Signes supérieurs et signes en exposant

Y a-t-il une dif­fé­rence de nature entre, d’une part, les carac­tères supé­rieurs employés dans les abré­via­tions (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en expo­sant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les for­mules mathé­ma­tiques (x2) ?

Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette ques­tion en tête, mais elle appa­raît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une ving­taine d’an­nées1

Des termes à distinguer

Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) dis­tin­guait fer­me­ment les termes expo­sant et supé­rieur :

Les édi­teurs et les tra­duc­teurs de logi­ciels feignent de l’ignorer mais les typo­graphes fran­çais ont un voca­bu­laire res­pec­table. Ils ne connaissent ni expo­sant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supé­rieurs ou infé­rieurs. Les expo­sants des mathé­ma­ti­ciens se com­posent en carac­tères supé­rieurs, les indices en carac­tères infé­rieurs2.

Cepen­dant, le terme en expo­sant est cou­ram­ment employé pour dési­gner le pla­ce­ment d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rap­porte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne don­ner qu’un exemple, dans sa Gram­maire typo­gra­phique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supé­rieures », mais le signe de cor­rec­tion cor­res­pon­dant, il l’ap­pelle « exposant ». 

signe "exposant" dans la "Grammaire typographique" (1989) d'Aurel Ramat
Signe de cor­rec­tion « expo­sant » dans la Gram­maire typo­gra­phique d’Au­rel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.

Formes et emplois différents

La dis­tinc­tion à opé­rer est clai­re­ment expri­mée par le Guide du typo­graphe (20154) :

Les expo­sants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres sur­éle­vés, res­pec­ti­ve­ment abais­sés, par rap­port à la ligne de base, uti­li­sés en mathé­ma­tiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chi­mie où ils sont géné­ra­le­ment d’un corps plus petit.

En com­pa­rai­son, les lettres et chiffres supérieurs : 

sont uti­li­sés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordi­naux. Ils […] dif­fé­rent [des expo­sants et indices] par un des­sin spé­ci­fique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pour­vues et par­fois il faut se résoudre à uti­li­ser les expo­sants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les paran­gon­nant (c’est-à-dire en les éle­vant ou en les abais­sant par rap­port à la ligne de base), en dimi­nuant leur corps et en aug­men­tant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.

Ce pro­blème exis­tait déjà à l’é­poque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) défi­nit les lettres ou chiffres supé­rieurs comme « les expo­sants algé­briques dont on use géné­ra­le­ment pour les appels de notes […]5 ». On com­po­sait avec les moyens du bord.

Un peu d’histoire

Les lettres supé­rieures étaient « fon­dues sur le corps du carac­tère employé » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, 18806) et pré­sentes dans la casse pari­sienne (en nombre limité). 

Patrick Bideault et Jacques André expliquent :

[…] On trouve de telles « supé­rieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont mar­qués par des signes supé­rieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Four­nier pro­pose 4 (vraies) supé­rieures (aers) ; la casse pari­sienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comp­tait 8, appe­lées rosel­mit 7 ou eil­morst selon l’ordre de ran­ge­ment dans les casses ; en 1934, Bros­sard en énu­mère 16 dif­fé­rents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police stan­dard – elles suf­fi­saient pour les abré­via­tions cou­rantes8.

Casse parisienne publiée par Émile Desormes (1895), avec les lettres supérieures en haut à droite
Casse pari­sienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supé­rieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., 1895, p. 3.

On note­ra cepen­dant qu’il manque tou­jours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abré­via­tions sont bien com­po­sées avec des lettres finales supé­rieures dans les manuels typo­gra­phiques du xixe siècle. Pui­sait-on celles-ci dans les casses réser­vées aux tra­vaux scien­ti­fiques ? ou les com­man­dait-on spé­cia­le­ment ? Je l’i­gnore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.

Hen­ri Four­nier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :

[…] ne servent ordi­nai­re­ment que comme signes d’a­bré­via­tion. Les plus usi­tées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spé­ciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent par­tie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scien­ti­fiques, et elles se com­mandent par­ti­cu­liè­re­ment pour des cas sem­blables9.

Les chiffres supé­rieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fon­dus que sur com­mande spé­ciale, de même que les chiffres infé­rieurs, usi­tés dans cer­tains tra­vaux algé­briques » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, op. cit.). C’est pour­quoi on était obli­gé de « bri­co­ler » au plomb comme aujourd’­hui sur ordinateur.

Quelle taille ? quelle position ? 

La taille des signes supé­rieurs ou en expo­sant n’est jamais pré­ci­sée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consul­tées. « Petit œil », « moindre corps », « carac­tères plus petits » sont les seules indi­ca­tions don­nées. Cepen­dant, James Feli­ci (200310) décrit les carac­tères supé­rieurs « spé­cia­le­ment des­si­nés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % infé­rieure à celle des carac­tères “nor­maux” ».

Quant à la posi­tion ver­ti­cale res­pec­tive des uns et des autres, c’est encore Feli­ci qui en informe le plus clai­re­ment : idéa­le­ment, les signes supé­rieurs devraient être ali­gnés par rap­port au haut des jam­bages supé­rieurs11, alors que les expo­sants devraient être cen­trés par rap­port à lui.

Position idéale d'un chiffre supérieur et d'un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec la police Minion Pro dans InDesign.
Posi­tion idéale d’un chiffre supé­rieur et d’un expo­sant, selon Feli­ci (2003). Exemple réa­li­sé avec InDe­si­gn et la police Minion Pro.

Divergences esthétiques

Les vrais carac­tères supé­rieurs ne sont dis­po­nibles que dans les polices Open­Type. Pour cer­tains, comme la typo­graphe et gra­phiste Muriel Paris, « la tri­che­rie pro­po­sée par les appli­ca­tions est tout à fait accep­table12 ». Pour d’autres, comme Feli­ci, l’œil de ces lettres obte­nues par réduc­tion homo­thé­tique n’est pas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article). 

C’é­tait notam­ment l’a­vis de Lacroux (op. cit.) : 

Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supé­rieures, dont le des­sin devrait — en prin­cipe… — offrir des cor­rec­tions optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supé­rieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine cor­pu­lence et les logi­ciels de bons réflexes, la situa­tion s’améliorera…

Contraintes techniques actuelles

Com­pa­rons les supé­rieures impri­mées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors pro­fes­seur à l’é­cole Estienne, aux carac­tères en « exposant/supérieur14 » cal­cu­lés par le logi­ciel Adobe InDe­si­gn15 puis aux supé­rieures acces­sibles dans les polices Open­Type (ici, Minion Pro) : 

À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign puis les supérieures de la police expert Minion Pro.
À gauche, les supé­rieures tra­di­tion­nelles (Auger, 1976) ; à droite, les supé­rieures cal­cu­lées par InDe­si­gn sui­vies de celles de la police expert Minion Pro.

Si les supé­rieures cal­cu­lées paraissent, en effet, « accep­tables », elles sont « très ténu[e]s » (Feli­ci). Les supé­rieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.

Si l’on ne dis­pose pas de ces der­nières, on peut créer les siennes (ou deman­der au gra­phiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % infé­rieur au corps cou­rant, dans une variante semi-grasse, déca­lées à la bonne hau­teur. Pour InDe­si­gn, voir « Créa­tion d’un jeu de glyphes per­son­na­li­sé » dans l’aide en ligne.

Dans un contexte où la pro­duc­tion de docu­ments, sou­vent des­ti­nés à la fois à l’im­pres­sion et à la dif­fu­sion numé­rique, favo­rise la vitesse d’exé­cu­tion, il n’est pas tou­jours aisé au cor­rec­teur d’im­po­ser la dis­tinc­tion entre supé­rieur et expo­sant. Mais, dans l’é­di­tion soi­gnée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue. 

Article modi­fié le 3 avril 2024.


  1. Voir notam­ment « Quelle est la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre “expo­sants” et “supé­rieurs” ? », Typo­gra­phie, 5 jan­vier 1999, repro­duit dans Ortho­ty­po­gra­phie, art. « Expo­sant ». — « Lettres supérieures/inférieures = exposants/indices ? », forum­smacg, 20 juin 2006. —  « Nota­tion nombre et expo­sant », fr.lettres.langue.francaise, « il y a 20 ans » (s. d.)., et encore « Expo­sant et lettre supé­rieure », Typo­gra­phie, 10 juin 2012. ↩︎
  2. « Expo­sant », Ortho­ty­po­gra­phie, en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, III, Pas­cal Fou­ché, Daniel Péchoin et Phi­lippe Schu­wer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librai­rie, 2011, p. 785. ↩︎
  4. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
  5. Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., Paris : École pro­fes­sion­nelle Guten­berg, 1895, p. 3. ↩︎
  6. Le Com­po­si­teur et le Cor­rec­teur typo­graphes, Paris : Rou­vier et Logeat, p. 33. ↩︎
  7. « Cette énu­mé­ra­tion lue comme un acro­nyme (les rosel­mit) est deve­nue un syno­nyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supé­rieures. » — Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, op. cit. ↩︎
  8. « La fonte de ce numé­ro : Infi­ni. Ana­lyse des pro­prié­tés d’une fonte Open­Type », La Lettre GUTen­berg, no 45, mai 2022, p. 65. ↩︎
  9. Trai­té de la typo­gra­phie, 3e éd. corr. et augm., Tours : A. Mame et fils, 1870, p. 62-63. ↩︎
  10. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, p. 201-202. ↩︎
  11. Dans son exemple, le Guide du typo­graphe place les appels de note au-des­sus de la hau­teur d’x. ↩︎
  12. « Pense-bête typo avant impres­sion ou l’art du “rechercher/remplacer” », site Typo­ma­nie, s. d. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  13. Pré­pa­ra­tion de la copie et cor­rec­tion des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
  14. Adobe InDe­si­gn confond les deux modes de cal­cul, contrai­re­ment à Quark­Press. Voir la des­crip­tion de la « zone Expo­sant » et celle de la « zone Supé­rieur » dans le Guide Quark­Press en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  15. Depuis vingt ans, c’est le logi­ciel de PAO le plus uti­li­sé. ↩︎

Un tiret surgi du passé : le trois quarts de cadratin

Un échange de mails avec un lec­teur de mon blog m’a fait décou­vrir l’existence d’un « tiret trois quarts de cadra­tin ». C’est peut-être un détail pour vous… (sur­tout si vous ne connais­sez que le « tiret du 6 »). Pour moi, c’est une sorte d’hapax typo­gra­phique. Ou un objet typo­gra­phique mal iden­ti­fié. Car je n’en avais jamais enten­du parler ! 

Tirets typographiques de différentes longueurs, dont le trois quarts de cadratin
Illus­tra­tion tirée de la lettre de Jean Méron (2012), mon­trant les tirets de dif­fé­rentes lon­gueurs, dont notre tiret trois quarts de cadra­tin, en rouge.

La chose aurait été employée à la fin du xixe siècle par l’Im­pri­me­rie natio­nale ou, du moins, elle en dis­po­sait dans ses casses1. Le cher­cheur Jean Méron2 l’évoque dans une lettre de 2012 (PDF). Il l’aurait lui-même décou­vert dans le Manuel à l’u­sage des élèves com­po­si­teurs (1887) de Jules Jou­vin, sous-prote de la grande mai­son. Cet épais volume est l’ancêtre du Lexique des règles en usage à l’Imprimerie natio­nale3

L’as­pect cocasse de ma recherche, c’est que l’exem­plaire de la BnF, repro­duit sur Gal­li­ca, s’ar­rête à la page 34, alors que le tiret trois quarts de cadra­tin est men­tion­né, selon Jean Méron, aux pages 433-434. Heu­reu­se­ment, grâce à la dili­gence du ser­vice du patri­moine des Méjanes, les biblio­thèques d’Aix-en-Provence, qui pos­sèdent un exem­plaire com­plet (460 pages), j’ai obte­nu en quelques heures les deux pages en question.

L’ouvrage se ter­mine en effet par une liste de voca­bu­laire, où l’on trouve le texte suivant : 

MOINS, tiret long qui ordi­nai­re­ment sert à sépa­rer des phrases ou à rem­pla­cer des mots qu’on juge inutile de répé­ter. Ain­si nom­mé parce qu’il a la force du moins employé en algèbre. Il existe des moins sur cadra­tin, sur demi-cadra­tin et sur trois quarts de cadra­tin

Je rap­pelle que le cadra­tin est une uni­té de mesure de lon­gueur cor­res­pon­dant à celle d’un M et de son approche. « Sur cadra­tin » doit être com­pris comme « fon­du sur (un bloc d’un) cadra­tin », c’est-à-dire ayant la chasse d’un cadratin. 

Eh bien, figu­rez-vous que le tiret trois quarts de cadra­tin, absent de tous les manuels typo­gra­phiques que j’ai consul­tés dans ma vie, existe depuis 1993 dans l’Unicode (sys­tème de codage de carac­tères uti­li­sé par les ordi­na­teurs pour le sto­ckage et l’é­change de don­nées tex­tuelles), où il porte le nom de « barre hori­zon­tale » et le numé­ro U+2015.

En code HTML, on peut donc l’ob­te­nir avec ― (mais aus­si avec &horbar ou ―). Ce qui donne ceci (je l’ai entou­ré de ses cou­sins et lui ai appli­qué la cou­leur rose).

– -

On vit dans un monde incroyable : on ne peut pas employer les espaces fines où l’on veut, ni même les espaces insé­cables — si les codes existent, nombre de pro­grammes, en par­ti­cu­lier sur le Web, ne se sou­cient pas de les inter­pré­ter cor­rec­te­ment4 —, mais il existe un numé­ro d’U­ni­code pour un tiret incon­nu de tous. Cela signi­fie que quelqu’un le connais­sait et a esti­mé utile de lui assu­rer un ave­nir. Mais qui ?

Pré­ci­sons tou­te­fois que la der­nière ver­sion de l’U­ni­code contient 149 813 carac­tères et que la caté­go­rie « Ponc­tua­tion de type tiret5 », à elle seule, contient 25 entrées, dont les tirets double et triple cadra­tin, tout aus­si incon­nus de la tradition.

Et que vien­drait faire ce tiret entre son cou­sin demi-cadra­tin et son autre cou­sin cadra­tin ? (Le trait d’union mesu­rant un quart de cadra­tin.) D’a­près le site Dispoclavier.com6, il aurait pour fonc­tion d’in­di­quer un chan­ge­ment d’interlocuteur dans les dia­logues ou d’in­tro­duire une cita­tion (je n’ai pas trou­vé trace de ce der­nier usage, mais on peut le conce­voir), en concur­rence avec ses cou­sins. Son uti­li­té est donc toute rela­tive, mais abon­dance de biens ne nuit pas.

Dans un pré­cé­dent article, j’avais évo­qué une gué­guerre oppo­sant, par ouvrages inter­po­sés, deux cor­rec­teurs à pro­pos du tiret long. 

La lon­gueur inter­mé­diaire du tiret trois quarts de cadra­tin aurait peut-être pu les satis­faire tous deux. 

Dans un autre article, j’avais expli­qué la spé­ci­fi­ci­té du vrai signe mathé­ma­tique moins, détrô­né par le « tiret du 6 » men­tion­né plus haut.

Avec le tiret trois quarts de cadra­tin7, je ter­mine le tour de la famille.

Allez, non, un petit der­nier pour la route : James Feli­ci (2003) signale aux gra­phistes les plus pointus :

Le qua­trième type de tiret, le tiret numé­rique, est dis­po­nible uni­que­ment dans quelques rares polices. En prin­cipe, il pos­sède la lon­gueur du trait d’union, mais il est plus maigre et pla­cé plus haut ; on l’utilise de pré­fé­rence pour indi­quer des plages de chiffres8

Là, la famille devrait être au complet.


  1. Aujourd’hui, dans son tableau des signes de ponc­tua­tion (p. 149), le Lexique ne montre qu’un « tiret (moins) », qui a la lon­gueur d’un cadra­tin, alors que tout le texte du livre emploie le tiret demi-cadra­tin. Cer­tains obser­va­teurs n’ont pas man­qué de le sou­li­gner défa­vo­ra­ble­ment.  ↩︎
  2. Voir Décès de Jean Méron, cher­cheur en typo­gra­phie. ↩︎
  3. Avec le Règle­ment de com­po­si­tion typo­gra­phique et de cor­rec­tion, daté de la même année. ↩︎
  4. Voir l’ex­cellent article « Les espaces typo­gra­phiques et le web » du site Typo­gra­phisme, 14 sep­tembre 2011. ↩︎
  5. Voir <https://www.compart.com/fr/unicode/category/Pd>. ↩︎
  6. <https://dispoclavier.com/doc/kbfrintu/index.html#u2015>. Consul­té le 14 mars 2014. ↩︎
  7. La seule autre men­tion que je trouve, à ce jour, de la lon­gueur « trois quarts de cadra­tin », c’est à pro­pos des espaces dans le Trai­té de la typo­gra­phie d’Hen­ri Four­nier (3e éd., 1870, p. 110) : « Les espaces équi­va­lentes à trois quarts de cadra­tin sont les plus fortes dont on doive se ser­vir pour une jus­ti­fi­ca­tion ordi­naire. » Règle répé­tée, une seule fois, dans La Typo­lo­gie-Tucker du 15 août 1886 (n° 194, vol. 4, p. 524). ↩︎
  8. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, 2003, p. 204. ↩︎

Décès en 2022 de Jean Méron, chercheur en typographie

Les pas­sion­nés de typo­gra­phie connaissent les articles de Jean Méron, cher­cheur indé­pen­dant. Son site n’avait pas été mis à jour depuis février 2021.

Né en 1948, il est mort le 18 jan­vier 2022, à l’âge de 73 ans.

C’est la liste de dif­fu­sion Typo­gra­phie de l’Inria, dont il était membre, qui l’a annon­cé, dans un mes­sage du 3 jan­vier 2023, que je n’ai décou­vert qu’aujourd’hui :

Grand polé­mi­queur devant l’É­ter­nel, Jean Méron nous a quit­tés sur la pointe des pieds après un der­nier com­bat contre la mérule1… Les membres de cette liste se sou­viennent des dis­cus­sions homé­riques qui épi­çaient les fils…

Éru­dit touche-à-tout, Jean s’était illus­tré par une abon­dante lit­té­ra­ture sur la typo­gra­phie, son his­toire et sur le foi­son­ne­ment de ses règles par­fois contra­dic­toires. Après des études en psy­cho­lo­gie, il explore la com­po­si­tion et le bien écrire, sujets, qu’à son habi­tude, il appro­fon­di­ra jus­qu’à les épui­ser. Il n’é­cri­ra, en revanche, jamais, la gram­maire rai­son­née dont il rêvait, comme tant d’autres…

Ses der­niers mois, il les pas­sa comme conseiller muni­ci­pal dans sa com­mune de Gué­me­né-sur-Scorff [Mor­bi­han] et quelques pho­tos nous le montrent, presque hilare, lors des réunions poli­tiques. Jean est par­ti en jan­vier 2022, et c’est en rai­son d’un long silence inha­bi­tuel dont nous cher­châmes le motif, que nous apprîmes la nouvelle.

Les textes de Jean Méron sont dis­po­nibles sur la page Web de la liste Typo­gra­phie.

Jean Méron en 2021
© Ouest-France.
  1. Voir « Gué­me­né-sur-Scorff. Il veut com­battre la mérule qui se pro­page », Ouest-France, 19 février 2021. ↩︎

Qu’est-ce que l’œil d’une lettre ?

Si la PAO a répan­du dans le grand public des notions de typo­gra­phie comme la police de carac­tères, le corps ou l’inter­li­gnage, d’autres sont peu connues, même des pro­fes­sion­nels. C’est le cas de l’œil d’une lettre.

L’œil d’une lettre, c’est la trace qu’elle laisse sur le papier (aujourd’­hui, on parle plu­tôt de glyphe). Sa gros­seur est à dis­tin­guer du corps, qui ne cor­res­pond pas seule­ment, comme on l’imagine sou­vent, à la hau­teur des carac­tères, du bas d’une lettre des­cen­dante (comme p) au haut d’une lettre mon­tante (comme d), car il faut y ajou­ter les talus, c’est-à-dire les espaces au-des­sus des lettres mon­tantes et au-des­sous des lettres des­cen­dantes1. Espaces, bien sûr, invi­sibles pour l’utilisateur d’un trai­te­ment de texte, mais qui étaient bien visibles sur le bloc de plomb. 

D’ailleurs, on disait : Ce carac­tère est fon­du sur le corps dix, sur le corps douze, etc., ce qui montre bien que le corps est la base sur laquelle repose l’œil de la lettre, et qu’il ne faut pas les confondre.

L’œil de cette liga­ture (d’un s long et d’un i) en plomb désigne à la fois sa par­tie saillante et l’empreinte qu’elle a lais­sée sur le papier. Ce carac­tère ne pos­sède pas de talus de tête, mais son talus de pied est bien visible.

Pour un même corps, dif­fé­rentes polices peuvent avoir un œil dif­fé­rent. Jacques André (2011) com­pare ain­si les a bas de casse de trois polices : Luci­da, Uto­pia et Times, dans le même corps :

Lettre a en Luci­da, Uto­pia et Times, corps 80. Le talus de pied ne varie pas, alors que le talus de tête dimi­nue de hau­teur, de gauche à droite, et que la chasse (lar­geur de la lettre et de son approche) rétré­cit. — Jacques André (2011).

À corps égal, la trace lais­sée par ces trois a est plus ou moins petite. 

Éric Dus­sert et Chris­tian Lau­cou (2019, s.v. Œil) expliquent :

[…] pour le typo­graphe à la mode ancienne ou moderne, [l’œil] c’est la par­tie qui s’imprime de la lettre d’imprimerie et aus­si son aspect for­mel : il peut être petit ou gros pour un corps don­né. Et pour ce même corps don­né, il peut en avoir plu­sieurs. […] Ain­si l’Antique litho, carac­tère pré­vu pour les cartes de visite, a jusqu’à quatre œils par corps. […] on peut juger de l’œil grâce au rap­port de hau­teur qui existe entre les par­ties mon­tantes et des­cen­dantes de cer­taines lettres (b, d, l, p, q…) et les lettres qui n’en ont pas (e, m, x…). Si les par­ties mon­tantes et des­cen­dantes sont courtes, le carac­tère aura un « gros » œil ; il en aura un « petit » dans le cas contraire2.

Autre­ment dit, un gros œil, ce sont « de grosses minus­cules com­pa­rées aux majus­cules » (Jacques André, 1995).

Fran­çois Thi­bau­deau (1924) montre le petit œil, l’œil moyen et le gros œil de la même fonte, avec des varia­tions d’in­ter­li­gnage. On voit bien que plus l’œil est gros, plus courtes sont des par­ties mon­tantes et des­cen­dantes des lettres.

Le rap­port entre la gros­seur de l’œil et l’in­ter­li­gnage joue sur la lisi­bi­li­té du texte. — Fran­çois Thi­bau­deau (1924).

À quoi servent ces différences d’œil ?

Les dif­fé­rences d’œil et d’in­ter­li­gnage per­mettent de régler fine­ment l’ap­pa­rence d’un texte. Jacques André (2011) commente :

Pour­quoi uti­li­ser des carac­tères de gros œil, notam­ment pour les livres et les jour­naux ? On dit sou­vent que c’est pour une ques­tion de lisi­bi­li­té. Mais cette notion est très sub­jec­tive et liée aux habi­tudes de lec­ture ! En effet, les Amé­ri­cains et les Hol­lan­dais ont ten­dance à uti­li­ser des carac­tères de plus gros œil que les Français.

Dans leurs cata­logues, les fon­deurs pro­po­saient autre­fois cer­taines de leurs polices en plu­sieurs œils. Avant l’u­sage du point typo­gra­phique (notam­ment du point Didot, inven­té en 1785), on dési­gnait le corps des polices de carac­tères par des noms comme petit-romain (équi­valent d’un corps 9 ou 10, selon les fon­de­ries3, en points Didot) ou cicé­ro (corps 12). S’y adjoi­gnait, le cas échéant, la pré­ci­sion de l’œil.

Ce cata­logue pro­pose du petit-romain œil moyen, gros œil et œil gras, et du cicé­ro ordi­naire, œil moyen et œil gras. — Recueil des divers carac­tères, vignettes et orne­mens de la fon­de­rie et impri­me­rie de J. G. Gil­lé, 1808.

Les dif­fé­rences d’œil étaient très employées dans les tra­vaux de ville (cartes de visite, affiches, pros­pec­tus, etc.).

Pro­po­sées en trois œils (A, B et C), ces ini­tiales antiques peuvent être mélan­gées dans une même ligne pour des effets gra­phiques. — Spé­ci­men géné­ral. Fon­de­ries Deber­ny & Pei­gnot, 1926.

Elles pou­vaient aus­si ser­vir à repro­duire des ins­crip­tions. Dans ses Règles typo­gra­phiques (1935), Louis-Emma­nuel Bros­sard explique : 

[…] par l’emploi de carac­tères d’œils dif­fé­rents, le com­po­si­teur doit s’ef­for­cer de repro­duire l’as­pect géné­ral de l’ins­crip­tion : les lettres de deux points4, les petites capi­tales, les corps de même force que celui du texte, mais de gros ou de petit œil, peuvent ser­vir pour résoudre ces difficultés.

Exemple de repro­duc­tion d’une ins­crip­tion jouant sur les variantes de gros­seur d’œil et de taille (petite et grande) des capi­tales. — Louis-Emma­nuel Bros­sard (1935).

L’œil du correcteur sur l’œil des lettres

À l’époque du plomb, en reli­sant une épreuve, le cor­rec­teur devait veiller aux lettres « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rap­port à la fonte uti­li­sée dans l’é­preuve, aux lettres plus grosses ou plus petites, plus grasses ou plus maigres. En jan­vier 1923, le Bul­le­tin offi­ciel des maîtres impri­meurs s’a­gace de la négli­gence de cer­tains compositeurs :

« L’ouvrier qui n’est pas méti­cu­leux n’aime pas son métier, […] peu lui impor­te­ra de mettre une paren­thèse œil gras d’un côté et œil maigre de l’autre. Il pense que le cor­rec­teur ne s’a­per­ce­vra de rien et quant au prote, croit-il, ses occu­pa­tions absor­bantes lui feront oublier de telles vétilles […]. » 

Mais le cor­rec­teur y veillait, comme à des tas d’autres choses.

Sources :

  • André, Jacques. « Luci­da a-t-elle un gros œil ? ». La Lettre GUTen­berg [en ligne], n° 5, avril 1995, p. 24-26. URL : https://www.gutenberg-asso.fr/?Lettre-GUTenberg-5.
  • —. Point typo­gra­phique et lon­gueurs en TEX [en ligne]. Pre­mière ver­sion : 4 février 2011. Der­nière mise à jour : 20 mai 2020. Consul­té le 11 novembre 2023. URL : http://Jacques-Andre.fr/fontex/point-typo.pdf.
  • Bros­sard, Louis-Emma­nuel. Le Cor­rec­teur typo­graphe. II : Les Règles typo­gra­phiques. Tours, Arrault, 1935.
  • Bul­le­tin offi­ciel (Union syn­di­cale des maîtres impri­meurs de France), n° 1, jan­vier 1923.
  • Dus­sert, Éric, Lau­cou, Chris­tian. Du corps à l’ou­vrage. Les mots du livre. La Table ronde, 2019.
  • Thi­bau­deau, Fran­çois. Manuel fran­çais de typo­gra­phie moderne. Paris, F. Thi­bau­deau, 1924.

  1. On par­lait aus­si de lettres dépas­santes du haut et de lettres longues en bas (Thi­bau­deau, p. 26). ↩︎
  2. L’œil ne doit donc pas être confon­du avec la hau­teur d’x. Voir Jean-Pierre Lacroux. ↩︎
  3. Voir « Typo­mètre », dans His­toires d’ou­tils arti­sa­naux [en ligne]. URL : https://histoiresdoutilsartisanaux.fr/outil.php?outil=Typometre. ↩︎
  4. « DEUX-POINTS, s. m. Imprim. Nom don­né aux grandes capi­tales fon­dues sur le double du corps d’un carac­tère ; par exemple, les lettres de deux points du 9 sont fon­dues sur 18 points. On désigne géné­ra­le­ment aujourd’­hui ces sortes de lettres sous le nom d’ini­tiales. » — Mau­rice Lachâtre, Nou­veau dic­tion­naire uni­ver­sel, t. II, F. Can­tel, 1869, p. 1298.  ↩︎

L’Atelier du livre d’art de l’Imprimerie nationale

Ouverture de la série d'été de "La Voix du Nord" consacrée à l'Atelier du livre d'art et de l'estampe, à Flers-en-Escrebieux (Nord). Photo Ludovic Maillard.
Ouver­ture de la série d’é­té de La Voix du Nord consa­crée à l’A­te­lier du livre d’art et de l’es­tampe, à Flers-en-Escre­bieux (Nord). Pho­to Ludo­vic Maillard.

Cet été, le quo­ti­dien La Voix du Nord a réa­li­sé un repor­tage à l’Ate­lier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie natio­nale, à Flers-en-Escre­bieux (Nord), « à la décou­verte d’amoureux de la lettre qui per­pé­tuent les tech­niques ances­trales du livre impri­mé ». Excel­lente ini­tia­tive ! C’est une série en quatre volets (je donne la date de mise en ligne, mais les articles ont paru dans le jour­nal impri­mé du dimanche) :

Présentation du site

22 juillet — « Un joyau du patri­moine historique. »

https://www.lavoixdunord.fr/1355015/article/2023-07-22/l-atelier-du-livre-d-art-et-de-l-estampe-flers-en-escrebieux-un-patrimoine

« C’est ici, en 2014, qu’un patri­moine remar­quable de l’Imprimerie natio­nale (IN Groupe) a été démé­na­gé de la rue de la Conven­tion, à Paris, où se situait l’ancien siège. 

« L’Imprimerie natio­nale, ce n’est pas seule­ment la fabri­ca­tion des titres d’identité et pas­se­ports sécu­ri­sés (un autre site indus­triel situé à Flers depuis 1974), c’est aus­si ce musée vivant, ouvert ponc­tuel­le­ment aux visiteurs […].

« Ici, ce sont dix col­la­bo­ra­teurs, amou­reux de la lettre, gar­diens d’un savoir-faire unique et pas­sés maître en la matière, qui y tra­vaillent quotidiennement.

« […] deux ouvrages [des livres d’ar­tistes] sont réa­li­sés par an en une cin­quan­taine d’exemplaires numérotés. »

Le cabinet de poinçons

29 juillet — « Des pièces pres­ti­gieuses clas­sées monu­ments historiques. »

https://www.lavoixdunord.fr/1357304/article/2023-07-29/le-cabinet-des-poincons-le-tresor-de-l-atelier-du-livre-d-art-flers-en

« Sept carac­tères latins ain­si que des carac­tères orien­taux, repré­sen­tant plus de 65 langues au monde, sont exclu­sifs à l’Imprimerie nationale. »

Le fondeur de caractères

5 août — Phi­lippe Mérille, maître d’art.

https://www.lavoixdunord.fr/1359232/article/2023-08-05/un-des-uniques-fondeurs-de-caracteres-est-l-atelier-du-livre-d-art-flers

« Il est aujourd’hui l’un des der­niers en Europe à maî­tri­ser ce savoir. Le site de Flers est d’ailleurs l’une des der­nières fon­de­ries de carac­tères à fonctionner. »

Le compositeur-typographe

12 août — Fré­dé­ric Lepetz.

https://www.lavoixdunord.fr/1361466/article/2023-08-12/le-compositeur-typographe-musicien-de-la-lettre-l-atelier-du-livre-flers

Où est abor­dé suc­cinc­te­ment la correction.

Je reprends le texte du site offi­ciel, plus précis :

« Le tra­vail de cor­rec­tion consiste dans la pré­pa­ra­tion ortho­gra­phique des manus­crits, la lec­ture en pre­mière épreuve, en mise en pages, en bon à tirer, révi­sion de bon à tirer après impo­si­tion et tierce avant le tirage, avec une atten­tion por­tée sur l’é­tat du carac­tère en plomb.

Didier Barrière, correcteur à l'Imprimerie nationale
Didier Bar­rière, correcteur.

« C’est dans ces der­nières étapes que le contrôle du pla­ce­ment des textes et des cli­chés dans la page, la véri­fi­ca­tion des ali­gne­ments et des marges, du sui­vi des folios, du repé­rage rec­to-ver­so prennent autant d’im­por­tance que la lec­ture pro­pre­ment dite.

« L’atelier du Livre d’art et de l’Estampe est l’une des der­nières impri­me­ries en France à dis­po­ser d’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel de haut niveau, Didier Bar­rière, qui exerce en tant que tel depuis plus de trente ans. »

Né en 1956, Didier Bar­rière « est à la fois cor­rec­teur d’imprimerie et res­pon­sable d’une petite biblio­thèque his­to­rique à Paris. Son inté­rêt pour le livre en tant qu’objet total, notam­ment pour les curio­si­tés lit­té­raires et typo­gra­phiques, l’a pous­sé à exhu­mer des textes inso­lites qui ont fait l’objet de publi­ca­tion dans des ouvrages », notam­ment dans Un cor­rec­teur fou à l’Imprimerie royale : Nico­las Cirier (éd. des Cendres, 1987), que je cite dans La biblio­thèque du cor­rec­teur. Il a aus­si évo­qué, avec le pho­to­graphe Oli­vier Doual, la mémoire du site pari­sien de l’Im­pri­me­rie natio­nale dans Sou­ve­nirs brouillés d’un palais typo­gra­phique (éd. des Cendres, 2010). Lire son por­trait sur le site des Édi­tions de l’Arbre ven­geur, dont j’ai tiré l’ex­trait précédent. 

Enfin, la bibliothèque historique

19 août — https://www.lavoixdunord.fr/1363454/article/2023-08-19/l-incroyable-bibliotheque-historique-de-l-atelier-du-livre-d-art-flers-en

« En plus du cabi­net des poin­çons […], l’Imprimerie natio­nale pos­sède une biblio­thèque his­to­rique, riche d’environ 35 000 volumes du xvie siècle à nos jours dont cer­tains sont consul­tables sur place. »

« Éric Nunes, biblio­thé­caire et cor­rec­teur typo­graphe, passe ses jour­nées au milieu de livres excep­tion­nels. Il a aus­si en charge la numé­ri­sa­tion de la bilio­thèque et des plus belles pièces. Comme L’Imitation du Christ, le pre­mier ouvrage impri­mé sur les presses de l’Imprimerie royale, fon­dée en 1640 par Riche­lieu, deve­nue par la suite Impri­me­rie nationale. »

Les recherches per­son­nelles d’É­ric Nunes sur l’histoire de l’imprimerie sont dis­po­nibles sur son site, Car­net du lab.

Un nou­vel ate­lier-musée, de 5 700 m2, devrait ouvrir à Douai en 2026.

Pour plus de détails sur l’A­te­lier du livre et de l’es­tampe, consul­tez le site offi­ciel.

☞ Voir aus­si Vincent Auger, un des der­niers typo­graphes fran­çais.

Sur l’enterrement discret d’un grand modeste, le trait d’union

Cer­tains l’appellent « tiret du 6 », d’autres « (signe) moins », d’autres encore « trait d’union » – les typo­graphes parlent, eux, de « divi­sion1 », plus rare­ment de « tiret quart de cadra­tin ». Mais la plu­part ignorent sans doute, comme moi jusqu’à hier, qu’un tour de passe-par­tout a été opé­ré, dans le monde de l’ingénierie, à la fin du xixe siècle.

En cher­chant autre chose, je lis ici : « Le tiret du 6 n’est pas un trait d’union ! » Je lis ailleurs : « Le “tiret du 6” n’a […] pas de valeur typo­gra­phique. » Je découvre aus­si que les déve­lop­peurs infor­ma­tiques l’appellent « trait d’union-signe moins » (hyphen-minus, en anglais). Me voi­là troublé !

Un article d’un site com­mu­nau­taire (24 jours du Web, infor­ma­tion confir­mée par le Wiki­pé­dia anglais) m’a éclairé : 

« Le signe - que vous connais­sez tous est un des carac­tères les plus acces­sibles sur nos cla­viers. Il n’est mal­heu­reu­se­ment qu’un (pauvre) héri­tage de la dac­ty­lo­gra­phie. En effet, il a été inven­té pour rem­pla­cer deux signes dis­tincts à la fois : le trait d’union et le signe moins. Ain­si les méca­nismes des machines à écrire s’en trou­vaient sim­pli­fiés. […]
Même si gra­phi­que­ment les deux pre­miers signes sont bien iden­tiques, ils n’ont en fait pas exac­te­ment le même sens. […]
Pour autant, l’usage du trait d’union étant très fré­quent, et le véri­table carac­tère bien plus dif­fi­cile à obte­nir, je vous recom­mande de ne pas vous mon­trer trop per­fec­tion­niste et de consi­dé­rer le carac­tère “trait d’union et signe moins” comme un simple trait d’union. C’est un com­pro­mis qui semble accep­table tant séman­ti­que­ment que graphiquement. »

Je savais que, par sim­pli­ci­té – et ce, depuis l’in­ven­tion de la machine à écrire –, le trait d’union était sou­vent employé comme signe moins, mais je pen­sais que seul ce signe mathé­ma­tique avait dis­pa­ru du cla­vier. J’ignorais que le vrai trait d’union (hyphen) avait, lui aus­si, disparu ! 

Il n’existe qua­si­ment plus que sous forme de réfé­rence chif­frée (U+2010), dans le stan­dard mon­dial Uni­code (le code du « trait d’union-signe moins » est U+002D). Il y a donc « confu­sion homo­gly­phique » des deux signes.  Si, comme il est dit plus haut, il est « bien plus dif­fi­cile à obte­nir », c’est que ce code est lais­sé vide par nombre de polices numé­riques, telle la Gara­mond de mon Mac : 

Le code du vrai trait d'union n'est pas affiché par la Garamond de mon Mac.
Le code du vrai trait d’u­nion n’est pas affi­ché par la Gara­mond de mon Mac.

Je ne suis pas cer­tain que la typo­gra­phie y ait vrai­ment per­du quelque chose. D’éventuels spé­cia­listes me détrom­pe­ront. (Plus gênante est la dif­fi­cul­té d’employer le vrai signe moins – lire mon article.) Mais j’ai été sur­pris par cette révé­la­tion impromptue.

Au pas­sage, j’ai décou­vert dans les pro­fon­deurs d’Unicode des tirets mécon­nus comme le trait d’union armé­nien (U+058A), le trait d’union double oblique (U+2E17) ou encore le trait d’union à tré­ma (U+2E1A). Ne me deman­dez pas à quoi ils servent… (Si vous le savez, vous pou­vez m’écrire !)

Traits d'union arménien, double oblique et à tréma.
Traits d’u­nion armé­nien, double oblique et à tréma.

Doré­na­vant, quand je me repen­che­rai, dans mes codes typo2, sur les usages du « trait d’u­nion », je sau­rai que le vrai, l’u­nique, a été enter­ré sans les hon­neurs, il y a quelque cent cin­quante ans, et qu’un impos­teur a pris sa place.

☞ Pour d’autres infos inté­res­santes, consul­ter la liste des articles.


Source illus­tra­tion du haut : Astu­to.

“Une espace”, vraiment ?

« Le logi­ciel Word affiche : “espaces non com­pris”. Espace est un mot fémi­nin, c’est le comble pour un cor­rec­teur ortho­gra­phique. » C’est, en sub­stance, ce que je lis dans les publi­ca­tions en ligne de nombre de confrères.

Fenêtre des sta­tis­tiques d’un docu­ment Word, qui en affiche les « carac­tères (espaces compris) ».

Certes, espace est bien, tra­di­tion­nel­le­ment, un sub­stan­tif fémi­nin en typo­gra­phie, mais Word est un logi­ciel tous publics, pas un outil réser­vé aux spé­cia­listes. Je com­prends que Micro­soft ait choi­si le genre le plus courant. 

Voir ce qu’en dit Anti­dote : 

En typo­gra­phie, le mot espace est géné­ra­le­ment fémi­nin, par­ti­cu­liè­re­ment quand il désigne la lamelle qu’on inter­ca­lait entre les carac­tères de plomb, de façon que les mots à impri­mer soient sépa­rés les uns des autres. Il y avait plu­sieurs varié­tés d’espaces, selon leur chasse (lar­geur) : espace fine, espace forte, espace moyenne, etc. De plus, par méto­ny­mie, les typo­graphes emploient sou­vent espace au fémi­nin pour dési­gner le blanc obte­nu entre les mots impri­més sur le papier, même si les tech­niques modernes d’impression ne font plus appel aux lamelles, mais à des carac­tères numé­riques, pour les­quels on a repris cer­taines anciennes appel­la­tions, comme espace fine. Cela dit, dans le lan­gage cou­rant, il n’est pas incor­rect de don­ner le genre mas­cu­lin à espace dans le sens géné­ral d’« inter­valle entre deux mots », puisqu’un des sens géné­riques du mot mas­cu­lin un espace est celui d’« inter­valle entre deux objets ».

De même, on trouve dans Le Grand Robert , à l’en­trée espace n. m., cette phrase : « L’es­pace entre deux mots est pro­duit par une espace. »

Dans le dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie : « En écri­vant, il faut ména­ger entre les mots un espace suffisant. »

Sa 8e édi­tion (1935) pré­ci­sait encore : « En termes de Typo­gra­phie, il désigne des Petites pièces de fonte, plus basses que la lettre, qui ne marquent point sur le papier, et qui servent à sépa­rer les mots l’un de l’autre. Dans ce sens il est fémi­nin. »

Enfin, dans le TLFI, on peut lire cette cita­tion : « Les carac­tères [des Contes de Per­rault] sont ceux du xviie siècle […] il y a de l’es­pace et un espace égal entre les mots, l’air y cir­cule à tra­vers avec une sorte d’ai­sance » (Sainte-Beuve, Nouv. lun­dis, t. 1, 1863-69, p. 297).

À l’ère de la publi­ca­tion entiè­re­ment infor­ma­ti­sée, l’at­ta­che­ment au genre fémi­nin pour espace est un choix dis­cu­table. L’u­sage tranchera. 

PS – Dans un docu­ment de 1965, dif­fu­sé dans un tweet par le syn­di­cat Cor­rec­teurs CGT, je lis : « Le même espace tu met­tras / Entre les mots exac­te­ment. » Tiens, donc ! D’a­près une cou­pure de presse publiée par le blog Biblio­Mag, ce texte remon­te­rait au milieu du xixe siècle, tou­jours avec « le même espace ». Voi­là qui confirme les sources pré­cé­dentes : même en typo­gra­phie, le mot espace n’est fémi­nin que lors­qu’il désigne le carac­tère. L’es­pace (le blanc) entre les mots reste masculin.

Les Commandements du typographe, 1965, où on lit "le même espace".
Les Com­man­de­ments du typo­graphe, 1965.

Médiuscules, échec d’un néologisme

En 1835, un typo­graphe dont nous savons peu de chose, Antoine Frey, a ten­té de lut­ter contre les termes pro­fes­sion­nels déjà éta­blis grandes capi­tales et bas-de-casse, au pro­fit de majus­cules et minus­cules, et d’im­po­ser le néo­lo­gisme médius­cules pour dési­gner les petites capi­tales. La pos­té­ri­té ne l’a pas suivi. 

Ci-des­sous, les pages 293-294 de son Nou­veau manuel com­plet de typo­gra­phie, où il déroule son raisonnement.

Ouvrage et néo­lo­gisme men­tion­nés par Jacques André et Chris­tian Lau­cou, dans His­toire de l’é­cri­ture typo­gra­phique : le xixe siècle fran­çais, Ate­lier Per­rous­seaux édi­teur, 2013. 

La majuscule comme choix politique

Devant la rédac­tion du New York Times le 30 juin 2020. Pho­to Johannes Eisele. AFP

Le 30 juin 2020, à la suite de la mort de George Floyd et des mani­fes­ta­tions qui ont secoué les États-Unis, le New York Times annonce qu’il met­tra désor­mais une majus­cule à l’ad­jec­tif Black, mais pas à white. L’agence de presse Asso­cia­ted Press l’a pré­cé­dé dans ce choix. 

C’est donc un choix poli­tique, un exemple de dis­cri­mi­na­tion posi­tive par la typo­gra­phie.

Sur ce sujet, Libé­ra­tion répond à la ques­tion d’un lecteur : 

Concer­nant une éven­tuelle capi­ta­li­sa­tion du mot « blanc », l’agence de presse AP se pose encore la ques­tion. Le New York Times, de son côté, a tran­ché : « Nous conser­ve­rons le trai­te­ment en minus­cule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une ques­tion évi­dente de paral­lé­lisme, il n’y a pas eu de mou­ve­ment com­pa­rable vers l’adoption géné­ra­li­sée d’un nou­veau style de “blanc”, et il y a moins le sen­ti­ment que “blanc” décrit une culture et une his­toire par­ta­gées. De plus, les groupes hai­neux et les supré­ma­cistes blancs ont long­temps pri­vi­lé­gié le style majus­cule, ce qui en soi est une rai­son pour l’éviter. »

En France, la grande majo­ri­té des médias met une majus­cule à « Blanc » et à « Noir », prin­ci­pa­le­ment pour des rai­sons gram­ma­ti­cales. C’est la règle du sub­stan­tif qui s’applique en effet. « Par ana­lo­gie avec les eth­niques [gen­ti­lés1] déri­vés de noms propres, on met la majus­cule à des noms qui dési­gnent des groupes humains, par exemple d’après la cou­leur de leur peau ou d’après l’endroit où ils résident (lequel n’est pas dési­gné par un vrai nom propre)», détaille le Gre­visse de la langue française.

C’est cette même règle qui est sui­vie depuis plu­sieurs années à Libé. « À par­tir du moment où on l’utilise comme une eth­nie, la règle des natio­na­li­tés s’applique », explique Michel Bec­quem­bois, chef du ser­vice édition.

J’en pro­fite pour don­ner les exemples du Grevisse :

Des Noirs en file indienne (Mal­raux, Anti­mé­moires, p. 163). — Les femmes ne sont pas comme les Noirs d’Amérique, comme les Juifs, une mino­ri­té (Beau­voir, Deux. sexe, t. I, p. 17). — L’Asie ras­semble la plus grande par­tie des Jaunes de la pla­nète (Grand dict. enc. Lar., art. Asie). — Ce bras­sage inces­sant de Pro­vin­ciaux et de Pari­siens (H. Wal­ter, Pho­no­lo­gie du fr., p. 16). — Un d’entre eux, qui se déclare sim­ple­ment Auver­gnat, a été ran­gé […] par­mi les Méri­dio­naux (A. Mar­ti­net, Pro­nonc. du fr. contemp., p. 29). — Les Peaux-Rouges du Nou­veau Monde (Ac. 2007).