“Le Correcteur de journaux”, poème de 1934

Poème trou­vé dans la Cir­cu­laire des protes, no 408, août 1934.

Extrait du poème "Le Correcteur de journaux", de Camille Mital, 1934.
Extrait du poème Le Cor­rec­teur de jour­naux, de Camille Mital, 1934.
le correcteur de journaux

Près de l’endroit sonore,
Couru, non inodore,
Dénommé lavabos1,
Tout proche des ballots,
Balais et balayures,
Quelle est cette figure
De scribe déplumé,
Décrépi, boucané2,
Qui, hagard, gesticule,
Se débat, ridicule,
Pitoyable aliéné,
Au milieu de carrés
De papier hydrophile3,
De pathos sur coquille,
Coquilles sur jésus4,
De vergé vermoulu,
De flacons de tisane
Auprès d’une banane !
De textes inédits,
De textes reproduits,
De notules curieuses5
Sur études copieuses
De crayons à copier
Plumes, buvards, encriers,
Et d’écrits regrattés, tels des palimpsestes,
Où la loupe elle-même inopérante reste6 ?
Ce fantoche affairé, c’est le vieux correcteur !
Investi de l’emploi par hasard, par malheur7,
Depuis trente-cinq ans il vit dans ce coin sombre,
En proie aux souvenirs, aux souvenirs sans nombre,
Du temps fortuné qu’il vécut au pays natal,
Dans sa terre (hypothéquée !), avec son cheval
(Ce cher ami), son chien, ses livres, ses chimères,
Spleen rendant ses nuits de labeur plus amères !

Alors que la batterie des « linos8 »
« Opère » avec ses servants les « typos »
(Cette métallurgie de la pensée
Qui fixe forme durable à l’idée),
La « roto9 » rote, ronfle, brait, mugit,
Bien que cherchant à restreindre son bruit ;
La linotype
Fume sa pipe
Toute bourrée de plomb fondu,
Ce qui produit, bien entendu,
De l’oxyde
Homicide10 ;
Experte, elle a son bras d’acier ;
Savante, elle a son clavier ;
Virtuose, mais discrète,
Elle joue des castagnettes !

En cette ambiance, en ce vacarme fiévreux,
Le correcteur, lui seul, reste silencieux.
Il brave tout : tapage,
Gaz, cris, « roto », clichage11,
Et, présomptueux, se fie à son savoir infus,
Tel, jadis, se vantait le fat Olibrius12 !
Pendant sept heures en grande lutte,
Il a lu vingt lignes à la minute !
Lu, dis-je, hélas ! et corrigé, puis annoté.
Raturé, paraphé, numéroté, daté.
Et, quand il sort enfin, à prime matinée,
Il résume ainsi sa lamentable pensée :
Travailler la nuit, sommeiller le jour,
Et vivre ce long calvaire toujours !

Vous, aspirants, imbus de sous-littérature,
Ne prenez pas l’emploi pour une sinécure,
Mais reportez-vous au vers que Dante inscrivit
Aux portes de l’enfer, antre à jamais maudit :

Lasciate ogni speranza !
(Abandonnez toute espérance !)

Camille Mital,
Correcteur.

  1. Voir aus­si : « Ain­si M. Dutri­pon était, en 1833, dans un cabi­net au-des­sous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tan­dis que sans chan­ger de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se ren­daient tour à tour, toute la jour­née, 150 ouvriers […] », dans le Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861. ↩︎
  2. Des­sé­ché. ↩︎
  3. Sans doute une allu­sion au fait que les épreuves des jour­naux étaient réa­li­sées sur du papier humi­di­fié. ↩︎
  4. La coquille et le jésus sont deux for­mats de papier, la pre­mière de 44 × 56 cm, le second de 56 × 76 cm. Mais la coquille est aus­si une erreur de com­po­si­tion typo­gra­phique. ↩︎
  5. Sans doute une allu­sion aux signes de cor­rec­tion, connus des seuls pro­fes­sion­nels de l’im­pri­me­rie. ↩︎
  6. Allu­sion aux manus­crits illi­sibles. Voir : « […] n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet », dans Un cor­rec­teur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865. ↩︎
  7. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un déclas­sé ? (1884). ↩︎
  8. Les lino­types, machines à com­po­ser. ↩︎
  9. La presse rota­tive. ↩︎
  10. Allu­sion au satur­nisme, intoxi­ca­tion au plomb fré­quente chez les typo­graphes. ↩︎
  11. Repro­duc­tion en relief de l’empreinte d’une com­po­si­tion mobile, per­met­tant de réa­li­ser plu­sieurs tirages. ↩︎
  12. « Un hypo­thé­tique gou­ver­neur des Gaules, répu­té avoir mar­ty­ri­sé sainte Reine en l’an 252. Tour­né en ridi­cule dans les repré­sen­ta­tions de mys­tères du Moyen Âge, ce serait de lui que vient l’u­ti­li­sa­tion d’Oli­brius dans le lan­gage » (Wiki­pé­dia).  ↩︎

Charles Gouriou, un (autre) correcteur-auteur discret

Demande d’adhé­sion de Charles Gou­riou à l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. (Cir­cu­laire des protes, no 427, mars 1936.)

Après bien des recherches infruc­tueuses, j’ai retrou­vé la trace de Charles Gou­riou, l’auteur du Mémen­to typo­gra­phique, une des réfé­rences des cor­rec­teurs professionnels.

Né à Brest1 en 1905, il est entré dans la pro­fes­sion en 1927 et pro­mu cor­rec­teur l’année sui­vante. En 1936, quand il adhère à l’Ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de France (pho­to), il est employé à la Librai­rie Hachette. Ses par­rains sont Georges Leclerc et Oscar Per­nel, tré­so­rier adjoint de l’A­mi­cale. Sa pré­sence est men­tion­née dans plu­sieurs assem­blées géné­rales de la sec­tion pari­sienne de l’Amicale en 1936 et 1937.

Il demeure alors 8, rue de Latran, à Paris (Ve), puis démé­nage l’année sui­vante 9, rue Laplace, dans le même arron­dis­se­ment. Le recen­se­ment de 1936, dans le quar­tier de la Sor­bonne, le fait appa­raître dans les archives de Paris. Il est marié à Marie, née en 1908, qui lui a don­né un fils en 1932, René2.

Charles Gou­riou avec femme et enfant, dans le recen­se­ment de 1936. Archives de Paris.
"Mémento typographique", Charles Gouriou, Hachette, 1961
Cou­ver­ture du Mémen­to typo­gra­phique, Hachette, 1961.

Quand il publie chez Hachette, son employeur (du moins peut-on le sup­po­ser), en 1961, son Mémen­to typo­gra­phique, appli­qué au « livre d’é­di­tion cou­rante », il a donc 56 ans et trente-trois ans de mai­son. L’ouvrage est pré­fa­cé par Robert Ranc (1905-1984), alors direc­teur de l’école Estienne. L’ou­vrage peut être consi­dé­ré comme la « marche typo­gra­phique » de la mai­son Hachette, puisque Ranc écrit :

La Librai­rie Hachette, qui avait depuis long­temps un tel lan­gage inté­rieur [sa propre gram­maire typo­gra­phique] bien mis au point et heu­reu­se­ment manié, a pen­sé pro­po­ser son code et les règles de son uti­li­sa­tion comme exemples, comme modèles mêmes, après avoir fait pro­cé­der à l’é­tude et au contrôle indis­pen­sables pour en faire un lan­gage non plus par­ti­cu­lier et de mai­son, mais pro­fes­sion­nel et de l’É­di­tion, un lan­gage com­mun aux auteurs et aux impri­meurs, faci­le­ment et géné­ra­le­ment utilisable.

Une « nou­velle édi­tion entiè­re­ment revue » par l’auteur (et sans la pré­face) paraî­tra en 1973. Elle sera rache­tée par le Cercle de la librai­rie et réédi­tée telle quelle en 1990 et 2010.

Charles Gou­riou, lui, est mort à Orsay (Essonne) en 1982.

Voi­là un autre cor­rec­teur-auteur exhu­mé, après Louis Emma­nuel Bros­sard.

Article mis à jour le 3 octobre 2024.


  1. Fiche Décès en France. ↩︎
  2. Je dois cette trou­vaille à mon amie Karine Cha­dey­ron, que je remer­cie. ↩︎

“Moquer quelqu’un”, retour de l’emploi transitif

Extrait de l’en­tre­tien « Tho­mas Clerc : “Avec ce livre, je fais de la socio­lo­gie tor­due” », Media­part, 7 sep­tembre 2024.

Le retour en grâce de l’emploi tran­si­tif du verbe moquer me sur­pre­nait depuis quelque temps et j’a­vais ten­dance à y voir une influence de l’an­glais1. J’ai enfin pris le temps de l’étudier.

Le Grand Robert fait le même constat :

REM. Cet emploi tran­si­tif n’est pas signa­lé par l’A­ca­dé­mie (8e éd., 1935). Lit­tré notait, au siècle der­nier : « On ne dit pas moquer qqn ; mais on dit être moqué par qqn. L’an­cienne langue employait régu­liè­re­ment l’ac­tif ». De nos jours, on constate, dans la langue lit­té­raire du moins, un retour à l’an­cien usage.

Dans sa 9e édi­tion, le Dic­tion­naire de l’Académie lui redonne toute sa place :

I. Verbe tran­si­tif.
Railler, tour­ner en déri­sion, en ridi­cule, rire de. Moquer un cama­rade. Moquer une ins­ti­tu­tion, une tra­di­tion. Il a été cruel­le­ment moqué. Si vous en usez comme cela, vous vous ferez moquer de vous ou, sim­ple­ment, vous vous ferez moquer.

Choix que valide le Gre­visse (§ 779, c, 1°) :

Moquer « se moquer de », igno­ré par le dict. de l’A­cad. de 1694 à 1935, y a trou­vé légi­ti­me­ment sa place en 2003, car, après une longue éclipse (depuis le début du xviie s.), il est ren­tré en faveur dans la langue écrite : Cette iro­nie de son fils l’ap­pe­lant : Maître, cher maître… pour moquer ce titre (A. Dau­det, Immor­tel, I). — Elle les insul­tait, les moquait comme des démons désar­més (Bar­rès, Col­line insp., VII). — L’ac­tion moque la pen­sée (Gide, Inci­dences, p. 51). — Cette obs­cu­ri­té de sur­face intrigue ; on le moque (Coc­teau, Rap­pel à l’ordre, p. 268). — Il a défié, nar­gué, moqué les polices qui le pour­chas­saient (Raym. Aron, dans l’Ex­press, 18 févr. 1983).
Être moqué avait échap­pé à la désué­tude (§ 772, c, 3°) et a sans doute favo­ri­sé la résurgence. […]

Pour le Larousse comme pour le Wik­tion­naire, il s’a­git aus­si d’un usage littéraire.


  1. Je n’é­tais pas le seul. Voir le forum Fran­çais notre belle langue, 30 mars 2020. ↩︎

Maîtriser le vocabulaire littéraire est utile au correcteur

D’où vient le mot « théâtre » ? Qu’est-ce qu’un « essai » ? Quelle est la dif­fé­rence entre le genre et le registre ? Com­ment a évo­lué le sens du mot « poé­sie » ? De quand date le mot « lit­té­ra­ture » ? À quand remonte la forme épis­to­laire ? Les lettres ont-elles tou­jours été sépa­rées des sciences ? C’est à des ques­tions de ce genre que répond ce petit livre, très instructif.

On y apprend, notam­ment, que ce n’est qu’au xixe siècle que l’orthographe est deve­nue un cri­tère d’embauche des fonc­tion­naires1 et que la gram­maire a ces­sé d’être « un code qui s’impose à tous » pour deve­nir « une matière dont on peut jouer » pour « être recon­nu comme un grand écri­vain ». Ces consi­dé­ra­tions ne peuvent qu’intéresser le correcteur.

Paul Aron et Alain Via­la, Les 100 mots du lit­té­raire, « Que sais-je ? », PUF, 2008 ; 2e éd. mise à jour, 2011.

NB — Ce « Que sais-je ? » syn­thé­tise Le Dic­tion­naire du lit­té­raire (PUF, 2010, 848 pages), diri­gé par les mêmes auteurs, aux­quels s’était adjoint Denis Saint-Jacques.


  1. « L’or­tho­graphe est deve­nue le cri­té­rium de la belle édu­ca­tion », constate Paul Valé­ry en 1936 (dans Varié­té III, p. 281). ↩︎

“Il en est certains qui…”, une forme classique

La construc­tion il en est certain(e)s qui semble, de nos jours, poser pro­blème à cer­tains cor­rec­teurs. Même Anti­dote bloque dessus.

C’est pour­tant une forme sou­te­nue, lit­té­raire, élégante.

Voi­ci ce qu’en dit l’Aca­dé­mie :

« Ser­vant au départ de com­plé­ment par­ti­tif, en est deve­nu un pro­nom d’appui pour les adjec­tifs numé­raux, les adverbes de quan­ti­té, les mots indé­fi­nis, les mots à sens néga­tif, les expres­sions dési­gnant une caté­go­rie pour­vue de telle ou telle qua­li­té. J’en veux un, cent. J’en connais beau­coup, peu. Il en est cer­tains qui… »

Quelques exemples :

« Il en est cer­taines [= des expres­sions], pas habi­tuelles, que tel sujet […], telle cir­cons­tance […] font affluer […] à la mémoire du cau­seur » (PROUST, Rech., t. III, p. 244).

« Tous les sen­ti­ments sont dans l’homme, mais il en est cer­tains pour­tant que l’on appelle exclu­si­ve­ment natu­rels, au lieu de les appe­ler sim­ple­ment plus fré­quents » (GIDE, Le Roi Can­daule, Pré­face, 2e éd.)

« Un essai, par défi­ni­tion, répond à des ques­tions d’actualité. Il en est cer­tains qui res­tent à jamais d’actualité » (En atten­dant Nadeau).

En l’absence d’antécédent, en désigne des personnes :

« […] dans le même temps, à gauche, il en est cer­tains qui espèrent écrire main­te­nant une nou­velle page… » (France Inter).

En peut être rem­pla­cé par un nom :

« Il est cer­tains esprits dont les sombres pen­sées
Sont d’un nuage épais tou­jours embar­ras­sées » (Boi­leau, L’Art poé­tique, chant 1).

« De même que les yeux habi­tués à ne voir que les cou­leurs douces sont bles­sés par le grand jour, de même il est cer­tains esprits aux­quels déplaisent les vio­lents contrastes » (BALZAC, Le Lys dans la val­lée, Pl., t. VIII, p. 942).

« En lit­té­ra­ture, en gas­tro­no­mie, il est cer­tains fruits qu’on mange à pleine bouche dont on a le gosier plein, et si suc­cu­lents que le jus vous entre jus­qu’au cœur » (FLAUBERT, Cor­res­pon­dance, 35, 11 oct. 1839).

« S’il est si dif­fi­cile d’ou­blier une femme auprès de laquelle on a trou­vé le bon­heur, c’est qu’il est cer­tains moments que l’i­ma­gi­na­tion ne peut se las­ser de repré­sen­ter et d’embellir » (STENDHAL, De l’a­mour, XXXIX bis).

« Il sait qu’il est cer­taines âmes qu’il n’emportera pas de vive lutte et qu’il importe de per­sua­der » (GIDE, Feuillets, in Jour­nal 1889-1939, Pl., p. 608).

Dans le même registre, voir l’article sur D’au­cuns dans la Vitrine lin­guis­tique.

“Comment écrire”, par Pierre Assouline

Pierre Assouline, "Comment écrire", Albin Michel, 2024

Dehors, une cou­ver­ture bronze métal­li­sé, satu­rée de noms d’écrivains ; dedans, une encre brune sur un papier crème, une maquette élé­gante, agré­men­tée de por­traits d’écrivains, de feuillets manus­crits ratu­rés, de cou­ver­tures de livres et de cita­tions en exergue. 

Le livre est joli­ment dédié « à mon ami Pierre Lemaitre, qui n’en aura pas besoin » ain­si qu’à Laurent Greilsamer. 

« Ce livre ne vous ren­dra pas écri­vain », pré­vient l’avant-propos. Il « vous aider[a] seule­ment à écrire si vous avez en vous le désir, la capa­ci­té, la dis­po­si­tion, le coup de men­ton néces­saires. Car on ne naît pas écri­vain ; on le devient. »

L’originalité de ce livre par rap­port à tant d’autres, c’est qu’il « est consti­tué de conseils tirés de cen­taines d’interviews d’écrivains à tra­vers le monde, ou de leurs propres textes, éclai­rant leurs tech­niques, leurs méthodes — ou leur absence de méthode —, leurs échecs, leurs trucs et astuces… »

Se suc­cèdent ain­si la méthode, le plan, le genre, le mode de nar­ra­tion, le style, les per­son­nages, les dia­logues, les des­crip­tions, la révi­sion et la cor­rec­tion, le titre et la fin du texte.

Pierre Assou­line, qui « n’oublie jamais le cor­rec­teur », comme je l’ai déjà écrit, nous men­tionne dans le cha­pitre 9 : 

On dit par­fois que le talent va dans le pre­mier jet et l’art dans les ver­sions ulté­rieures. Que dire alors du stade de la cor­rec­tion ? On dit sou­vent qu’il y a des cor­rec­teurs pour cela. Ce n’est pas une rai­son pour se repo­ser entiè­re­ment sur eux. Plus le manus­crit qui leur est remis est « propre », mieux c’est même s’il est évident qu’ils auront tou­jours à inter­ve­nir, c’est-à-dire à vous sou­mettre leurs rele­vés d’impropriétés, de bar­ba­rismes, de fautes d’accord et d’orthographe, de coquilles, d’inepties, d’incohérences, d’erreurs his­to­riques, d’incompréhensions, de contra­dic­tions, d’oublis… Il y faut non seule­ment une pro­fonde connais­sance de la langue et de la syn­taxe, mais un œil de lynx. Ils pro­posent, l’auteur dispose.

Dans le même cha­pitre, il cite le regret­té Jacques Drillon : « La ponc­tua­tion appar­tient à celui qui se relit. » Il raconte que Sime­non1 impo­sa à son édi­teur de jeter les épreuves des Anneaux de Bicêtre et d’en faire tirer d’autres parce qu’une vir­gule avait été dépla­cée dans la der­nière phrase : « Un jour, il ira voir son père, avec Lina. »

Il jus­ti­fia ain­si sa réac­tion : sans vir­gule avant Lina, ils vont à Fécamp natu­rel­le­ment et l’histoire finit bien ; avec vir­gule, ils y vont éga­le­ment, mais on com­prend qu’il y a un pro­blème et l’histoire finit mal. »

Voi­là de quoi inci­ter un « père la vir­gule » à la modestie ! 

Écri­vain et jour­na­liste, Pierre Assou­line enseigne l’écriture à Sciences Po depuis 1998. 

Pierre Assou­line, Comme écrire, Albin Michel, 2024, 336 pages.


  1. Lire aus­si Georges Sime­non et ses cor­rec­teurs. ↩︎

Le bureau des correcteurs du “Monde”, un dessin de 1990

"Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires ». Des­sin © Nico­las Guilbert.

Alors qu’il démé­na­geait de la rue des Ita­liens à la rue Fal­guière (du 9e au 15e arron­dis­se­ment de Paris), le jour­nal Le Monde ne pou­vait pas quit­ter l’immeuble qu’il avait occu­pé pen­dant qua­rante-cinq ans sans en gar­der quelques sou­ve­nirs. Plu­tôt que de com­man­der un repor­tage pho­to, il a confié ce soin à un illus­tra­teur. Nico­las Guil­bert a arpen­té les locaux vides — du bureau du direc­teur à la salle des rota­tives — et a sai­si d’un mince trait d’encre, sans ombres, les traces lais­sées par leurs occupants.

Dans cette ambiance un peu fan­to­ma­tique, la place de chaque objet est soi­gneu­se­ment déli­mi­tée. Piles de dos­siers et docu­ments divers, clas­seurs sus­pen­dus par mil­liers à la docu­men­ta­tion, agen­das lais­sés ouverts, tirages pho­to épin­glés aux murs… le papier est par­tout. Le maté­riel — télé­phones à cadran, ordi­na­teurs (encore peu nom­breux), fax, tubes pneu­ma­tiques pour la cir­cu­la­tion de la copie… — accuse son âge. Nombre de bureaux sont si encom­brés (la palme reve­nant à celui de la cri­tique lit­té­raire Nicole Zand) que j’avoue m’être deman­dé com­ment on a pu y travailler. 

Dans le bureau des cor­rec­teurs, au fond, une armoire métal­lique Dou­ville, bien gar­nie de dic­tion­naires. Le Larousse et le Dic­tion­naire des syno­nymes des « Usuels du Robert » y figurent en bonne place, avec Le Trom­bi­no­scope (annuaire du monde poli­tique fran­çais), un Cata­logue géné­ral clas­sique du maga­zine Dia­pa­son et des dic­tion­naires bilingues de Larousse (recon­nais­sables à leur logo en forme de S). On y aper­çoit aus­si Le Grand Robert (1971) et même le vieux Larousse du xxe siècle (1928-1933), tous deux en six volumes. Le dos mar­qué « Leconte » résiste à mon iden­ti­fi­ca­tion. Je ne connais pas de lexi­co­graphe de ce nom1.

Dictionnaires des correcteurs du "Monde". "Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires » [détail]. Des­sin © Nico­las Guilbert.

Sur le bureau lui-même, un plan incli­né, à la hau­teur réglable, où sont res­tés un sty­lo, un trom­bone et trois épreuves en cours de relec­ture. Détail inté­res­sant : les épreuves sont impri­mées en pla­card, c’est-à-dire sans mise en page, sous forme de longue colonne, à gauche de la grande feuille, ce qui laisse un vaste espace libre pour les annotations. 

"Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires » [détail]. Des­sin © Nico­las Guilbert.

On peut remer­cier Nico­las Guil­bert pour son sens de l’ob­ser­va­tion et la pré­ci­sion de son trait !

Ber­trand Poi­rot-Del­pech et Nico­las Guil­bert (des­sins), Rue des Ita­liens. Album sou­ve­nir, Le Monde/La Décou­verte, 1990, p. 36. Le texte de ce livre a été repu­blié par Le Monde en 2019, cette fois illus­tré de pho­tos d’ar­chive, pour les 75 ans du journal.


  1. On me sug­gère Leconte (Jacques) et Cibois (Phi­lippe), Que vive l’orthographe !, Le Seuil, Paris, 1989. ↩︎

Acheter des livres d’occasion, profiter du désherbage

Cet été, je me suis quelque peu lâché sur les acqui­si­tions. Les grands lec­teurs savent ce que c’est : de notes de bas de page en biblio­gra­phies, de recherches en recom­man­da­tions, il y a tou­jours plus de livres à lire, et on s’en réjouit. Bref, j’avais com­men­cé les vacances en réor­ga­ni­sant mes éta­gères, mais là, clai­re­ment, je manque de place. Un détail. « L’important, c’est de les avoir », dirait mon ami Laurent. 

Mal­gré les appa­rences, cet ensemble ne m’a pas coû­té cher. La plu­part des titres, je les ai ache­tés d’occasion, par­fois à un euro (via le com­pa­ra­teur de prix Chasse aux livres). Les biblio­thèques « désherbent » leur fonds, je com­plète le mien. Voi­là un sys­tème éco­no­mique qui me convient ! J’ai tout de même de la peine pour tous ces livres (et leurs auteurs) qui, mani­fes­te­ment, n’ont pas été ouverts ou si peu. 

Terme consa­cré en biblio­thé­co­no­mie, le désher­bage est une opé­ra­tion « des­ti­née à mettre en valeur les col­lec­tions dis­po­nibles et à offrir des res­sources constam­ment actua­li­sées aux usa­gers des biblio­thèques » (Wiki­pé­dia).

Pour ma part, confron­té comme elles « à des pro­blèmes récur­rents de réor­ga­ni­sa­tion, d’encombrement ou d’impossibilité d’extension », je ne pour­rai désher­ber que lorsque j’aurai ter­mi­né mes recherches. Là, je suis en plein dedans. Je vais devoir patien­ter un peu. 

Plus d’informations sur le désher­bage dans un PDF de l’Enssib.

Georges Brassens et le métier de correcteur (suite)

« Ce tra­vail-là nous res­semble quand même un peu mieux que tous les autres. » C’est du métier de cor­rec­teur que Georges Bras­sens parle ain­si à son ami Roger Tous­se­not, dans une lettre de 1948. Il vient de lui annon­cer avoir « failli [lui] trou­ver un emploi […] à Ce soir [grand quo­ti­dien com­mu­niste, 1937-1953]. Hélas, il aurait fal­lu y son­ger plus tôt1. »

Dans l’impasse Flo­ri­mont (Paris 15e), où il par­tage le petit logis de Jeanne et Mar­cel, on ne mange pas tous les jours. Bras­sens accepte assez stoï­que­ment les aléas de la vie d’artiste, que d’autres avant lui, comme Bau­de­laire, ont connus. La cor­res­pon­dance, entre Paris et Lyon, avec Tous­se­not lui est pré­cieuse. « […] tu es l’ami du meilleur de moi-même2 », lui écrit-il joli­ment. Ou encore : « En regret­tant ton absence phy­sique, je ne t’envoie pas notre ami­tié puisqu’elle réside chez toi, mais je te prie d’en user à ta guise3. » 

J’avais déjà écrit sur l’expérience de Bras­sens comme secré­taire de rédac­tion et cor­rec­teur du jour­nal Le Liber­taire. La lec­ture des Lettres à Tous­se­not, publiées en 20014, apporte un bon complément. 

C’est au siège de cet heb­do­ma­daire anar­chiste, quai de Val­my, que le phi­lo­sophe et le poète se ren­contrent. Ils ont alors res­pec­ti­ve­ment 20 et 25 ans. « Bras­sens pro­pose les articles de Tous­se­not à la rédac­tion qui les refuse. N’appréciant pas que l’on “cen­sure”, rec­ti­fie ou dis­cute ses choix, il quitte le jour­nal en jan­vier 1947 », raconte l’éditrice du recueil. Dans l’in­ti­mi­té de sa rela­tion avec Tous­se­not, Bras­sens qua­li­fie le jour­nal de « glos­saire d’idioties5 » et résume son équipe à « une ving­taine de cré­tins6 ». Admi­ra­teur exi­geant des textes de son ami, il lui écrit : « […] je dirai que tout ce que tu fais, tout ce que tu écris vau­drait que l’on créât un jour­nal ou une revue digne de nous. J’y ai son­gé7. »

À l’é­té 1948, Hen­ri Bouyé, qui vient de quit­ter la Fédé­ra­tion anar­chiste dont il était secré­taire géné­ral, décide de créer un nou­veau jour­nal. L’Anarchiste doit démar­rer comme men­suel avant de pas­ser heb­do­ma­daire. Bras­sens accepte d’en être rédac­teur en chef, dans l’espoir d’y pla­cer ses propres textes et ceux de Tous­se­not (« Bouyé devra me subir et te publier inté­gra­le­ment. C’est la condi­tion fon­da­men­tale de ma col­la­bo­ra­tion au jour­nal8 »). Mais, pré­cise-t-il, « je serai sur­tout char­gé de rendre les articles lisibles9 », ce qui ne l’enchante guère : « Mon Dieu, que d’améliorations de copies en pers­pec­tive ! Ce n’est pas du jour­na­lisme, c’est de la cor­rec­tion de devoirs10 ! » Ce jour­nal ne ver­ra pas le jour11.

Bras­sens gar­de­ra des sym­pa­thies anar­chistes, mais ne mili­te­ra plus jamais. Il est lan­cé dans la chan­son par Pata­chou en 1952. La cor­res­pon­dance avec « [s]on cher vieux », décli­nante depuis la fin de 1951, s’interrompt défi­ni­ti­ve­ment, mais le chan­teur lui ren­dra visite à Lyon, durant ses tour­nées ou en reve­nant de Sète, en 1953 et 1954. Roger Tous­se­not mour­ra à 38 ans, le 31 mai 1964, dans le plus grand dénue­ment. Bras­sens paie­ra ses obsèques. Il ne quit­te­ra l’impasse Flo­ri­mont qu’en 1967.

Georges Bras­sens, Lettres à Tous­se­not, 1946-1950, recueil com­po­sé par Janine Marc-Pezet, Tex­tuel, 2001, 224 pages.

Couverture des "Lettres à Toussenot, 1946-1950," de Georges Brassens,  Textuel, 2001.

  1. Lettre du 20 août 1948. ↩︎
  2. Lettre du 16 novembre 1948. ↩︎
  3. Lettre du 15 juin 1948. ↩︎
  4. Les lettres de Tous­se­not n’ont pas été retrou­vées. ↩︎
  5. Lettre du 29 mars 1948. ↩︎
  6. Lettre du 2 octobre 1946. ↩︎
  7. Lettre du 29 mars 1948. ↩︎
  8. Lettre du 9 sep­tembre 1948. ↩︎
  9. Lettre du 24 juillet 1948. ↩︎
  10. Lettre du 15 juillet 1948. ↩︎
  11. Bras­sens a aus­si ten­té de tra­vailler dans un ate­lier de reliure, mais « l’au­to­ri­ta­risme » du direc­teur l’a fait fuir. Il raconte à Tous­se­not : « Songe qu’il a eu cette audace de me dire d’un ton tran­chant que la pipe est un ins­tru­ment qui sent mau­vais de l’avis des clients, et, bro­chant sur le tout, il m’a inti­mé ex abrup­to l’ordre d’aller remettre une feuille de papier qu’il appe­lait une fac­ture à un mon­sieur que je n’avais jamais ren­con­tré et à qui je n’avais pas été pré­sen­té. J’aurais fini par l’attraper et le balan­cer par la fenêtre. J’ai choi­si la pru­dence » (lettre du 10 avril 1949). ↩︎

Une “nouvelle” chanson du correcteur

Une « chan­son du cor­rec­teur » m’avait curieu­se­ment échap­pé jusqu’ici (☞ voir Chan­sons du cor­rec­teur). Signée d’un cer­tain Legrain, elle nous a été trans­mise par Eugène Bout­my dans une édi­tion de 1878 de son Dic­tion­naire de la langue verte typo­gra­phique, où celui-ci est sui­vi de Chants dus à la Muse typo­gra­phique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en man­quât une et qu’elle rece­lât des trésors.)

Deux pre­mières strophes de la chan­son Le Cor­rec­teur et le Teneur de copie, signée Legrain, s.d. (2e moi­tié du xixe s. ?)

Quelques expli­ca­tions :

Cette chan­son rap­pelle une pra­tique aujourd’hui dis­pa­rue. En reli­sant les pre­mières épreuves (dites typo­gra­phiques), le cor­rec­teur était assis­té d’un teneur de copie (en typo­gra­phie, la copie désigne le texte des­ti­né à l’im­pres­sion) : il la « chan­tait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en pro­non­çant la ponc­tua­tion et l’orthographe si néces­saire, notam­ment les accents. Le cor­rec­teur pou­vait ain­si véri­fier la confor­mi­té de la com­po­si­tion avec la copie. On employait à cette tâche soit un appren­ti, soit un vieux cor­rec­teur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fati­guée pour qu’il cor­ri­geât lui-même. 

Le cor­rec­teur était sou­vent un « déclas­sé1 » : sor­ti de l’université ou du sémi­naire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dra­ma­turge, avant de se résoudre à « faire un métier ». 

La chan­son Le Gre­nier (dont un vers récur­rent est en effet « Dans un gre­nier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béran­ger (1780-1857), qui fut lui-même typo­graphe. Sur You­Tube, on peut l’en­tendre inter­pré­tée par Jean Clé­ment en 1935

Cri­raient au lieu de crie­raient est une licence poé­tique (pour gagner un pied).

Enfin, un bour­don est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de para­graphes entiers lors de la composition. 

LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE
par legrain

Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

Un correcteur sur certaines épreuves
Avec amour chaque faute indiquait.
Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves :
De tous côtés la marge s’emplissait.
« Lis donc ! » dit-il au teneur de copie.
Un ronflement répond ; il dit plus bas :
« Ta tête grise en paix s’est assoupie,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse,
Jours d’espérance et de déceptions,
Tu te revois, oubliant ta détresse,
Au temps passé de tes illusions.
Chaque journée amenait un déboire :
Qui veut monter souvent retombe en bas…
En ce moment, si tu rêves de gloire,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Mais sur ta lèvre apparaît un sourire :
Est-ce un roman dont le style plaira ?
Quelque sonnet dont on ne peut médire,
Un long poème, un sujet d’opéra ?
D’Oreste enfin retraçant les furies,
Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas !
On applaudit, on pleure… aux galeries :
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ;
On te siffla… Tu dus faire un métier.
En notre état, l’usage est qu’un poète
Fera toujours un méchant ouvrier :
Censurant tout dans ton humeur chagrine
De nos grands noms tu fais un faible cas ;
Tu blâmerais les vers de Lamartine…
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Repose, ami ; mais demain nos familles
Criraient la faim… terminons ce labeur. »
Et derechef il marquait des coquilles
Quand un bourdon excite sa fureur !
Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire,
Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas !
On me versait… Je crois que j’allais boire :
Une autre fois ne me réveille pas ! »

  1. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un « déclas­sé » ? (1884). ↩︎