Le 27 juin 1908, dans son supplément littéraire, Le Figaro publiait une nouvelle inédite de Jacques des Gachons (1868-1945), intitulée La Coquille. J’en reproduis un large extrait.
Récemment installé en banlieue de Paris, le narrateur est intrigué par une des villas de son quartier et par son propriétaire. Le soir, avant de rentrer chez lui, il observe son voisin, et ses curieuses habitudes de lecture, à travers la fenêtre éclairée de son salon.
« […] La Coquille, quel joli nom pour la maison d’un sage ! […]
On m’avait dit le nom de l’hôte de la Coquille, Isidore Bonin. Sans doute, s’il avait écrit, l’avait-il fait sous un pseudonyme. Mais qu’importait ce mystère. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas le passé, c’était le présent, c’était la villa la Coquille.
« […] M. Isidore Bonin lit. Il lit gravement, les doigts le long de sa belle barbe blanche. On sent qu’à mesure qu’il avance dans sa lecture, le plaisir, comme un philtre, pénètre en lui ; parfois, il hoche la tête à petits coups approbateurs ; d’autrefois [sic], le visage illuminé, il saisit un crayon, souligne un passage, ajoute une croix en marge, puis il jette les bras en l’air et il rit, il rit. J’entends son rire de l’allée où je marche à petits pas peureux. M. Isidore Bonin, parfois, rit trop fort. Cela me contrarie un peu. Il est peu de livres qui procurent un si gros éclat de rire et M. Bonin rit très souvent.
« M. Bonin est méthodique. À huit heures, il allume sa pipe et se carre un peu plus dans son fauteuil. Sans doute, il rumine la nourriture intellectuelle qu’il vient de mâcher page à page. Il ferme les yeux et remue la tête de gauche à droite et de droite à gauche, vivement, avec une sorte de sourire. Ah ! il ne laisse pas le suc des livres s’échapper de lui à mesure qu’il lui arrive : il le retient, le retourne, le savoure ; il le fait sien.
« La pipe achevée, il reprend son crayon, feuillette le livre terminé et reporte au commencement du tome le numéro des pages annotées. Parfois, il n’y résiste pas et lit, tout haut, à sa femme, qui, d’avance, approuve un des passages particulièrement intéressant. La citation se termine d’ordinaire par une pantomime que je n’ai jamais bien comprise. Il compte avec ses doigts, jusqu’à cinq, parfois jusqu’à neuf, devient grave, hausse les épaules, reste un moment immobile, puis il esquisse un geste d’irresponsabilité et laisse le sourire chassé revenir dans ses yeux.
« C’est cette petite scène finale qui, renouvelée, m’intrigua tellement que je fus bientôt mordu par le désir de faire la connaissance de cet homme qui trouvait tant de plaisir dans les livres. »
N’y tenant plus, le narrateur cherche le moyen de pénétrer chez son voisin. Une question de voirie fait l’affaire.
« […]
— Excusez-moi, monsieur, de vous avoir dérangé, lui dis-je. Je n’aurais garde d’abuser de vos précieux moments. Moi aussi je vis parmi les livres et je sais combien l’on aime peu à voir violer leur bonne retraite. II faut plaindre ceux dont le logis n’est pas tapissé de ces chers amis…
D’un coup d’œil circulaire, je caressai les six rangées de reliures…
— Sans doute, sans doute, murmura le vieillard, un peu confus.
— Les livres sont immortels. Ils ne meurent jamais que d’accident… Il nous en vient des temps les plus reculés… Il en est qui vivront peut-être des milliers de siècles après nous… Ce sont les fruits de l’homme et de Dieu…
— Sans doute, sans doute…
Je continuai mon dithyrambe, pour me mettre à l’unisson des sentiments de cet homme.
— Que vous êtes heureux, de baigner votre vieillesse dans leur éternelle jouvence. Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais j’ai vu, en passant, le soir, devant votre maison, que vous aimiez les livres…
Enfin, je me tais. Le vieux bibliophile put placer un mot :
— Ah ! oui, monsieur, j’aime les livres. J’en ai tant fait, pendant quarante années…
— Mais qui donc êtes-vous, mon cher maître ? murmurai-je ému soudain à cette déclaration.
— Voici ma rangée, dit-il, penché vers le second rayon de sa bibliothèque. Ils ne sont pas tous là. Ma maison serait trop petite pour les contenir tous ! Mais ce sont, en quelque sorte, mes préférés, ceux auxquels j’ai pu apporter tous mes soins.
Du doigt, il guida mes regards et je lus sur les dos alignés : « Victor Cherbuliez, Edmond About, Louis Enault, Francis Wey, Ouida… »
Le vieillard, sans doute, se moquait de moi. Je me mis à rire.
— Tous ne sont pas à votre goût, peut-être, s’empressa-t-il d’ajouter. Moi, j’ai mes raisons…
Quelle désillusion ! Mon voisin était fou ! Je crus devoir flatter sa manie. J’avisai quelques ouvrages récents qui formaient une pile sur la table. Il y avait des romans de Bazin, de Loti, de Rod…
— Vos dernières œuvres, sans doute ?
— Oh ! non, monsieur, répondit-il, j’ai cessé tout travail. Mais on ne quitte pas les livres du jour au lendemain. J’achète les derniers romans pour rester au courant des travaux de mes confrères. Et, soit dit entre nous, tout ce qui paraît ne vaut pas tripette. Ça ne tient pas debout !…
— Vous êtes sévère.
— Je suis clairvoyant. De mon temps, monsieur, on était consciencieux.
Ce n’était pas là le propos d’un insensé.
— Combien je suis de votre avis ! dis-je, pris à son accent sincère.
— On ne sait plus écrire. Les points, les accents, les virgules, les lettres majuscules, l’orthographe, la syntaxe, on ignore tout. Aujourd’hui, on lit en courant, pourquoi n’écrirait-on pas de même ? Il y a des exceptions, certes. Quelques ouvrages de luxe sont présentables. Il y a des maisons honorables qui restent dans la bonne tradition. Mais ouvrez un peu ceci, et cela.
Il me tendit un roman de Paul Adam, un livre de nouvelles de Jean Lorrain.
— C’est tellement exécrable, monsieur, que cela en devient délicieux. C’est un régal. Tout ce rayon est consacré à mes trouvailles en ce genre. Jetez un œil sur ce volume de vers.
Je pris le livre dans mes mains et l’ouvris, pour ne point désobliger mon hôte. En marge, au crayon, s’alignaient une file ininterrompue de corrections : vers faux, orthographe inhabituelle, lettre transposée, lettre d’un corps différent du reste du poème, pagination erronée, titre courant omis, déléatur, etc.
« Un nuage à l’horizon se déchira, et je vis clair dans la villa de la Coquille.
J’étais chez un vieux correcteur en retraite.
Il ne lisait pas, le soir, sous la lampe[,] il épelait. Il collectionnait les coquilles[.]
[…] »
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