Pour l’augmentation du salaire des correcteurs, 1867

Cyrille Pignard, Le Correcteur d'imprimerie, première page, 1867
Pre­mière page de la bro­chure de Cyrille Pignard, avec cachets du dépôt légal et de la Biblio­thèque impériale.

J’ai trou­vé à la Biblio­thèque natio­nale une bro­chure de sept pages, sobre­ment titrée Le Cor­rec­teur d’imprimerie, deman­dant pour les cor­rec­teurs une aug­men­ta­tion de salaire. Ache­vée d’être rédi­gée à Paris le 10 octobre 1867, elle est signée de « Cyrille Pignard, cor­rec­teur, Rue de l’École-de-Médecine, 111 », et impri­mée chez « Félix Mal­teste et Ce, 22, rue des Deux-Portes-Saint-Sau­veur [rue Dus­soubs depuis 1881, 2e arrondissement] ». 

« Aux yeux d’un homme de lettres ou d’un édi­teur igno­rant du fait, écrit Pignard, le cor­rec­teur passe pour tenir le pre­mier rang dans la hié­rar­chie admi­nis­tra­tive d’une impri­me­rie » et « doit tou­cher un beau denier dans la rétri­bu­tion des ser­vices ren­dus ». « Nous sommes bien loin de cette réa­li­té », se lamente notre confrère. « Notre salaire quo­ti­dien varie de 5 à 6 francs1, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amé­lio­ra­tion dans notre sort ; tan­dis que le tra­vail de l’ouvrier subit chaque jour une amé­lio­ra­tion pro­por­tion­née aux exi­gences de la vie maté­rielle. » Encou­ra­gé par la récente créa­tion de la Socié­té des cor­rec­teurs (en 1866, avec le sou­tien de l’im­pri­meur Ambroise Fir­min-Didot), il demande donc « la juste rému­né­ra­tion [des] tra­vaux [du cor­rec­teur]». Voi­ci son argumentaire.

“Nos voix n’avaient pas d’écho”

« Jusqu’ici nous avons vécu d’une vie égoïste ; aucun lien fra­ter­nel n’est venu réunir les fais­ceaux dis­joints de notre cor­po­ra­tion. Dis­sé­mi­nés un par un, deux par deux, dans toutes les impri­me­ries de Paris, épar­pillés sans moyens d’entente, sans lien de cohé­sion, nos récla­ma­tions indi­vi­duelles se sont pro­duites, nous avons pro­tes­té contre la situa­tion ano­male qui nous était faite ; mais nos voix n’avaient pas d’écho, nous prê­chions dans le désert.

« Grâce à notre nou­velle asso­cia­tion, qui pro­met les plus heu­reux résul­tats, toute force nous est don­née pour nous faire entendre et reven­di­quer au nom de tous les droits de cha­cun. Des mesures éner­giques doivent être prises dans l’intérêt com­mun, une réno­va­tion com­plète est néces­saire. Je pro­pose donc d’appliquer les six bases sui­vantes au nou­vel ordre de choses, avec l’adhésion tou­te­fois de MM. les maîtres impri­meurs, chose indis­pen­sable, je l’avoue ; je prie en outre, ces mes­sieurs d’excuser la forme impé­ra­tive de mes conclu­sions, forme que j’ai choi­sie pour sa clar­té et sa précision.

« 1o MM. les maîtres impri­meurs ne recru­te­ront leur per­son­nel de cor­rec­tion que dans notre Socié­té même.

« 2o Toute per­sonne dési­rant faire par­tie de notre cor­po­ra­tion devra préa­la­ble­ment être exa­mi­née par une com­mis­sion nom­mée ad hoc et choi­sie au sein même de la Socié­té2.

« 3o Le cor­rec­teur sera sous la dépen­dance immé­diate du maître imprimeur.

« 4o Le cor­rec­teur atta­ché aux jour­naux quo­ti­diens tou­che­ra 3,000 francs d’appointements par année au minimum.

« 5o Le cor­rec­teur atta­ché à une impri­me­rie pour toutes lec­tures aura droit à 9 francs par jour pour neuf heures de tra­vail effectif.

« 6o Les épreuves lues aux pièces, pre­mières ou bons à tirer indis­tinc­te­ment, seront payées à rai­son de 8 francs pour 100 francs de com­po­si­tion. Quant aux sur­charges, le prix en sera loya­le­ment débat­tu entre les intéressés.

« Toutes ces mesures me semblent par­fai­te­ment réa­li­sables. Je sais que quelques-unes m’aliéneront cer­tains esprits ; on me fera cer­tai­ne­ment des objec­tions, mais je les attends de pied ferme, et suis pro­fon­dé­ment convain­cu que par cette voie seule nous pou­vons atteindre notre but et nous rele­ver de notre déchéance immé­ri­tée. Cette vieille maxime trouve ici tout natu­rel­le­ment sa place : Qui veut la fin veut les moyens.

« Quant à la ques­tion de salaire, nos récla­ma­tions ne me semblent pas outre-pas­ser3 les bornes du droit, du juste. Cette ques­tion est d’une majeure impor­tance non-seule­ment sous le rap­port maté­riel, mais encore et sur­tout pour l’élévation du niveau moral et intel­lec­tuel de notre asso­cia­tion. En effet, com­bien de jeunes gens, riches de science, d’intelligence et de san­té, choi­si­raient notre pro­fes­sion de pré­fé­rence à bien d’autres, au pro­fes­so­rat par exemple, s’ils n’en étaient détour­nés par le fan­tôme mena­çant du mal-être et des pri­va­tions conti­nuelles, par la triste pers­pec­tive de ne tra­vailler que pour du pain, et d’être, après une longue exis­tence de labeur inces­sant, aus­si avan­cés au seuil de la mort qu’à l’aurore de la vie ! Que dis-je ? plus pauvres, car au moins au prin­temps de la vie on ché­rit l’avenir avec toute la foi de l’illu­sion, on caresse le plus doux des songes, l’espérance ! — Il ne faut pas perdre de vue que la cor­rec­tion n’est pas un refuge pour cer­tains per­son­nages qui se disent déclas­sés4, pas plus que pour le vieux typo­graphe, dont les doigts rai­dis par les ans ne savent plus lever la lettre. Non, c’est une car­rière libé­rale par excel­lence, qui a four­ni à la socié­té maintes illus­tra­tions, qui est appe­lée, je n’en doute pas, à en four­nir encore, et dont nous devons tous tenir haut le drapeau !

Pour l’intérêt de tous

« Je ferai remar­quer que les mesures dont nous deman­dons l’adoption ne sont pas prises uni­que­ment dans nos inté­rêts, elles sau­ve­gardent encore ceux du maître impri­meur. En aug­men­tant le salaire du cor­rec­teur, le patron choi­si­ra tout natu­rel­le­ment les hommes les plus éclai­rés, et le nombre de ces énor­mi­tés qui font quo­ti­dien­ne­ment le déses­poir et la tor­ture des jour­na­listes et des auteurs ira sans cesse en dimi­nuant et fini­ra même par se res­treindre aux rares excep­tions. Il est en outre à remar­quer que le cor­rec­teur qui lit bien lit vite une épreuve ; or, en sui­vant cette don­née, le per­son­nel de cor­rec­tion sera moindre, les épreuves seront mieux lues, le cor­rec­teur sera mieux payé, plus consi­dé­ré, le maître impri­meur ne paye­ra pas davan­tage ; en un mot, il y aura satis­fac­tion de part et d’autre.

« On a sou­vent mis en avant la ques­tion de comp­ter à l’auteur le tra­vail du cor­rec­teur ; mais l’objection qui se pré­sente est tel­le­ment irré­fu­table qu’on a dû for­cé­ment y renon­cer. En effet, l’auteur peut répondre par cette argu­men­ta­tion irré­sis­tible : Je paye tant pour l’impression de mon ouvrage ; je ne puis entrer dans les détails de mau­vaise exé­cu­tion ; je paye tant pour être impri­mé, et non pour que l’on me gâte mon tra­vail, etc. — Mais comme la mau­vaise exé­cu­tion typo­gra­phique pro­vient sou­vent des mau­vais manus­crits, ne pour­rait-on pas faire exé­cu­ter par des cor­rec­teurs spé­ciaux un tra­vail de révi­sion, de pré­pa­ra­tion de copie, de retrans­crip­tion même, lorsque l’écriture est illi­sible ou à peu près, — ce qui n’arrive que trop fré­quem­ment, car nous sommes à même de savoir que les auteurs, en géné­ral, ne brillent pas par la cal­li­gra­phie, — et cou­cher cette dépense sur le mémoire d’impression, avec cette légende : Pré­pa­ra­tion de copie ?

« Je sou­mets ces quelques obser­va­tions à la réflexion de MM. les maîtres impri­meurs, en les priant de s’enquérir par eux-mêmes si j’ai for­cé les cou­leurs du triste tableau de notre situa­tion. Puissent-ils y mettre un terme et nous don­ner un peu de bien-être. Nous n’avons pas de tarif, nous tra­vaillons à dis­cré­tion ; nos plaintes ne fatiguent pas sou­vent leurs oreilles ; en revanche, nous nous adres­sons à leur conscience. Mon Dieu ! nous deman­dons bien peu de chose, comme Dio­gène : notre place au soleil. »

Signature de Cyrille Pignard et cachet de la Bibliothèque impériale.
Signa­ture de Cyrille Pignard et cachet de la Biblio­thèque impériale.

  1. Infor­ma­tion à peu près confir­mée par Larousse en 1869 : « Le maxi­mum du trai­te­ment des cor­rec­teurs en seconde, dans les mai­sons dites à labeurs, c’est-à-dire dans celles où se font les ouvrages de longue haleine, ne dépasse pas 8 fr. pour dix heures de tra­vail ; et encore ce prix est-il excep­tion­nel : deux ou trois cor­rec­teurs au plus, à Paris, sont arri­vés à ce chiffre de salaire, qui repré­sente à peine une somme annuelle de deux mille deux ou trois cents francs, défal­ca­tion faite des jours fériés, c’est-à-dire à peu près les appoin­te­ments d’un troi­sième de rayon aux Villes de France ou au Bon mar­ché ! La grande majo­ri­té des cor­rec­teurs en seconde touche de 6 à 7 fr. par jour (de 10 heures). » Voir mon article.
  2. Ce sera une réa­li­té au Syn­di­cat des cor­rec­teurs de Paris, fon­dé en 1881, ancêtre de l’ac­tuelle sec­tion des cor­rec­teurs du Syn­di­cat géné­ral du Livre et de la com­mu­ni­ca­tion écrite CGT.
  3. Le trait d’u­nion dis­pa­raî­tra dans le Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie en 1878.
  4. Il est pro­bable de Pignard réponde ici à Eugène Bout­my, qui écri­vit l’an­née pré­cé­dente : « Et pour­tant, qu’est-ce que le cor­rec­teur ? D’ordinaire un déclas­sé, un trans­fuge de l’Université ou du sémi­naire, une épave de la lit­té­ra­ture ou du jour­na­lisme, et que les cir­cons­tances ont fait moi­tié homme de lettres, moi­tié ouvrier. » Voir De savou­reux por­traits de cor­rec­teurs.