Il y va fort, Léon Richard. Lui-même typographe à Lyon, il « estim[e] qu’il est préférable pour les imprimeurs de […] prendre [les correcteurs] parmi leurs typographes ». En effet, « le compositeur devenu typographe est flatté de cette marque de confiance, son amour-propre est satisfait. Cela l’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour livrer un travail aussi parfait que possible ». Tandis que le correcteur lettré… je vous laisse découvrir en quels termes choisis il en parle.
Correcteurs, Corrections
Les correcteurs pris en dehors de la typographie sont trop souvent des déclassés1, assez prétentieux, mécontents de leur situation sociale, croyant tout connaître et n’avant aucune notion pratique de la composition.
Leurs grandes capacités leur font laisser sans sanction les incorrections techniques, les coquilles, les caractères mélangés, les petites fautes d’orthographe, etc… Ces correcteurs s’attachent à vouloir corriger les auteurs dans leur style et dans leur doctrine parfois ; ils ne parlent que syntaxe et étymologie…
Cependant, nous devons à la vérité de dire que quelques-uns, et ils sont rares, se familiarisent bénévolement avec la typographie, qu’ils s’assimilent assez pratiquement après un stage fait à la casse pendant quelques mois ; mais, la plus grande partie des correcteurs, pris en dehors de la typographie, a souvent plus de prétentions que de capacités comme correcteur : aussi la fonction de correcteur n’est-elle pour eux qu’une position d’attente, un pis-aller…
[…] Le lettré qui échoue comme correcteur subit plutôt sa profession qu’il ne l’adopte, il cherche toujours après une situation plus digne de sa science. Parfois, ne trouvant pas dans la fonction de correcteur les ressources nécessaires à ses besoins, il finit par s’aigrir et en vient alors à négliger complètement sa lecture.
[…] Malheureusement, le correcteur est bien souvent le pelé, le galeux2 de nos imprimeries, et on ne lui rend guère justice de la responsabilité qui lui incombe. On feint de ne voir en lui qu’un mangeur de bénéfices, un frais-généraux3, ne produisant rien : quand, au contraire, il évite bien des malfaçons. La fonction de correcteur est l’une des plus ingrates de l’imprimerie. On lui tient rigueur de quelques erreurs peu importantes, cependant bien excusable, étant donné la quantité d’épreuves qu’il a à lire, et on ne lui sait aucun gré des nombreux bouillons qu’il prévient. Parfois, le prote lui fait la vie dure et le traite en ennemi. Cela lui rend le caractère ombrageux…
[…] Nous terminons cet article en répétant qu’il y a tout intérêt pour les imprimeurs à former comme correcteurs des compositeurs capables et intelligents plutôt que de prendre des bacheliers ou autres licenciés besogneux, ayant parfois commis des erreurs qui leur ferment d’autres carrières. Il sera difficile à ceux-ci de faire de bons correcteurs, notamment en ce qui concerne la bonne exécution typographique des travaux, leur compétence dans les questions professionnelles étant nulle. Ces savants peuvent trouver ailleurs des situations plus en rapport avec la science qu’ils possèdent et les besoins matériels qu’elle réclame. La rémunération des correcteurs étant souvent inférieure au salaire de bien des typographes.
Léon Richard.
Le Courrier du livre (organe spécial du Syndicat des industries du livre), [revue mensuelle, 1899-1940], no 137, 1er décembre 1904.
En mai 19281, le Code typographique tant attendu a enfin paru, sur les bords de la Garonne, à Bordeaux. Émile Verlet, président (depuis février 1925) de la commission chargée de sa rédaction, peut souffler… et se féliciter de cette naissance difficile en publiant un poème (pour nos confrères, tout était prétexte à rimer). Comme le rappelle en introduction Eugène Grenet, président de la Société amicale des protes et correcteurs de France, dans la Circulaire des protes (no 336, août 1928) où paraît ce texte, « le premier essai de réalisation du Code typographique fut entrepris par l’Amicale, ainsi qu’en avait décidé le Congrès de […] Nantes en 1908. […] ». Par suite de polémiques, « cette œuvre ne put alors être menée à sa fin ». Cela explique le premier vers du poème ci-dessous.
LE CODE TYPOGRAPHIQUE
Amis, il a bientôt vingt ans,
Sa carrière commence
Et c’est fou quand on pense
À ce qu’il a fallu de temps
Pour défaire et refaire
Ce qu’on voulait parfaire.
On a cherché quinze ans son nom :
« Méminto [sic] » ou bien « Code »,
« Marche à suivre »… la mode…
Toujours les typos disent : « Non ! »
Pourtant, quinze ans, ça lasse
Et « Code », à la fin, passe.
Puis intervint la Commission,
Travaillant en silence,
Usant son éloquence
Pour obtenir la permission
De quitter sa famille
Avant sa camomille.
On rentrait tard… après minuit,
En portant bas l’oreille :
L’épouse est là qui veille
Pour voir si l’on s’est mal conduit,
Et son œil italique
Interdit la réplique !
Après l’aride abréviation,
Ce fut la capitale
— La faute capitale —
Puis notes, nombres, division,
Parsemés d’italique :
C’en était fantastique !
Oui, trois ans nous avons lutté
De façon exemplaire,
Toujours pour satisfaire
Notre femme et la Faculté.
Oyez notre misère,
Voyez notre calvaire !
Toulouse2, avec tes troubadours,
Veux-tu mettre à la mode
Ce petit, petit Code
En le parant de tes atours ?
Fais que sur la Garonne
Bientôt l’olifant tonne !
Que chacun vibre à ses échos :
Réalisons ce rêve
De proclamer la trêve
Entre correcteurs et typos !
Et vous, frondeurs du Livre,
Aidez le Code à vivre !
E. VERLET.
Voici une coupure de presse que j’ai trouvée collée dans un exemplaire du tome II du Correcteur typographe de Louis-Emmanuel Brossard, consacré aux règles typographiques (Imprimerie de Chatelaudren, 1934), appartenant à la bibliothèque patrimoniale de l’école Estienne, à Paris. Grâce à Gallica, j’en ai retracé l’origine : elle est tirée d’un numéro, daté du 1er janvier 1904, de La Sorte, « organe typographique incolore et mensuel : satirique, antilittéraire, peu artistique et quelquefois illustré… », édité à Marseille. L’article est signé d’un pseudonyme aisément déchiffrable (D. Léatur, soit deleatur, le signe conventionnel de suppression d’un signe ou d’un mot).On peut d’ailleurs imaginer qu’un correcteur se cache sous ce pseudonyme.J’ai respecté la ponctuation d’origine, aussi surprenante soit-elle par endroits.
« Le correcteur, en voilà un type à… observer ! Quelquefois, c’est, véritablement, un savant, un ancien professeur ; le plus souvent, un typo en rupture de casse. Son travail n’est pas commode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre distraction pendant qu’il se livre à son ingrate besogne. Malheur à lui si une bourde s’étale sur le journal qu’il est chargé de lire. Le lendemain, à peine installé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut comprendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait laissé imprimer culotte3 ; il ne se l’explique pas ; le correcteur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses explications s’embourbe davantage. Après l’auteur, c’est au tour du secrétaire de la rédaction. Encore un qui n’est pas commode ! Même fureur… mêmes explications ! Enfin, des fois, le directeur daigne se déranger et rendre une visite au malheureux virgulier qui, devant cette autorité, est muet comme carpe. Que de monde en mouvement pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renouvelle ! Car, ami — complice typo (ou opérateur, maintenant) — la malencontreuse coquille n’est pas rare, excepté au Times, paraît-il, car ce journal donne une prime de mille francs à tout lecteur qui en découvre une4 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand journal de la cité !…
« Mais, s’il a des ennuis, le correcteur trouve aussi des jouissances à son métier, messieurs les rédacteurs, les reporters particulièrement, plus pressés de donner leur copie, négligent parfois leur style et ne ponctuent pas du tout, pour le plus grand bonheur du correcteur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle virgule. À ce moment, il est transfiguré ; de renfrogné qu’il était tantôt, le voilà rayonnant, heureux… il a trouvé l’occasion de placer sa virgule !… Son attention est tellement portée à cette ponctuation, que bien souvent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui attirera une s[e]monce. Que voulez-vous ? Esaü aimait les lentilles ; Roméo adorait Juliette ; le correcteur est passionné pour la virgule5. Des goûts et des couleurs…
Pensée vagabonde
« Au demeurant, le correcteur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opérateurs, ceux-ci trouvant toujours qu’il marque trop de corrections. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pourtant, pour être correcteur on n’en a pas moins un cœur !… Si les distractions sont permises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le malheureux virgulier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pensée est toujours là ? Eh ! non, elle vagabonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du ministère, il désire, lui, celle de la brune Cunégonde, qu’il poursuit de ses assiduités depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être troublée outre mesure. Oui, le correcteur est un homme comme les autres — parfaitement ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aussi en latin).
« Le virgulier a encore un ennemi : le fonctionnaire. — Le fonctionnaire ? — Oui, le fonctionnaire. Oh ! il ne s’agit pas ici du préfet ou du trésorier-payeur, non : mais de ces individus créés depuis l’apparition des linotypes6. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave correcteur. Les épreuves qu’il présente sont toujours mauvaises : ou trop pâles ou trop chargées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lavabo, dans l’eau savonneuse. Allez donc marquer une virgule sur ce papier-là ? Plaignez, plaignez le pauvre correcteur !!! »
Chaque fois (ou presque) que je publie un document ancien montrant des correcteurs au travail, je reçois un commentaire s’exclamant qu’il n’y a « pas beaucoup de femmes ». J’ai donc fini par promettre un article sur la question. Le voici.
Raconter la féminisation du métier de correcteur, c’est avant tout replonger dans l’histoire de l’éducation des filles et dans l’histoire du travail des femmes. Le cas particulier des correctrices ne peut venir que dans un second temps. N’étant pas historien de formation (mais correcteur, faut-il le rappeler ?), je me contenterai de fournir ici des jalons. Je vais rassembler un faisceau d’indices1 plutôt que de rédiger un récit séquentiel. On trouvera donc ci-dessous beaucoup de liens et de notes en bas de page. Chacun pourra y puiser à son gré. Je vous prie de considérer ce texte comme un travail en cours. Il pourrait aussi encourager d’anciennes correctrices à m’apporter leur précieux témoignage. D’avance, bienvenue !
Un monde largement méconnu
Rappelons, pour commencer, que nous ignorons combien nous sommes, nous les correcteurs. Nous ne l’avons jamais su. D’abord, parce la Statistique générale de la France, future Insee (1946), est une invention récente (1840). Ensuite, parce que la correction a toujours eu sa part d’amateurs, de bénévoles2, d’employés transitoires (étudiants3) ou de personnes cherchant un complément de revenus (enseignants, notamment). Aujourd’hui encore, la diversité des statuts des correcteurs (salarié, travailleur à domicile, entrepreneur individuel…) empêche de les comptabiliser.
L’organisation syndicale des correcteurs est récente aussi (1881) et le nombre d’adhérents n’est pas représentatif de la population générale4.
De plus, peu de temps sépare les débuts de l’histoire du travail féminin (années 19605) des débuts de l’histoire des ateliers d’imprimerie (années 19706).
« […] les correcteurs n’ont jamais été précisément recensés en France » (ACLF). Nous n’en connaissons donc ni le nombre, ni les divers profils. Les infos les plus récentes dont nous disposons viennent d’une enquête menée par l’ACLF en mars-juin 2022. Des 490 réponses reçues, il ressort que 83 % des correcteurs sont des femmes, plutôt urbaines (65 %), très diplômées (48 % ont bac+5), exerçant sous le statut d’indépendante (67 %). On lira à profit le rapport complet.
Mais un fait nous éclaire aisément sur la chronologie à venir : la célèbre école Estienne, qui forme aux métiers du livre à Paris, a ouvert ses classes aux garçons en 1889, mais n’a accepté les jeunes filles qu’à partir de 1972.
Pour que les femmes puissent devenir correctrices, il fallait trois conditions :
qu’elles reçoivent l’éducation nécessaire, au moins jusqu’à 16 ans7 ;
Il fallait aussi que les femmes soient libres de leurs choix en matière de vie conjugale et de maternité, sans oublier l’allègement de la vie domestique par l’électroménager.
1. L’éducation des filles
À la veille de la Révolution, les femmes étaient analphabètes à 73 %, contre 53 % des hommes (HistoLivre).
Avant la révolution industrielle, la France est un pays très majoritairement rural, et l’éducation des enfants, filles ou garçons, n’est pas la priorité des parents9.
Le principe d’égal accès à l’éducation pour tous n’est établi qu’à la fin du xixe siècle… mais la teneur de l’éducation, elle, reste inégale.
« Si la loi Camille Sée crée en 1880 un système d’enseignement secondaire public destiné aux jeunes filles, il reste dans l’esprit de ses initiateurs un enseignement typiquement féminin au contenu adapté, plus court que l’enseignement masculin et ne donnant pas accès au baccalauréat » (Gallica10).
L’objectif politique de l’éducation des filles n’est, d’ailleurs, pas de permettre aux femmes de travailler.
Le programme de Camille Sée est on ne peut plus clair : « Il faut choisir ce qui peut leur être le plus utile, insister sur ce qui convient le mieux à la nature de leur esprit et à leur future condition de mère de famille, et les dispenser de certaines études pour faire place aux travaux et aux occupations de leur sexe. Les langues mortes sont exclues [alors que le latin est encore très demandé dans les imprimeries] ; le cours de philosophie est réduit au cours de morale ; et l’enseignement scientifique est rendu plus élémentaire » (Wikipédia).
Pour Jules Ferry, « l’école primaire peut et doit faire aux exercices du corps une part suffisante pour préparer et prédisposer […] les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femme ». Quant au travail manuel, il a pour objectif « de leur faire acquérir les qualités sérieuses de la femme de ménage et de les mettre en garde contre les goûts frivoles ou dangereux » (Wikipédia).
De plus, le changement ne s’opère pas du jour au lendemain. 1) « […] les filles sont la plupart du temps instruites par les congrégations ou les couvents ; » 2) « entre la promulgation de la loi et sa mise en œuvre, il existe aussi parfois des délais assez longs » : par exemple, une ville comme Angers n’a ouvert son premier collège pour filles qu’en 1913 (Wikipédia).
Les premières institutrices étaient parfois mal considérées, voire maltraitées11.
En 1924, le programme scolaire pour les filles dans le secondaire rejoint celui des garçons et le baccalauréat (condition d’accès à l’université) leur est accessible.
La mixité des établissements scolaires ne se développe qu’à partir des années 1960 (Wikipédia).
2. Le travail des femmes
« Depuis six mille ans qu’il y a des femmes et qui travaillent12… », on pourrait penser qu’il y a des correctrices dans les imprimeries depuis longtemps.
On sait aujourd’hui que le travail féminin était très présent dans la société médiévale13, mais c’est justement à la Renaissance, période où naît l’imprimerie en Europe, que les femmes perdent nombre de métiers qu’elles exerçaient au Moyen Âge. « Exclues des droits de succession, elles le sont aussi de nombreuses corporations. […] Rejetées des ateliers, elles se replient sur le travail à domicile qui va proliférer jusqu’au xixe siècle » (Maruani, 1985, p. 14). On verra plus loin que ce mouvement reste actuel.
« La seconde moitié du xxe siècle a été porteuse, dans l’ensemble des pays développés et tout particulièrement en France, de transformations sociales majeures pour les femmes : liberté de l’avortement et de la contraception, droit de vote et parité, croissance spectaculaire de la scolarité et de l’activité professionnelle » (M. Maruani, 2005).
Sans détailler l’histoire du travail des femmes, je vais donner quelques dates (d’après Hello Work (6 mars 2023) — sauf autre mention —, auquel je renvoie pour l’explication détaillée).
1907 droit pour les femmes mariées à disposer de leur salaire
1909 adoption du congé maternité
1920 « La loi autorise les femmes à adhérer à un syndicat sans l’autorisation maritale » (HistoLivre, p. 5).
1946 fin du salaire féminin
1965 autonomie financière et liberté de travailler
1975 interdiction de la discrimination à l’embauche
1983 l’égalité professionnelle comme principe
1986 féminisation des noms de métiers (que l’Académie admet en 201914 !).
« La part des femmes dans la population active n’a cessé d’augmenter au cours du xxe siècle. Entre 1968 et 1990, le pourcentage de femmes actives en France augmente fortement passant de 31 à 43 %. Cela est principalement dû aux Trente Glorieuses et à l’arrivée de la société de consommation, mais également au développement de l’instruction des femmes » (Météojob).
3. L’embauche de femmes dans les imprimeries
Mais à l’imprimerie ce n’était pas gagné.
S’il y a toujours eu des femmes dans les imprimeries, c’était dans l’ombre de leur mari ou de leur père15.
L’histoire a retenu de belles exceptions au xvie siècle : Charlotte Guillard, « deux fois veuve d’imprimeurs, qui dirigea une imprimerie de 1537 à 155716 », ou les filles de Christophe Plantin, qui « ont appris à lire et à écrire dès leur plus jeune âge. À cinq ans déjà, elles aidaient à corriger les épreuves à l’atelier17. » « Madeleine, la quatrième, était la plus habile : elle lisait les textes hébreux, syriaques et grecs18. »
Noter aussi, au printemps 1793, le cas de Mme de Bastide ouvrant, à Paris, une école typographique pour les femmes, qui accueille 60 jeunes femmes. Mais « on n’a plus de nouvelles de l’établissement après avril 1795 sous le Directoire » (HistoLivre, p. 5-6).
1849 Légalisée après dix ans d’existence, la Société de secours mutuels typographique parisienne adopte « un règlement précis prévoyant notamment (art. 116) l’exclusion des femmes, pourtant peu nombreuses dans la profession » (Jarrige, p. 211). Une commission reviendra sur cette décision en 1867 (ibid., p. 213).
1855 Primé à l’Exposition internationale de Paris, le pianotype, une des premières machines à composer, est présenté « comme pouvant être serv[i] par du personnel féminin » (Wikipédia). « Dans La Réforme […], Étienne Arago explique sans détour que “l’avantage que cette invention pourrait offrir aujourd’hui, ce serait de pouvoir remplacer les hommes par des femmes [payées moitié moins que les hommes] et des enfants” » (Jarrige, p. 205).
La même année, « on assiste pour la première fois à l’introduction des femmes dans une imprimerie parisienne » (Jarrige, p. 213).
1877 « […] dans l’atelier de l’agence Havas […] les cinq machines à composer sont conduites par des femmes (Jarrige, p. 214).
1881 Une disposition statutaire de la jeune Fédération du livre recommande de « s’opposer par tous les moyens légaux au travail des femmes dans les imprimeries »19.
En 1897 apparaît La Fronde (de Marguerite Durand), « premier journal français entièrement conçu et dirigé par des femmes ». Il sera « un outil majeur du développement du féminisme en France durant six ans » (HistoLivre, p. 10-11).
1901 Affaire Berger-Levrault : face à une grève de 90 ouvriers dans son imprimerie, à Nancy, la direction installe 15 femmes typographes aux postes vacants. Les hommes les considéreront comme des « sarrasines » ou briseuses de grève, et l’affaire restera longtemps dans les mémoires20.
1912 Affaire Emma Couriau : bien qu’elle soit typographe depuis dix-sept ans et payée à l’égal d’un homme, son admission à la section lyonnaise de la Fédération du Livre est refusée. De plus, son mari est radié du syndicat21.
« Les femmes ne seront admises qu’en 1919 dans les rangs de la composition, mais au cinquième des effectifs. […] Après la guerre […] on ne pouvait plus ignorer leur capacité de faire le travail des hommes mobilisés, ni priver de ressources celles dont le mari avait été tué » (Dédame, p. 235).
« Les événements de 1936 marquent une évolution dans l’attitude des ouvriers du Livre à la syndicalisation des femmes, particulièrement dans les sections parisiennes : les adhésions des femmes sont nombreuses et elles sont soutenues par les dirigeants syndicaux » (HistoLivre, p. 2).
Comme on le voit, le milieu très « macho22 » de l’imprimerie a fortement résisté à l’arrivée des femmes en son sein.
« Jusqu’au milieu du xxe siècle, le personnel féminin du livre n’était admis qu’aux tâches jugées subalternes dont faisaient partie le brochage (les premiers livres brochés datent de 1841) et la finition. Pourtant, les femmes déployaient une incomparable dextérité dans : le comptage des feuilles, la pliure des cahiers, leur encartage l’un dans l’autre (ou, au contraire, leur désencartage), leur collationnement, leur assemblage, la couture des dos, leur collure ainsi que, dans les ateliers de presse, le pliage et la mise sous bande adressée (à la vitesse de cinq journaux à la minute) pour les abonnés ! » (Dédame, p. 226)
Mais dans la seconde moitié du xixe siècle, la plupart de ces tâches seront mécanisées, et « le recours au savoir-faire des femmes étant plus réduit… la profession tendit à se masculiniser » (ibid.).
Même l’arrivée de la Linotype ne parvient pas à casser le monopole masculin (Jarrige, p. 220).
« Dans les années 1910, pourtant, près de 18 % des ouvriers du Livre sont des ouvrières » (HistoLivre, p. 4). D’après Frédéric Barbier23, elles étaient 6,7 % en 1847.
C’est, en fait, l’arrivée de la photocomposition et de l’informatique, dans les années 1970, qui sera déterminante. Je vais y revenir plus bas.
Et les correctrices, alors ?
1840 Un journaliste fait état de l’existence d’un atelier d’imprimerie entièrement féminin, correction comprise, entre Paris et Fontainebleau24.
1869 Pour Pierre Larousse (Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, t. 5), en matière de typographie, le correcteur («employé chargé de lire les épreuves et de marquer les fautes commises soit par le compositeur, soit par l’auteur lui-même ») n’a pas de pendant féminin.
1884 Premières annonces d’emploi de correctrice, selon mes propres recherches.
1884, toujours : un journaliste du Gil Blas écrit, à propos de l’école primaire supérieure de jeunes filles de la rue de Jouy (Paris 4e) que ses élèves « sont aptes […] à être correctrices d’imprimerie. Voir mon article :
1904 Quand elles se marient, les correctrices commencent à déclarer leur profession dans les avis publiés dans les journaux, là aussi selon mes propres recherches.
La position de certains correcteurs n’est pas plus favorable que celle des typographes. Voir la lettre d’Armand Dauby dans mon article :
Le correcteur Eugène Boutmy a précédemment écrit, en 187425 (en seconde position derrière le « correcteur amateur » !) :
« Le correcteur femme existe aussi ; mais cette espèce, du reste très rare, n’apparaît jamais dans l’atelier typographique ; on ne l’entrevoit qu’au bureau du patron ou du prote. Nous n’en parlerons pas… par galanterie » (p. 48).
« […] nous sommes de l’avis de MM. les typographes qui, plus moraux que les moralistes, trouvent que la place de leurs femmes et de leurs filles est plutôt au foyer domestique qu’à l’atelier de composition, où le mélange des deux sexes entraîne ses suites ordinaires. […] L’admission des femmes dans la typographie a eu un autre résultat fâcheux : elle a fait dégénérer l’art en métier. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les ouvrages sortis des imprimeries où les femmes sont à peu près exclusivement employées » (p. 75-76).
Même Louis-Emmanuel Brossard, en 192426, citant pourtant les exemples de Charlotte Guillard et des filles de Plantin, et estimant « par trop vif et trop radical l’arrêt rendu par Boutmy », termine son paragraphe sur la question (3 pages sur 587) ainsi :
« Il faut éviter le « correcteur femme », la chose est entendue, mais, quand le mal existe, il n’est pas nécessaire de l’exaspérer par une lutte ouverte ou par le mépris déclaré […] (p. 131).
On peut voir là un mince progrès…
L’honneur est sauvé par une voix discordante, lors de l’affaire Emma Couriau (voir plus haut), en 1913 :
« Dans La Bataille syndicaliste, Alfred Rosmer, correcteur et chroniqueur, écrit : “Il serait temps que les camarades abandonnent la mentalité antédiluvienne que leur donne une si étrange conception des rapports qui doivent exister entre l’homme et la femme. Est-il si difficile d’admettre que la femme peut agir par elle-même et qu’elle a voix au chapitre quand il s’agit de régler sa vie et sa destinée”. » (HistoLivre, p. 5).
Dans les années 1970, la photocomposition et l’informatique marquent une révolution. C’est un bouleversement pour les typographes (c’est la fin du plomb), mais aussi pour les correcteurs, comme l’a raconté Claire Clouzot en 1981 dans un film, L’Homme fragile, alors que chez François Truffaut, deux ans plus tôt (L’Amour en fuite), la cage de verre enfermait toujours deux hommes au cœur de l’imprimerie.
C’est la sociologie qui nous enseigne le plus sur cet épisode. Dans un livre de 1985 (aujourd’hui épuisé), Margaret Maruani raconte, sur 16 pages, « l’histoire du Clavier Enchaîné », nom qu’elle a donné à un quotidien régional sur lequel elle a enquêté pendant quinze ans. Une succession de péripéties difficile à résumer en quelques lignes…
Dans cette rédaction, l’entrée de l’ordinateur, en 1969, a été accompagnée de l’embauche d’une douzaine de dactylos (que l’informatique a rebaptisées clavistes), qui travaillaient plus vite que les correcteurs en place tout en étant payées un tiers de moins. « Une profession féminine, dévalorisée, déqualifiée et sous-payée s’est créée à côté et en marge des métiers masculins. » Au fil des années, entre grève des ouvriers du livre en 1969 (pour obtenir la garantie de leur emploi et le monopole sur la justification et la correction des textes) et grève des clavistes en 1983 (pour obtenir égalité de salaire et de conditions de travail), les deux camps se sont progressivement rejoints. Deux mondes qu’au départ tout séparait, même un mur… Tout le monde a fini sur le même clavier, dans la même convention collective (celle des ouvriers du livre) ; les clavistes, après une courte formation, sont devenues correctrices. Pour les hommes, c’était la peur de la concurrence et la « fin du métier » ; pour les femmes, un sentiment de différence et d’exclusion.
L’histoire du Clavier Enchaîné (par laquelle Margaret Maruani illustre la construction sociale des différences hommes/femmes dans le monde du travail) s’arrête là. Ce qui suit, dans la presse, parisienne en particulier, ce sont les plans de départ pour la famille des « typos » (linotypistes, typographes et correcteurs), peu à peu remplacée par une population majoritairement féminine, moins avantagée et moins bien payée.
Cependant, la prédominance masculine chez les correcteurs a peut-être duré plus longtemps qu’on l’imagine, à en croire les quelques indices suivants :
« Quand je suis arrivée en presse (en 1979), il y avait très peu de femmes. Les quelques correctrices de l’imprimerie avaient un succès fou », raconte Annick Béjean (dans Repiton et Cassen). Lire la partie de son témoignage que j’ai déjà publiée.
Mais il faut lire aussi les pages de son récit, teinté de nostalgie, qui restituent un monde disparu, celui des typos et de leur militantisme vigoureux (dont l’épisode le plus marquant est la grève du Parisien libéré, qui dura vingt-huit27 à trente mois28, de 1975 à 1977).
En 1983, entrant comme jeune typographe à France-Soir, Isabelle Monthier découvre :
« Troisième étage. Un grand atelier. Des hommes, des hommes partout. […] « Le cassetin (le carré ou l’atelier) des correcteurs. […] Trois femmes environ pour une vingtaine d’hommes » (Repiton et Cassen, p. 136).
En mars 1994, l’ARCI (Association romande des correctrices et correcteurs d’imprimerie, Lausanne) déclare encore qu’elle « manque de collègues féminines » et lance un appel dans un journal féministe29.
Étapes récentes
Jusqu’en 1978 (création de l’école COFORMA par le Syndicat des correcteurs30), le métier s’apprenait exclusivement auprès de ses pairs31. Or, comment se former à un métier dont l’accès vous est interdit ou difficile ?
Quand elle raconte son entrée à La Croix, chez Bayard Presse (qu’elle appelle Le Crucifix et Lancelot), à la fin des années 1970, Vanina (pseudonyme) écrit :
« […] le choix de recruter en priorité des femmes pour saisir et corriger les textes n’existe nulle part ailleurs dans la PQN (la presse quotidienne dite nationale, et en fait parisienne). […] Les femmes y sont depuis entrées en masse – jusqu’à former au moins la moitié des effectifs dans les cassetins de correction […] » (p. 24).
La saisie des textes sur micro-ordinateur (milieu des années 1980) par les auteurs eux-mêmes32 ayant fait disparaître, à leur tour, les clavistes, elles ont dû se reconvertir. Certaines ont choisi la correction, comme l’avaient déjà fait certaines « typotes ».
Parallèlement, correcteurs et correctrices sont poussés hors des murs des maisons d’édition :
Correctrice travaillant chez elle. Illustration créée avec Midjourney.
« […] au début des années 1980 […] le prix toujours plus élevé du mètre carré parisien [entre autres raisons] incite […] beaucoup d’éditeurs à supprimer leur service de relecture interne afin de réaliser des économies. Ils décident de payer désormais à la pige, et à un tarif bien sûr inférieur, la préparation de copie. Ils chassent donc de leurs murs les lecteurs-correcteurs ; et, confrontés à la menace du chômage, certains de ceux-ci acceptent d’être licenciés puis réembauchés avec la sous-qualification de correcteur à domicile. « Les correcteurs déjà pigistes se voient quant à eux proposer d’effectuer également la préparation de copie – selon les modes de rémunération les plus divers, mais tous illégaux puisque ce boulot n’est pas prévu par la convention comme pouvant se faire à la maison. […] » (Vanina, p. 53).
« Des transformations structurelles propres au domaine du livre et de la presse expliqueraient que les correctrices soient de moins en moins intégrées dans les entreprises : recompositions éditoriales ; choix budgétaires ciblés ; associations de maisons en grandes entités ou rachats ; fusion de certains corps de métier ; abondance et surcharge de la production éditoriale… « De plus, les évolutions liées à l’informatisation des métiers sont très certainement à prendre en compte, notamment l’apparition de la publication assistée par ordinateur (PAO), qui a décloisonné des métiers auparavant très distincts et hautement spécialisés, et le perfectionnement des logiciels de correction » (ACLF, p. 8).
Cela pousse certaines correctrices à se demander si le métier est précaire parce que féminin, ou féminin parce que précaire…
Voilà, d’après mes lectures et recherches à ce jour, les facteurs expliquant que le métier de correcteur, quasi exclusivement masculin durant cinq siècles, présente aujourd’hui — notamment sur les réseaux sociaux — un visage très largement féminin.
Il y aurait, dans cette histoire, d’autres aspects à traiter, notamment la question de l’hygiène dans les ateliers, plus sensible encore pour les femmes que pour les hommes, mais je ne peux pas étendre ce texte déjà trop long. Cela fera peut-être l’objet d’un prochain article…
PS — On me suggère d’ajouter que, dans la presse, les secrétaires de rédaction, métier où les femmes sont aussi nombreuses, tend à remplacer les correcteurs. J’ai déjà consacré un article au métier de « SR ».
Je ne compte plus les heures que j’ai passées à chercher des photos de correcteurs au travail (les heures consacrées à ce blog, en général, non plus !). Aussi, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie difficilement communicable. Chacun ses obsessions…
Les iconographes le savent : les images ne sont pas toujours bien référencées. Il faut donc souvent lancer un large filet dans l’espoir de récolter quelques poissons. Dans le cas présent, ce sont les mots-clés « atelier » et « imprimerie » qui m’ont porté chance.
De cette image, je ne sais que ceci : « Atelier de l’imprimerie Simart (Paris, France), imprimant L’Écho de Paris, photographie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »
Mais regardons en détail.
Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une imprimerie parisienne — il s’agit en fait d’une « table métallique (autrefois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’imposition ou les corrections » (TLF). Des feuilles blanches ont été étalées sur la table pour éviter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du personnage principal qui a tout d’abord attiré mon attention. À quoi ressemble un correcteur au travail, sinon à quelqu’un qui lit avec un crayon ou un stylo à la main ? C’est la difficulté de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manuscrite. Je devine plutôt un secrétaire de rédaction qu’un correcteur. En tout cas, il écrit au crayon malgré la présence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plutôt la marque d’une relecture. La cigarette roulée qui s’éteint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Le personnage de droite, lui, est visiblement en train de relire une épreuve en placard2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retournés. Un crayon est disponible sur la table, à sa droite. Est-il correcteur ou secrétaire de rédaction ? Nous ne le saurons pas. Les deux métiers sont proches.
Le troisième homme lit le journal imprimé. Je ne peux rien en dire de particulier.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Dernier détail, et non des moindres : à l’arrière-plan, la fameuse cage de verre, qui permettait aux correcteurs de s’isoler du bruit des machines. On la voit beaucoup mieux dans le film L’Amour en fuite (1979) de François Truffaut (voir mon article). Georges Simenon en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).
En tout cas, c’est une belle image d’hommes au travail. La BnF offre la possibilité d’en acheter une reproduction ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.
Pour la petite histoire de ce blog, j’avais déniché cette image avant la belle trouvaille de vendredi, mais je n’avais pas encore décidé comment l’exploiter. J’ai finalement estimé qu’elle méritait un article, plutôt que d’attendre l’occasion de l’utiliser comme simple illustration.
Crayons bleu de Prusse et vermillon Mitsubishi. Source : Pencil Talk.
Lorsqu’il débute dans la correction de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son journal1 :
« Et il faut bien que je m’avoue, de moi à moi, que j’ignore en effet l’A B C du métier : je ne me rappelle plus tous les signes conventionnels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »
Et, plus loin, le 11 septembre :
« Huit bouches à nourrir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du correcteur… »
En matière de correction, tout un chacun pense aussitôt au stylo rouge, symbole même du métier. Alors pourquoi donc cette insistance sur le crayon bleu ?
L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai rencontrée très récemment. Dans son récit d’une séance de correction avec Baudelaire (voir mon article), Léon Cladel raconte : « […] le sévère correcteur soulignait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ainsi que les gants de peau. »
Voici deux autres mentions du crayon bleu :
Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un certain endroit, le correcteur avait tracé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remarqua Renan. — Que ce passage est absolument inintelligible pour moi. »
Et, la même année, dans un article expliquant la fabrication d’un journal4 : « La copie est relue, prête à passer à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indiquer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels caractères cet article doit être composé. »
Après enquête, il apparaît que divers usages de cette couleur ont coexisté dans l’imprimerie : suppressions, annotations, indications typographiques ou autres.
Le Guichet du savoir (Bibliothèque municipale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui disparu, qui expliquait :
« Un code couleur s’est instauré entre éditeurs et auteurs. Le rouge (utilisé également par les enseignants dans les corrections de copies d’élèves) est une couleur qui ressort du texte et se remarque. Elle indique à l’auteur les paragraphes à réécrire complètement. Tandis que le bleu, plus discret, sera utilisé pour la mise en forme à destination des imprimeurs. »
À tel point que les fabricants ont inventé le crayon bicolore, « d’un côté vermillon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.
Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.
Le Guichet du savoir écrit encore : « […] ce crayon daterait du xixe siècle. L’ouvrage intitulé L’Art d’écrire un livre, de l’imprimer, et de le publier d’Eugène Mouton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est précieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens opposé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à supprimer ; rouge et bleu, à modifier, etc.” »
Le blog Pencil Talk (en anglais) consacre de belles pages, richement illustrées, à ces crayons bicolores à travers le monde. Ils sont aussi appelés « crayons télévision », sans doute parce qu’ils servent dans les plannings d’organisation du travail (Wikipédia).
Pour les correcteurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était surtout employé pour des annotations (à distinguer des corrections) ou pour des suppressions.
Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), préparation de copie pour l’édition Charpentier de L’Insurgé de Jules Vallès. Gallica (BnF).
Usage qui n’avait apparemment rien de systématique, puisque, dans son essai Le Correcteur Typographe (1924), L.-E. Brossard, quand il mentionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indications doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».
Cela me fait penser au « crayon bleu de la censure », expression née vers 1860 et qu’on rencontre encore parfois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je reviendrai peut-être dans un prochain billet. Elle existe aussi en anglais, où to blue-pencil, littéralement « passer au crayon bleu », c’est « corriger » ou « censurer » (Larousse anglais-français).
« L’usage du crayon bleu [dans l’édition et la presse] se raréfie ; la publication assistée par ordinateur permet un système de gestion de versions sans passer par l’imprimé », précise Wikipédia.
PS — Une consœur suisse m’informe que dans le Guide du typographe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de préparation, de couleur bleue » (p. 15) sont toujours opposés au « rouge pour la correction des épreuves (p. 18). Merci Catherine.
Paul Bodier. Photo trouvée sur Babelio. Je n’en garantis pas l’authenticité.
Paul Bodier (1875-1946), grand défenseur du spiritisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trouvé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du passé (éd. Paul Leymarie, 1936 ; rééd. numérique Ink Book, 2012), où figure la description du métier de correcteur la plus noire qu’il m’ait été donné de lire à ce jour. Une vision romancée, chargée d’effets, mais qui rejoint pour l’essentiel d’autres sources d’information qu’on peut lire sur ce blog1. (Le dernier paragraphe est, lui, représentatif de la misogynie de l’époque, hélas.)
Dans sa préface, René Kopp (auteur d’une Introduction générale à l’étude des sciences occultes, chez le même éditeur, en 1930) résume ainsi le roman : « L’action se déroule autour d’une amitié entre deux hommes différents par la situation, le genre de vie, les épreuves, le travail et les idées, mais unis par la droiture. L’un, celui qui a souffert, le salarié, le damné de la vie, lève progressivement le voile des mystères à l’autre, celui qui n’a pas souffert, l’aristocrate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tantôt dorant les somptuosités d’un lieu bourgeois, tantôt éclairant la tranchée meurtrière, tantôt venant illuminer une villa charmante des environs de Paris, jusqu’au zénith de la certitude. »
Le « damné de la vie » est donc le correcteur… Lançons-nous.
« Écœuré de la littérature et de ses pontifes, il [Roger Danis] s’était tourné vers une profession un peu obscure, mais qui lui paraissait cependant supportable. II s’était fait correcteur d’imprimerie.
« Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons imprimeurs pour tout ce qui ressortait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamentable de la plupart des ouvriers, ne possédant qu’une instruction à peine élémentaire et avec quelques hommes égarés dans ce monde bigarré il subissait chaque jour la promiscuité désolante d’exploiteurs éhontés et la bêtise avilissante du milieu dans lequel il lui fallait vivre pour subsister.
« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétribué, plus mal considéré que celui de correcteur d’imprimerie.
« Dans la région parisienne, tout particulièrement, le correcteur d’imprimerie est un paria2. Les directeurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, malhonnêtes le plus souvent. Ils rançonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun souci d’équité. La sottise dont ils font preuve, en toutes circonstances, n’a d’égale que leur insuffisance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.
« La plupart des imprimeries parisiennes sont des foyers de pestilence où règne la tuberculose et où les rats innombrables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Travail ne fait que de rares et courtes apparitions dans ces lieux impurs et presque toujours ses insignifiants représentants se contentent d’une courte visite aux maîtres imprimeurs, en leur serrant la main.
« Ces politesses entretiennent sans doute l’amitié et plus certainement encore une affreuse routine, mais pendant ce temps-là un personnel intéressant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans certaines grandes imprimeries où se font des journaux de droit, ô ironie, les ouvriers n’ont pas même de vestiaires suffisants, mais les directeurs ont un château dans quelque riante province et un bureau décent et soigneusement balayé. La vie et la santé des malheureux qui besognent dans ces maisons sinistres ne comptent pas, car il est extrêmement facile de remplacer la main-d’œuvre, perpétuellement alimentée par les forçats de la faim.
« Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles et il est impossible de trouver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aussi peu soucieux de l’hygiène, de la santé et de la vie de leurs ouvriers. Les correcteurs sont toujours placés dans les coins les plus encombrés. Ils travaillent le plus souvent dans le bruit des machines linotypes et près des typos chargés de la mise en pages. Coups de marteau sur les formes, cris sauvages de quelques brutes, plaisanteries lourdes et stupides, les malheureux doivent corriger au milieu de ce vacarme assourdissant, dans une atmosphère lourde, empuantie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creusets des linotypes, trop heureux s’ils n’ont pas une copie imbécile à lire et par-dessus le marché à rectifier. Écritures illisibles, fautes de français et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décousu, ridicule, etc., il leur faut tout supporter. Malheur à eux s’ils laissent passer une coquille, s’ils oublient de signaler une erreur du client toujours prêt à réclamer et que le patron obséquieux écoute avec complaisance.
« Les correcteurs doivent tout subir. Méprisés des patrons qui les considèrent comme des intrus qui viennent augmenter les frais généraux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordinaires qui ne leur pardonnent pas leur érudition. Ils doivent courber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires avanies, accepter placidement tous les ennuis, toutes les sottises, toutes les méchancetés et lire sans s’arrêter, car il leur faut produire et donner leurs épreuves corrigées le plus rapidement possible, sans avoir une défaillance, sans cesser de travailler, sans aucune trêve. Le métier de correcteur est le plus triste des métiers, le plus fatigant des labeurs. Le cerveau, les yeux s’usent vite à ce travail ingrat et l’on pourrait rappeler l’anecdote suivante : Une jeune fille annonçait à une dame qu’elle était fiancée avec un correcteur. « Ah ! Ma pauvre, moi aussi j’ai épousé un correcteur, mais il est devenu fou, dit la dame en joignant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »
« Toutefois, il faut aussi reconnaître que la corporation des correcteurs d’imprimerie ne brille pas par les qualités qui doivent distinguer les véritables intellectuels.
« Certes, il y a parmi eux des sujets de grande valeur, mais il y a également un ramassis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la société3.
« Ajoutons que l’élément féminin, passif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, surcharger une profession déjà très encombrée et nous aurons le tableau exact d’une corporation odieusement sacrifiée et abominablement exploitée par quelques cyniques malfaiteurs de la pensée. »
Suivent des considérations tout aussi impitoyables sur « l’Imprimerie, avec un grand I » et « l’Édition, avec un grand E », « ces deux puissances [… qui] savent admirablement s’entendre pour empoisonner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aussi avec un grand P ». « L’Imprimerie, l’Édition, la Presse, sinistre et diabolique Trinité créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideusement enlacées au temps de leurs amours, toutes les fripouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques individus qui forment la haute et basse pègre et la société moderne en décomposition. »
Monté à Paris, un jeune auteur, sans le sou, désespère de trouver du travail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédacteur en chef de Marie-Marie, le grand hebdomadaire féminin », qui le recommande à un certain Marcel, « directeur littéraire des Éditions Bâché-Fourasson ». En même temps que la nature du travail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.
« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ? — J’ai écrit quelques nouvelles, répondit Sébastien. Lapostat leva la main, d’un air blasé : — Normal, à vingt ans, plus une tragédie en vers, plus un traité de philosophie. Et on lit l’Express pour achever d’avoir l’air d’un monsieur très intelligent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à monter à cheval, qu’à le lui désapprendre pour le lui réapprendre. Vous voyez ce que je veux dire ? — Oui, monsieur ! — J’espère que vous n’avez pas de diplômes ? — Je suis licencié ès lettres. — Tâchez de l’oublier. Savez-vous taper à la machine ? — Oui, avec trois doigts, monsieur ! — Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écrivains ! Quand voulez-vous commencer ? — Commencer quoi ? — Louis ne vous a pas dit que je cherchais un correcteur-metteur au point ? — C’est que je ne sais pas exactement en quoi consiste le travail.
« Lapostat tira une grosse bouffée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le plafond. Sans succès. — Voilà ! La maison édite de nombreux récits d’explorateurs que rien ne prédisposait à la littérature. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de partir imberbes, et qui reviennent y faire des conférences une fois que leur barbe leur a bouffé la figure. Ces gars-là sont bien gentils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos amazonien, en général. Remarquez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confondons pas : ceux-là, ce sont des écrivains qui explorent. Pas la même chose.
« Lapostat cracha des bribes de tabac dans un coin et désigna des rangées de titres sur des étagères : — Nous, notre métier, c’est de vendre leur camelote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours1 avant parution. Je n’y suffis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un correcteur, un metteur au point… C’est le mot : metteur au point. Vous allez être le metteur au point. « Il proposa à Sébastien un salaire d’essai, qui lui permettrait de ne pas crever de faim, et de commencer de suite son travail. — Vous avez le pied dans la maison… Pour quelqu’un qui veut devenir auteur, vous commencez bien. Simonin, lui, a débuté par le taxi.
« Il appela la standardiste, qui faisait également fonction d’huissière, et lui ordonna d’installer Sébastien dans ses nouvelles fonctions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclairé au néon en plein jour, qui sentait vaguement le camphre. — C’est le bureau des correcteurs, dit-elle d’un ton extrêmement fatigué. — Nous sommes plusieurs ? demanda le jeune homme en calculant l’exiguïté du réduit. — Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tellement… « Sur ce bon mot, sans un sourire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allumée dans ses yeux, elle referma la porte. […]
« Sébastien, à l’idée de travailler chaque jour huit heures dans son placard, fut tenté de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pensé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bouton. On ne l’avait pas verrouillée. Si un incendie se déclarait, du moins pourrait-il se sauver. L’envie de crier « Au feu », de franchir précipitamment le vestibule et de plonger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.
« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à cannage, constituait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewriter ». Un premier manuscrit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Bengale. La curiosité l’emporta sur les désirs de fuite. « Il s’assit. »
Manuel de Cuebbas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Éditions de Paris, 1957, p. 42-45.
Portrait de Louis Ganderax, Revue de Paris, 1910.
Le 12 février 1940, dans le quotidien Le Temps, le journaliste et écrivain Émile Henriot rend hommage à son ami Louis Ganderax (1855-1940), ancien directeur de la Revue de Paris et fin correcteur.
Un correcteur
« Un homme vient de mourir, aussi discret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’était en sage chastement retiré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a passé inaperçu, alors qu’en d’autres temps sa nécrologie aurait fait longuement florès dans les gazettes littéraires. Précisément à cause de la guerre, où toutes les valeurs françaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut donner le souvenir de l’amitié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écrivains durent beaucoup, qui s’appelait Louis Ganderax.
« Quand on aura dit, d’abord, qu’il fut l’exécuteur testamentaire d’Henri Meilhac — le Meilhac de la Vie parisienne et de Froufrou, avec lequel il avait même collaboré et fait représenter Pépa sur la scène du Théâtre-Français, — on aura situé dans le temps ce charmant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la production littéraire de cet âge sera un peu plus difficile, car, bien qu’il ait assez écrit, Ganderax ne faisait guère figure de producteur. D’anciens lecteurs de la Revue des Deux Mondes se souviennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’années, la rubrique de la critique dramatique avec autant de goût que d’autorité, et qu’il l’abandonna un jour (en 1888, soyons précis) pour une raison qui paraîtra aujourd’hui extraordinaire. C’est qu’à cette date Ganderax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et critique, et décida que le fait d’être lui-même appelé à être jugé lui ôtait toute qualité pour juger autrui. On avait de ces scrupules autrefois. Celui-ci suffira pour faire apprécier le galant homme.
« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »
« Son mérite est autre, pourtant. Louis Ganderax était devenu, dans les années 90, directeur de la Revue de Paris. Il n’y écrivit point, que je sache, pas plus que Buloz et Vallette, ces deux autres grands directeurs de revue, n’écrivirent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mercure. Le rôle de directeur d’un important périodique littéraire est ailleurs que dans la production littéraire personnelle. Il consiste à chercher les talents pour les imposer au public, à les exciter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Ganderax fut incomparable. Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière, et ce qu’il accomplit, dans ses quinze ou vingt ans de direction, à la Revue de Paris, dont il fit la maison de France, de Loti, de Lemaître, de Barrès, d’Abel Hermant, d’Henri de Régnier, de Boylesve, de d’Annunzio, de Gérard d’Houville et de la comtesse de Noailles, sans compter de plus jeunes débutants, porte témoignage de son discernement et de son goût. Mais ce goût ne l’incitait pas seulement à choisir ; il sut en outre le mettre au service de ceux mêmes qu’il avait choisis ; et les plus illustres, et les plus accomplis même dans leur art, il fut pour eux, dans la coulisse, le collaborateur le plus actif, le plus désintéressé, le plus vigilant, en s’instituant leur correcteur. Car aucun de ceux qu’il avait acceptés dans son équipe ne recevait jamais la moindre épreuve d’imprimerie de la Revue, qu’il s’agît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le premier état (on appelle cela un placard), criblée, constellée, zébrée, rayée en tous sens de soulignures, de points d’interrogation, de renvois et de corrections proposées, toutes fondées sur l’euphonie, la propriété des termes, la justesse du sens, la grammaire, l’horreur des répétitions de mots et de la fréquence des tours, et autres malfaçons d’écriture, qui échappent parfois au plus judicieux écrivain et au plus raffiné styliste…
« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »
« Ganderax était né correcteur. Il y aurait, pour un bibliophile lettré, une jolie collection à former, des épreuves si voluptueusement corrigées de sa main, parfaites leçons de bien dire. Il portait au génie le don qu’il avait de la correction et l’art d’apercevoir, à quatre pages d’intervalle, une consonance douteuse, une redondance, un doublement d’effet, une identité de timbre ou de couleur. Jusque dans l’intérieur d’un mot ou d’un composé, son œil et son oreille sourcilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sourcilleuse ?) trouvaient un sujet de chagrin ; et je me souviens de la joie lyrique que mettait Mme de Noailles à montrer telle épreuve qu’elle avait reçue du redoutable Ganderax, où il avait souligné plusieurs fois d’une plume indignée ces simples mots Afrique équatoriale dont le « friquequa » lui paraissait intolérable à entendre et seulement à lire. Ganderax aurait, à cet égard, repris le sévère Malherbe lui-même, qui a écrit quelque part « comparable à la flamme », sans s’aviser que « parablalafla » est une horreur pour quiconque a l’oreille délicate et le tympan fin… Il est possible que le scrupuleux Ganderax ait parfois un peu exagéré le sentiment qu’il avait de l’euphonie ; mais si galant homme et si spirituel qu’il était, sans fanatisme d’aucune sorte, il lui suffisait d’avoir signalé à ses auteurs leurs bourdes, pataquès ou cacophonies, et suggéré le synonyme ou l’équivalent ; et il n’obligeait personne à accepter d’autorité les corrections qu’il « proposait ». Il en proposa même un jour, je crois bien, à Anatole France, dont il était l’ami. Et France, qui le tutoyait de longue date, poussa ce jour-là le tutoiement jusqu’à l’énergie militaire, en lui retournant ses épreuves corrigées, avec un deleatur sur les « corrections proposées », accompagnées de cette remarque : « Tu as raison, mais je t’.….. ! » — J’imagine que, pour toute vengeance, Ganderax dut se contenter de mettre un point d’interjection en face de ce verbe incorrect.
Émile Henriot, vers 1930.
« Jeux raffinés, goût délicieux, cas de conscience d’autrefois ! Comme tout cela doit paraître périmé à nos scribouilleurs d’aujourd’hui, qui tiennent l’imparfait du subjonctif pour une pose, et l’accord des temps pour une ridicule convention ! — N’empêche que c’est Louis Ganderax qui avait raison, en mainteneur et juge du meilleur parler de chez nous. Beaucoup de ceux qui ont travaillé avec lui ont gardé un souvenir affectueux et reconnaissant de ses souriantes sévérités. En leur épargnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rappelé ce que c’était que l’art d’écrire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse.
25e congrès de l’Amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de France, Rennes, 31 mai 1936, L’Ouest-Éclair (édition de Rennes), ce même jour.
C’est avec une certaine émotion que j’ai découvert cette « photo de famille ». Elle rend leur visage aux membres du 25e congrès de l’Amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de France, à Rennes, le 31 mai 1936, dont le président est alors E. Grenet (successeur de Théotiste Lefèvre1, qui officia jusqu’en 1921, et de A. Geoffrois).
E. Grenet, dans L’Ouest-Éclair (Rennes), 31 mai 1936.
Fondée à Perpignan, en 1897, par Joachim Comet (1856-1921), cette collectivité a connu plusieurs noms2. En 1905, elle « compte […] plus de 500 membres […] [et] a pour but la défense des intérêts professionnels et matériels de ses membres ; c’est une société de secours mutuels, de prévoyance et d’assurance pour le cas d’invalidité et pour la vieillesse3 ». En janvier 1921, elle avait « un effectif de 750 membres environ, dont 300 correcteurs au plus », écrit L.-E. Brossard4.
Concours Delmas, 1909.
Concrètement, on sait, par exemple, que le congrès de Toulouse, en 1904, « s’est principalement occupé des offices de placement ; de la division rationnelle de la Société amicale des protes et correcteurs en sections régionales [d’abord au nombre de sept, elles seront quatorze à partir de 1911] ; du contrat d’apprentissage et du concours Delmas5. « Une intéressante question, celle de la “cotisation-décès” en faveur de la famille des membres actifs de la société qui viendraient à mourir, a été résolue dans un sens nettement mutualiste. « Le congrès s’est occupé aussi de la question des retraites et a formulé ses réponses au questionnaire relatif au rapport Taudou6, présenté à Lyon en 19037. »
Des comptes rendus peu informatifs
S’ils sont assez nombreux dans la presse, les comptes rendus des banquets annuels et congrès de correcteurs sont généralement ennuyeux : ils déroulent de longues listes d’intervenants, tout le monde se remercie et se congratule. Sont souvent présents le maire de la ville et quelques conseillers municipaux, un ou plusieurs maîtres imprimeurs locaux, éventuellement un directeur de journal. Dans la presse régionale, on trouve des passages de ce genre :
« Au dessert, le président de la section, M. F. Riou, le visage rayonnant, se lève et se défendant tout d’abord de vouloir faire un discours, salua en excellents termes les dames et les amicalistes présents, puis résuma notre programme de solidarité, de mutualité et de prévoyance sociale. […] Puis, gagné par la chaleur communicative, chacun y alla de sa romance ou de son monologue, et après une sortie familiale vers Saint-Laurent l’on revint trinquer à la santé des présents et… des absents8. »
On a tous les détails de l’organisation des journées ; on sait dans quel bon restaurant tout ce beau monde a déjeuné (mais pas de quoi, hélas !) ; on nous dit que les discours, nombreux, ont été très applaudis, mais on en apprend peu sur les questions débattues. À croire qu’il s’agit surtout de se régaler…
Une blague du Figaro, 28 mai 1912.
J’ai tout de même appris que le congrès de Saint-Étienne, du 15 mai 1910, « s’est occupé de la situation précaire des correcteurs, souvent moins rétribués que les typos. Une nouvelle intervention aura lieu auprès des syndicats des Maîtres imprimeurs, en les priant de prendre en considération les vœux qui leur seront soumis à nouveau. Ces vœux visent à la fois les salaires, la considération due aux correcteurs, les locaux malsains dans lesquels ils travaillent9. »
Et qu’en 1926, « le Congrès […] a adopté un vœu demandant huit jours de congé payé par an pour les correcteurs et les chefs de service […]10 ». Il faudra attendre encore un peu…
Se fédérer, une nécessité
Dès 1880, dans l’annonce d’un banquet annuel de correcteurs au Palais-Royal (Paris), présidé par Eugène Boutmy11, on peut découvrir le bienfait de telles rencontres :
« L’invitation s’adresse, non-seulement aux membres de la société, mais encore et surtout aux correcteurs qui n’en font pas partie. Les correcteurs n’ont que de rares relations ; ils se connaissent dans une imprimerie, et encore ! La réunion annuelle a pour but de faire connaître, et par conséquent apprécier à tous, la nécessité du groupement12. »
Des sujets abordés lors de ce « superbe banquet [qui] réunissait […] un grand nombre des membres de la Société des correcteurs de Paris », on sait ceci :
« M. E. Massard a insisté sur la nécessité d’établir une solidarité étroite entre les compositeurs et les correcteurs, et manifesté le désir de voir tous les correcteurs se grouper pour faire cesser l’exploitation dont ils sont l’objet. Ces travailleurs salariés ont besoin de leur appui mutuel pour triompher des injustices dont ils sont journellement victimes de la part des maîtres imprimeurs. « Le délégué de la Société typographique a répondu que les compositeurs syndiqués seront prochainement invités à n’accepter dans leurs ateliers que des correcteurs également syndiqués. Le président a pris acte de cette importante déclaration13. […] »
La saveur des “actualités” du passé
Contraint de « couvrir » l’évènement, le rédacteur du journal local tire parfois bravement à la ligne pour remplir ses colonnes. Ainsi, quand les congressistes de Rennes, en 1936, partent visiter le Mont-Saint-Michel, la plume se fait lyrique :
« Les cars roulent, maintenant, sur la digue, entre des sables de traîtrise, et encore frisés de la caresse du flot. Entre Tombelaine et le Mont, une procession lilliputienne, croix d’or, faisant en tête un point lumineux, s’avance. Le Mont-Saint-Michel ! tout le monde descend ! et c’est l’entrée de la caravane par la Bavolle, la Cour du Lion, le boulevard, et enfin cette rampe pittoresque, aux maisons rapprochées, comme à la casbah, avec ses cuivreries de Villedieu, qui sont bien un peu mauresques ! Elles tintin[n]abulent aux échop[p]es, sous le toucher curieux. Les invites sont pressantes, le succès de l’omelette renommée est le secret de chaque hostellerie et de partout on vous promet vue sur la mer, du haut de la terrasse. […]14 »
Les congressistes de Rennes, en 1936. Cœur de l’image (la partie la plus nette).
Pour la bonne bouche, j’ai retenu deux autres passages de ces articles compassés. À lire avec l’intonation des speakers de l’époque.
1904 — « Dimanche, jour de Pâques, la section bordelaise de l’Association amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de province a célébré son banquet annuel, auquel — gracieuse innovation — les dames ajoutaient le charme de leur présence. Comme par le passé, l’hôtel Gobineau justifia sa renommée si légitimement acquise, et ses hôtes, toujours fidèles, trouvèrent le fin menu qui leur fut servi en harmonie avec l’élégance de la table15. »
1907 — « À midi, une surprise attendait les excursionnistes à l’hôtel Bellevue, dont — entre parenthèses — le Vatel se surpassa. […] Delumeau, directeur de la Société vinicole blayaise ; Patrouillet et Brunette, imprimeurs à Blaye, […] prévenaient qu’ils se faisaient représenter à ce dîner intime par d’excellentes caisses de vin vieux. Aussi, quand vint l’instant de déboucher ces vénérables flacons, ce fut un feu croisé de toasts où les remerci[e]ments les plus chaleureux allèrent aux généreux donateurs, aux organisateurs aussi. « Enfin, l’heure sonna du retour, et — après un court et merveilleux voyage — celle, suprême, de la dislocation. Ce fut le seul nuage de ces deux belles journées, — bien vite dissipé par l’espérance de l’au-revoir prochain, au Congrès général de Nantes16. »
Ces folles agapes nous paraissent bien lointaines…
« L’Amicale des “Protes” Stéphanois donnait dimanche son banquet annuel », Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 8 juillet 1936. Cette fois, les épouses étaient conviées.