Débat pour ou contre les “femmes correcteurs” en 1887

Le 9 jan­vier 1887, la revue belge L’Art moderne publie un article pro­po­sant, comme remède à la fai­blesse actuelle des cor­rec­tions en Bel­gique, l’embauche de « femmes cor­rec­teurs d’imprimerie ». L’ex­po­si­tion de cette « thèse » pro­vo­que­ra (au moins) deux réponses, publiées dans la revue au mois de mai sui­vant, l’une d’un cor­rec­teur, l’autre d’une cor­rec­trice. Heu­reux d’avoir pu recons­ti­tuer cette savou­reuse séquence, je la repro­duis inté­gra­le­ment ci-des­sous. On pour­ra noter que chaque par­tie du débat, quelles que soient ses inten­tions, est pri­son­nière de cer­tains des pré­ju­gés de son temps. Mais lais­sons-leur la parole…

Corps professoral de la première école laïque pour jeunes filles de Bruxelles, dirigée par Isabelle Gatti de Gamond, assise au centre, 1902. Archives privées (no 710-7), Archives de la Ville de Bruxelles.
Corps pro­fes­so­ral de la pre­mière école laïque pour jeunes filles de Bruxelles, diri­gée par Isa­belle Gat­ti de Gamond, assise au centre, 1902. Archives pri­vées (no 710-7), Archives de la Ville de Bruxelles.

LES FEMMES CORRECTEURS D’IMPRIMERIE

"L'Art moderne, revue critique des arts et de la littérature", 9 janvier 1887.
L’Art moderne du 9 jan­vier 1887, numé­ro lan­çant le débat.

C’est une déso­la­tion que la façon dont les cor­rec­tions d’imprimerie se font en Bel­gique. À diverses reprises nous avons dit qu’il n’y a pas chez nous de bons cor­rec­teurs, à une ou deux excep­tions près, par exemple le véné­rable M. Mac­kin­tosh1, le doyen de la pro­fes­sion, croyons-nous, un sur­vi­vant des grands jours de 18302, modèle de ponc­tua­li­té, de sim­pli­ci­té et d’humour brabançon.

Pour­quoi les femmes qu’on a lan­cées dans les postes, les télé­graphes et les télé­phones, n’embrasseraient-elles pas cette car­rière dont la minu­tie, l’attention, la connais­sance des petites règles de la gram­maire et de la syn­taxe, l’expérience du dic­tion­naire sont les qua­li­tés prin­ci­pales, en exacte équa­tion avec leur nature ? Un homme pense trop à ce qu’il lit : une femme arrive plus aisé­ment à ne voir que la forme, les lettres, à res­ter à la sur­face, à ne se pré­oc­cu­per que de la bro­de­rie typographique.

Être correctrice, “un idéal féminin” ?

On nous assomme de jéré­miades sur la per­sé­cu­tion contre les ins­ti­tu­trices et leur extinc­tion, sui­vant un mot qui res­te­ra célèbre3. Qu’on les emploie à cette fonc­tion : elles pour­ront y uti­li­ser leurs connais­sances. S’asseoir, lire, ne pas déran­ger sa coif­fure, ne pas s’ab[î]mer les mains, pou­voir revê­tir une toi­lette d’une élé­gance simple, cau­ser avec beau­coup d’hommes, être en rap­port avec des artistes-écri­vains, mêler un peu de flir­ta­tion aux quo­ti­diens devoirs, n’est-ce pas un idéal féminin ?

Assu­ré­ment les auteurs eux-mêmes ne s’en plain­dront pas. C’est gen­til d’entendre des frou[s]-frous de robe au milieu des frou[s]-frous du papier.

Allons, mes­de­moi­selles, en cam­pagne. Nous vous atten­dons et vous ferons aimable accueil.

Nous nous sou­ve­nons qu’il y a quelques [sic] vingt ans, au temps de notre prime-jeu­nesse [sic], nous étions une demi-dou­zaine de verts esprits à rédi­ger un jour­nal qui eut assez d’entrain et de verve pour qu’on en parle encore aujourd’hui. Le same­di soir, nous allions revoir notre copie. Dans la grande salle d’une vieille demeure bruxel­loise, nous trou­vions les jeunes filles de la mai­son (de fameux cor­rec­teurs, celles-là !), qui tra­vaillaient avec nous, pim­pantes pour la cir­cons­tance, sou­riantes, met­tant dans nos cau­se­ries de jeunes poli­ti­ciens leurs aper­çus gra­cieux et ingé­nieux, par­ta­geant gaî­ment4 une mince col­la­tion de pain, de fro­mage et de bière, que nous fai­sions à minuit au milieu des pla­cards5 et des plumes dans l’odeur de l’encre d’imprimerie.

Quels bons soirs, quels chers sou­ve­nirs, endeuillis [sic] par des morts, hélas !

Oui, mes­de­moi­selles les ins­ti­tu­trices, en avant. Il faut recom­men­cer ça, pas avec nous, vieillis­sants, mais avec d’autres. Ils sont nom­breux les jeunes lit­té­ra­teurs dignes de vous appro­cher et de vous dire, entre deux articles, qu’ils vous trouvent charmantes.


Réponse d’un correcteur

Note de la revue : « Voir l’Art moderne du 9 jan­vier 1887. Nous repro­dui­sons cette inté­res­sante cri­tique d’après le Feuille­ton de la Biblio­gra­phie de Bel­gique, 13e année, no de 1887, p. XI et 3. »

Mon­sieur le Direc­teur,

J’ai lu avec un vif inté­rêt la spi­ri­tuelle bou­tade inti­tu­lée Les femmes cor­rec­teurs d’imprimerie, que repro­duit, d’après votre savant confrère l’Art moderne, votre très inté­res­sant feuille­ton de la Biblio­gra­phie de Bel­gique.

Il y a long­temps que j’ai appe­lé l’attention des impri­meurs, des édi­teurs, des auteurs, sur la façon déplo­rable dont sont cor­ri­gés nos ouvrages.

D’ou vient le mal ? Quel est le remède à y appor­ter ? La ques­tion est plus sérieuse que ne pense le croire l’hu­mo­ris­tique auteur de l’article auquel je réponds et au talent lit­té­raire duquel je m’empresse, d’ailleurs, de rendre un com­plet hommage.

Le mal vient de ce qu’il n’y a plus de cor­rec­teurs chez nous, à de rares excep­tions près.

Pour­quoi n’y en a-t-il plus ? Parce qu’on n’en forme plus ! 

Pour­quoi n’en forme-t-on plus ? Parce que cela coûte trop cher !

Com­men­çons par dire ce que c’est qu’un cor­rec­teur, ou ce que ce devrait être. 

Un correcteur “doit être […] quelque peu universel”

Un cor­rec­teur doit être un homme ins­truit, dou­blé d’un typo­graphe. Il doit connaître à fond la langue, les langues même, être quelque peu poly­glotte, puisqu’il est dans le cas de devoir cor­ri­ger les nom­breuses erreurs qu’il ren­contre jour­nel­le­ment dans les épreuves. Il doit avoir au moins une teinte des sciences, des arts, de tous les sujets, variant à l’infini, qui lui passent sous les yeux (c’est le cas de le dire !). Bref, il doit être, dans la mesure du pos­sible, quelque peu uni­ver­sel, sans être un Pic de la Miran­dole rai­son­nant de omni re sci­bi­li… et qui­bus­dam aliis6. Il doit s’entendre en lit­té­ra­ture et en poé­sie ; il doit connaître ses auteurs, les anciens et les modernes. Il doit être typo­graphe, c’est-à-dire appar­te­nir au métier, être au cou­rant des règles de l’art du com­po­si­teur et de l’imprimeur, — néces­si­té deve­nue d’autant plus iné­luc­table que cet art a bien déchu et que la plu­part des ouvriers qui l’exercent sont mal­heu­reu­se­ment aus­si igno­rants scien­ti­fi­que­ment que pro­fes­sion­nel­le­ment par­lant, parce qu’on met au métier des enfants qui n’ont pas même ache­vé leurs classes pri­maires ; que l’apprentissage, insuf­fi­sant, se fait à la vapeur, et que tout bour­reur de lignes7, le plus sou­vent fort mal­propre, se croit et se pro­clame néces­sai­re­ment bon typographe !

En regard de ces exi­gences de métier indis­cu­tables et qui doivent pré­si­der à la for­ma­tion des bons cor­rec­teurs, pla­çons la situa­tion de fait : qua­si aucun patron ne consen­tant à payer conve­na­ble­ment de tels hommes ; la plu­part des impri­me­ries pri­vées d’un cor­rec­teur, même médiocre ; les impri­meurs se repo­sant du soin de la cor­rec­tion sur les auteurs, qui n’y entendent rien, d’abord comme typo­graphes, ensuite comme écri­vains (car tout auteur n’est pas dou­blé d’un lit­té­ra­teur !), qui, enfin, quand ils savent écrire — ou croient savoir écrire — affec­tionnent, par exemple, cer­taines tour­nures vicieuses, qu’ils caressent parce qu’ils croient avoir don­né le jour à de beaux enfants, qui ne sont que des monstres lin­guis­tiques ou lit­té­raires n’échappant pas au glaive ven­geur d’un habile cor­rec­teur !

Nos impri­meurs sont inca­pables d’un tel sacri­fice : payer conve­na­ble­ment un bon cor­rec­teur ! Dès lors, qui son­ge­ra à se faire cor­rec­teur dans le sens exact du mot, c’est-à-dire avec les qua­li­tés maî­tresses que nous y attachons ?

C’est à nos édi­teurs, aux auteurs eux-mêmes à faire ce sacri­fice intel­li­gent. Mieux leurs livres sont cor­ri­gés, plus ils acquièrent de prix et de valeur. C’est une véri­té qui devrait être com­prise pour le plus grand pro­fit de nos pro­duc­tions natio­nales, qui ont déjà tant de peine à se faire goû­ter chez nous et aux­quelles on ne manque pas d’opposer, comme en l’occurrence de l’article auquel nous répon­dons, « la déso­lante façon dont les cor­rec­tions d’imprimerie se font en Belgique ».

Le remède est-il dans l’appel fait à quelques femmes ins­ti­tu­trices ou bas-bleus8 ? Assu­ré­ment non ! Il y a long­temps que nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus enva­hir le domaine mas­cu­lin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine fémi­nin. Arrière ces cour­tauds de bou­tique qui mesurent du drap et du coton ! Lais­sons cette occu­pa­tion peu virile, peu digne de l’homme, à nos femmes, à nos filles, à nos sœurs, qui n’ont déjà que trop de peine à gagner leur pain de façon à peu près convenable.

À la femme, lais­sons la famille, les enfants, le ménage et ses sou­cis, avec ses joies intimes aus­si, l’éducation et l’instruction du jeune âge, le dé de la cou­tu­rière, de la tailleuse, de la confec­tion­neuse, — la plume de l’écrivain et du savant, je le concède même.

Mais il ne sau­rait être ques­tion de résoudre le grave pro­blème d’une bonne cor­rec­tion de nos livres par des appels à la galan­te­rie, au flir­tage, au sen­ti­men­ta­lisme, très jolis, — nous ne dédai­gnons pas cela à la place où on le doit ren­con­trer ! — mais qui, loin d’être une occa­sion de cor­rec­tion, ne seraient qu’un appel à de nom­breux faux par [sic, pas] typo­gra­phiques, gram­ma­ti­caux et autres.

Chose bizarre et digne de remarque : tout le monde se croit cor­rec­teur. Une foule d’employés de nos admi­nis­tra­tions, des écri­vains à loi­sirs, des étu­diants, des aspi­rants aux pro­fes­sions libé­rales, des génies incom­pris, des offi­ciers peu for­tu­nés, ou leurs veuves et filles, tout ce monde, papillon­nant autour de nos impri­meurs ou édi­teurs, demande gra­ve­ment des épreuves à cor­ri­ger et s’acquitte… très peu gra­ve­ment de cette besogne.

Portrait d’un dandy correcteur

Victor Capoul, ténor français
Vic­tor Capoul, ténor français.

Nous avons connu un mesu­reur de drap dans un maga­sin de Bruxelles, qui se coif­fait à la Capoul9, por­tait des che­mises décou­pées en car­ré à la gorge, des pan­ta­lons-élé­phant, des escar­pins poin­tus, qui se fai­sait accom­pa­gner par­tout d’un chien que, plus cruel qu’Alci­biade, il avait muti­lé en lui cou­pant les oreilles, qui pas­sa du jour au len­de­main du mètre au maître-impri­meur et cor­ri­geait gra­ve­ment en bon10 ! Le cor­rec­teur offi­ciel de la mai­son décrot­tait, suant sang et eau, à 1 franc l’épreuve. M. X… revoyait, mar­quait une vir­gule à droite et à gauche, et comp­tait 4 francs. Il avait tout fait !

Cor­ri­ger une épreuve, mais ce n’est rien cela ! c’est un badi­nage. Il ne faut pas d’apprentissage : les fautes viennent à vous gra­cieu­se­ment, le sou­rire aux lèvres, l’œil en feu, — comme les femmes cor­rec­teurs d’imprimerie, un heu­reux res­sou­ve­nir ! — se faire prendre au trait mor­dant, acé­ré, jus­ti­cier de votre plume ! Et voi­là la ques­tion résolue.

Eh bien ! non, elle est plus sérieuse que cela, cette ques­tion. Elle appelle une autre solu­tion. Que les édi­teurs se décident à faire un sacri­fice et il se for­me­ra non une pléiade, non une légion de bons cor­rec­teurs, qui ne trou­ve­raient pas à uti­li­ser leurs talents, mais un petit noyau, suf­fi­sant aux besoins de notre pays.

Nous sommes élève du véné­rable M. Mac­kin­tosh, dont parle l’Art moderne avec un res­pect que nous par­ta­geons de tous points. Pen­dant vingt ans, nous avons tra­vaillé à ses côtés, sui­vi ses conseils, pro­fi­té de ses leçons, mar­quées au bon coin : sagesse, expé­rience, éru­di­tion pro­fonde, coup d’œil hors ligne, habi­le­té uni­ver­sel­le­ment appré­ciée et à laquelle nous nous fai­sons un devoir d’amitié et de recon­nais­sance de rendre un écla­tant hom­mage. Oui, ce sont de tels cor­rec­teurs qu’il faut res­sus­ci­ter, avec leurs qua­li­tés sérieuses, pour résoudre une ques­tion plus grave qu’on ne pense.

J’entends dire que ma réponse a les allures d’un plai­doyer pro domo. Qu’on ne s’y trompe point, toutefois.

Ce n’est pas une misé­rable affaire d’intérêt qui est ici en jeu. Il nous est arri­vé sou­vent de consa­crer le pro­duit de nos cor­rec­tions d’épreuves à sou­la­ger des misères de femmes et d’enfants. Mais nous aimions mieux faire cette besogne — par­don : exer­cer cet art ! — assez conve­na­ble­ment, pen­sons-nous, que de la voir gâcher par des mains pro­fanes qui venaient tou­cher sans res­pect à l’arche sainte de l’Im­pri­me­rie, — et nous repas­sions à ces mêmes per­sonnes le pro­duit de ce tra­vail qu’elles s’offraient, dans leur inex­pé­rience, à exé­cu­ter, parce que « cor­ri­ger des épreuves, c’est si facile ! » disaient-elles. « Tout le monde peut faire cela ! »

L’art de l’imprimeur n’a que trop péri­cli­té déjà chez nous. Je convie l’Art moderne à tra­vailler avec les amis des belles et bonnes édi­tions à le rele­ver sur des colonnes qui soient plus fermes que les déli­cates épaules de nos jeunes ins­ti­tu­trices et de nos fai­seuses de prose et de vers, — aux grâces des­quelles je rends, d’ailleurs, le plus galant hommage !

Rece­vez, je vous prie, Mon­sieur le Direc­teur, l’assurance de ma plus entière considération.

A. D.
Cor­rec­teur d’imprimerie.

Sous les ini­tiales A. D. se cache vrai­sem­bla­ble­ment Armand Dau­by, cor­rec­teur au Moni­teur belge, né à Bruxelles en 1845, puisqu’il signe la même année un in-8 por­tant le titre Les Femmes cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie, à Bruxelles, chez A. Man­ceaux11.


À l’ar­ticle de A. D., la revue a ajou­té le com­men­taire suivant :

Annon­çons, comme suite à l’intéressant article sur les cor­rec­teurs d’imprimerie que nous publions ci-des­sus, qu’on va créer à Bruxelles une école d’apprentissage typo­gra­phique, dans laquelle on s’attachera à for­mer de bons cor­rec­teurs. La durée des cours sera de cinq années, et les typo­graphes qui auront satis­fait à l’examen de sor­tie rece­vront un diplôme. On nous assure que plu­sieurs des prin­ci­paux impri­meurs de Bruxelles se sont déjà enga­gés à n’admettre dans leurs ate­liers que les appren­tis qui jus­ti­fie­ront de leur pré­sence aux cours, les­quels auront lieu le soir à l’École industrielle.

J’i­gnore si cette école a vu le jour.


Une correctrice répond à la lettre du correcteur

Intro­duc­tion de L’Art moderne :

Elle se corse, cette thèse que nous avons posée dans l’Art moderne du 9 jan­vier, et qui fut com­bat­tue dans la lettre signée A. D., repro­duite dans notre numé­ro du 1er mai. Voi­ci Clo­rinde qui entre en lice et vaillam­ment fond sur Tan­crède12. Son bras est fort et adroit, sa plume piquante. Ce tour­noi nous plaît. Bravo !

Bruxelles, le 18 mai 1887.

Mon­sieur le Directeur,

M’est-il per­mis d’émettre à mon tour quelques idées sur « les Femmes cor­rec­teurs d’imprimerie » en réponse à l’article de M. A. D.13 ? Son auteur met tant de hâte et de désin­vol­ture à nous décla­rer toutes inca­pables et incom­pé­tentes en matière de cor­rec­tions que je ne puis m’empêcher de lui deman­der sur quoi il base son opinion.

Pour­quoi cer­taines d’entre nous ne pour­raient-elles pas arri­ver, par l’étude et la pra­tique, à faire de bons cor­rec­teurs ? Que faut-il pour cela ? De l’érudition. Une éru­di­tion tou­chant à tout, s’étendant à tous les sujets, effleu­rant toutes les sciences sans qu’il soit néces­saire de les appro­fon­dir, ce qui serait impos­sible. La seule chose que le cor­rec­teur doive pos­sé­der à fond, c’est la connais­sance de sa langue ; c’est ce qui lui don­ne­ra le plus de peine à acqué­rir et c’est aus­si ce qui lui fait le plus géné­ra­le­ment défaut.

Un bon cor­rec­teur doit, comme le dit M. A. D., être un peu uni­ver­sel ; je le recon­nais, mais il a, en bien des matières, le droit d’être super­fi­ciel. Croyez-vous, par exemple, qu’il faille avoir lu tout Horace et Vir­gile pour cor­ri­ger conve­na­ble­ment les cita­tions latines qui émaillent les dis­cours ou les ouvrages de nos éru­dits ? Ces cita­tions sont d’ailleurs si variées qu’il suf­fi­rait d’en connaître une cin­quan­taine pour n’être que bien rare­ment embar­ras­sé. Pour ces éven­tua­li­tés invrai­sem­blables, n’avons-nous pas les dic­tion­naires ? Il serait pré­fé­rable sans doute que le cor­rec­teur sût le latin, mais cela n’est pas la mort d’un homme, ni d’une femme.

Donc, il nous faut de l’érudition, et l’érudition s’acquiert par la mémoire, qua­li­té secon­daire mais (M. A. D. ne songe pas à le nier, je sup­pose), essen­tiel­le­ment fémi­nine. La mémoire est indis­pen­sable au cor­rec­teur, elle est pour ain­si dire sa mise de fonds ; ajou­tons-y l’œil, non pas l’œil en feu dont par­lait l’Art moderne, mais l’œil du métier. C’est un don, une apti­tude spé­ciale presque impos­sible à acqué­rir quand on ne l’a pas d’instinct. M. A. D. aura remar­qué sans doute, au cours de sa longue car­rière, que par­mi les auteurs quelques-uns (ils sont rares) ont l’œil et arri­ve­raient faci­le­ment à faire de bons cor­rec­teurs ; la plu­part, au contraire, et ce ne sont pas les moins ins­truits, ren­voient leurs épreuves à peu près comme ils les ont reçues, et croient, de la meilleure foi du monde, n’avoir lais­sé sub­sis­ter aucune erreur. Cela dépend de la déli­ca­tesse de leur organe visuel.

Il ne suf­fit pas de savoir la gram­maire pour cor­ri­ger les fautes d’orthographe, il faut encore les voir. Et c’est en cela que consiste le métier. L’œil est encore indis­pen­sable pour dis­cer­ner les imper­fec­tions typo­gra­phiques, telles que les lettres retour­nées ou qui sont d’un autre œil14 selon l’argot du métier, de même que pour déchif­frer cer­tains manus­crits qui, à pre­mière vue et pour les non[-]initiés, pour­raient pas­ser pour des hiéroglyphes.

“Je crois avoir l’œil”

Je ne traite pas cette ques­tion tout à fait en aveugle (je crois même avoir l’œil), atten­du que j’ai été cor­rec­teur pen­dant plu­sieurs années et que je songe sérieu­se­ment à m’y remettre. Ce qui me gêne, c’est la ques­tion d’érudition, et voi­là aus­si ce qui doit cal­mer les craintes de M. A. D. Jamais nous ne ver­rons le corps pro­fes­so­ral fémi­nin s’avancer en bataillon ser­ré et enva­hir ce domaine dont M. A. D. sur­veille les fron­tières avec un soin si jaloux. Le métier exige un trop long appren­tis­sage, un tra­vail aride, séden­taire et… soli­taire, quoi qu’en ait dit l’Art moderne, en plai­san­tant d’ailleurs.

Et puis, n’avons-nous pas la brillante car­rière que nous offre M. A. D. ? Depuis long­temps, dit-il, « nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus enva­hir le domaine mas­cu­lin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine fémi­nin ». Et, pris d’une indi­gna­tion che­va­le­resque, il s’insurge contre ces cour­tauds de bou­tique qui mesurent du drap et du coton. « Lais­sons cette occu­pa­tion peu virile, peu digne d’un homme à nos femmes, à nos sœurs et à nos filles. » M. A. D. n’a pas de bien hautes pré­ten­tions pour sa famille. Peut-être va-t-il me trou­ver bien exi­geante et bien ambi­tieuse, mais au risque de pas­ser à ses yeux pour un bas[-]bleu, je lui avoue­rai bien hum­ble­ment que, pour ma part, je pré­fère une occu­pa­tion plus virile et plus digne même d’une femme.

Cepen­dant, M. A. D. nous concède le droit de faire œuvre d’écrivain et de savant ; n’y a-t-il pas là quelque chose d’illogique ? Si M. A. D. recon­naît qu’il peut y avoir par­mi nous des savantes, pour­quoi s’oppose-t-il à ce que nous met­tions notre science à pro­fit autre­ment qu’en publiant des ouvrages scien­ti­fiques, ce qui, à mon sens, sort bien plus de nos attri­bu­tions que la cor­rec­tion des épreuves. N’avoir qu’une plume comme gagne-pain, c’est maigre, en Bel­gique sur­tout, et je ne conçois pas bien l’union, le mélange de ces deux occu­pa­tions. Auner du drap, puis, tout en ran­geant les pièces dans les rayons, com­po­ser des poé­sies fugi­tives, cela me paraît aus­si baroque que le mélange de flir­tage, de cor­rec­tion d’épreuves et de galan­te­rie qui fait sou­rire M. A. D.

“Il serait temps d’accorder à la femme les mêmes droits qu’à l’homme”

« La place d’une femme n’est pas là »… L’avons-nous assez enten­due cette phrase ! et ne trou­vez-vous pas comme moi, Mon­sieur le Direc­teur, que la place d’une femme est pré­ci­sé­ment là où elle a envie de se mettre. Libre à ceux qui l’emploient de ne pas la main­te­nir dans cette place si elle l’occupe mal. Il serait bien temps, me semble-t-il, de lui lais­ser un peu plus de liber­té en ces matières et de lui accor­der les mêmes droits qu’à l’homme, là où elle fait preuve des mêmes capacités.

Je n’ai jamais bien com­pris, d’ailleurs, où les hommes ont pui­sé le droit d’en agir autre­ment et d’interdire à la femme l’exercice de n’importe quelle car­rière qu’elle s’est mon­trée apte à rem­plir. Je le répète, l’encombrement n’est pas à craindre car je me hâte de recon­naître notre grande infé­rio­ri­té. Que M. A. D. ait un bon mou­ve­ment, et qu’en homme géné­reux et cha­ri­table, cha­ri­table à ce point qu’il a pas­sé vingt ans de sa vie à se per­fec­tion­ner dans l’art du cor­rec­teur, à seule fin de venir en aide aux femmes et aux enfants néces­si­teux, que cet homme bien­fai­sant nous fasse une petite place à ses côtés ; qu’il laisse « nos mains pro­fanes tou­cher sans res­pect à l’arche sainte de l’imprimerie », nous ne la démo­li­rons pas. On les fait soli­de­ment, les arches, depuis Noé.

Nous ne deman­dons pas que les édi­teurs s’adressent à nous de confiance. Qu’ils nous mettent à l’épreuve, sans jeu de mots et qu’ils ne nous offrent des appoin­te­ments de pre­mières chan­teuses que lorsqu’ils auront pu consta­ter que rien n’échappe à notre glaive ven­geur, comme dit M. A. D.

Ce tra­vail au glaive consti­tue un pro­grès mar­quant sur les anciens pro­cé­dés. Il doit sim­pli­fier la besogne et per­mettre de tran­cher bien des dif­fi­cul­tés. En consa­crant quelques années encore à com­plé­ter mon éru­di­tion, j’espère arri­ver, grâce aux conseils que M. A. D. vou­dra bien me don­ner et a ceux que j’ai déjà reçus de M. Mac­kin­tosh, le doyen de la Facul­té, à être un bon correcteur.

Je n’espère pas atteindre jamais les hau­teurs où plane M. A. D. à la droite et un peu au[-]dessous du père Mac­kin­tosh, mais j’évoluerai dans ma sphère où peut-être j’aurai réus­si à entraî­ner quelques-unes de mes pareilles qui se trouvent trop à l’étroit dans le « domaine fémi­nin » et pour les­quelles l’aunage du drap n’a que des charmes restreints.

M. A. D. ter­mine en ren­dant le plus galant hom­mage à nos grâces. La réserve que m’impose mon sexe ne me per­met pas de lui retour­ner le com­pli­ment ; je me conten­te­rai d’abaisser devant lui mon glaive ven­geur en signe de respect.

Rece­vez, Mon­sieur le Direc­teur, l’assurance de ma par­faite considération. 

M. P.


M. P. res­te­ra sans doute ano­nyme, contrai­re­ment à son oppo­sant. Pour moi, par sa répar­tie et son humour, elle gagne ce « tour­noi » haut la main. Et, même si elle se refuse alors à l’i­ma­gi­ner, je pense qu’elle serait heu­reuse de décou­vrir qu’au­jourd’­hui un « bataillon ser­ré » a « envahi[t] ce domaine dont M. A. D. sur­veille les fron­tières avec un soin si jaloux », qu’en­traî­nées loin des « charmes res­treints » de « l’au­nage du drap » ses « pareilles » consti­tuent désor­mais la vaste majo­ri­té de la profession.


  1. Je trouve men­tion d’un « impri­meur T. Mac­kin­tosh, Grand’­Place 16, Bruxelles » dans les archives de l’É­tat en Bel­gique.
  2. La révo­lu­tion belge de 1830 (24 août – 4 octobre), qui sui­vit nos Trois Glo­rieuses.
  3. Je ne l’ai pas retrouvé.
  4. Ortho­graphe encore admise à l’é­poque. Voir Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie, 7e édi­tion.
  5. « Pre­mière épreuve d’un texte, impri­mée en colonnes sur le rec­to seule­ment, sans pagi­na­tion et avec de larges marges pour les cor­rec­tions et les addi­tions » — TLF.
  6. « De omni re sci­bi­li était la devise du fameux Pic de la Miran­dole, qui se fai­sait fort de tenir tête, à tout venant, sur tout ce que l’homme peut savoir ; et qui­bus­dam aliis est sans doute une addi­tion de quelque plai­sant. La devise avec son sup­plé­ment est pas­sée en pro­verbe et désigne iro­ni­que­ment un homme qui croit tout savoir. » — « De omni re sci­bi­li et qui­bus­dam aliis », site France-pittoresque.com.
  7. « Ouvrier qui com­pose par­ti­cu­liè­re­ment des lignes pleines ou cou­rantes, telles que celles des jour­naux, des labeurs, des bro­chures, etc. Se prend en bonne ou en mau­vaise part. Un bon bour­reur de lignes est celui qui com­pose habi­tuel­le­ment et vite la ligne cou­rante. Dire d’un ouvrier qu’il n’est qu’un bour­reur de lignes, c’est dire qu’il n’est propre qu’à ce genre de besogne, qu’il ne pour­rait faire ni titres, ni tableaux, ni d’autres tra­vaux exi­geant une par­faite connais­sance du métier. » — Eugène Bout­my, Dic­tion­naire de l’ar­got des typo­graphes, 1883, p. 63.
  8. « Femme savante, d’une pédan­te­rie ridi­cule » — TLF.
  9. Du nom de Vic­tor Capoul, ténor et acteur fran­çais (1839-1924), désigne « une coif­fure ori­gi­nale avec raie au milieu, petite frange raide pla­quée sur le front et volume bou­clé sur les côtés », site Grand sud !nso­lite.
  10. Il cor­ri­geait en bon à tirer, c’est-à-dire après la cor­rec­tion en pre­mières et celle en secondes, et avant la révi­sion des tierces, étape finale. Les épreuves ayant, à ce stade, reçu le bon à tirer de l’au­teur ne devaient, nor­ma­le­ment, plus deman­der beau­coup de travail.
  11. Cata­logue géné­ral de la librai­rie fran­çaise : 1886-1890, t. 12 (rédi­gé par D. Jor­dell), Paris, Librai­rie Nils­son, 1892, p. 284.
  12. Voir His­toire de Clo­rinde et Tan­crède, sur Wikipédia.
  13. Peut-être M. P., la cor­rec­trice, connais­sait-elle assez d’an­glais pour savoir que mad signi­fie « fou » en anglais. Je me plais à l’imaginer.
  14. « C’est-à-dire d’un type plus gros ou plus petit ». Voir Le métier de cor­rec­teur selon Pierre Larousse, 1869.