Un typographe déconseille les correcteurs “lettrés”, 1904

"Le Courrier du livre", 1927
Le Cour­rier du livre, cou­ver­ture de 1927 (pour illustrer).

Il y va fort, Léon Richard. Lui-même typo­graphe à Lyon, il « estim[e] qu’il est pré­fé­rable pour les impri­meurs de […] prendre [les cor­rec­teurs] par­mi leurs typo­graphes ». En effet, « le com­po­si­teur deve­nu typo­graphe est flat­té de cette marque de confiance, son amour-propre est satis­fait. Cela l’en­gage à faire tout ce qui est en son pou­voir pour livrer un tra­vail aus­si par­fait que pos­sible ». Tan­dis que le cor­rec­teur let­tré… je vous laisse décou­vrir en quels termes choi­sis il en parle.

Correcteurs, Corrections

Les cor­rec­teurs pris en dehors de la typo­gra­phie sont trop sou­vent des déclas­sés1, assez pré­ten­tieux, mécon­tents de leur situa­tion sociale, croyant tout connaître et n’a­vant aucune notion pra­tique de la composition.

Leurs grandes capa­ci­tés leur font lais­ser sans sanc­tion les incor­rec­tions tech­niques, les coquilles, les carac­tères mélan­gés, les petites fautes d’or­tho­graphe, etc… Ces cor­rec­teurs s’at­tachent à vou­loir cor­ri­ger les auteurs dans leur style et dans leur doc­trine par­fois ; ils ne parlent que syn­taxe et étymologie…

Cepen­dant, nous devons à la véri­té de dire que quelques-uns, et ils sont rares, se fami­lia­risent béné­vo­le­ment avec la typo­gra­phie, qu’ils s’as­si­milent assez pra­ti­que­ment après un stage fait à la casse pen­dant quelques mois ; mais, la plus grande par­tie des cor­rec­teurs, pris en dehors de la typo­gra­phie, a sou­vent plus de pré­ten­tions que de capa­ci­tés comme cor­rec­teur : aus­si la fonc­tion de cor­rec­teur n’est-elle pour eux qu’une posi­tion d’at­tente, un pis-aller…

[…] Le let­tré qui échoue comme cor­rec­teur subit plu­tôt sa pro­fes­sion qu’il ne l’a­dopte, il cherche tou­jours après une situa­tion plus digne de sa science. Par­fois, ne trou­vant pas dans la fonc­tion de cor­rec­teur les res­sources néces­saires à ses besoins, il finit par s’ai­grir et en vient alors à négli­ger com­plè­te­ment sa lecture.

[…] Mal­heu­reu­se­ment, le cor­rec­teur est bien sou­vent le pelé, le galeux2 de nos impri­me­ries, et on ne lui rend guère jus­tice de la res­pon­sa­bi­li­té qui lui incombe. On feint de ne voir en lui qu’un man­geur de béné­fices, un frais-géné­raux3, ne pro­dui­sant rien : quand, au contraire, il évite bien des mal­fa­çons. La fonc­tion de cor­rec­teur est l’une des plus ingrates de l’im­pri­me­rie. On lui tient rigueur de quelques erreurs peu impor­tantes, cepen­dant bien excu­sable, étant don­né la quan­ti­té d’é­preuves qu’il a à lire, et on ne lui sait aucun gré des nom­breux bouillons qu’il pré­vient. Par­fois, le prote lui fait la vie dure et le traite en enne­mi. Cela lui rend le carac­tère ombrageux…

[…] Nous ter­mi­nons cet article en répé­tant qu’il y a tout inté­rêt pour les impri­meurs à for­mer comme cor­rec­teurs des com­po­si­teurs capables et intel­li­gents plu­tôt que de prendre des bache­liers ou autres licen­ciés beso­gneux, ayant par­fois com­mis des erreurs qui leur ferment d’autres car­rières. Il sera dif­fi­cile à ceux-ci de faire de bons cor­rec­teurs, notam­ment en ce qui concerne la bonne exé­cu­tion typo­gra­phique des tra­vaux, leur com­pé­tence dans les ques­tions pro­fes­sion­nelles étant nulle. Ces savants peuvent trou­ver ailleurs des situa­tions plus en rap­port avec la science qu’ils pos­sèdent et les besoins maté­riels qu’elle réclame. La rému­né­ra­tion des cor­rec­teurs étant sou­vent infé­rieure au salaire de bien des typographes.

Léon Richard.

Le Cour­rier du livre (organe spé­cial du Syn­di­cat des indus­tries du livre), [revue men­suelle, 1899-1940], no 137, 1er décembre 1904. 


Un poème fête la naissance du “Code typographique”, 1928

En mai 19281, le Code typo­gra­phique tant atten­du a enfin paru, sur les bords de la Garonne, à Bor­deaux. Émile Ver­let, pré­sident (depuis février 1925) de la com­mis­sion char­gée de sa rédac­tion, peut souf­fler… et se féli­ci­ter de cette nais­sance dif­fi­cile en publiant un poème (pour nos confrères, tout était pré­texte à rimer). Comme le rap­pelle en intro­duc­tion Eugène Gre­net, pré­sident de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs de France, dans la Cir­cu­laire des protes (no 336, août 1928) où paraît ce texte, « le pre­mier essai de réa­li­sa­tion du Code typo­gra­phique fut entre­pris par l’Ami­cale, ain­si qu’en avait déci­dé le Congrès de […] Nantes en 1908. […] ». Par suite de polé­miques, « cette œuvre ne put alors être menée à sa fin ». Cela explique le pre­mier vers du poème ci-dessous.

Annonce de la parution du "Code typographique", mai 1928
Pre­mière annonce de la paru­tion du Code typo­gra­phique, Cir­cu­laire des protes, mai 1928.

LE CODE TYPOGRAPHIQUE

Amis, il a bientôt vingt ans,
Sa carrière commence
Et c’est fou quand on pense
À ce qu’il a fallu de temps
Pour défaire et refaire
Ce qu’on voulait parfaire.

On a cherché quinze ans son nom :
« Méminto [sic] » ou bien « Code »,
« Marche à suivre »… la mode…
Toujours les typos disent : « Non ! »
Pourtant, quinze ans, ça lasse
Et « Code », à la fin, passe.

Puis intervint la Commission,
Travaillant en silence,
Usant son éloquence
Pour obtenir la permission
De quitter sa famille
Avant sa camomille.

On rentrait tard… après minuit,
En portant bas l’oreille :
L’épouse est là qui veille
Pour voir si l’on s’est mal conduit,
Et son œil italique
Interdit la réplique !

Après l’aride abréviation,
Ce fut la capitale
— La faute capitale —
Puis notes, nombres, division,
Parsemés d’italique :
C’en était fantastique !

Oui, trois ans nous avons lutté
De façon exemplaire,
Toujours pour satisfaire
Notre femme et la Faculté.
Oyez notre misère,
Voyez notre calvaire !

Toulouse2, avec tes troubadours,
Veux-tu mettre à la mode
Ce petit, petit Code
En le parant de tes atours ?
Fais que sur la Garonne
Bientôt l’olifant tonne !

Que chacun vibre à ses échos :
Réalisons ce rêve
De proclamer la trêve
Entre correcteurs et typos !
Et vous, frondeurs du Livre,
Aidez le Code à vivre !

E. VERLET.

☞ Voir aus­si Qui crée les codes typographiques ?


“Ah ! Plaignez, Plaignez le Correcteur !”, 1904 

Titre de La Sorte1, « canard offi­ciel des piaus­seurs2, schlin­guant l’ail et la bouilla­baisse, fon­dé sous l’ins­pi­ra­tion du “Guten­berg” de Mar­seille, pour ali­men­ter une caisse de secours immé­diats en faveur des tra­vailleurs du livre se trou­vant dans le malheur ». 

Voi­ci une cou­pure de presse que j’ai trou­vée col­lée dans un exem­plaire du tome II du Cor­rec­teur typo­graphe de Louis-Emma­nuel Bros­sard, consa­cré aux règles typo­gra­phiques (Impri­me­rie de Cha­te­lau­dren, 1934), appar­te­nant à la biblio­thèque patri­mo­niale de l’é­cole Estienne, à Paris. Grâce à Gal­li­ca, j’en ai retra­cé l’o­ri­gine : elle est tirée d’un numé­ro, daté du 1er jan­vier 1904, de La Sorte, « organe typo­gra­phique inco­lore et men­suel : sati­rique, anti­lit­té­raire, peu artis­tique et quel­que­fois illus­tré… », édi­té à Mar­seille. L’ar­ticle est signé d’un pseu­do­nyme aisé­ment déchif­frable (D. Léa­tur, soit delea­tur, le signe conven­tion­nel de sup­pres­sion d’un signe ou d’un mot). On peut d’ailleurs ima­gi­ner qu’un cor­rec­teur se cache sous ce pseu­do­nyme. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, aus­si sur­pre­nante soit-elle par endroits.

« Le cor­rec­teur, en voi­là un type à… obser­ver ! Quel­que­fois, c’est, véri­ta­ble­ment, un savant, un ancien pro­fes­seur ; le plus sou­vent, un typo en rup­ture de casse. Son tra­vail n’est pas com­mode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre dis­trac­tion pen­dant qu’il se livre à son ingrate besogne. Mal­heur à lui si une bourde s’étale sur le jour­nal qu’il est char­gé de lire. Le len­de­main, à peine ins­tal­lé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut com­prendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait lais­sé impri­mer culotte3 ; il ne se l’explique pas ; le cor­rec­teur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses expli­ca­tions s’embourbe davan­tage. Après l’auteur, c’est au tour du secré­taire de la rédac­tion. Encore un qui n’est pas com­mode ! Même fureur… mêmes expli­ca­tions ! Enfin, des fois, le direc­teur daigne se déran­ger et rendre une visite au mal­heu­reux vir­gu­lier qui, devant cette auto­ri­té, est muet comme carpe. Que de monde en mou­ve­ment pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renou­velle ! Car, ami — com­plice typo (ou opé­ra­teur, main­te­nant) — la mal­en­con­treuse coquille n’est pas rare, excep­té au Times, paraît-il, car ce jour­nal donne une prime de mille francs à tout lec­teur qui en découvre une4 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand jour­nal de la cité !…

Curio­si­té typo­gra­phique de cet article : toutes les vir­gules sont com­po­sées dans une fonte dif­fé­rente, contrai­re­ment aux autres signes de ponc­tua­tion. « Le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la virgule. »

« Mais, s’il a des ennuis, le cor­rec­teur trouve aus­si des jouis­sances à son métier, mes­sieurs les rédac­teurs, les repor­ters par­ti­cu­liè­re­ment, plus pres­sés de don­ner leur copie, négligent par­fois leur style et ne ponc­tuent pas du tout, pour le plus grand bon­heur du cor­rec­teur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle vir­gule. À ce moment, il est trans­fi­gu­ré ; de ren­fro­gné qu’il était tan­tôt, le voi­là rayon­nant, heu­reux… il a trou­vé l’occasion de pla­cer sa vir­gule !… Son atten­tion est tel­le­ment por­tée à cette ponc­tua­tion, que bien sou­vent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui atti­re­ra une s[e]monce. Que vou­lez-vous ? Esaü aimait les len­tilles ; Roméo ado­rait Juliette ; le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la vir­gule5. Des goûts et des couleurs…

Pensée vagabonde

« Au demeu­rant, le cor­rec­teur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opé­ra­teurs, ceux-ci trou­vant tou­jours qu’il marque trop de cor­rec­tions. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pour­tant, pour être cor­rec­teur on n’en a pas moins un cœur !… Si les dis­trac­tions sont per­mises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le mal­heu­reux vir­gu­lier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pen­sée est tou­jours là ? Eh ! non, elle vaga­bonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du minis­tère, il désire, lui, celle de la brune Cuné­gonde, qu’il pour­suit de ses assi­dui­tés depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être trou­blée outre mesure. Oui, le cor­rec­teur est un homme comme les autres — par­fai­te­ment ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aus­si en latin).

« Le vir­gu­lier a encore un enne­mi : le fonc­tion­naire. — Le fonc­tion­naire ? — Oui, le fonc­tion­naire. Oh ! il ne s’agit pas ici du pré­fet ou du tré­so­rier-payeur, non : mais de ces indi­vi­dus créés depuis l’apparition des lino­types6. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave cor­rec­teur. Les épreuves qu’il pré­sente sont tou­jours mau­vaises : ou trop pâles ou trop char­gées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lava­bo, dans l’eau savon­neuse. Allez donc mar­quer une vir­gule sur ce papier-là ? Plai­gnez, plai­gnez le pauvre correcteur !!! »

D. LÉATUR.


La féminisation du métier de correcteur : une synthèse

Le cassetin féminin du quotidien suisse "Le Temps". Image tirée du reportage "Les Correctrices de presse sous l’œil des cinéastes" (2018)
Le cas­se­tin fémi­nin du quo­ti­dien suisse Le Temps. Image tirée du repor­tage Les Cor­rec­trices de presse sous l’œil des cinéastes (2018), à voir sur le site du journal.

Chaque fois (ou presque) que je publie un docu­ment ancien mon­trant des cor­rec­teurs au tra­vail, je reçois un com­men­taire s’exclamant qu’il n’y a « pas beau­coup de femmes ». J’ai donc fini par pro­mettre un article sur la ques­tion. Le voici.

Racon­ter la fémi­ni­sa­tion du métier de cor­rec­teur, c’est avant tout replon­ger dans l’histoire de l’éducation des filles et dans l’histoire du tra­vail des femmes. Le cas par­ti­cu­lier des cor­rec­trices ne peut venir que dans un second temps. N’étant pas his­to­rien de for­ma­tion (mais cor­rec­teur, faut-il le rap­pe­ler ?), je me conten­te­rai de four­nir ici des jalons. Je vais ras­sem­bler un fais­ceau d’indices1 plu­tôt que de rédi­ger un récit séquen­tiel. On trou­ve­ra donc ci-des­sous beau­coup de liens et de notes en bas de page. Cha­cun pour­ra y pui­ser à son gré. Je vous prie de consi­dé­rer ce texte comme un tra­vail en cours. Il pour­rait aus­si encou­ra­ger d’anciennes cor­rec­trices à m’apporter leur pré­cieux témoi­gnage. D’a­vance, bienvenue !

Un monde largement méconnu

Rap­pe­lons, pour com­men­cer, que nous igno­rons com­bien nous sommes, nous les cor­rec­teurs. Nous ne l’avons jamais su. D’abord, parce la Sta­tis­tique géné­rale de la France, future Insee (1946), est une inven­tion récente (1840). Ensuite, parce que la cor­rec­tion a tou­jours eu sa part d’amateurs, de béné­voles2, d’employés tran­si­toires (étu­diants3) ou de per­sonnes cher­chant un com­plé­ment de reve­nus (ensei­gnants, notam­ment). Aujourd’­hui encore, la diver­si­té des sta­tuts des cor­rec­teurs (sala­rié, tra­vailleur à domi­cile, entre­pre­neur indi­vi­duel…) empêche de les comptabiliser. 

L’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale des cor­rec­teurs est récente aus­si (1881) et le nombre d’adhérents n’est pas repré­sen­ta­tif de la popu­la­tion géné­rale4

De plus, peu de temps sépare les débuts de l’histoire du tra­vail fémi­nin (années 19605) des débuts de l’his­toire des ate­liers d’imprimerie (années 19706).

« […] les cor­rec­teurs n’ont jamais été pré­ci­sé­ment recen­sés en France » (ACLF). Nous n’en connais­sons donc ni le nombre, ni les divers pro­fils. Les infos les plus récentes dont nous dis­po­sons viennent d’une enquête menée par l’ACLF en mars-juin 2022. Des 490 réponses reçues, il res­sort que 83 % des cor­rec­teurs sont des femmes, plu­tôt urbaines (65 %), très diplô­mées (48 % ont bac+5), exer­çant sous le sta­tut d’in­dé­pen­dante (67 %). On lira à pro­fit le rap­port complet. 

Mais un fait nous éclaire aisé­ment sur la chro­no­lo­gie à venir : la célèbre école Estienne, qui forme aux métiers du livre à Paris, a ouvert ses classes aux gar­çons en 1889, mais n’a accep­té les jeunes filles qu’à par­tir de 1972. 

Pour que les femmes puissent deve­nir cor­rec­trices, il fal­lait trois conditions :

  • qu’elles reçoivent l’éducation néces­saire, au moins jusqu’à 16 ans7 ;
  • qu’elles aient le droit de tra­vailler8 ;
  • que les impri­me­ries les embauchent. 

Il fal­lait aus­si que les femmes soient libres de leurs choix en matière de vie conju­gale et de mater­ni­té, sans oublier l’al­lè­ge­ment de la vie domes­tique par l’élec­tro­mé­na­ger

1. L’éducation des filles

À la veille de la Révo­lu­tion, les femmes étaient anal­pha­bètes à 73 %, contre 53 % des hommes (His­to­Livre). 

Avant la révo­lu­tion indus­trielle, la France est un pays très majo­ri­tai­re­ment rural, et l’éducation des enfants, filles ou gar­çons, n’est pas la prio­ri­té des parents9

Le prin­cipe d’égal accès à l’éducation pour tous n’est éta­bli qu’à la fin du xixe siècle… mais la teneur de l’é­du­ca­tion, elle, reste inégale. 

« Si la loi Camille Sée crée en 1880 un sys­tème d’en­sei­gne­ment secon­daire public des­ti­né aux jeunes filles, il reste dans l’es­prit de ses ini­tia­teurs un ensei­gne­ment typi­que­ment fémi­nin au conte­nu adap­té, plus court que l’en­sei­gne­ment mas­cu­lin et ne don­nant pas accès au bac­ca­lau­réat » (Gal­li­ca10).

L’objectif poli­tique de l’é­du­ca­tion des filles n’est, d’ailleurs, pas de per­mettre aux femmes de travailler.

Le pro­gramme de Camille Sée est on ne peut plus clair : « Il faut choi­sir ce qui peut leur être le plus utile, insis­ter sur ce qui convient le mieux à la nature de leur esprit et à leur future condi­tion de mère de famille, et les dis­pen­ser de cer­taines études pour faire place aux tra­vaux et aux occu­pa­tions de leur sexe. Les langues mortes sont exclues [alors que le latin est encore très deman­dé dans les impri­me­ries] ; le cours de phi­lo­so­phie est réduit au cours de morale ; et l’en­sei­gne­ment scien­ti­fique est ren­du plus élé­men­taire » (Wiki­pé­dia). 

Pour Jules Fer­ry, « l’école pri­maire peut et doit faire aux exer­cices du corps une part suf­fi­sante pour pré­pa­rer et pré­dis­po­ser […] les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femme ». Quant au tra­vail manuel, il a pour objec­tif « de leur faire acqué­rir les qua­li­tés sérieuses de la femme de ménage et de les mettre en garde contre les goûts fri­voles ou dan­ge­reux » (Wiki­pé­dia). 

De plus, le chan­ge­ment ne s’o­père pas du jour au len­de­main. 1) « […] les filles sont la plu­part du temps ins­truites par les congré­ga­tions ou les cou­vents ; » 2) « entre la pro­mul­ga­tion de la loi et sa mise en œuvre, il existe aus­si par­fois des délais assez longs » : par exemple, une ville comme Angers n’a ouvert son pre­mier col­lège pour filles qu’en 1913 (Wiki­pé­dia).

Les pre­mières ins­ti­tu­trices étaient par­fois mal consi­dé­rées, voire mal­trai­tées11

En 1924, le pro­gramme sco­laire pour les filles dans le secon­daire rejoint celui des gar­çons et le bac­ca­lau­réat (condi­tion d’accès à l’université) leur est accessible.

La mixi­té des éta­blis­se­ments sco­laires ne se déve­loppe qu’à par­tir des années 1960 (Wiki­pé­dia).

2. Le travail des femmes

« Depuis six mille ans qu’il y a des femmes et qui tra­vaillent12… », on pour­rait pen­ser qu’il y a des cor­rec­trices dans les impri­me­ries depuis longtemps. 

On sait aujourd’hui que le tra­vail fémi­nin était très pré­sent dans la socié­té médié­vale13, mais c’est jus­te­ment à la Renais­sance, période où naît l’impri­me­rie en Europe, que les femmes perdent nombre de métiers qu’elles exer­çaient au Moyen Âge. « Exclues des droits de suc­ces­sion, elles le sont aus­si de nom­breuses cor­po­ra­tions. […] Reje­tées des ate­liers, elles se replient sur le tra­vail à domi­cile qui va pro­li­fé­rer jusqu’au xixe siècle » (Marua­ni, 1985, p. 14). On ver­ra plus loin que ce mou­ve­ment reste actuel.

« La seconde moi­tié du xxe siècle a été por­teuse, dans l’en­semble des pays déve­lop­pés et tout par­ti­cu­liè­re­ment en France, de trans­for­ma­tions sociales majeures pour les femmes : liber­té de l’a­vor­te­ment et de la contra­cep­tion, droit de vote et pari­té, crois­sance spec­ta­cu­laire de la sco­la­ri­té et de l’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle » (M. Marua­ni, 2005).

Sans détailler l’histoire du tra­vail des femmes, je vais don­ner quelques dates (d’a­près Hel­lo Work (6 mars 2023) — sauf autre men­tion —, auquel je ren­voie pour l’ex­pli­ca­tion détaillée). 

  • 1907 droit pour les femmes mariées à dis­po­ser de leur salaire 
  • 1909 adop­tion du congé maternité 
  • 1920 « La loi auto­rise les femmes à adhé­rer à un syn­di­cat sans l’au­to­ri­sa­tion mari­tale » (His­to­Livre, p. 5).
  • 1946 fin du salaire féminin
  • 1965 auto­no­mie finan­cière et liber­té de travailler 
  • 1975 inter­dic­tion de la dis­cri­mi­na­tion à l’embauche
  • 1983 l’égalité pro­fes­sion­nelle comme principe
  • 1986 fémi­ni­sa­tion des noms de métiers (que l’Académie admet en 201914 !).

« La part des femmes dans la popu­la­tion active n’a ces­sé d’augmenter au cours du xxe siècle. Entre 1968 et 1990, le pour­cen­tage de femmes actives en France aug­mente for­te­ment pas­sant de 31 à 43 %. Cela est prin­ci­pa­le­ment dû aux Trente Glo­rieuses et à l’arrivée de la socié­té de consom­ma­tion, mais éga­le­ment au déve­lop­pe­ment de l’instruction des femmes » (Météo­job).

3. L’embauche de femmes dans les imprimeries

Mais à l’imprimerie ce n’était pas gagné. 

S’il y a tou­jours eu des femmes dans les impri­me­ries, c’é­tait dans l’ombre de leur mari ou de leur père15.

Portrait de Madeleine Plantin (musée Plantin-Moretus).
Por­trait de Made­leine Plan­tin (musée Plantin-Moretus).

L’his­toire a rete­nu de belles excep­tions au xvie siècle : Char­lotte Guillard, « deux fois veuve d’imprimeurs, qui diri­gea une impri­me­rie de 1537 à 155716 », ou les filles de Chris­tophe Plan­tin, qui « ont appris à lire et à écrire dès leur plus jeune âge. À cinq ans déjà, elles aidaient à cor­ri­ger les épreuves à l’atelier17. » « Made­leine, la qua­trième, était la plus habile : elle lisait les textes hébreux, syriaques et grecs18. »

Noter aus­si, au prin­temps 1793, le cas de Mme de Bas­tide ouvrant, à Paris, une école typo­gra­phique pour les femmes, qui accueille 60 jeunes femmes. Mais « on n’a plus de nou­velles de l’é­ta­blis­se­ment après avril 1795 sous le Direc­toire » (His­to­Livre, p. 5-6).

1849 Léga­li­sée après dix ans d’exis­tence, la Socié­té de secours mutuels typo­gra­phique pari­sienne adopte « un règle­ment pré­cis pré­voyant notam­ment (art. 116) l’exclu­sion des femmes, pour­tant peu nom­breuses dans la pro­fes­sion » (Jar­rige, p. 211). Une com­mis­sion revien­dra sur cette déci­sion en 1867 (ibid., p. 213).

1855 Pri­mé à l’Exposition inter­na­tio­nale de Paris, le pia­no­type, une des pre­mières machines à com­po­ser, est pré­sen­té « comme pou­vant être serv[i] par du per­son­nel fémi­nin » (Wiki­pé­dia). « Dans La Réforme […], Étienne Ara­go explique sans détour que “l’a­van­tage que cette inven­tion pour­rait offrir aujourd’­hui, ce serait de pou­voir rem­pla­cer les hommes par des femmes [payées moi­tié moins que les hommes] et des enfants” » (Jar­rige, p. 205).

La même année, « on assiste pour la pre­mière fois à l’intro­duc­tion des femmes dans une impri­me­rie pari­sienne » (Jar­rige, p. 213).

1877 « […] dans l’a­te­lier de l’a­gence Havas […] les cinq machines à com­po­ser sont conduites par des femmes (Jar­rige, p. 214).

1881 Une dis­po­si­tion sta­tu­taire de la jeune Fédé­ra­tion du livre recom­mande de « s’opposer par tous les moyens légaux au tra­vail des femmes dans les impri­me­ries »19.

En 1897 appa­raît La Fronde (de Mar­gue­rite Durand), « pre­mier jour­nal fran­çais entiè­re­ment conçu et diri­gé par des femmes ». Il sera « un outil majeur du déve­lop­pe­ment du fémi­nisme en France durant six ans » (His­to­Livre, p. 10-11).

1901 Affaire Ber­ger-Levrault : face à une grève de 90 ouvriers dans son impri­me­rie, à Nan­cy, la direc­tion ins­talle 15 femmes typo­graphes aux postes vacants. Les hommes les consi­dé­re­ront comme des « sar­ra­sines » ou bri­seuses de grève, et l’af­faire res­te­ra long­temps dans les mémoires20.

1912 Affaire Emma Cou­riau : bien qu’elle soit typo­graphe depuis dix-sept ans et payée à l’é­gal d’un homme, son admis­sion à la sec­tion lyon­naise de la Fédé­ra­tion du Livre est refu­sée. De plus, son mari est radié du syn­di­cat21.

« Les femmes ne seront admises qu’en 1919 dans les rangs de la com­po­si­tion, mais au cin­quième des effec­tifs. […] Après la guerre […] on ne pou­vait plus igno­rer leur capa­ci­té de faire le tra­vail des hommes mobi­li­sés, ni pri­ver de res­sources celles dont le mari avait été tué » (Dédame, p. 235). 

« Les évé­ne­ments de 1936 marquent une évo­lu­tion dans l’attitude des ouvriers du Livre à la syn­di­ca­li­sa­tion des femmes, par­ti­cu­liè­re­ment dans les sec­tions pari­siennes : les adhé­sions des femmes sont nom­breuses et elles sont sou­te­nues par les diri­geants syn­di­caux » (His­to­Livre, p. 2).

Comme on le voit, le milieu très « macho22 » de l’im­pri­me­rie a for­te­ment résis­té à l’ar­ri­vée des femmes en son sein.

« Jusqu’au milieu du xxe siècle, le per­son­nel fémi­nin du livre n’était admis qu’aux tâches jugées subal­ternes dont fai­saient par­tie le bro­chage (les pre­miers livres bro­chés datent de 1841) et la fini­tion. Pour­tant, les femmes déployaient une incom­pa­rable dex­té­ri­té dans : le comp­tage des feuilles, la pliure des cahiers, leur encar­tage l’un dans l’autre (ou, au contraire, leur désen­car­tage), leur col­la­tion­ne­ment, leur assem­blage, la cou­ture des dos, leur col­lure ain­si que, dans les ate­liers de presse, le pliage et la mise sous bande adres­sée (à la vitesse de cinq jour­naux à la minute) pour les abon­nés ! » (Dédame, p. 226)

Une linotypiste. Châtelaudren, atelier des linotypistes, Le Petit écho de la mode, 1938. | LE PETIT ÉCHO DE LA MODE, LEFF COMMUNAUTÉ.
Châ­te­lau­dren, ate­lier des lino­ty­pistes, Le Petit écho de la mode, 1938. | LE PETIT ÉCHO DE LA MODE, LEFF COMMUNAUTÉ.

Mais dans la seconde moi­tié du xixe siècle, la plu­part de ces tâches seront méca­ni­sées, et « le recours au savoir-faire des femmes étant plus réduit… la pro­fes­sion ten­dit à se mas­cu­li­ni­ser » (ibid.).

Même l’ar­ri­vée de la Lino­type ne par­vient pas à cas­ser le mono­pole mas­cu­lin (Jar­rige, p. 220).

« Dans les années 1910, pour­tant, près de 18 % des ouvriers du Livre sont des ouvrières » (His­to­Livre, p. 4). D’a­près Fré­dé­ric Bar­bier23, elles étaient 6,7 % en 1847.

C’est, en fait, l’ar­ri­vée de la pho­to­com­po­si­tion et de l’in­for­ma­tique, dans les années 1970, qui sera déter­mi­nante. Je vais y reve­nir plus bas. 

Et les correctrices, alors ?

1840 Un jour­na­liste fait état de l’existence d’un ate­lier d’imprimerie entiè­re­ment fémi­nin, cor­rec­tion com­prise, entre Paris et Fon­tai­ne­bleau24.

1869 Pour Pierre Larousse (Grand Dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle, t. 5), en matière de typo­gra­phie, le cor­rec­teur (« employé char­gé de lire les épreuves et de mar­quer les fautes com­mises soit par le com­po­si­teur, soit par l’au­teur lui-même ») n’a pas de pen­dant féminin.

1884 Pre­mières annonces d’emploi de cor­rec­trice, selon mes propres recherches. 

1884, tou­jours : un jour­na­liste du Gil Blas écrit, à pro­pos de l’école pri­maire supé­rieure de jeunes filles de la rue de Jouy (Paris 4e) que ses élèves « sont aptes […] à être cor­rec­trices d’imprimerie. Voir mon article : 

1904 Quand elles se marient, les cor­rec­trices com­mencent à décla­rer leur pro­fes­sion dans les avis publiés dans les jour­naux, là aus­si selon mes propres recherches.

La posi­tion de cer­tains cor­rec­teurs n’est pas plus favo­rable que celle des typo­graphes. Voir la lettre d’Armand Dau­by dans mon article :

Le cor­rec­teur Eugène Bout­my a pré­cé­dem­ment écrit, en 187425 (en seconde posi­tion der­rière le « cor­rec­teur amateur » !) : 

« Le cor­rec­teur femme existe aus­si ; mais cette espèce, du reste très rare, n’apparaît jamais dans l’atelier typo­gra­phique ; on ne l’entrevoit qu’au bureau du patron ou du prote. Nous n’en par­le­rons pas… par galan­te­rie » (p. 48).

« […] nous sommes de l’avis de MM. les typo­graphes qui, plus moraux que les mora­listes, trouvent que la place de leurs femmes et de leurs filles est plu­tôt au foyer domes­tique qu’à l’atelier de com­po­si­tion, où le mélange des deux sexes entraîne ses suites ordi­naires. […] L’admission des femmes dans la typo­gra­phie a eu un autre résul­tat fâcheux : elle a fait dégé­né­rer l’art en métier. Pour s’en convaincre, il suf­fit d’examiner les ouvrages sor­tis des impri­me­ries où les femmes sont à peu près exclu­si­ve­ment employées » (p. 75-76).

Même Louis-Emma­nuel Bros­sard, en 192426, citant pour­tant les exemples de Char­lotte Guillard et des filles de Plan­tin, et esti­mant « par trop vif et trop radi­cal l’arrêt ren­du par Bout­my », ter­mine son para­graphe sur la ques­tion (3 pages sur 587) ainsi : 

« Il faut évi­ter le « cor­rec­teur femme », la chose est enten­due, mais, quand le mal existe, il n’est pas néces­saire de l’exaspérer par une lutte ouverte ou par le mépris décla­ré […] (p. 131).

On peut voir là un mince progrès… 

L’hon­neur est sau­vé par une voix dis­cor­dante, lors de l’af­faire Emma Cou­riau (voir plus haut), en 1913 :

« Dans La Bataille syn­di­ca­liste, Alfred Ros­mer, cor­rec­teur et chro­ni­queur, écrit : “Il serait temps que les cama­rades aban­donnent la men­ta­li­té anté­di­lu­vienne que leur donne une si étrange concep­tion des rap­ports qui doivent exis­ter entre l’homme et la femme. Est-il si dif­fi­cile d’admettre que la femme peut agir par elle-même et qu’elle a voix au cha­pitre quand il s’agit de régler sa vie et sa des­ti­née”. » (His­to­Livre, p. 5).

Dans les années 1970, la pho­to­com­po­si­tion et l’in­for­ma­tique marquent une révo­lu­tion. C’est un bou­le­ver­se­ment pour les typo­graphes (c’est la fin du plomb), mais aus­si pour les cor­rec­teurs, comme l’a racon­té Claire Clou­zot en 1981 dans un film, L’Homme fra­gile, alors que chez Fran­çois Truf­faut, deux ans plus tôt (L’A­mour en fuite), la cage de verre enfer­mait tou­jours deux hommes au cœur de l’imprimerie.

C’est la socio­lo­gie qui nous enseigne le plus sur cet épi­sode. Dans un livre de 1985 (aujourd’­hui épui­sé), Mar­ga­ret Marua­ni raconte, sur 16 pages, « l’histoire du Cla­vier Enchaî­né », nom qu’elle a don­né à un quo­ti­dien régio­nal sur lequel elle a enquê­té pen­dant quinze ans. Une suc­ces­sion de péri­pé­ties dif­fi­cile à résu­mer en quelques lignes… 

Dans cette rédac­tion, l’entrée de l’ordinateur, en 1969, a été accom­pa­gnée de l’embauche d’une dou­zaine de dac­ty­los (que l’in­for­ma­tique a rebap­ti­sées cla­vistes), qui tra­vaillaient plus vite que les cor­rec­teurs en place tout en étant payées un tiers de moins. « Une pro­fes­sion fémi­nine, déva­lo­ri­sée, déqua­li­fiée et sous-payée s’est créée à côté et en marge des métiers mas­cu­lins. » Au fil des années, entre grève des ouvriers du livre en 1969 (pour obte­nir la garan­tie de leur emploi et le mono­pole sur la jus­ti­fi­ca­tion et la cor­rec­tion des textes) et grève des cla­vistes en 1983 (pour obte­nir éga­li­té de salaire et de condi­tions de tra­vail), les deux camps se sont pro­gres­si­ve­ment rejoints. Deux mondes qu’au départ tout sépa­rait, même un mur… Tout le monde a fini sur le même cla­vier, dans la même conven­tion col­lec­tive (celle des ouvriers du livre) ; les cla­vistes, après une courte for­ma­tion, sont deve­nues cor­rec­trices. Pour les hommes, c’était la peur de la concur­rence et la « fin du métier » ; pour les femmes, un sen­ti­ment de dif­fé­rence et d’exclusion. 

L’histoire du Cla­vier Enchaî­né (par laquelle Mar­ga­ret Marua­ni illustre la construc­tion sociale des dif­fé­rences hommes/femmes dans le monde du tra­vail) s’arrête là. Ce qui suit, dans la presse, pari­sienne en par­ti­cu­lier, ce sont les plans de départ pour la famille des « typos » (lino­ty­pistes, typo­graphes et cor­rec­teurs), peu à peu rem­pla­cée par une popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment fémi­nine, moins avan­ta­gée et moins bien payée.

Cepen­dant, la pré­do­mi­nance mas­cu­line chez les cor­rec­teurs a peut-être duré plus long­temps qu’on l’i­ma­gine, à en croire les quelques indices suivants : 

« Quand je suis arri­vée en presse (en 1979), il y avait très peu de femmes. Les quelques cor­rec­trices de l’imprimerie avaient un suc­cès fou », raconte Annick Béjean (dans Repi­ton et Cas­sen). Lire la par­tie de son témoi­gnage que j’ai déjà publiée.

Mais il faut lire aus­si les pages de son récit, tein­té de nos­tal­gie, qui res­ti­tuent un monde dis­pa­ru, celui des typos et de leur mili­tan­tisme vigou­reux (dont l’é­pi­sode le plus mar­quant est la grève du Pari­sien libé­ré, qui dura vingt-huit27 à trente mois28, de 1975 à 1977). 

En 1983, entrant comme jeune typo­graphe à France-Soir, Isa­belle Mon­thier découvre :

« Troi­sième étage. Un grand ate­lier. Des hommes, des hommes par­tout. […]
« Le cas­se­tin (le car­ré ou l’atelier) des cor­rec­teurs. […] Trois femmes envi­ron pour une ving­taine d’hommes » (Repi­ton et Cas­sen, p. 136). 

En mars 1994, l’ARCI (Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie, Lau­sanne) déclare encore qu’elle « manque de col­lègues fémi­nines » et lance un appel dans un jour­nal fémi­niste29

Étapes récentes

Jusqu’en 1978 (créa­tion de l’é­cole COFORMA par le Syn­di­cat des cor­rec­teurs30), le métier s’apprenait exclu­si­ve­ment auprès de ses pairs31. Or, com­ment se for­mer à un métier dont l’accès vous est inter­dit ou difficile ? 

Quand elle raconte son entrée à La Croix, chez Bayard Presse (qu’elle appelle Le Cru­ci­fix et Lan­ce­lot), à la fin des années 1970, Vani­na (pseu­do­nyme) écrit :

« […] le choix de recru­ter en prio­ri­té des femmes pour sai­sir et cor­ri­ger les textes n’existe nulle part ailleurs dans la PQN (la presse quo­ti­dienne dite natio­nale, et en fait pari­sienne). […] Les femmes y sont depuis entrées en masse – jusqu’à for­mer au moins la moi­tié des effec­tifs dans les cas­se­tins de cor­rec­tion […] » (p. 24). 

La sai­sie des textes sur micro-ordi­na­teur (milieu des années 1980) par les auteurs eux-mêmes32 ayant fait dis­pa­raître, à leur tour, les cla­vistes, elles ont dû se recon­ver­tir. Cer­taines ont choi­si la cor­rec­tion, comme l’a­vaient déjà fait cer­taines « typotes ». 

Paral­lè­le­ment, cor­rec­teurs et cor­rec­trices sont pous­sés hors des murs des mai­sons d’édition :

Une correctrice travaillant chez elle. Illustration créée avec Midjourney.
Cor­rec­trice tra­vaillant chez elle. Illus­tra­tion créée avec Midjourney.

« […] au début des années 1980 […] le prix tou­jours plus éle­vé du mètre car­ré pari­sien [entre autres rai­sons] incite […] beau­coup d’éditeurs à sup­pri­mer leur ser­vice de relec­ture interne afin de réa­li­ser des éco­no­mies. Ils décident de payer désor­mais à la pige, et à un tarif bien sûr infé­rieur, la pré­pa­ra­tion de copie. Ils chassent donc de leurs murs les lec­teurs-cor­rec­teurs ; et, confron­tés à la menace du chô­mage, cer­tains de ceux-ci acceptent d’être licen­ciés puis réem­bau­chés avec la sous-qua­li­fi­ca­tion de cor­rec­teur à domi­cile. 
« Les cor­rec­teurs déjà pigistes se voient quant à eux pro­po­ser d’effectuer éga­le­ment la pré­pa­ra­tion de copie – selon les modes de rému­né­ra­tion les plus divers, mais tous illé­gaux puisque ce bou­lot n’est pas pré­vu par la conven­tion comme pou­vant se faire à la mai­son. […] » (Vani­na, p. 53).

« Des trans­for­ma­tions struc­tu­relles propres au domaine du livre et de la presse expli­que­raient que les cor­rec­trices soient de moins en moins inté­grées dans les entre­prises : recom­po­si­tions édi­to­riales ; choix bud­gé­taires ciblés ; asso­cia­tions de mai­sons en grandes enti­tés ou rachats ; fusion de cer­tains corps de métier ; abon­dance et sur­charge de la pro­duc­tion édi­to­riale…
« De plus, les évo­lu­tions liées à l’informatisation des métiers sont très cer­tai­ne­ment à prendre en compte, notam­ment l’apparition de la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur (PAO), qui a décloi­son­né des métiers aupa­ra­vant très dis­tincts et hau­te­ment spé­cia­li­sés, et le per­fec­tion­ne­ment des logi­ciels de cor­rec­tion » (ACLF, p. 8). 

La créa­tion de la microen­tre­prise (2008) et le déve­lop­pe­ment du télé­tra­vail (sur­tout depuis la pan­dé­mie de Covid-19) ont fait le reste. 

Cela pousse cer­taines cor­rec­trices à se deman­der si le métier est pré­caire parce que fémi­nin, ou fémi­nin parce que précaire… 

Voi­là, d’a­près mes lec­tures et recherches à ce jour, les fac­teurs expli­quant que le métier de cor­rec­teur, qua­si exclu­si­ve­ment mas­cu­lin durant cinq siècles, pré­sente aujourd’­hui — notam­ment sur les réseaux sociaux — un visage très lar­ge­ment féminin. 

Il y aurait, dans cette his­toire, d’autres aspects à trai­ter, notam­ment la ques­tion de l’hy­giène dans les ate­liers, plus sen­sible encore pour les femmes que pour les hommes, mais je ne peux pas étendre ce texte déjà trop long. Cela fera peut-être l’ob­jet d’un pro­chain article… 

PS — On me sug­gère d’a­jou­ter que, dans la presse, les secré­taires de rédac­tion, métier où les femmes sont aus­si nom­breuses, tend à rem­pla­cer les cor­rec­teurs. J’ai déjà consa­cré un article au métier de « SR ». 


Sources : 

ACLF : « Rap­port d’en­quête “Pro­fes­sion : cor­rec­teur” », juillet 2021.

Dédame, Roger : Les Arti­sans de l’é­crit. Des ori­gines à l’ère du numé­rique, « Rivages des Xan­tons », Les Indes savantes, 2009.

His­to­Livre : n° 28, novembre 2022, consa­cré aux femmes dans l’im­pri­me­rie, Ins­ti­tut CGT d’his­toire sociale du Livre pari­sien (numé­ro pas encore publié sur leur page Cala­méo).

Jar­rige, Fran­çois, « Le mau­vais genre de la machine. Les ouvriers du livre et la com­po­si­tion méca­nique (France, Angleterre,1840-1880) », Revue d’histoire moderne & contem­po­raine, 2007/1 (no 54-1), p. 193-221. Article que je recom­mande particulièrement.

Marua­ni, Mar­ga­ret : Mais qui a peur du tra­vail des femmes ?, Syros, 1985 (épui­sé) ; (dir.), Femmes, genre et socié­tés, l’é­tat des savoirs, La Décou­verte, 2005. Voir aus­si Tra­vail et emploi des femmes, 5e éd., « Repères », La Décou­verte, 2017.

Repi­ton, Isa­belle et Cas­sen, Pierre, « Touche pas au plomb ! » Mémoire des der­niers typo­graphes de la presse pari­sienne, Le Temps des Cerises, 2008.

Vani­na : 35 ans de cor­rec­tions sans mau­vais trai­te­ments, Acra­tie, 2011. 

Sur l’as­pect social du métier aujourd’­hui (état des lieux et moyens de lutte), lire aus­si Goutte, Guillaume, Cor­rec­teurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té, Liber­ta­lia, 2021.


Séance de relecture dans une imprimerie parisienne en 1931

Je ne compte plus les heures que j’ai pas­sées à cher­cher des pho­tos de cor­rec­teurs au tra­vail (les heures consa­crées à ce blog, en géné­ral, non plus !). Aus­si, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­cable. Cha­cun ses obsessions… 

Les ico­no­graphes le savent : les images ne sont pas tou­jours bien réfé­ren­cées. Il faut donc sou­vent lan­cer un large filet dans l’espoir de récol­ter quelques pois­sons. Dans le cas pré­sent, ce sont les mots-clés « ate­lier » et « impri­me­rie » qui m’ont por­té chance.

De cette image, je ne sais que ceci : « Ate­lier de l’im­pri­me­rie Simart (Paris, France), impri­mant L’Écho de Paris, pho­to­gra­phie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »

Mais regar­dons en détail. 

Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une impri­me­rie pari­sienne — il s’a­git en fait d’une « table métal­lique (autre­fois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’impo­si­tion ou les cor­rec­tions » (TLF). Des feuilles blanches ont été éta­lées sur la table pour évi­ter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.

rédacteur ou secrétaire de rédaction écrivant un article au crayon, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du per­son­nage prin­ci­pal qui a tout d’a­bord atti­ré mon atten­tion. À quoi res­semble un cor­rec­teur au tra­vail, sinon à quel­qu’un qui lit avec un crayon ou un sty­lo à la main ? C’est la dif­fi­cul­té de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manus­crite. Je devine plu­tôt un secré­taire de rédac­tion qu’un cor­rec­teur. En tout cas, il écrit au crayon mal­gré la pré­sence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plu­tôt la marque d’une relec­ture. La ciga­rette rou­lée qui s’é­teint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé. 

correcteur ou secrétaire de rédaction relisant une épreuve en placard, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Le per­son­nage de droite, lui, est visi­ble­ment en train de relire une épreuve en pla­card2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retour­nés. Un crayon est dis­po­nible sur la table, à sa droite. Est-il cor­rec­teur ou secré­taire de rédac­tion ? Nous ne le sau­rons pas. Les deux métiers sont proches.

Le troi­sième homme lit le jour­nal impri­mé. Je ne peux rien en dire de particulier.

cage de verre
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Der­nier détail, et non des moindres : à l’ar­rière-plan, la fameuse cage de verre, qui per­met­tait aux cor­rec­teurs de s’i­so­ler du bruit des machines. On la voit beau­coup mieux dans le film L’A­mour en fuite (1979) de Fran­çois Truf­faut (voir mon article). Georges Sime­non en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).

En tout cas, c’est une belle image d’hommes au tra­vail. La BnF offre la pos­si­bi­li­té d’en ache­ter une repro­duc­tion ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.

Pour la petite his­toire de ce blog, j’a­vais déni­ché cette image avant la belle trou­vaille de ven­dre­di, mais je n’a­vais pas encore déci­dé com­ment l’ex­ploi­ter. J’ai fina­le­ment esti­mé qu’elle méri­tait un article, plu­tôt que d’at­tendre l’oc­ca­sion de l’u­ti­li­ser comme simple illustration. 


L’énigme du crayon bleu du correcteur

Crayons bleu de Prusse et ver­millon Mit­su­bi­shi. Source : Pen­cil Talk.

Lors­qu’il débute dans la cor­rec­tion de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son jour­nal1 : 

« Et il faut bien que je m’a­voue, de moi à moi, que j’i­gnore en effet l’A B C du métier : je ne me rap­pelle plus tous les signes conven­tion­nels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »

Et, plus loin, le 11 septembre :

« Huit bouches à nour­rir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du cor­rec­teur… »

En matière de cor­rec­tion, tout un cha­cun pense aus­si­tôt au sty­lo rouge, sym­bole même du métier. Alors pour­quoi donc cette insis­tance sur le crayon bleu ? 

L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai ren­con­trée très récem­ment. Dans son récit d’une séance de cor­rec­tion avec Bau­de­laire (voir mon article), Léon Cla­del raconte : « […] le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. » 

Voi­ci deux autres men­tions du crayon bleu :

Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un cer­tain endroit, le cor­rec­teur avait tra­cé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remar­qua Renan. — Que ce pas­sage est abso­lu­ment inin­tel­li­gible pour moi. »

Et, la même année, dans un article expli­quant la fabri­ca­tion d’un jour­nal4 : « La copie est relue, prête à pas­ser à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indi­quer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels carac­tères cet article doit être com­po­sé. »

Après enquête, il appa­raît que divers usages de cette cou­leur ont coexis­té dans l’im­pri­me­rie : sup­pres­sions, anno­ta­tions, indi­ca­tions typo­gra­phiques ou autres.

Le Gui­chet du savoir (Biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui dis­pa­ru, qui expliquait : 

« Un code cou­leur s’est ins­tau­ré entre édi­teurs et auteurs. Le rouge (uti­li­sé éga­le­ment par les ensei­gnants dans les cor­rec­tions de copies d’é­lèves) est une cou­leur qui res­sort du texte et se remarque. Elle indique à l’au­teur les para­graphes à réécrire com­plè­te­ment. Tan­dis que le bleu, plus dis­cret, sera uti­li­sé pour la mise en forme à des­ti­na­tion des impri­meurs. »

À tel point que les fabri­cants ont inven­té le crayon bico­lore, « d’un côté ver­millon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.

Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.

Le Gui­chet du savoir écrit encore : « […] ce crayon date­rait du xixe siècle. L’ou­vrage inti­tu­lé L’Art d’é­crire un livre, de l’im­pri­mer, et de le publier d’Eu­gène Mou­ton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est pré­cieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens oppo­sé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à sup­pri­mer ; rouge et bleu, à modi­fier, etc.” »

Le blog Pen­cil Talk (en anglais) consacre de belles pages, riche­ment illus­trées, à ces crayons bico­lores à tra­vers le monde. Ils sont aus­si appe­lés « crayons télé­vi­sion », sans doute parce qu’ils servent dans les plan­nings d’organisation du tra­vail (Wiki­pé­dia).

Pour les cor­rec­teurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était sur­tout employé pour des anno­ta­tions (à dis­tin­guer des cor­rec­tions) ou pour des suppressions. 

On en a un aper­çu dans le deuxième feuillet de la pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier du roman L’Insurgé de Jules Val­lès, visible sur Gal­li­ca (BnF). Les cor­rec­tions y sont por­tées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les sup­pres­sions au crayon bleu. 

Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier de L’In­sur­gé de Jules Val­lès. Gal­li­ca (BnF).

Usage qui n’avait appa­rem­ment rien de sys­té­ma­tique, puisque, dans son essai Le Cor­rec­teur Typo­graphe (1924), L.-E. Bros­sard, quand il men­tionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indi­ca­tions doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».

Cela me fait pen­ser au « crayon bleu de la cen­sure », expres­sion née vers 1860 et qu’on ren­contre encore par­fois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je revien­drai peut-être dans un pro­chain billet. Elle existe aus­si en anglais, où to blue-pen­cil, lit­té­ra­le­ment « pas­ser au crayon bleu », c’est « cor­ri­ger » ou « cen­su­rer » (Larousse anglais-fran­çais).

« L’usage du crayon bleu [dans l’é­di­tion et la presse] se raré­fie ; la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur per­met un sys­tème de ges­tion de ver­sions sans pas­ser par l’im­pri­mé », pré­cise Wiki­pé­dia.

PS — Une consœur suisse m’in­forme que dans le Guide du typo­graphe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de pré­pa­ra­tion, de cou­leur bleue » (p. 15) sont tou­jours oppo­sés au « rouge pour la cor­rec­tion des épreuves (p. 18). Mer­ci Catherine.


Une vision lugubre du métier de correcteur, 1936

Paul Bodier
Paul Bodier. Pho­to trou­vée sur Babe­lio. Je n’en garan­tis pas l’authenticité.

Paul Bodier (1875-1946), grand défen­seur du spi­ri­tisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trou­vé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du pas­sé (éd. Paul Ley­ma­rie, 1936 ; rééd. numé­rique Ink Book, 2012), où figure la des­crip­tion du métier de cor­rec­teur la plus noire qu’il m’ait été don­né de lire à ce jour. Une vision roman­cée, char­gée d’ef­fets, mais qui rejoint pour l’es­sen­tiel d’autres sources d’in­for­ma­tion qu’on peut lire sur ce blog1. (Le der­nier para­graphe est, lui, repré­sen­ta­tif de la miso­gy­nie de l’é­poque, hélas.) 

couverture de "Sous les cendres du passé" de Paul Bodier, 1935

Dans sa pré­face, René Kopp (auteur d’une Intro­duc­tion géné­rale à l’é­tude des sciences occultes, chez le même édi­teur, en 1930) résume ain­si le roman : « L’action se déroule autour d’une ami­tié entre deux hommes dif­fé­rents par la situa­tion, le genre de vie, les épreuves, le tra­vail et les idées, mais unis par la droi­ture. L’un, celui qui a souf­fert, le sala­rié, le dam­né de la vie, lève pro­gres­si­ve­ment le voile des mys­tères à l’autre, celui qui n’a pas souf­fert, l’a­ris­to­crate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tan­tôt dorant les somp­tuo­si­tés d’un lieu bour­geois, tan­tôt éclai­rant la tran­chée meur­trière, tan­tôt venant illu­mi­ner une vil­la char­mante des envi­rons de Paris, jus­qu’au zénith de la certitude. »

Le « dam­né de la vie » est donc le cor­rec­teur… Lançons-nous.

« Écœu­ré de la lit­té­ra­ture et de ses pon­tifes, il [Roger Danis] s’était tour­né vers une pro­fes­sion un peu obs­cure, mais qui lui parais­sait cepen­dant sup­por­table. II s’était fait cor­rec­teur d’imprimerie.

« Mais il n’avait pas tar­dé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons impri­meurs pour tout ce qui res­sor­tait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamen­table de la plu­part des ouvriers, ne pos­sé­dant qu’une ins­truc­tion à peine élé­men­taire et avec quelques hommes éga­rés dans ce monde bigar­ré il subis­sait chaque jour la pro­mis­cui­té déso­lante d’exploiteurs éhon­tés et la bêtise avi­lis­sante du milieu dans lequel il lui fal­lait vivre pour subsister.

« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétri­bué, plus mal consi­dé­ré que celui de cor­rec­teur d’imprimerie.

« Dans la région pari­sienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, le cor­rec­teur d’imprimerie est un paria2. Les direc­teurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, mal­hon­nêtes le plus sou­vent. Ils ran­çonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun sou­ci d’équité. La sot­tise dont ils font preuve, en toutes cir­cons­tances, n’a d’égale que leur insuf­fi­sance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.

« La plu­part des impri­me­ries pari­siennes sont des foyers de pes­ti­lence où règne la tuber­cu­lose et où les rats innom­brables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Tra­vail ne fait que de rares et courtes appa­ri­tions dans ces lieux impurs et presque tou­jours ses insi­gni­fiants repré­sen­tants se contentent d’une courte visite aux maîtres impri­meurs, en leur ser­rant la main.

« Ces poli­tesses entre­tiennent sans doute l’amitié et plus cer­tai­ne­ment encore une affreuse rou­tine, mais pen­dant ce temps-là un per­son­nel inté­res­sant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans cer­taines grandes impri­me­ries où se font des jour­naux de droit, ô iro­nie, les ouvriers n’ont pas même de ves­tiaires suf­fi­sants, mais les direc­teurs ont un châ­teau dans quelque riante pro­vince et un bureau décent et soi­gneu­se­ment balayé. La vie et la san­té des mal­heu­reux qui besognent dans ces mai­sons sinistres ne comptent pas, car il est extrê­me­ment facile de rem­pla­cer la main-d’œuvre, per­pé­tuel­le­ment ali­men­tée par les for­çats de la faim.

« Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices pos­sibles et il est impos­sible de trou­ver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aus­si peu sou­cieux de l’hygiène, de la san­té et de la vie de leurs ouvriers. Les cor­rec­teurs sont tou­jours pla­cés dans les coins les plus encom­brés. Ils tra­vaillent le plus sou­vent dans le bruit des machines lino­types et près des typos char­gés de la mise en pages. Coups de mar­teau sur les formes, cris sau­vages de quelques brutes, plai­san­te­ries lourdes et stu­pides, les mal­heu­reux doivent cor­ri­ger au milieu de ce vacarme assour­dis­sant, dans une atmo­sphère lourde, empuan­tie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creu­sets des lino­types, trop heu­reux s’ils n’ont pas une copie imbé­cile à lire et par-des­sus le mar­ché à rec­ti­fier. Écri­tures illi­sibles, fautes de fran­çais et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décou­su, ridi­cule, etc., il leur faut tout sup­por­ter. Mal­heur à eux s’ils laissent pas­ser une coquille, s’ils oublient de signa­ler une erreur du client tou­jours prêt à récla­mer et que le patron obsé­quieux écoute avec complaisance.

« Les cor­rec­teurs doivent tout subir. Mépri­sés des patrons qui les consi­dèrent comme des intrus qui viennent aug­men­ter les frais géné­raux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordi­naires qui ne leur par­donnent pas leur éru­di­tion. Ils doivent cour­ber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires ava­nies, accep­ter pla­ci­de­ment tous les ennuis, toutes les sot­tises, toutes les méchan­ce­tés et lire sans s’arrêter, car il leur faut pro­duire et don­ner leurs épreuves cor­ri­gées le plus rapi­de­ment pos­sible, sans avoir une défaillance, sans ces­ser de tra­vailler, sans aucune trêve. Le métier de cor­rec­teur est le plus triste des métiers, le plus fati­gant des labeurs. Le cer­veau, les yeux s’usent vite à ce tra­vail ingrat et l’on pour­rait rap­pe­ler l’anecdote sui­vante : Une jeune fille annon­çait à une dame qu’elle était fian­cée avec un cor­rec­teur. « Ah ! Ma pauvre, moi aus­si j’ai épou­sé un cor­rec­teur, mais il est deve­nu fou, dit la dame en joi­gnant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »

« Tou­te­fois, il faut aus­si recon­naître que la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs d’imprimerie ne brille pas par les qua­li­tés qui doivent dis­tin­guer les véri­tables intellectuels.

« Certes, il y a par­mi eux des sujets de grande valeur, mais il y a éga­le­ment un ramas­sis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la socié­té3.

« Ajou­tons que l’élé­ment fémi­nin, pas­sif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, sur­char­ger une pro­fes­sion déjà très encom­brée et nous aurons le tableau exact d’une cor­po­ra­tion odieu­se­ment sacri­fiée et abo­mi­na­ble­ment exploi­tée par quelques cyniques mal­fai­teurs de la pensée. »

Suivent des consi­dé­ra­tions tout aus­si impi­toyables sur « l’Im­pri­me­rie, avec un grand I » et « l’É­di­tion, avec un grand E », « ces deux puis­sances [… qui] savent admi­ra­ble­ment s’en­tendre pour empoi­son­ner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aus­si avec un grand P ». « L’Im­pri­me­rie, l’É­di­tion, la Presse, sinistre et dia­bo­lique Tri­ni­té créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideu­se­ment enla­cées au temps de leurs amours, toutes les fri­pouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques indi­vi­dus qui forment la haute et basse pègre et la socié­té moderne en décomposition. » 

Quel tableau !


Un “placard pour correcteur”, dans un roman de 1957

"Des blondes à pleins paniers", roman de 1957

Mon­té à Paris, un jeune auteur, sans le sou, déses­père de trou­ver du tra­vail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédac­teur en chef de Marie-Marie, le grand heb­do­ma­daire fémi­nin », qui le recom­mande à un cer­tain Mar­cel, « direc­teur lit­té­raire des Édi­tions Bâché-Fou­ras­son ». En même temps que la nature du tra­vail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.

« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ?
— J’ai écrit quelques nou­velles, répon­dit Sébas­tien.
Lapo­stat leva la main, d’un air bla­sé :
— Nor­mal, à vingt ans, plus une tra­gé­die en vers, plus un trai­té de phi­lo­so­phie. Et on lit l’Express pour ache­ver d’avoir l’air d’un mon­sieur très intel­li­gent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à mon­ter à che­val, qu’à le lui désap­prendre pour le lui réap­prendre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, mon­sieur !
—  J’espère que vous n’avez pas de diplômes ?
—  Je suis licen­cié ès lettres.
— Tâchez de l’ou­blier. Savez-vous taper à la machine ?
— Oui, avec trois doigts, mon­sieur !
— Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écri­vains ! Quand vou­lez-vous com­men­cer ?
— Com­men­cer quoi ?
— Louis ne vous a pas dit que je cher­chais un cor­rec­teur-met­teur au point ?
— C’est que je ne sais pas exac­te­ment en quoi consiste le travail.

« Lapo­stat tira une grosse bouf­fée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le pla­fond. Sans suc­cès.
— Voi­là ! La mai­son édite de nom­breux récits d’explorateurs que rien ne pré­dis­po­sait à la lit­té­ra­ture. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de par­tir imberbes, et qui reviennent y faire des confé­rences une fois que leur barbe leur a bouf­fé la figure. Ces gars-là sont bien gen­tils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos ama­zo­nien, en géné­ral. Remar­quez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confon­dons pas : ceux-là, ce sont des écri­vains qui explorent. Pas la même chose.

« Lapo­stat cra­cha des bribes de tabac dans un coin et dési­gna des ran­gées de titres sur des éta­gères :
— Nous, notre métier, c’est de vendre leur came­lote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours1 avant paru­tion. Je n’y suf­fis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un cor­rec­teur, un met­teur au point… C’est le mot : met­teur au point. Vous allez être le met­teur au point.
« Il pro­po­sa à Sébas­tien un salaire d’essai, qui lui per­met­trait de ne pas cre­ver de faim, et de com­men­cer de suite son tra­vail.
— Vous avez le pied dans la mai­son… Pour quelqu’un qui veut deve­nir auteur, vous com­men­cez bien. Simo­nin, lui, a débu­té par le taxi.

« Il appe­la la stan­dar­diste, qui fai­sait éga­le­ment fonc­tion d’huissière, et lui ordon­na d’installer Sébas­tien dans ses nou­velles fonc­tions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclai­ré au néon en plein jour, qui sen­tait vague­ment le camphre.
— C’est le bureau des cor­rec­teurs, dit-elle d’un ton extrê­me­ment fati­gué.
— Nous sommes plu­sieurs ? deman­da le jeune homme en cal­cu­lant l’exiguïté du réduit.
— Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tel­le­ment…
« Sur ce bon mot, sans un sou­rire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allu­mée dans ses yeux, elle refer­ma la porte. […] 

« Sébas­tien, à l’idée de tra­vailler chaque jour huit heures dans son pla­card, fut ten­té de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pen­sé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bou­ton. On ne l’avait pas ver­rouillée. Si un incen­die se décla­rait, du moins pour­rait-il se sau­ver. L’envie de crier « Au feu », de fran­chir pré­ci­pi­tam­ment le ves­ti­bule et de plon­ger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.

« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à can­nage, consti­tuait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewri­ter ». Un pre­mier manus­crit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Ben­gale. La curio­si­té l’emporta sur les dési­rs de fuite.
« Il s’assit. »

Manuel de Cueb­bas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Édi­tions de Paris, 1957, p. 42-45.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».


Nécrologie de Louis Ganderax, par Émile Henriot, 1940

Portrait de Louis Ganderax, "Revue de Paris", 1910
Por­trait de Louis Gan­de­rax, Revue de Paris, 1910.

Le 12 février 1940, dans le quo­ti­dien Le Temps, le jour­na­liste et écri­vain Émile Hen­riot rend hom­mage à son ami Louis Gan­de­rax (1855-1940), ancien direc­teur de la Revue de Paris et fin correcteur.

Un correcteur 

« Un homme vient de mou­rir, aus­si dis­cret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’é­tait en sage chas­te­ment reti­ré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a pas­sé inaper­çu, alors qu’en d’autres temps sa nécro­lo­gie aurait fait lon­gue­ment flo­rès dans les gazettes lit­té­raires. Pré­ci­sé­ment à cause de la guerre, où toutes les valeurs fran­çaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut don­ner le sou­ve­nir de l’a­mi­tié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écri­vains durent beau­coup, qui s’ap­pe­lait Louis Ganderax.

« Quand on aura dit, d’a­bord, qu’il fut l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire d’Hen­ri Meil­hac — le Meil­hac de la Vie pari­sienne et de Frou­frou, avec lequel il avait même col­la­bo­ré et fait repré­sen­ter Pépa sur la scène du Théâtre-Fran­çais, — on aura situé dans le temps ce char­mant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la pro­duc­tion lit­té­raire de cet âge sera un peu plus dif­fi­cile, car, bien qu’il ait assez écrit, Gan­de­rax ne fai­sait guère figure de pro­duc­teur. D’an­ciens lec­teurs de la Revue des Deux Mondes se sou­viennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’an­nées, la rubrique de la cri­tique dra­ma­tique avec autant de goût que d’au­to­ri­té, et qu’il l’a­ban­don­na un jour (en 1888, soyons pré­cis) pour une rai­son qui paraî­tra aujourd’­hui extra­or­di­naire. C’est qu’à cette date Gan­de­rax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et cri­tique, et déci­da que le fait d’être lui-même appe­lé à être jugé lui ôtait toute qua­li­té pour juger autrui. On avait de ces scru­pules autre­fois. Celui-ci suf­fi­ra pour faire appré­cier le galant homme.

« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »

« Son mérite est autre, pour­tant. Louis Gan­de­rax était deve­nu, dans les années 90, direc­teur de la Revue de Paris. Il n’y écri­vit point, que je sache, pas plus que Buloz et Val­lette, ces deux autres grands direc­teurs de revue, n’é­cri­virent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mer­cure. Le rôle de direc­teur d’un impor­tant pério­dique lit­té­raire est ailleurs que dans la pro­duc­tion lit­té­raire per­son­nelle. Il consiste à cher­cher les talents pour les impo­ser au public, à les exci­ter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Gan­de­rax fut incom­pa­rable. Il aimait les lettres à la pas­sion ; il les ser­vit à sa manière, et ce qu’il accom­plit, dans ses quinze ou vingt ans de direc­tion, à la Revue de Paris, dont il fit la mai­son de France, de Loti, de Lemaître, de Bar­rès, d’Abel Her­mant, d’Hen­ri de Régnier, de Boy­lesve, de d’An­nun­zio, de Gérard d’Hou­ville et de la com­tesse de Noailles, sans comp­ter de plus jeunes débu­tants, porte témoi­gnage de son dis­cer­ne­ment et de son goût. Mais ce goût ne l’in­ci­tait pas seule­ment à choi­sir ; il sut en outre le mettre au ser­vice de ceux mêmes qu’il avait choi­sis ; et les plus illustres, et les plus accom­plis même dans leur art, il fut pour eux, dans la cou­lisse, le col­la­bo­ra­teur le plus actif, le plus dés­in­té­res­sé, le plus vigi­lant, en s’ins­ti­tuant leur cor­rec­teur. Car aucun de ceux qu’il avait accep­tés dans son équipe ne rece­vait jamais la moindre épreuve d’im­pri­me­rie de la Revue, qu’il s’a­gît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le pre­mier état (on appelle cela un pla­card), cri­blée, constel­lée, zébrée, rayée en tous sens de sou­li­gnures, de points d’in­ter­ro­ga­tion, de ren­vois et de cor­rec­tions pro­po­sées, toutes fon­dées sur l’eu­pho­nie, la pro­prié­té des termes, la jus­tesse du sens, la gram­maire, l’hor­reur des répé­ti­tions de mots et de la fré­quence des tours, et autres mal­fa­çons d’é­cri­ture, qui échappent par­fois au plus judi­cieux écri­vain et au plus raf­fi­né styliste…

« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »

« Gan­de­rax était né cor­rec­teur. Il y aurait, pour un biblio­phile let­tré, une jolie col­lec­tion à for­mer, des épreuves si volup­tueu­se­ment cor­ri­gées de sa main, par­faites leçons de bien dire. Il por­tait au génie le don qu’il avait de la cor­rec­tion et l’art d’a­per­ce­voir, à quatre pages d’in­ter­valle, une conso­nance dou­teuse, une redon­dance, un dou­ble­ment d’ef­fet, une iden­ti­té de timbre ou de cou­leur. Jusque dans l’in­té­rieur d’un mot ou d’un com­po­sé, son œil et son oreille sour­cilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sour­cilleuse ?) trou­vaient un sujet de cha­grin ; et je me sou­viens de la joie lyrique que met­tait Mme de Noailles à mon­trer telle épreuve qu’elle avait reçue du redou­table Gan­de­rax, où il avait sou­li­gné plu­sieurs fois d’une plume indi­gnée ces simples mots Afrique équa­to­riale dont le « fri­que­qua » lui parais­sait into­lé­rable à entendre et seule­ment à lire. Gan­de­rax aurait, à cet égard, repris le sévère Mal­herbe lui-même, qui a écrit quelque part « com­pa­rable à la flamme », sans s’a­vi­ser que « para­bla­la­fla » est une hor­reur pour qui­conque a l’o­reille déli­cate et le tym­pan fin… Il est pos­sible que le scru­pu­leux Gan­de­rax ait par­fois un peu exa­gé­ré le sen­ti­ment qu’il avait de l’eu­pho­nie ; mais si galant homme et si spi­ri­tuel qu’il était, sans fana­tisme d’au­cune sorte, il lui suf­fi­sait d’a­voir signa­lé à ses auteurs leurs bourdes, pata­quès ou caco­pho­nies, et sug­gé­ré le syno­nyme ou l’é­qui­valent ; et il n’o­bli­geait per­sonne à accep­ter d’au­to­ri­té les cor­rec­tions qu’il « pro­po­sait ». Il en pro­po­sa même un jour, je crois bien, à Ana­tole France, dont il était l’a­mi. Et France, qui le tutoyait de longue date, pous­sa ce jour-là le tutoie­ment jus­qu’à l’éner­gie mili­taire, en lui retour­nant ses épreuves cor­ri­gées, avec un delea­tur sur les « cor­rec­tions pro­po­sées », accom­pa­gnées de cette remarque : « Tu as rai­son, mais je t’.….. ! » — J’i­ma­gine que, pour toute ven­geance, Gan­de­rax dut se conten­ter de mettre un point d’in­ter­jec­tion en face de ce verbe incorrect.

Émile Henriot, vers 1930
Émile Hen­riot, vers 1930.

« Jeux raf­fi­nés, goût déli­cieux, cas de conscience d’au­tre­fois ! Comme tout cela doit paraître péri­mé à nos scri­bouilleurs d’au­jourd’­hui, qui tiennent l’im­par­fait du sub­jonc­tif pour une pose, et l’ac­cord des temps pour une ridi­cule conven­tion ! — N’empêche que c’est Louis Gan­de­rax qui avait rai­son, en main­te­neur et juge du meilleur par­ler de chez nous. Beau­coup de ceux qui ont tra­vaillé avec lui ont gar­dé un sou­ve­nir affec­tueux et recon­nais­sant de ses sou­riantes sévé­ri­tés. En leur épar­gnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rap­pe­lé ce que c’é­tait que l’art d’é­crire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse. 

Émile Hen­riot. »

Photo de famille : un congrès de correcteurs, 1936

25e congrès de l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France, Rennes, 31 mai 1936, L’Ouest-Éclair (édi­tion de Rennes), ce même jour.

C’est avec une cer­taine émo­tion que j’ai décou­vert cette « pho­to de famille ». Elle rend leur visage aux membres du 25e congrès de l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France, à Rennes, le 31 mai 1936, dont le pré­sident est alors E. Gre­net (suc­ces­seur de Théo­tiste Lefèvre1, qui offi­cia jus­qu’en 1921, et de A. Geoffrois).

E. Grenet, président général de l'Amicale des Protes et Correcteurs de France, 1936
E. Gre­net, dans L’Ouest-Éclair (Rennes), 31 mai 1936.

Fon­dée à Per­pi­gnan, en 1897, par Joa­chim Comet (1856-1921), cette col­lec­ti­vi­té a connu plu­sieurs noms2. En 1905, elle « compte […] plus de 500 membres […] [et] a pour but la défense des inté­rêts pro­fes­sion­nels et maté­riels de ses membres ; c’est une socié­té de secours mutuels, de pré­voyance et d’assurance pour le cas d’invalidité et pour la vieillesse3 ». En jan­vier 1921, elle avait « un effec­tif de 750 membres envi­ron, dont 300 cor­rec­teurs au plus », écrit L.-E. Bros­sard4

Concours Delmas
Concours Del­mas, 1909.

Concrè­te­ment, on sait, par exemple, que le congrès de Tou­louse, en 1904, « s’est prin­ci­pa­le­ment occu­pé des offices de pla­ce­ment ; de la divi­sion ration­nelle de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs en sec­tions régio­nales [d’a­bord au nombre de sept, elles seront qua­torze à par­tir de 1911] ; du contrat d’apprentissage et du concours Del­mas5.
« Une inté­res­sante ques­tion, celle de la “coti­sa­tion-décès” en faveur de la famille des membres actifs de la socié­té qui vien­draient à mou­rir, a été réso­lue dans un sens net­te­ment mutua­liste.
« Le congrès s’est occu­pé aus­si de la ques­tion des retraites et a for­mu­lé ses réponses au ques­tion­naire rela­tif au rap­port Tau­dou6, pré­sen­té à Lyon en 19037. »

Des comptes rendus peu informatifs

S’ils sont assez nom­breux dans la presse, les comptes ren­dus des ban­quets annuels et congrès de cor­rec­teurs sont géné­ra­le­ment ennuyeux : ils déroulent de longues listes d’intervenants, tout le monde se remer­cie et se congra­tule. Sont sou­vent pré­sents le maire de la ville et quelques conseillers muni­ci­paux, un ou plu­sieurs maîtres impri­meurs locaux, éven­tuel­le­ment un direc­teur de jour­nal. Dans la presse régio­nale, on trouve des pas­sages de ce genre : 

« Au des­sert, le pré­sident de la sec­tion, M. F. Riou, le visage rayon­nant, se lève et se défen­dant tout d’abord de vou­loir faire un dis­cours, salua en excel­lents termes les dames et les ami­ca­listes pré­sents, puis résu­ma notre pro­gramme de soli­da­ri­té, de mutua­li­té et de pré­voyance sociale. […] Puis, gagné par la cha­leur com­mu­ni­ca­tive, cha­cun y alla de sa romance ou de son mono­logue, et après une sor­tie fami­liale vers Saint-Laurent l’on revint trin­quer à la san­té des pré­sents et… des absents8. »

On a tous les détails de l’organisation des jour­nées ; on sait dans quel bon res­tau­rant tout ce beau monde a déjeu­né (mais pas de quoi, hélas !) ; on nous dit que les dis­cours, nom­breux, ont été très applau­dis, mais on en apprend peu sur les ques­tions débat­tues. À croire qu’il s’agit sur­tout de se régaler… 

une blague du "Figaro"
Une blague du Figa­ro, 28 mai 1912.

J’ai tout de même appris que le congrès de Saint-Étienne, du 15 mai 1910, « s’est occu­pé de la situa­tion pré­caire des cor­rec­teurs, sou­vent moins rétri­bués que les typos. Une nou­velle inter­ven­tion aura lieu auprès des syn­di­cats des Maîtres impri­meurs, en les priant de prendre en consi­dé­ra­tion les vœux qui leur seront sou­mis à nou­veau. Ces vœux visent à la fois les salaires, la consi­dé­ra­tion due aux cor­rec­teurs, les locaux mal­sains dans les­quels ils tra­vaillent9. »

Et qu’en 1926, « le Congrès […] a adop­té un vœu deman­dant huit jours de congé payé par an pour les cor­rec­teurs et les chefs de ser­vice […]10 ». Il fau­dra attendre encore un peu…

Se fédérer, une nécessité

Dès 1880, dans l’an­nonce d’un ban­quet annuel de cor­rec­teurs au Palais-Royal (Paris), pré­si­dé par Eugène Bout­my11, on peut décou­vrir le bien­fait de telles rencontres : 

« L’invitation s’adresse, non-seule­ment aux membres de la socié­té, mais encore et sur­tout aux cor­rec­teurs qui n’en font pas par­tie. Les cor­rec­teurs n’ont que de rares rela­tions ; ils se connaissent dans une impri­me­rie, et encore ! La réunion annuelle a pour but de faire connaître, et par consé­quent appré­cier à tous, la néces­si­té du grou­pe­ment12. » 

Des sujets abor­dés lors de ce « superbe ban­quet [qui] réunis­sait […] un grand nombre des membres de la Socié­té des cor­rec­teurs de Paris », on sait ceci :

« M. E. Mas­sard a insis­té sur la néces­si­té d’établir une soli­da­ri­té étroite entre les com­po­si­teurs et les cor­rec­teurs, et mani­fes­té le désir de voir tous les cor­rec­teurs se grou­per pour faire ces­ser l’exploitation dont ils sont l’objet. Ces tra­vailleurs sala­riés ont besoin de leur appui mutuel pour triom­pher des injus­tices dont ils sont jour­nel­le­ment vic­times de la part des maîtres impri­meurs. 
« Le délé­gué de la Socié­té typo­gra­phique a répon­du que les com­po­si­teurs syn­di­qués seront pro­chai­ne­ment invi­tés à n’accepter dans leurs ate­liers que des cor­rec­teurs éga­le­ment syn­di­qués. Le pré­sident a pris acte de cette impor­tante décla­ra­tion13. […] »

La saveur des “actualités” du passé

Contraint de « cou­vrir » l’é­vè­ne­ment, le rédac­teur du jour­nal local tire par­fois bra­ve­ment à la ligne pour rem­plir ses colonnes. Ain­si, quand les congres­sistes de Rennes, en 1936, partent visi­ter le Mont-Saint-Michel, la plume se fait lyrique : 

« Les cars roulent, main­te­nant, sur la digue, entre des sables de traî­trise, et encore fri­sés de la caresse du flot. Entre Tom­be­laine et le Mont, une pro­ces­sion lil­li­pu­tienne, croix d’or, fai­sant en tête un point lumi­neux, s’avance. Le Mont-Saint-Michel ! tout le monde des­cend ! et c’est l’entrée de la cara­vane par la Bavolle, la Cour du Lion, le bou­le­vard, et enfin cette rampe pit­to­resque, aux mai­sons rap­pro­chées, comme à la cas­bah, avec ses cui­vre­ries de Vil­le­dieu, qui sont bien un peu mau­resques ! Elles tintin[n]abulent aux échop[p]es, sous le tou­cher curieux. Les invites sont pres­santes, le suc­cès de l’omelette renom­mée est le secret de chaque hos­tel­le­rie et de par­tout on vous pro­met vue sur la mer, du haut de la ter­rasse. […]14 »

Les congres­sistes de Rennes, en 1936. Cœur de l’i­mage (la par­tie la plus nette).

Pour la bonne bouche, j’ai rete­nu deux autres pas­sages de ces articles com­pas­sés. À lire avec l’in­to­na­tion des spea­kers de l’époque.

1904 — « Dimanche, jour de Pâques, la sec­tion bor­de­laise de l’Association ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de pro­vince a célé­bré son ban­quet annuel, auquel — gra­cieuse inno­va­tion — les dames ajou­taient le charme de leur pré­sence.
Comme par le pas­sé, l’hôtel Gobi­neau jus­ti­fia sa renom­mée si légi­ti­me­ment acquise, et ses hôtes, tou­jours fidèles, trou­vèrent le fin menu qui leur fut ser­vi en har­mo­nie avec l’élégance de la table15. »

1907 — « À midi, une sur­prise atten­dait les excur­sion­nistes à l’hôtel Bel­le­vue, dont — entre paren­thèses — le Vatel se sur­pas­sa. […] Delu­meau, direc­teur de la Socié­té vini­cole blayaise ; Patrouillet et Bru­nette, impri­meurs à Blaye, […] pré­ve­naient qu’ils se fai­saient repré­sen­ter à ce dîner intime par d’excellentes caisses de vin vieux. Aus­si, quand vint l’instant de débou­cher ces véné­rables fla­cons, ce fut un feu croi­sé de toasts où les remerci[e]ments les plus cha­leu­reux allèrent aux géné­reux dona­teurs, aux orga­ni­sa­teurs aus­si. 
« Enfin, l’heure son­na du retour, et — après un court et mer­veilleux voyage — celle, suprême, de la dis­lo­ca­tion. Ce fut le seul nuage de ces deux belles jour­nées, — bien vite dis­si­pé par l’espérance de l’au-revoir pro­chain, au Congrès géné­ral de Nantes16. »

Ces folles agapes nous paraissent bien lointaines…

« L’Amicale des “Protes” Sté­pha­nois don­nait dimanche son ban­quet annuel », Mémo­rial de la Loire et de la Haute-Loire, 8 juillet 1936. Cette fois, les épouses étaient conviées.