Le Zwiebelfisch, une coquille d’un genre particulier

Ma consœur Bri­gitte Meyer m’a signa­lé l’exis­tence d’un terme inté­res­sant du voca­bu­laire typo­gra­phique alle­mand : Zwie­bel­fisch (nom mas­cu­lin). Ce mot, m’a-t-elle expli­qué, a été remis en vedette grâce à une chro­nique du même nom (2003-2012) dans le Spie­gel Online, où Bas­tian Sick, cor­rec­teur, tra­duc­teur et jour­na­liste, trai­tait des dif­fi­cul­tés de la langue alle­mande. Les six recueils de ces articles1 ont été des suc­cès de librai­rie (Sick est donc le Muriel Gil­bert local).

Dans le monde de l’im­pri­me­rie, Zwie­bel­fisch désigne une lettre à l’in­té­rieur d’un mot qui a été com­po­sée dans une autre police de carac­tères (pho­to ci-des­sous) ou un autre style d’é­cri­ture, par exemple un e gras dans un mot com­po­sé en épais­seur nor­male. Il s’a­git donc d’une coquille d’un genre par­ti­cu­lier. (Résul­tat d’une erreur de dis­tri­bu­tion, la coquille est, au sens strict, « une lettre à la place d’une autre, pro­ve­nant d’un cas­se­tin voi­sin, ou la même lettre mais appar­te­nant à une autre fonte ».)

Trois Zwie­bel­fische sou­li­gnés par l’im­pri­meur Mar­tin Z. Schrö­der sur son blog.

À l’é­poque du plomb, en fran­çais, on par­lait aus­si de lettre « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rap­port à la fonte uti­li­sée dans l’épreuve, d’une lettre plus grosse ou plus petite, plus grasse ou plus maigre (voir Qu’est-ce que l’œil d’une lettre ?), mais il ne s’a­gis­sait pas spé­ci­fi­que­ment d’une dif­fé­rence de police d’é­cri­ture. Je ne connais pas de mot fran­çais propre à ce cas.

Dans la langue alle­mande cou­rante, Zwie­bel­fisch (« pois­son-oignon ») est un syno­nyme de Uke­lei, l’é­qui­valent de notre ablette, qui se mange en fri­ture. C’est sans doute sa faible valeur (celle de l’oi­gnon) qui lui a valu de ser­vir de nom pour un défaut de typo­gra­phie. On appe­lait même Zwie­bel­fi­sch­bude (« baraque de pois­sons-oignons ») un ate­lier de typo­gra­phie qui com­met­tait beau­coup d’erreurs.

Fri­ture d’a­blettes. © Comu­gne­ro Silvana/Fotolia.

Bien avant la chro­nique du Spie­gel Online, le mot a été employé comme titre d’une revue consa­crée à la typo­gra­phie, à l’art du livre et à la lit­té­ra­ture, qui a paru de 1909 à 1934, puis briè­ve­ment entre 1946 et 1948.

Der Zwie­bel­fisch, revue de typo­gra­phie et d’art du livre, cou­ver­ture de 1909. Source : Wiki­pé­dia.

Aujourd’­hui, le nom Zwie­bel­fisch est celui d’une petite mai­son d’é­di­tion à Ber­lin, d’un maga­zine de la Freie Hoch­schule für Gra­fik-Desi­gn, à Fri­bourg, et d’un bar de Char­lot­ten­burg, à Ber­lin, qui existe depuis plus de trente ans. On le séri­gra­phie même sur des vête­ments pour homme.


  1. Sous le titre géné­ral Der Dativ ist dem Geni­tiv sein Tod. ↩︎

À propos des rats de bibliothèque, les vrais

Publicité de la Compagnie des libraires-experts de France (CLEF), parue dans un magazine en juin 1990. Collection personnelle.
Publi­ci­té de la Com­pa­gnie des libraires-experts de France (CLEF), parue dans un maga­zine en juin 1990. Col­lec­tion personnelle.

Vous connais­sez les rats de biblio­thèque, ces per­sonnes qui passent leur vie dans les livres1. (J’ai l’honneur d’en faire partie.)

« Ce sur­nom [leur] est don­né parce que les rats fré­quentent aus­si les biblio­thèques pour gri­gno­ter les livres » (R. Billoux, 1943). On les compte par­mi les « enne­mis du livre2 », avec la cha­leur, l’hu­mi­di­té, cer­tains insectes (vrillettes, pois­sons d’argent, psoques3…) et l’homme, bien sûr4.

Pour un biblio­phile (F. Fer­tiault, 1877), c’est tout le conte­nu du livre qui pro­fite au rat :

« Tout fier d’a­voir grim­pé sur la tête du livre, / C’est avec un entrain féroce qu’il se livre / À son gri­gno­te­ment, vrai gour­met, vrai glou­ton. // Quel régal ! De la marge et du texte il se gave. »

Jean Chevrier, eau-forte illustrant "Bouquins et rats" de François Fertiault, dans "Les Amoureux du livre. Sonnets d'un bibliophile. Fantaisies d'un bibliomane. Commandements du bibliophile. Bibliophiliana. Notes et anecdotes", Paris, Claudin, 1877, n. p.
Jean Che­vrier, eau-forte illus­trant « Bou­quins et rats » de Fran­çois Fer­tiault, dans Les Amou­reux du livre. Son­nets d’un biblio­phile. Fan­tai­sies d’un biblio­mane. Com­man­de­ments du biblio­phile. Biblio­phi­lia­na. Notes et anec­dotes, Paris, Clau­din, 1877, n. p.

Selon un autre biblio­phile (J. Mar­chand, 1940), les rats ne sont pas les plus dan­ge­reux des para­sites du livre :

« Comme leur taille leur défend de per­cer des gale­ries dans le corps des volumes, ces ron­geurs ne gri­gnotent guère que les cou­ver­tures et les bords ; si les marges sont vastes, ils portent dif­fi­ci­le­ment la dent jusqu’au texte : ne crois donc pas qu’ils s’abstiennent d’y tou­cher par res­pect — ou par mépris — de l’érudition. »

Pré­ci­sons que, si les dégâts pro­vo­qués par leur gri­gno­tage sont bien réels, ils ne sont pas authen­ti­que­ment bibliophages :

Ils « grignote[nt] les livres, dans le but sur­tout de construire leurs nids ; on a pu remar­quer leur pré­fé­rence pour les livres impri­més sur papier tendre. Si des étoffes en laine séjournent dans une biblio­thèque, les rats dévo­re­ront les dites étoffes plu­tôt que les livres » (R. Billoux).

Seul un écri­vain ima­gi­na­tif (Sam Savage, 2009) leur confère un vrai goût pour les livres :

« Dans les pre­miers temps, mon appé­tit était pri­mi­tif, orgiaque, impré­cis, goinfre — une bou­chée de Faulk­ner ou une bou­chée de Flau­bert, je ne fai­sais pas la dif­fé­rence —, mais il ne m’a pas fal­lu long­temps pour dis­cer­ner quelques nuances. J’ai tout d’abord remar­qué que chaque livre avait un goût propre — sucré, aigre, amer, doux, rance, salé, acide. »

Couverture de "Firmin. Autobiographie d’un grignoteur de livres", de Sam Savage, trad. Céline Leroy, Actes Sud, 2009.
Cou­ver­ture de Fir­min. Auto­bio­gra­phie d’un gri­gno­teur de livres, de Sam Savage, trad. Céline Leroy, Actes Sud, 2009.

Sources :

  • René Billoux, Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques, l’auteur, 1943, p. 99.
  • Fran­çois Fer­tiault, « Bou­quins et rats. I. L’assaut », dans Les Amou­reux du livre. Son­nets d’un biblio­phile. Fan­tai­sies d’un biblio­mane. Com­man­de­ments du biblio­phile. Biblio­phi­lia­na. Notes et anec­dotes, Paris, Clau­din, 1877, p. 12.
  • Jean Mar­chand, S’en­suit la tierce épitre fort récréa­tive, assai­son­née à l’huyle et au vinaigre, ou il est traic­té de quelques enne­mis tres cruels des biblio­thèques et des biblio­thé­caires, Impri­me­rie Taf­fard, Bor­deaux, 1940.
  • Sam Savage, Fir­min. Auto­bio­gra­phie d’un gri­gno­teur de livres, trad. Céline Leroy, Actes Sud, 2009.

  1. Voir Expressio.fr et le Wik­tio­naire. ↩︎
  2. Caro­line Laf­font et Raphaële Mou­ren, « Les enne­mis du livre », Bul­le­tin des biblio­thèques de France (BBF), 2005, no 1, p. 54-63. ↩︎
  3. Voir « Para­sites du livre », Wiki­pé­dia. ↩︎
  4. « […] les emprun­teurs, les incons­cients, les manieurs de ciseaux, les col­lec­tion­neurs de vignettes, les achar­nés du gri­bouillage et les… ama­teurs eux-mêmes. » (Ber­trand Gali­mard Fla­vi­gny, Être biblio­phile. Petit guide pra­tique, Séguier, 2004, p. 190.) Sans comp­ter ceux qui brûlent les livres (voir Lucien X. Polas­tron, Livres en feu. His­toire de la des­truc­tion sans fin des biblio­thèques, éd. rev. et augm., « Folio essais », Folio, 2009). ↩︎

Une subtilité typographique : la ponctuation suspendue

Selon cer­tains experts de la typo­gra­phie, comme Fer­nand Bau­din, les lignes d’un texte jus­ti­fié1 se ter­mi­nant par un signe de ponc­tua­tion simple ou une divi­sion (un trait d’union, en lan­gage cou­rant) paraissent légè­re­ment en retrait. D’autres parlent d’« impres­sion de trou2 ». 

Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l'alignement d'un texte justifié. Exemple tiré d'un hors-série de "Lire/Magazine littéraire" de 2022.
Les signes de ponc­tua­tion simples et divi­sions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’a­li­gne­ment d’un texte jus­ti­fié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine lit­té­raire de 2022.

Ce « pro­blème », auquel je n’é­tais pas sen­sible jus­qu’i­ci — comme beau­coup, j’i­ma­gine —, peut aujourd’­hui être réso­lu « tech­ni­que­ment, éco­no­mi­que­ment et esthé­ti­que­ment3 », si l’on uti­lise le logi­ciel de mise en page Adobe InDe­si­gn4. Celui-ci pro­pose, en effet, une option appe­lée « ali­gne­ment optique des marges », dont voi­ci l’explication : 

L’alignement des bor­dures gauche et droite des colonnes conte­nant des signes de ponc­tua­tion et des lettres telles que « W » peut sem­bler alté­ré. L’alignement optique des marges per­met de contrô­ler si les signes de ponc­tua­tion […] et le bord de cer­taines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble ali­gné5.

Elle est accom­pa­gnée de cette illustration :

Illustration extraite du manuel d'InDesign. Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges.
Avant (à gauche) et après (à droite) appli­ca­tion de l’option Ali­gne­ment optique des marges. Manuel en ligne du logi­ciel InDesign.

Cette « tech­nique typo­gra­phique sophis­ti­quée », le site MyFonts l’appelle « ponc­tua­tion sus­pen­due », ou « accro­chée », ou encore « hon­groise » (sans expli­quer ce der­nier terme). Il pré­cise que « les signes de ponc­tua­tion géné­ra­le­ment sus­pen­dus sont les points, les vir­gules, les traits d’u­nion, les tirets, les guille­mets et les asté­risques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».

On active cette option dans InDe­si­gn par le che­min sui­vant : menu Texte > Article > Ali­gne­ment optique des marges.

Deux exemples français récents

Bien qu’elle soit facile d’ac­cès, cette tech­nique est rare­ment mise en œuvre. J’en ai trou­vé un exemple dans un livre édi­té récem­ment par l’Imprimerie natio­nale (Impres­sions, 2021, p. 79) :

Alignement optique des marges dans l'ouvrage "Impressions" (Imprimerie nationale, 2021), p. 79.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans l’ou­vrage Impres­sions (Impri­me­rie natio­nale, 2021, p. 79).

L’heb­do­ma­daire cultu­rel Télé­ra­ma l’emploie également :

Alignement optique des marges dans un numéro de "Télérama" de 2024.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans Télé­ra­ma (no 3865, 7 février 2024).

Le Guide du typo­graphe (suisse romand) explique l’a­li­gne­ment optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’ap­plique dans ses pages6.

Une pratique ancienne

Mais il s’a­git de la res­tau­ra­tion d’un usage qui remonte aux ori­gines de l’im­pri­me­rie : on peut l’observer dans la Bible de Guten­berg ! Les cou­pures de mots en fin de ligne y sont mar­quées par deux traits obliques7, les­quels viennent dans la marge. (Le nombre de divi­sions suc­ces­sives n’est pas encore limi­té à trois, comme aujourd’hui : c’est la régu­la­ri­té de l’espacement qui prime8.)

Extrait de la Bible à 42 lignes : on note quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d'une reproduction dans "L'Effet Gutenberg" de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994), p. 81.
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (sur­li­gnées) quatre cou­pures suc­ces­sives, mar­quées par des doubles traits obliques, pla­cés dans la marge. Détail d’une repro­duc­tion dans L’Ef­fet Guten­berg de Fer­nand Bau­din (éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81).

NB — Je fête avec ce texte mon 300e article.


  1. C’est-à-dire ali­gné à gauche et à droite. ↩︎
  2. Asso­cia­tion GUTen­berg, « Com­ment amé­lio­rer la qua­li­té typo­gra­phique de son docu­ment ? », FAQ LaTeX, 23 novembre 2024. ↩︎
  3. Fer­nand Bau­din, L’Ef­fet Guten­berg, éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81. ↩︎
  4. Selon l’As­so­cia­tion GUTen­berg (page citée), on peut aus­si pro­gram­mer ce dépas­se­ment dans la marge en LaTeX. Il est nom­mé cha­rac­ter pro­tru­sion dans la docu­men­ta­tion en anglais. ↩︎
  5. Adobe InDe­si­gn, manuel en ligne, cha­pitre « Mise en forme des para­graphes », para­graphe « Créa­tion de ponc­tua­tion en retrait ». ↩︎
  6. Je remer­cie Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), de me l’a­voir rap­pe­lé. ↩︎
  7. Je retrouve ain­si l’un des signes, qui m’é­taient alors incon­nus, dont j’a­vais men­tion­né l’exis­tence dans l’ar­ticle « Sur l’enterrement dis­cret d’un grand modeste, le trait d’union ». ↩︎
  8. Pas­sion­né par la ques­tion de l’es­pa­ce­ment, Fer­nand Bau­din cite volon­tiers le cor­rec­teur typo­graphe Dési­ré Gref­fier : « L’espacement régu­lier des mots est la pre­mière qua­li­té d’une bonne com­po­si­tion typo­gra­phique. […] il vau­drait mieux faire une mau­vaise divi­sion qu’un mau­vais espa­ce­ment. […] la pre­mière règle d’unité en typo­gra­phie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement régu­liers. » Les Règles de la com­po­si­tion typo­gra­phique, Arnold Mul­ler, 1897, p. 4-7. ↩︎

Né sous le signe du Coq ? Vous êtes fait pour être correcteur

Si vous êtes né·e en 1957, 1969, 1981, 1993 ou 20051, vous avez peut-être des pré­dis­po­si­tions pour la cor­rec­tion. Du moins si l’on en croit l’astrologie chi­noise. En effet, dans un livre sur le coq, on peut lire, à pro­pos du signe por­tant le nom de cet ani­mal dans le zodiaque chinois :

"Coqs en contes", éd. Philippe Picquier, 2004

« Ce que d’aucuns consi­dèrent ennuyeux ne le rebute nul­le­ment. Il ne rechigne ni à la rou­tine ni aux tâches labo­rieuses telles que la pré­pa­ra­tion des bud­gets, la comp­ta­bi­li­té cou­rante, la cor­rec­tion de textes et d’épreuves d’imprimerie. […] Doté d’une grande intel­li­gence ana­ly­tique, il pos­sède un esprit logique et clair. Les imper­fec­tions, même minimes, l’agacent au plus haut point. Il n’aura de cesse qu’il ne cor­rige cette minus­cule erreur que per­sonne n’avait remar­quée avant lui. Il peut se mon­trer tatillon à l’extrême, sur­tout lorsqu’on bou­le­verse ses habi­tudes ou son emploi du temps. En revanche, il n’est pas impré­vi­sible :
 chaque chose à son heure et pas de rac­cour­cis. Cet excen­trique ne craint jamais de sou­le­ver des contro­verses afin de réta­blir l’ordre. »

Et plus loin :

« Ne sous-esti­mez jamais le talent du Coq : rien n’échappe à sa vigi­lance. Tôt ou tard, il effec­tue­ra un inven­taire et décou­vri­ra une erreur. Les meilleurs comp­tables, les spé­cia­listes de la pro­duc­ti­vi­té, les scien­ti­fiques, les stra­tèges, les cracks de l’informatique et les cor­rec­teurs d’épreuves appar­tiennent sou­vent à ce signe. »

Je dois cette infor­ma­tion à Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), que je remer­cie chaleureusement.

Source : « Le signe du Coq dans le zodiaque chi­nois », dans Coqs en contes, ouvrage col­lec­tif, éd. Phi­lippe Pic­quier, 2004.


  1. Voir les dates pré­cises sur Wiki­pé­dia. ↩︎

Le 6 mai, fête des typographes et des imprimeurs

Les typographes fêtent la Saint-Jean-Porte-Latine. Gravure de Pierre Eugène Lacoste, dans "Physiologie de l'imprimeur", de Constant Moisand, Paris, Desloges, 1842, p. 72.
Les typo­graphes fêtent la Saint-Jean-Porte-Latine. Gra­vure de Pierre Eugène Lacoste, dans Phy­sio­lo­gie de l’im­pri­meur, de Constant Moi­sand, Paris, Des­loges, 1842, p. 72. Source : Gallica/BnF.

Nous sommes le 6 mai, jour de la Saint-Jean-Porte-Latine. C’est la fête patro­nale des typo­graphes et des impri­meurs (mais aus­si des pape­tiers, des relieurs, des écri­vains, des copistes, des libraires, « enfin de tous ceux par les mains des­quels passe le livre, véhi­cule de la pen­sée1 » — et les cor­rec­teurs ?). Ou plu­tôt c’était une fête célé­brée depuis la fin du xvie siècle2, par une messe sui­vie d’un bal ou d’un ban­quet. « Avant la Révo­lu­tion, les impri­meurs, qui étaient admis à la cour, devaient, ce jour-là, fer­mer bou­tique et ate­liers sous peine d’a­mende3. »

Rappel de l'interdiction de travailler un jour de fête. "Code de la librairie et imprimerie de Paris", 1744.
Rap­pel de l’in­ter­dic­tion de tra­vailler un jour de fête. Code de la librai­rie et impri­me­rie de Paris, ou Confé­rence du régle­ment arrê­té au Conseil d’É­tat du Roy, le 28 février 1723, et ren­du com­mun pour tout le royaume, par arrêt du Conseil d’É­tat du 24 mars 1744. Source : Gallica/BnF.

Ensuite, la tra­di­tion s’est main­te­nue quelque temps dans cer­tains ateliers.

En 1836, par exemple, le Cour­rier du Midi aver­tit ses abon­nés que le ven­dre­di 6 mai, les ate­liers d’im­pri­me­rie seront fer­més, ce qui repous­se­ra la sor­tie du jour­nal daté du same­di au dimanche matin.

Avis de fermeture des ateliers le 6 mai, dans le "Courrier du Midi", 5 mai 1836.
Cour­rier du Midi, jour­nal de l’Hé­rault, 5 mai 1836. Source : Gallica/BnF.

Quand ils ont com­men­cé à fes­toyer, les typo­graphes ont du mal à s’arrêter4. Dans sa Phy­sio­lo­gie de l’imprimeur (1842), Constant Moi­sand raconte avec humour :

Vienne par exemple le six mai, jour de la St-Jean-Porte-Latine, fête des com­po­si­teurs, le singe5 fait ce qu’il appelle ses frais6. Tous les com­pa­gnons du même ate­lier se réunissent pour aller dîner aux Ven­danges de Bour­gogne7, et cet illustre res­tau­rant devient alors le théâtre des débauches les plus désor­don­nées. Cette déli­cieuse noce dure au moins trois jours, jus­qu’à ce qu’en­fin les eaux soient deve­nues tel­le­ment basses, qu’il faille retour­ner à ce mau­dit ate­lier8.

Mais la tra­di­tion est déjà en train de se perdre. Trente ans plus tard, la Saint-Jean-Porte-Latine « n’est plus guère chô­mée9 », selon le cor­rec­teur Eugène Bout­my (Dic­tion­naire de l’argot des typo­graphes, 1878).

Tou­te­fois, le Bul­le­tin folk­lo­rique d’Ile-de-France (1948) rap­porte qu’en 1899 les typo­graphes d’Étampes (Essonne) ont encore digne­ment mar­qué l’évènement. Une seule journée.

LES TYPOGRAPHES et « LA SAINT-JEAN PORTE-LATINE »

La cor­po­ra­tion des typo­graphes d’É­tampes don­nait […] tous les ans une fête en l’hon­neur de son saint patron : [s]aint Jean Porte Latine.
En 1899, les membres de cette impor­tante cor­po­ra­tion, coif­fés du cha­peau haut de forme, vêtus de la grande blouse noire du typo­graphe et por­tant la grosse cra­vate noire nouée ont défi­lé par les rues de la ville, aux accents entra[î]nants de marches exé­cu­tées par une fan­fare de bigo­phones10 et de chants d’une cho­rale dont tous les chan­teurs étaient recru­tés par­mi eux.

Un ensemble de bigophones caricaturé par Léonce Burret, 1913.
Un ensemble de bigo­phones cari­ca­tu­ré par Léonce Bur­ret en 1913. Source : Wiki­pé­dia.


À l’ex­tré­mi­té de la ville ils prirent d’as­saut, au nombre d’une cin­quan­taine,
les breacks11 [sic] qui devaient les emme­ner en excur­sion à Mil­ly en Gâti­nais (deve­nu depuis peu Mil­ly-la-Forêt).
À leur arri­vée à Mil­ly, ils firent grande sen­sa­tion sur les habi­tants qui mani­fes­tèrent leur joie.
Après avoir exé­cu­té plu­sieurs mor­ceaux de musique et des chants sur la grande place, ils se ren­dirent à l’hô­tel où un ban­quet leur avait été pré­pa­ré. Le repas, sablé au cham­pagne, fut fort gai. Les toasts furent sui­vis de chan­sons. Le retour se fit vers 2 heures du matin.

Dans la presse de la pre­mière moi­tié du xxe siècle, on trouve encore l’an­nonce ou le compte ren­du de ban­quets de typo­graphes et d’im­pri­meurs un dimanche proche de la date du 6 mai. Le 5 mai 1935, une messe à la basi­lique du Sacré-Cœur a réuni 250 pro­fes­sion­nels pari­siens du livre12.

En 1942, le gra­veur Jean Chièze a repré­sen­té saint Jean Porte Latine par­mi une série de « Saints patrons des métiers de France ». « Saint Jean est ici repré­sen­té jeune, imberbe, auréo­lé, assis, écri­vant son évan­gile sur un pupitre sou­te­nu par l’aigle, son prin­ci­pal attri­but. Il domine une scène se dérou­lant dans une impri­me­rie : l’un des ouvriers est à la presse. Sur le pre­mier des bois gra­vés se trou­vant au sol, on peut voir la repré­sen­ta­tion du sup­plice de [s]aint Jean (à Rome, il est plon­gé dans un chau­dron d’huile bouillante qui lui fit l’ef­fet d’un bain rafraî­chis­sant)13. »

"Saint Jean Porte Latine, patron des imprimeurs", estampe de Jean Chièze, 1942
Saint Jean Porte Latine, patron des impri­meurs, se fête le 6 mai. Estampe de Jean Chièze, éd. Hen­ri Lefebvre, 1942. Coll. musée Car­na­va­let, Paris.

  1. La Petite Presse, 10 mai 1887. ↩︎
  2. « Une décla­ra­tion du roi, du 10 sep­tembre 1572 […] accor­da [aux com­pa­gnons] […] qu’ils auront congé le jour de la Saint-Jean-Porte-Latine […] ». Louis Morin, Essai sur la police des com­pa­gnons impri­meurs sous l’an­cien régime, impr. de L. Sézanne (Lyon), 1898, p. 24. ↩︎
  3. Loc. cit. ↩︎
  4. « […] fêtes et ban­quets par­fois un peu intem­pes­tifs et pro­lon­gés », écrit Louis Bros­sard (Le Cor­rec­teur typo­graphe, 1924, p. 446). ↩︎
  5. Com­po­si­teur typo­graphe. ↩︎
  6. « Faire ses frais », c’est à la fois « faire des dépenses inha­bi­tuelles » et « être récom­pen­sé de ses peines ». Voir « Il faut que je m’a­muse un peu avant de prendre congé ! Je veux faire mes frais » (Bal­zac, Marâtre, 1848, III, 9, p. 104). — TLF. ↩︎
  7. Situé rue du Fau­bourg-du-Temple, à Paris. ↩︎
  8. Constant Moi­sand, Phy­sio­lo­gie de l’imprimeur, Paris, Des­loges, 1842, p. 72-73. ↩︎
  9. « C’é­tait dimanche la fête de Saint-Jean-Porte-Latine, patron des typo­grapbes. Elle coïn­cide avec l’é­pa­nouis­se­ment du prin­temps et l’ap­pa­ri­tion des feuilles. Ce serait une rai­son pour que le saint soit fêté digne­ment par ceux qu’il pro­tège ; mais il n’en a rien été croyons-nous à Bel­fort », regrette Le Ral­lie­ment (jour­nal répu­bli­cain du Ter­ri­toire de Bel­fort), le 10 mai 1888. ↩︎
  10. « Ins­tru­ment de musique bur­lesque, de formes diverses, dont on joue en chan­tant dans l’embouchure » (TLF). ↩︎
  11. Break : « Voi­ture décou­verte, à quatre roues (TLF). ↩︎
  12. Heb­do­ma­daire Choi­sir : vivre c’est choi­sir, 19 mai 1935. ↩︎
  13. Musée dépar­te­men­tal bre­ton, Quim­per. ↩︎

Le correcteur, “ennemi du journaliste”, pour Delphine de Girardin

Delphine de Girardin caricaturée par "Le Charivari" en 1848.
Del­phine de Girar­din cari­ca­tu­rée par Le Cha­ri­va­ri en 1848.

Au xixe siècle, si l’on vou­lait écrire et sur­tout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Cour­rier de Paris » dans le quo­ti­dien de son mari, « Mme Émile de Girar­din », pré­nom­mée Del­phine, avait choi­si le pseu­do­nyme du vicomte Charles de Lau­nay. Tant qu’à faire !

Mais fal­lait-il que mon­sieur le vicomte soit si dur avec le pauvre cor­rec­teur ? Après Bar­bey d’Aurevilly qui vou­lait l’abattre comme un chien (voir mon pré­cé­dent article), le voi­là dési­gné comme « enne­mi du jour­na­liste ». Lisez plutôt :

« Chaque ani­mal a son enne­mi natu­rel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le pour­suit, qui le tue et qui le mange ; et man­ger son enne­mi, c’est réel­le­ment vivre à ses dépens. La mouche a pour enne­mie l’araignée ; la colombe a pour enne­mi le vau­tour ; la bre­bis, le loup ; la sou­ris, le chat, et le chat, le mar­chand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour enne­mi l’homme, l’homme a pour enne­mi le démon, le peuple a pour enne­mi le phi­lan­thrope, le gou­ver­ne­ment a le publi­ciste, le poëte a le jour­na­liste, et le jour­na­liste a le correcteur. 

« Or, de tous les enne­mis, le cor­rec­teur est le plus dan­ge­reux, car il n’y a aucun recours contre sa négli­gence ; la veille on ne peut pré­voir ses coups, le len­de­main on ne peut gué­rir ses bles­sures. L’errata est per­mis à l’auteur, l’auteur a un droit de car­ton1 qui le console et le jus­ti­fie ; le feuille­to­niste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lec­teur est son unique ressource. 

« Mais encore il est des fautes inex­pli­cables que le lec­teur le plus intel­li­gent ne peut devi­ner ; ain­si l’erreur sui­vante s’étalant dans les graves colonnes du Moni­teur : “Le ministre des affaires étran­gères a obte­nu vingt mille francs pour le cho­co­lat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de cho­co­lat pour un seul minis­tère ; il y avait de quoi sou­le­ver le pays, ame­ner une révo­lu­tion ; au lieu de cela, il fal­lait lire : “vingt mille francs pour le consu­lat de Manille !” »

L’erreur paraît certes gros­sière, mais on ignore quel gri­bouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infor­tu­né confrère.

La Presse, 27 juillet 1837.


  1. Feuillet impri­mé après coup des­ti­né à rem­pla­cer, dans un volume, un pas­sage à modi­fier ou à cor­ri­ger (TLF). ↩︎

Un auteur en colère (contre le correcteur) peut être dangereux

Jules Bar­bey d’Au­re­vil­ly pho­to­gra­phié par Nadar.

Les cor­rec­teurs sont rare­ment mena­cés de mort dans l’exercice de leur tra­vail, et c’est heu­reux. Cer­tains auteurs, plus sour­cilleux et colé­riques que les autres, laissent cepen­dant explo­ser leur mécontentement. 

Vous connais­sez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon édi­teur] m’a écrit que le cor­rec­teur de l’imprimerie amé­lio­rait ma ponc­tua­tion, et j’ai télé­gra­phié l’ordre qu’on le des­cende sans lui lais­ser le temps de faire sa prière1. »

Eh bien, nous avons le pen­dant par­mi ses contem­po­rains fran­çais : « Je tue­rais un cor­rec­teur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chré­tien tue­rait un chien turc », a écrit Jules Bar­bey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Sta­nis­las Trébutien. 

Il faut dire que « […] tout en col­la­bo­rant pen­dant de longues années à des jour­naux, [Bar­bey] a infa­ti­ga­ble­ment ins­truit le pro­cès du jour­na­lisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irri­ta­tion lorsqu’il découvre qu’une main non­cha­lante ou mal­ha­bile a intro­duit des fautes dans son article, lors de l’impression ».

Ain­si, il écrit à Hec­tor de Saint-Maur, à pro­pos des typo­graphes du Consti­tu­tion­nel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bour­gogne en reli­sant mon article de ce matin, ils m’ont éclo­pé une phrase en oubliant un qui, et man­qué une date. »

On peut com­prendre son aga­ce­ment, sou­la­gés tout de même qu’il ait pré­fé­ré la plume au pistolet.

Source : Bar­bey d’Aurevilly jour­na­liste, articles et chro­niques choi­sis et pré­sen­tés par Pierre Glaudes, GF Flam­ma­rion, 2016.


  1. « Yes­ter­day Mr. Hall wrote that the prin­ter’s proof-rea­der was impro­ving my punc­tua­tion for me, & I tele­gra­phed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎

Dans un journal, une correction regrettable amuse Jean Yanne

Il arrive que, par mégarde, le cor­rec­teur ajoute une erreur, ce qui est fâcheux mais humain. Jean Yanne nous en raconte une savou­reuse, qui l’a fait rire.

couverture du livre "J'me marre" de Jean Yanne, Le Cherche midi, 2003.

« Outre les coquilles, ce que je trouve savou­reux dans la presse, c’est l’erreur qui se pro­duit entre le moment où le jour­na­liste écrit son article et le moment où il est impri­mé. Parce que c’est dans cet inter­valle que sévissent les cor­rec­teurs qui, quelque fois [sic], aggravent les choses. La plus belle que j’ai trou­vée, c’est dans un jour­nal bre­ton. Le jour­na­liste avait écrit SE pour sud-est, en abré­gé. Le début de son article était : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de sud-est.” Pas­sé dans les mains du cor­rec­teur, c’est deve­nu, une fois impri­mé : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de Son Émi­nence.” Je sais bien que la Bre­tagne est un pays catho­lique, mais là, j’me marre ! »

Jean Yanne, J’me marre, Le Cherche midi, 2003 [post­hume].

PS — L’exemple est amu­sant, en effet, mais rien ne dit qu’au moment où ce « fond de tiroir » (non daté) a été gla­né, il y avait encore un cor­rec­teur dans ce jour­nal. C’est l’habitude de s’en prendre au cor­rec­teur qui est ancienne.

☞ Voir aus­si « “Dis­trac­tions de cor­rec­teur”, une rubrique des années 1850 ».

“Les gens qui écrivent aux journaux”, article satirique de 1860

Titre du journal "Le Charivari", 23 octobre 1860

Les gens qui prennent la plume, ano­ny­me­ment ou non, pour se plaindre de leur jour­nal, en par­ti­cu­lier de ses man­que­ments à telle ou telle règle de gram­maire, ce n’est pas une nou­veau­té. Le Cha­ri­va­ri (1832-1937), jour­nal sati­rique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en ima­gi­nant le coup de sang d’un lec­teur, pré­lude à la rédac­tion de sa lettre.

LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.

Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pour­quoi j’éliminerais au pro­fit de la capi­tale de notre beau pays la pro­vince, cette terre pri­vi­lé­giée des maniaques et des ridicules.

Donc, repre­nons et disons avec plus de véri­té : Paris et la pro­vince sont bour­rés d’excentriques. Par­mi cette grande famille aus­si nom­breuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une varié­té assez curieuse à étu­dier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.

Ces agréables mono­manes passent leur temps à ana­ly­ser lettre par lettre, phrase par phrase, ali­néa par ali­néa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.

Et alors, quand le cor­rec­teur a par négli­gence lais­sé pas­ser une vir­gule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expé­dient une bonne lettre ano­nyme qui a la pré­ten­tion de tan­cer ver­te­ment le jour­na­liste pris en fla­grant délit d’erreur grammaticale.

Pour l’instruction des masses, voi­ci à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du cor­res­pon­dant puriste :
— Ah ! s’écrie ledit cor­res­pon­dant avec un cri de joie.
— Qu’est-ce ? fait un domi­no­tier inquiet.
— Encore une faute !
— Aux domi­nos ?
— Non, dans le jour­nal. Ces jour­na­listes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait ren­voyer tous à l’école pour faire un exemple.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Deman­dez-moi ce que celui-ci ne fait pas plu­tôt. On n’a pas idée de sem­blable igno­rance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ?
— Dame ! à dix ans…
— Eh bien, s’il écri­vait l’orthographe de cette façon, je le ferais par­tir pour les colo­nies.
— Vrai­ment.
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écri­vain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mau­vais article par jour, un poète man­qué qui s’enrichit à tra­cer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la gram­maire, c’est révol­tant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gou­ver­ne­ment souffre cela.
— Mais qu’a-t-il donc mis ?
— Com­ment écri­vez-vous pain de sucre ?
P, a, i, n, pain.
— Très bien, pain avec un n. Eh bien, regar­dez, il a mis paim.
— Où ça ?
— Ici, à gauche.
— C’est vrai, il a écrit paim.
— Il y a paim, inoui, inoui [sic] !
— Quels ignares que ces journalistes !

Ici le cor­res­pon­dant montre la feuille à tous les habi­tués, et quand tous ces hono­rables mono­manes se sont convain­cus que pain a pris un m sous la plume du mal­heu­reux fol­li­cu­laire, le Chris­tophe Colomb des coquilles demande d’une voix triom­phante une plume et du papier au gar­çon.
— Qu’allez-vous faire ?
— Lui don­ner gra­tis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me las­se­rai pas de le lui reprocher.

Auteur, cesse d’errer et je cesse d’écrire.

Le Cha­ri­va­ri, 23 octobre 1860.

Correcteur par nécessité, dans un roman des années 1930

couverture du roman "En route pour la vie", de Bertrande Rouzès, 1937

Dans un roman édi­fiant des années 1930, Hen­ri Ser­gier, fils d’une riche famille de la capi­tale, doit révé­ler à sa mère « des choses assez pénibles » à pro­pos de Richard Bel­le­court, « un de [s]es meilleurs cama­rades de col­lège » (l’é­ta­blis­se­ment pri­vé catho­lique Sta­nis­las). Pour avoir pla­cé toute sa for­tune dans des mines pétro­li­fères, « [s]on père s’est rui­né et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponc­tua­tion dans les dia­logues sont d’origine.)

[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse maté­rielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état phy­sique où cette détresse l’a jeté !
— Que veux-tu dire ?
— J’ai eu peine à le recon­naître, maman ! Il est en train de gâcher bête­ment sa jeu­nesse et sa san­té à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bel­le­court pos­sé­daient une impri­me­rie fort bien acha­lan­dée, rue Jacob. Cette impri­me­rie a, natu­rel­le­ment, été ven­due par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les pro­prié­taires actuels — d’affreux mer­can­tis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans res­sources, était allé leur pro­po­ser ses com­pé­tences, sais-tu quelle sorte d’emploi ?
— Je crois me sou­ve­nir qu’il secon­dait son père dans la direc­tion de l’imprimerie…
— Oui, bien sûr ! Il aurait pu occu­per, après la débâcle, un poste de confiance dans cette mai­son qui n’était plus la sienne, mais, sous pré­texte que les affaires mar­chaient moins bien, et qu’ils pou­vaient tout diri­ger par eux-mêmes, ils lui ont pro­po­sé, ain­si qu’on jette un os à un chien affa­mé, un vul­gaire emploi de cor­rec­teur !…
Qu’est-ce au juste que ce métier ?
Celui d’un bon ouvrier typo­graphe qui aurait reçu, à l’école pri­maire, une ins­truc­tion pas­sable. Si tu avais vu le pauvre sou­rire de Richard, quand il m’a expli­qué qu’il suf­fi­sait, pour être cor­rec­teur, « de pos­sé­der une bonne orto­graphe [sic], de connaître les signes conven­tion­nels de l’imprimerie, et, par-des­sus tout, d’être très méti­cu­leux, très atten­tif, afin de ne pas lais­ser pas­ser de « coquilles »…
« Méti­cu­leux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impé­tueux, cet indé­pen­dant, il est deve­nu méticuleux !…

“Un Richard absolument méconnaissable”

« Tu ne peux com­prendre, maman, quelle impres­sion cela m’a causé[e] de le trou­ver dégui­sé en prote, dans un affreux réduit com­pa­rable à un cachot, pre­nant jour sur une cour nau­séa­bonde, par une lucarne haut per­chée et plein d’une écœu­rante puan­teur de plomb fon­du qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était pen­ché au-des­sus d’une table gros­sière, macu­lée de taches, sur laquelle des pape­rasses s’éparpillaient. Une cent bou­gies1 répan­dait sur les épreuves typo­gra­phiques son aveu­glante clar­té. Et c’est cette clar­té qui m’a tout d’abord mon­tré un Richard abso­lu­ment mécon­nais­sable. Ses yeux étaient enfon­cés dans les orbites, ses joues creu­sées et cada­vé­riques et, quand, de sur­prise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeu­rées voû­tées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le pei­ner.
« — Que veux-tu, m’a-t-il répon­du d’un ton rési­gné. C’est for­cé qu’on s’anémie ici, dans le voi­si­nage de la fon­deuse2.
« — Mais pour­quoi ne t’a-t-on pas ins­tal­lé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je deman­dé.
« — Impos­sible ! Le cor­rec­teur doit demeu­rer à proxi­mi­té immé­diate des ate­liers. Cet esca­lier que tu vois y conduit direc­te­ment.
« — Alors, pour­quoi as-tu accep­té ça ?
« — Parce que je ne trou­vais pas autre chose, par ces temps dif­fi­ciles.
« — Com­ment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ?
« — Eh oui ! avec tout cela…
« — Il sou­riait avec une amer­tume qui fai­sait mal.
« — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons pour­suivre cette conver­sa­tion à l’air libre.
« — Impos­sible. Il faut attendre midi. Je suis appoin­té à la semaine et ne puis dis­po­ser de mon temps à ma guise.
« Il avait cet air sou­mis et mélan­co­lique des gens qui tra­vaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai sou­vent remar­qué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro…
« J’ai quit­té le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voi­sin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]

Ber­trande Rou­zès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.

☞ Voir aus­si, notam­ment, « Sou­ve­nirs de Jeanne Hum­bert, qui fut cor­rec­trice après la Seconde Guerre ».


  1. Une lampe de cent bou­gies, la bou­gie étant une « ancienne uni­té de mesure d’in­ten­si­té lumi­neuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
  2. L’a­né­mie est, en effet, un des symp­tômes de l’in­toxi­ca­tion au plomb ou satur­nisme. ↩︎
  3. En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’A­ca­dé­mie, pour Veillées soli­taires. ↩︎