond la connais­sance des lettres pour s’ac­quit­ter au mieux de l’emploi de cor­rec­teur, il faut encore avoir acquis une connais­sance par­faite de la typo­gra­phie, c’est-à-dire être bon com­po­si­teur et savoir appré­cier le tra­vail des impri­meurs. Il faut qu’une longue expé­rience de l’imprimerie et de l’impression ait for­mé l’œil et le juge­ment du cor­rec­teur. Il est impos­sible de se faire une idée des mille dif­fi­cul­tés qui se dressent devant celui qui cor­rige une épreuve pour la pre­mière fois. Il est facile d’é­crire, la plume vole, la ponc­tua­tion se sème au hasard, on ortho­gra­phie selon Boiste, Noël, Napo­léon Lan­dais, l’A­ca­dé­mie même ; on n’est point arrê­té par l’emploi rai­son­né des majus­cules, des minus­cules, de l’italique, des points d’in­ter­ro­ga­tion, d’ex­cla­ma­tion, par l’accord des mots entre eux, par l’emploi des guille­mets, des paren­thèses, des traits d’u­nion ; on n’est pas contraint sur­tout et régu­liè­re­ment à l’observation des règles de tel ou tel dic­tion­naire, de celui de l’A­ca­dé­mie, par exemple, vrai laby­rinthe dans lequel viennent se perdre les répu­ta­tions les mieux éta­blies, qui écrit la Bohême avec un accent cir­con­flexe, le Bohème avec un accent grave, le Bohé­mien avec un accent aigu ; séve avec un accent aigu9, fève avec un accent grave ; des pot-au-feu, quand tous les autres écrivent des pots-au-feu, Grand-Sei­gneur avec une capi­tale et une divi­sion, sa sei­gneu­rie sans capi­tale, et mille autres mots entre les­quels l’A­ca­dé­mie éta­blit des dis­tinc­tions bizarres, absurdes, sans comp­ter les nom­breuses excep­tions créées par le caprice du maître, qui n’est pas tou­jours consé­quent avec lui-même, et qui n’en exige pas moins que le cor­rec­teur se conforme tou­jours à sa volonté.

Se conformer au choix de l’auteur

Le cor­rec­teur, au contraire, ne voit autour de lui que dif­fi­cul­tés ou écueils ; il se doit tout entier à l’ob­ser­va­tion reli­gieuse des règles dont les écri­vains s’af­fran­chissent sans scru­pule, et son esprit, ten­du dès la pre­mière page d’un ouvrage, est condam­né à ne pas en perdre de vue un seul ins­tant la marche10, le détail et l’ensemble. Tan­tôt un auteur lui impo­se­ra des prin­cipes géné­raux d’or­tho­graphe ; tan­tôt il l’enfermera dans un laby­rinthe gram­ma­ti­cal qui lui est propre ; les uns vou­dront le t au plu­riel, d’autres le pros­cri­ront11 ; ceux-ci exi­ge­ront encore l’o à l’imparfait12, ceux-là écri­ront tems sans p13, et si, dans une mai­son, trois ouvrages se ren­contrent sou­mis cha­cun à une ortho­graphe par­ti­cu­lière, le cor­rec­teur s’é­pui­se­ra en efforts de mémoire pour satis­faire aux exi­gences de cha­cun, et voyez avec quelle faci­li­té les auteurs éla­borent leurs ouvrages, avec quel lais­ser-aller ils pro­cèdent14. Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc.15, et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’as­sez nom­breuses obser­va­tions sur la langue.

Vol­taire est bien loin d’être le seul écri­vain où l’on ren­contre de ces irré­gu­la­ri­tés. En voi­ci de sem­blables dans une lettre auto­graphe de Mon­tes­quieu, dont je ne donne que le com­men­ce­ment : « Je vous ecris, mon cher confrere, auj’ourd’­huy, ven­dre­di, parce que demain matin je dois aller a la cam­pagne pour tout le jour ; jecri­vis à mon­sieur de Vesis par lex­tra­or­di­naire du mer­cre­di et lui deman­day excuse davoir lais­sé pas­ser deux cour­riers sans lui écrire, etc. »

Je ne parle pas de Mme de Sévi­gné ; tout le monde sait que son ortho­graphe lais­sait beau­coup à désirer. 

Béran­ger, dont le lan­gage est si pur, fut obli­gé de quit­ter l’imprimerie, où il était entré comme appren­ti com­po­si­teur, parce qu’il ne put se far­cir la mémoire des rêve­ries ortho­gra­phiques de la langue fran­çaise.

Il faut donc que les cor­rec­teurs apportent à l’orthographe une atten­tion d’au­tant plus minu­tieuse, que les savants ne sont pas forts sur cet article, qu’ils traitent de baga­telle. En effet, si l’auteur a le génie, la pro­prié­té du style, au cor­rec­teur appar­tient la régu­la­ri­té ortho­gra­phique. Un livre dans lequel les fautes four­millent n’est pas seule­ment un mau­vais livre, une œuvre informe, un sal­mi­gon­dis lit­té­raire, c’est un livre dan­ge­reux. En effet, quoique l’imprimerie ait beau­coup per­du de son ancienne splen­deur, il est encore une foule de gens qui ont une telle foi en toute chose impri­mée, qu’une phrase, quelle qu’elle soit, est pour eux tou­jours logique. Jean Fro­ben, ami d’Érasme, disait : « Un livre où il y a des fautes n’est pas un livre. »

Le sans-faute, objectif inatteignable

S’il est facile d’é­vi­ter l’énorme quan­ti­té des fautes qui déparent beau­coup de nos ouvrages modernes, il est à peu près impos­sible de publier un livre sans fautes. Si le cor­rec­teur s’oc­cupe trop des détails, il laisse pas­ser des fautes gros­sières ; dans le cas contraire, il laisse faci­le­ment filer la coquille, ce qui donne quel­que­fois lieu à de sin­gu­lières bévues. C’est une inat­ten­tion de ce genre qui a cau­sé l’impression de cette sin­gu­lière phrase dans un rituel : « Ici le prêtre ôte sa culotte (calotte) et baise l’autel. »

Sui­vant mon confrère Aug. Ber­nard, cor­rec­teur à l’Imprimerie impé­riale, « les fautes sont pour ain­si dire inhé­rentes à l’imprimerie ; elles naissent sou­vent même du soin que l’on prend de les évi­ter ; et, une fois l’ennemi dans la place, il est bien dif­fi­cile de l’en expul­ser. Si le cor­rec­teur court trop atten­ti­ve­ment après les coquilles, le sens géné­ral du texte lui échappe, et il laisse échap­per de grosses balour­dises ; si, au contraire, il s’at­tache trop au sens, il ne voit que ce qu’il devrait y avoir et non ce qu’il y a. »

Coquilles historiques

Il est si facile de lais­ser échap­per des fautes, même gros­sières, que Boi­leau avait dit d’a­bord dans son Art poé­tique :

Que votre âme et vos mœurs, peints dans tous vos ouvrages, 

sans que ni les com­po­si­teurs, ni les cor­rec­teurs, ni les amis de l’auteur, ni les cri­tiques qui lui étaient le plus hos­tiles, se dou­tassent du solé­cisme, et cette erreur est res­tée dans plu­sieurs édi­tions suc­ces­sives. Cepen­dant, à la fin, un ami de Boi­leau, plus clair­voyant que les autres, la signa­la au poète, qui s’empressa de sub­sti­tuer au vers fau­tif le vers sui­vant, qui est resté :

Que votre âme et vos mœurs, peintes en vos ouvrages.

Une des erreurs lit­té­raires les plus célèbres est celle de l’édition de la Vul­gate par Sixte-Quint. Sa Sain­te­té sur­veilla soi­gneu­se­ment la cor­rec­tion de chaque épreuve ; mais, au grand éton­ne­ment de l’univers catho­lique, l’ouvrage se trou­va rem­pli de fautes. Le livre fit une figure très bizarre avec les cor­rec­tions rap­por­tées, et four­nit des armes aux incré­dules sur l’infaillibilité du pape. La plu­part des exem­plaires furent reti­rés, et l’on fit les plus grands efforts pour n’en pas lais­ser sub­sis­ter. Il en reste cepen­dant encore, grâce au ciel, pour satis­faire la curio­si­té des biblio­manes. À une vente de livres à Londres, la Bible de Sixte-Quint a mon­té à 60 gui­nées (1,562 fr. 82 c.). On s’a­mu­sa sur­tout de la bulle du pon­tife et du nom de l’éditeur dont l’autorité excom­mu­niait tous les impri­meurs qui s’a­vi­se­raient, en réim­pri­mant cet ouvrage, de faire quelque chan­ge­ment dans le texte.

Dom Ger­vaise, qui a écrit la vie de l’abbé Suger, rap­porte, à la page 31 du tome Ier, que, dans un acte de par­tage fait par les reli­gieux de Saint-Denis, ceux-ci exi­geaient, entre autres choses, qu’on leur four­nit onze cents bœufs par an. Quelque idée que l’on ait de la vora­ci­té des moines, quelque nom­breux que fussent ceux de Saint-Denis, encore ne peut-on croire qu’il leur fal­lût onze cents bœufs par an. L’ab­bé Gro­sier, un des rédac­teurs de l’Année lit­té­raire, réso­lut d’é­clair­cir ce fait ; il recou­rut au titre ori­gi­nal, qui prou­va qu’au lieu de onze cents bœufs, il fal­lait lire onze cents œufs. L’er­reur venait du typographe.

Le sati­rique Des­pazes, tom­bé main­te­nant dans l’oubli, avait glis­sé dans ses rimes le nom d’un cer­tain Dabaud. On impri­ma Dubaud. Je ne sais quel chef d’ad­mi­nis­tra­tion qui por­tait ce nom se tint pour offen­sé. II alla trou­ver le poète, qui tâcha inuti­le­ment de se dis­cul­per. Il fal­lut se battre, et le sati­rique mal­en­con­treux fut blessé.

Plaintes des auteurs

Ce que je viens de dire doit suf­fire, ce me semble, pour prou­ver que le métier de cor­rec­teur n’est pas aus­si facile qu’on le sup­pose. Corn. Kilian, cor­rec­teur dis­tin­gué du sei­zième siècle, disait ce qui suit des écri­vains de son temps :  « Notre fonc­tion est de cor­ri­ger les fautes des livres et de rele­ver les pas­sages défec­tueux. Mais un méchant brouillon, empor­té par la rage d’é­crire, fait des com­pi­la­tions sans dis­cer­ne­ment, couvre les feuillets de ratures et souille le papier. Il ne passe pas des années à polir ce tra­vail ; mais il se hâte de faire impri­mer ses rêve­ries par des presses dili­gentes ; et, lorsque des savants pro­clament qu’il écrit en dépit des Muses et d’A­pol­lon, notre brouillon enrage ; il se défend de toutes ses forces et s’en prend au cor­rec­teur. Eh ! cesse donc, lour­daud, d’at­tri­buer au cor­rec­teur un tort qu’il n’a pas. Ce qu’il y a de bien dans ton livre, l’a-t-il gâté ? Désor­mais, débar­bouille toi-même tes petits. »

On dit que Mal­herbe avait d’a­bord rédi­gé ain­si le pas­sage sui­vant de sa belle ode à Duper­rier, sur la mort de sa fille : 

Et Roselle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Roselle, pré­nom assez rare, n’é­tait connu ni du com­po­si­teur ni du cor­rec­teur ; à l’imprimerie on crut devoir faire la cor­rec­tion suivante :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Mal­herbe fut loin de se plaindre d’une aus­si heu­reuse erreur, et peut-être, à l’exemple de ses confrères, aurait-il été dis­po­sé à s’at­tri­buer le mérite de cette cor­rec­tion, si le public n’en avait été ins­truit, je ne sais com­ment. Per­sonne n’i­gnore en effet que, de tout temps, les auteurs ont reje­té leurs bévues sur les impri­meurs, et que, par com­pen­sa­tion, ils ne sont pas fâchés qu’on leur attri­bue les cor­rec­tions faites à l’imprimerie.

Maîtres imprimeurs d’autrefois

On croi­rait que les nom­breuses et gros­sières fautes qui se trouvent dans les ouvrages ne devraient exis­ter que dans ceux qui ont été com­po­sés sur des copies manus­crites ou sur impri­més accom­pa­gnés de nom­breux chan­ge­ments. Il n’en est rien ; on voit sou­vent des ouvrages d’une facile exé­cu­tion, impri­més pour la ving­tième fois et avec le plus grand luxe, n’être point exempts de fautes typographiques.

S’il en est ain­si, com­ment se fait-il donc qu’il y a des ouvrages à peu près cor­rects ? Cela vient de ce qu’il se trouve encore des libraires et des impri­meurs dignes de ce nom, qui ne reculent devant aucune dépense pour atteindre ce but.

Un célèbre libraire étran­ger, avant de publier des œuvres impor­tantes, fai­sait suc­ces­si­ve­ment affi­cher, aux portes de l’Université les feuilles impri­mées, et accor­dait une gra­ti­fi­ca­tion pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui était signa­lée. Les Estienne recou­raient au même moyen pour leurs belles édi­tions. De nos jours, le libraire Tauch­nitz, à Leip­zig, connu par ses édi­tions sté­réo­types d’au­teurs grecs et latins, offrit aus­si une récom­pense pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui serait signa­lée dans ses édi­tions. Chez nous, le libraire Lenor­mant a don­né plu­sieurs fois des primes en livres aux per­sonnes qui lui envoyaient le plus grand nombre d’ob­ser­va­tions sur les cor­rec­tions à faire, et même sur les amé­lio­ra­tions à intro­duire dans les dic­tion­naires latins de Noël. Il est bien peu d’é­di­teurs qui recourent à ce moyen, qu’ils trouvent trop dispendieux.

Quoique l’immense majo­ri­té des édi­teurs tienne à avoir des cor­rec­teurs au rabais, il s’en trouve encore quelques-uns qui agissent tout autre­ment. Un libraire16 de Paris a payé, dit-on, jus­qu’a 48 fr. la feuille la lec­ture d’une col­lec­tion in-32 de clas­siques latins. Il est vrai que les carac­tères employés à cette col­lec­tion étaient infi­ni­ment petits ; mais si, dans des pro­por­tions équi­tables, le maître impri­meur conforme son tarif à cet exemple, il aura droit d’exi­ger de ses cor­rec­teurs beau­coup de temps, de soin et de savoir, et les abus de l’imprimerie dis­pa­raî­tront, en même temps que les erra­ta ces­se­ront de dépré­cier les livres aux yeux du public. 

On assure que P. Didot, à l’exemple de Robert Estienne, pour obte­nir des livres pur­gés de toute erreur, don­nait 3 fr. par chaque faute qui lui était signa­lée ; ce qui n’empêcha pas P. Didot de faire une belle fortune.

Non seule­ment ces dignes édi­teurs, ain­si que leurs hono­rables devan­ciers, ne recu­laient devant aucune dépense pou­vant ame­ner la la plus par­faite cor­rec­tion pos­sible, mais encore ils recou­raient aux pro­cé­dés de lec­ture les plus par­faits. Alde Manuce, entre autres, avait pla­cé cette ins­crip­tion sur la porte de son cabi­net : Ne m’in­ter­rom­pez que pour des choses utiles. Fran­cois Ier lui-même, dans une de ses fré­quentes visites à l’illustre Robert Estienne, son savant ami, lui dit un jour : Res­tez, j’at­ten­drai la fin de votre lec­ture ; et il atten­dit en effet.

De nos jours, P. Didot s’en­fer­mait, pour faire ses lec­tures, dans un cabi­net reti­ré, dont les appar­te­ments voi­sins étaient inha­bi­tés ou silen­cieux. Là, entou­ré d’une biblio­thèque nom­breuse, il lisait debout, à haute voix, arti­cu­lant assez len­te­ment pour que sa vue pût dis­tin­guer les lettres une à une ; une per­sonne qui lui était bien chère sui­vait atten­ti­ve­ment la copie, et ne l’interrompait que lors de besoin abso­lu. Qu’on vint [sic] le deman­der, il n’y était pas, à moins que ce ne fût pour des motifs d’une urgence extrême. Mal­gré le choix préa­lable de très bons com­po­si­teurs, et quoique la pre­mière épreuve, lue avec soin, n’of­frit ordi­nai­re­ment que quelques coquilles, P. Didot fai­sait encore lire une double épreuve par un excellent gram­mai­rien et fort habile typo­graphe, M. Lequien17 ; de plus, les tierces étaient confé­rées18 et relues avec une grande atten­tion. Eh bien ! rare­ment arri­vait-il que dans un exem­plaire tout bro­ché, il ne ren­con­trât encore quelques incor­rec­tions qui néces­si­taient un car­ton19. C’est par de tels moyens que P. Didot a pu annon­cer une édi­tion latine de Vir­gile sans faute, mer­veille peut-être unique en typo­gra­phie, car si les anciens typo­graphes ven­daient des ouvrages sans faute, ils enten­daient par là des ouvrages dans les­quels les fautes n’é­taient ni trop fré­quentes ni trop gros­sières.

Correction insuffisante

Qu’il y a loin de ces belles édi­tions à ces livres au rabais, aus­si incor­rects que des contre­fa­çons ! À quelque bas prix qu’on les cote, ils sont tou­jours ven­dus beau­coup au delà20 de leur valeur. 

Pour la plu­part des ouvrages de ville on se contente ordi­nai­re­ment d’une lec­ture, mal­gré les nom­breuses et gros­sières erreurs qui résultent de cet usage. On fait de même pour les jour­naux quo­ti­diens ; et aujourd’­hui la plu­part des livres sont aus­si peu soi­gnés que les jour­naux. Cepen­dant il serait dans l’intérêt bien enten­du de l’imprimeur ou du libraire de pro­por­tion­ner au moins les soins de la cor­rec­tion au mérite et à la nature de l’ouvrage, c’est-à-dire de réunir tous ses efforts pour faire aus­si cor­rects que pos­sible toute pro­duc­tion trans­cen­dante, tout ouvrage scien­ti­fique ou qui a pour objet le cal­cul, etc.

Il est même des ouvrages où une erreur pré­sen­te­rait de très graves incon­vé­nients, tels sont, par exemple, les trai­tés et manuels phar­ma­ceu­tiques, où un chiffre pour un autre, dans la dose des médi­ca­ments, pour­rait occa­sion­ner la mort ou de funestes accidents.

Employer des correcteurs spéciaux

Non seule­ment les pre­miers impri­meurs tenaient à avoir chez eux des savants de pre­mier ordre, mais ils avaient encore des cor­rec­teurs spé­ciaux pour chaque genre d’ou­vrages : théo­lo­gie, juris­pru­dence, méde­cine, etc. Ne serait-il pas conve­nable que les impri­meurs de nos jours, qui sont à la tête de mai­sons impor­tantes, sui­vissent cet exemple, et que, dans celles où cela ne serait pas pos­sible, on employât, quand cela serait néces­saire, un cor­rec­teur spé­cial pour cor­ri­ger les ouvrages remar­quables com­po­sés sur diverses branches des connais­sances humaines ou écrits en langues étran­gères ? Mais allez donc faire une telle pro­po­si­tion aux typo­graphes de nos jours ; ils vous consi­dé­re­ront comme un rêveur, comme un homme entiè­re­ment étran­ger aux habi­tudes de notre siècle. Peu d’entre eux pous­se­raient l’amour de leur art jusqu’à imi­ter Charles Cra­pe­let, que l’on a vu cor­ri­ger des épreuves la nuit même de ses noces21.

L’auteur n’est pas un correcteur

Si la lec­ture des épreuves pré­sente de si grandes dif­fi­cul­tés pour les per­sonnes qui sont habi­tuées à ce genre de tra­vail, il est facile de pen­ser com­bien est impar­faite celle que font les auteurs, même ceux qui connaissent la typo­gra­phie ; ils ne s’oc­cupent la plu­part du temps que du sens géné­ral, s’en remet­tant pour le reste à l’imprimerie. Quel­que­fois même ils ne tiennent pas compte des endroits sur les­quels le cor­rec­teur attire leur atten­tion. L’au­teur d’un ouvrage sur les juges de paix avait insé­ré dans son trai­té la loi sur l’intérêt de l’argent, et en note, il avait pla­cé deux obser­va­tions, mais les notes dif­fé­raient si peu des ren­vois en marge, que le com­po­si­teur avait intro­duit les notes dans le texte ; j’a­vais deman­dé sur l’épreuve que les notes fussent réta­blies comme elles étaient dans le manus­crit ; le com­po­si­teur n’a pas vou­lu faire cette cor­rec­tion, parce qu’il a pré­ten­du qu’il n’é­tait pas pos­sible de dis­tin­guer les notes du texte. La faute est res­tée au bon à tirer, et, bien qu’elle ait été signa­lée à l’auteur, il n’y a fait nulle atten­tion, et l’ouvrage a paru avec ce texte de loi altéré.

Aujourd’­hui, les fautes typo­gra­phiques ne relèvent plus que de la cri­tique des gens éclai­rés, mal­heu­reu­se­ment trop peu nom­breux. Il n’en était pas de même autre­fois. Les anciennes ordon­nances exi­geaient qu’on réfor­mât par des car­tons les fautes trop consi­dé­rables, et que l’on confis­quât les livres dont la cor­rec­tion avait été visi­ble­ment négli­gée, le tout aux frais des maîtres ou cor­rec­teurs spé­ciaux. Un cor­rec­teur fut fouet­té et chas­sé d’une ville pour avoir mis, dans je ne sais quel mot, une lettre qui le ren­dait mal­son­nant22. De tels cor­rec­teurs, fort rares du reste, devaient sans doute être rétri­bués en conséquence.

Si de telles ordon­nances exis­taient de nos jours, qu’il y aurait peu de livres qui pour­raient évi­ter la condamnation ! 

Comment améliorer la situation

Sans pous­ser le rigo­risme jusque-là, ne pour­rait-on, en amé­lio­rant le sort de ceux qui sont spé­cia­le­ment char­gés de la cor­rec­tion des ouvrages, cher­cher à rele­ver la typo­gra­phie de l’état déplo­rable où elle est tombée ?

Pour­quoi, par exemple, dit M. Bre­ton, rétri­bue-t-on moins un cor­rec­teur en pre­mière qu’un cor­rec­teur en seconde ? Le tra­vail de l’un n’est-il pas aus­si utile que celui de l’autre ? N’est-il pas démon­tré, en effet, que la seconde lec­ture ne sau­rait être par­faite si la pre­mière a été négli­gée ? Cepen­dant, il n’est guère pos­sible qu’elle ne le soit pas quand elle est accom­plie dans les condi­tions que j’ai indi­quées plus haut.

Mais, pour avoir des épreuves bien cor­ri­gées, il ne suf­fi­rait pas que les pre­mières eussent été bien lues avec soin par le cor­rec­teur et cor­ri­gées exac­te­ment sur le plomb par lc com­po­si­teur ; il serait indis­pen­sable qu’elles fussent confé­rées à l’imprimerie avant d’être envoyées à l’auteur, car il est impos­sible de comp­ter sur l’auteur, la plu­part du temps étran­ger au méca­nisme de l’imprimerie, pour véri­fier les cor­rec­tions faites dans la pre­mière épreuve typo­gra­phique, sur­tout lors­qu’il y a des rema­nie­ments, des reports, des trans­po­si­tions, etc., qui ont pu don­ner nais­sance à des erreurs plus consi­dé­rables que les erreurs pre­mières ; et l’on n’est pas tou­jours sûr de rele­ver à la der­nière épreuve typo­gra­phique les fautes nou­velles qui sont ain­si intro­duites, sur­tout lorsque l’on n’a plus à  sa dis­po­si­tion la copie de l’auteur.

Quelques écri­vains recom­mandent, après la lec­ture en pre­mière, de reve­nir sur les pas­sages char­gés de coquilles et autres fautes, car, dans ces pas­sages, la per­cep­tion du sens col­lec­tif a néces­sai­re­ment été sus­pen­due. Cette mesure serait excel­lente ; mais la rapi­di­té avec laquelle on veut que le tra­vail soit exé­cu­té ne le per­met­trait pas.

Il serait bon aus­si que les cor­rec­teurs en pre­mière pussent consul­ter, toutes les fois que cela serait néces­saire, les bons à tirer, pour savoir à quoi s’en tenir sur cer­tains cas embar­ras­sants que pré­sente l’ouvrage, sur la marche adop­tée par les cor­rec­teurs en seconde, qui est celle que l’on a adop­tée défi­ni­ti­ve­ment. Il est sou­vent très dif­fi­cile de se les pro­cu­rer, et d’ailleurs, le temps man­que­rait presque tou­jours pour le faire.

Pour arri­ver à éta­blir une régu­la­ri­té dési­rable dans chaque labeur, on a pro­po­sé deux moyens : 1o Le même cor­rec­teur lirait constam­ment les pre­mières épreuves du même ouvrage ; cela devrait être, mais on s’é­carte sou­vent de cette règle pour avoir ter­mi­né le tra­vail plus vite ; 2o on for­me­rait, par ordre alpha­bé­tique, une sorte de cale­pin, dans lequel on ins­cri­rait cha­cun des mots sur lequel [sic] il peut y avoir doute, car la mémoire la plus heu­reuse ne peut se les rap­pe­ler tous. C’est là un de ces desi­de­ra­ta qui res­te­ront pro­ba­ble­ment à l’état de vœu, les cor­rec­teurs n’ayant pas assez de temps à leur dis­po­si­tion pour le réaliser.

Le cor­rec­teur en seconde, débar­ras­sé du teneur de copie, peut lire avec plus de soin et plus d’at­ten­tion que le cor­rec­teur en pre­mière. C’est lui qui est char­gé de régu­la­ri­ser la marche de l’ouvrage, de signa­ler les erreurs que la pre­mière lec­ture, tou­jours rapide et impar­faite, a lais­sées, ain­si que celles que les com­po­si­teurs ont pu com­mettre en corrigeant.

Si le cor­rec­teur en seconde aper­çoit quelque faute gros­sière échap­pée à l’auteur, il doit la lui signa­ler, quand c’est pos­sible. C’est pour­quoi il serait bien pré­fé­rable de ne pas envoyer la pre­mière d’au­teur immé­dia­te­ment après la cor­rec­tion de la pre­mière typo­gra­phique, mais seule­ment après la lec­ture du cor­rec­teur en seconde. Que de fautes on évi­te­rait par là !

Apres la cor­rec­tion du bon à tirer, on fait une nou­velle épreuve, appe­lée tierce, parce qu’elle est sou­vent la troisième.

II est essen­tiel de voir la tierce dans l’ordre numé­rique des pages ; par là, on est sûr de décou­vrir un folio faux non mar­qué ou mal réta­bli depuis l’épreuve précédente.

Avant la véri­fi­ca­tion des cor­rec­tions, il faut jeter un coup d’œil rapide sur toutes les pages du bon à tirer, afin de recon­naître si quelque cor­rec­tion a dû occa­sion­ner des reports, et aus­si pour s’as­su­rer s’il existe, à la pre­mière page ou plus loin, quel­qu’une de ces cor­rec­tions signa­lées par l’auteur une fois pour toutes, et que le lec­teur aurait omis de renou­ve­ler dans sa lecture.

Si l’on vise à une entière pure­té du texte, on relit la tierce tout entière après l’avoir véri­fiée ; mais dans tous les cas, il faut relire les folios, les titres cou­rants, les pages char­gées de cor­rec­tions, les lignes rema­niées, trans­po­sées, tom­bées en pâte, puis recom­po­sées, les addi­tions peu nom­breuses, et en entier les tableaux ou ouvrages de ville légers.

Qu’il y ait eu ou non rema­nie­ment, il faut s’as­su­rer si chaque page de la tierce finit et com­mence comme au bon23.

Dans le cas de report, si le met­teur en pages a négli­gé de le mar­quer sur le bon, il faut l’y ajouter.

Si quelque cor­rec­tion ne se montre pas là où elle aurait dû être faite, il ne faut pas se bor­ner à l’indiquer sur la tierce, car une inad­ver­tance, plus ou moins excu­sable, l’aura fait pla­cer dans le voisinage.

Si l’on ne ter­mine pas la véri­fi­ca­tion de la tierce par une nou­velle et entière lec­ture, il faut au moins par­cou­rir atten­ti­ve­ment l’intérieur de chaque page, et sur­tout les bords des lignes ; mais ce qui serait pré­fé­rable, et ce qui ne se fait presque jamais, ce serait de la relire entiè­re­ment, car il est presque impos­sible de trou­ver une seule feuille tirée où il ne reste pas des fautes, même après la lec­ture la plus atten­tive, faite par les hommes les plus habiles. Aus­si a-t-on grand tort de remettre sous presse, sans les relire, les formes conser­vées ; on se contente d’exa­mi­ner les bouts de ligne, pour voir s’il n’est pas tom­bé quelques lettres.

Enfin, quand la tierce est trop char­gée de fautes, il est pru­dent de deman­der une revi­sion, c’est-à-dire une nou­velle épreuve, pour que l’on puisse s’as­su­rer si toutes les cor­rec­tions ont été faites et bien faites.


  1. Il a écrit des articles dans le Dic­tion­naire uni­ver­sel des connais­sances humaines, de Benes­tor Lunel, Paris, Lacroix-Comon, [puis] Magia­ty, 1857-1859.
  2. Cette cri­tique est for­mu­lée à toutes les époques. Voir Une men­tion peu flat­teuse du métier de cor­rec­teur, 1690.
  3. Éta­blir la table des matières du livre.
  4. A.-T. Bre­ton, Phy­sio­lo­gie du cor­rec­teur d’im­pri­me­rie, 1843.
  5. Et non en conscience, c’est-à-dire qu’il est payé à la tâche, et non à la jour­née ou à l’heure.
  6. La répé­ti­tion ci-des­sus s’ex­plique par le décou­page de l’ar­ticle en épisodes.
  7. Le prote, ou chef d’a­te­lier, décou­pait la copie et la dis­tri­buait à plu­sieurs com­po­si­teurs. Le cor­rec­teur devait relire les dif­fé­rents mor­ceaux com­po­sés dès qu’ils étaient prêts.
  8. Carac­tère.
  9. Ortho­graphe de 1835. Voir 6e édi­tion.
  10. Les choix typographiques.
  11. En 1835, après une suite de déci­sions contra­dic­toires, l’A­ca­dé­mie adopte défi­ni­ti­ve­ment « la même forme au sin­gu­lier et au plu­riel des noms, adjec­tifs et par­ti­cipes pré­sents en ant, ent (enfants, pré­sents, aimants, au lieu de enfans, pré­sens, aimans. […] Cette réforme […] sou­le­va des tol­lés dans l’o­pi­nion conser­va­trice, et cer­tains écri­vains, comme Ch. Nodier [1780-1844], ou Cha­teau­briand [1768-1848], s’obs­ti­nèrent long­temps à écrire sans t les par­ti­cipes pré­sents ou mots assi­mi­lés (Jour­nal des Savans). » — Nina Catach, L’Or­tho­graphe, « Que sais-je ? », PUF, 1978, p. 41. 
  12. Par exemple, avoient au lieu de avaient, mal­gré la réforme de 1835.
  13. Bien que cette ortho­graphe médié­vale ait été refu­sée par l’A­ca­dé­mie dès 1694, elle était encore en usage au xviiie siècle et, comme on le voit ici, cer­tains auteurs y tiennent encore à la fin du xixe siècle.
  14. On note­ra que deux siècles après la paru­tion du pre­mier Dic­tion­naire de l’Académie fran­çaise (1694), celui-ci n’est tou­jours pas l’unique réfé­rence dans les impri­me­ries et que l’auteur reste maître de ses choix, aus­si fau­tifs puissent-ils paraître au cor­rec­teur. Voir aus­si « L’affaire du sha­ko » dans Défense d’un “être hybride”, le cor­rec­teur, 1864.
  15. Pros­crite aujourd’­hui, la répé­ti­tion de etc. est assez cou­rante au xixe siècle.
  16. « Per­sonne qui imprime et vend des livres » (TLF), pas le com­mer­çant que nous connais­sons aujourd’hui.
  17. Edme-Alexandre Lequien (1779-1835). Voir notice de la BnF.
  18. Confé­rer : « Rap­pro­cher des textes pour en éta­blir les res­sem­blances et les dif­fé­rences » — TLF.
  19. « Feuillet impri­mé après coup des­ti­né à rem­pla­cer, dans un volume, un pas­sage à modi­fier ou à cor­ri­ger » — TLF.
  20. L’A­ca­dé­mie n’y ajou­te­ra un trait d’u­nion qu’en 1935.
  21. Anec­dote racon­tée en détail par Mary-Lafon en 1857, voir mon article.
  22. Anec­dote racon­tée par Georges-Adrien Cra­pe­let, fils de Charles. Voir Des cor­rec­teurs sévè­re­ment punis ?
  23. Au bon à tirer.