À propos du moine bibliothécaire du “Nom de la rose”

Pho­to­gramme d’une des scènes du Nom de la rose situées dans le scriptorium.

J’ai revu hier au ciné­ma1 Le Nom de la rose, film de Jean-Jacques Annaud, d’a­près le roman d’Um­ber­to Eco. L’en­quête de Guillaume de Bas­ker­ville (Sean Conne­ry), sur une série de morts sus­pectes, tourne autour du scrip­to­rium, l’a­te­lier de confec­tion des manus­crits. Pour ce monas­tère de légende, abri­tant la plus grande biblio­thèque d’Europe, il fal­lait qu’il soit de vastes dimen­sions. Ces scènes inté­rieures ont été tour­nées à l’abbaye d’E­ber­bach, en Allemagne.

Sur la pho­to, au fond, debout, on aper­çoit frère Mala­chie de Hil­de­sheim (Vol­ker Prech­tel), le moine biblio­thé­caire, éga­le­ment nom­mé arma­rius. C’est géné­ra­le­ment l’ar­ma­rius qui fai­sait office de cor­rec­teur. « […] il répar­tit les tâches, contrôle le tra­vail, cor­rige les fautes pour que la copie soit fidèle. Il veille éga­le­ment à appro­vi­sion­ner en maté­riel l’a­te­lier », pré­cise l’aca­dé­mie d’Or­léans-Tours.

En 1986, année de sor­tie du film, je l’ignorais. Je ne savais pas non plus que j’allais quit­ter mes études de psy­cho­lo­gie pour deve­nir cor­rec­teur2. Évi­dem­ment, j’étais encore plus loin d’imaginer que, bien des années après, je m’intéresserais à l’histoire de mon métier et à l’histoire du livre en général. 

La vie a plus d’imagination que nous, dit-on.

Frère Mala­chie de Hil­de­sheim (Vol­ker Prech­tel), le moine bibliothécaire.

  1. « Le 21 février 2024, une ver­sion res­tau­rée en 4K d’a­près le néga­tif ori­gi­nal sort sur les écrans fran­çais. » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  2. Voir Com­ment je suis pas­sé de psy­cho­logue à cor­rec­teur. ↩︎

La vérité sur le “démon des coquilles”

Le sty­lo rouge des cor­rec­teurs est-il un chasse-démons ? Titi­vil­lus est-il leur démon patron ? Il figure sur des tee-shirts, des déco­ra­tions murales ; les enseignes de mai­sons d’édition, de cor­rec­teurs, d’un web­mas­ter… Il a même sa pièce de chambre, com­po­sée par Bet­sy Jolas en l’an 2000 « pour conju­rer le bogue ». Saint-Léger, édi­teur de textes reli­gieux, a publié sa légende, le qua­li­fiant de « démon de tous les amou­reux du livre : auteur, édi­teur, cor­rec­teur, typo­graphe, impri­meur… ». Pour­tant, est-il bien cou­pable de tout ce qu’on lui attri­bue ? Rou­vrons le dossier. 

« Titi­vil­lus est selon la tra­di­tion un démon tra­vaillant pour Bel­phé­gor, Luci­fer ou Satan pour par­se­mer d’er­reurs le tra­vail des copistes », affirme d’emblée Wiki­pé­dia dans la fiche qu’elle lui consacre. « […] La pre­mière réfé­rence sous ce nom se trouve dans le Trac­ta­tus de Peni­ten­tia, vers 1285, de Jean de Galles, voire avant chez Cae­sa­rius [Césaire de Hes­ter­bach].»

Cepen­dant, le por­trait du démon que brosse l’his­to­rien André Ver­net en 1958 est tout autre :

Césaire de Heis­ter­bach, Jacques de Vitry, Étienne de Bour­bon, etc., dans la pre­mière moi­tié du xiiie siècle, ont racon­té, pour l’é­di­fi­ca­tion de leurs audi­teurs, l’his­toire de ce diable (dia­bo­lus, demon) qui recueillait dans un sac les ver­sets oubliés, les mots sau­tés, les syl­labes syn­co­pées, les voyelles omises dans leur psal­mo­die par des chantres pares­seux, dis­traits ou som­no­lents, pour les en acca­bler au jour du Juge­ment der­nier. Un siècle plus tard, John Bro­myard, dans sa Sum­ma pre­di­can­tium (v. 1360-1368), connaît le nom de ce dia­blo­tin : Titi­vil­lus1.

Celui-ci fait aus­si son miel des paroles inutiles lâchées par les fidèles durant l’of­fice, qu’il note sur un par­che­min. Il serait éga­le­ment, selon Pierre Mar­ti­ni, savant du xvie siècle, le démon qui note, dans un énorme codex, « les péchés com­mis par les hommes dans toutes les régions de la terre ». 

À par­tir de là, la légende s’am­pli­fie. « Titi­vil­lus, démon des copistes » (Sama­ran, 19462), « des copistes et des moines étour­dis » (Viel­liard, 19573), « de la cal­li­gra­phie » (Dro­gin, 19804), « de la typo­gra­phie » (Fra­ti­co­la, 20015).

« Pour allé­ger ce far­deau per­ma­nent de la faute, l’i­ma­gi­naire monas­tique a créé, pro­ba­ble­ment par jeu, au début, un démon par­ti­cu­lier, du nom de Titi­vil­lus […], auquel les moines fai­saient por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de leurs erreurs, disant par­fois au dos de leur copie : “Titi­vil­lus m’a fait faire cette faute”», affirme l’Ency­clo­pé­die uni­ver­selle en ligne. Selon les sites, cette nou­velle « fonc­tion » remon­te­rait soit au xiiie, soit au xve siècle ! Il est même dit que cet agent de Satan ajou­te­rait lui-même des erreurs dans les textes.

Démon des chantres, et non des copistes

Pure calom­nie, nous dit en sub­stance Julio Igna­cio Gonzá­lez Mon­tañés, cher­cheur en his­toire de l’art (dans un texte espa­gnol en 20156, puis ita­lien en 20187). S’il ne met pas de point d’in­ter­ro­ga­tion au titre de son livre, « le démon des coquilles », sa réponse est nette : les infor­ma­tions sur l’ac­ti­vi­té de Titi­vil­lus comme « pousse-au-crime » des copistes et des typo­graphes sont tar­dives et peu fiables. 


Aucun texte médié­val n’y fait réfé­rence, pas plus qu’elle ne figure dans l’art du Moyen Âge. C’est, dit-il, une créa­tion fran­çaise de la seconde moi­tié du xixe siècle, à par­tir d’une asso­cia­tion d’idées de Vic­tor Le Clerc8, dif­fu­sée dans les dic­tion­naires de l’époque9 et popu­la­ri­sée par Ana­tole France. Pour Mon­tañés, la « pre­mière réfé­rence concrète à la ques­tion dans la biblio­gra­phie fran­çaise est datée de 1877 » : 

[…] la super­sti­tion s’en mêla : on inven­ta un démon : Titi­vi­ti­la­rius, ou Titi­vil­lus, qui empor­tait les sacs de syl­labes oubliées par les moines dans les psal­mo­dies noc­turnes ou dans les copies des livres10.

En résu­mé, le démon sachant écrire au Moyen Âge serait deve­nu, bien plus près de notre époque, le démon des écri­vains et autres manieurs de plume et de plomb.

Minia­ture du Livre des Heures, biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon, vers 1510.

Quant à la minia­ture, lar­ge­ment repro­duite, cen­sée repré­sen­ter Titi­vil­lus en action, elle méri­te­rait, tou­jours d’a­près Mon­tañés, une autre inter­pré­ta­tion. La créa­ture ailée fai­sant face à saint Ber­nard de Men­thon ne serait pas notre démon, mais celui qui, selon la légende, aurait révé­lé à l’ar­chi­diacre les sept vers des psaumes dont la réci­ta­tion quo­ti­dienne assure le salut (sep­tem ver­sus san­ti Ber­nar­di, titre latin de l’i­mage, en rouge – je n’entre pas les détails plus érudits). 

Alors, quel est donc le texte où Ana­tole France aurait assu­ré la noto­rié­té de Titi­vil­lus ? Notre écri­vain le cite à la fin de la longue pré­face de sa Vie de Jeanne d’Arc11 :

Au siècle que j’ai essayé de faire revivre en cet ouvrage, un démon nom­mé Titi­vil­lus met­tait chaque soir dans son sac toutes les lettres omises ou chan­gées par les copistes durant la jour­née et les por­tait en enfer, pour que Saint-Michel [sic], alors qu’il pèse­rait les âmes de ces scribes négli­gents, mît la part de cha­cun dans le pla­teau des ini­qui­tés. Je crois que ce diable jus­te­ment vétilleux, s’il a sur­vé­cu à la décou­verte de l’im­pri­me­rie, assume aujourd’­hui la lourde tâche de rele­ver les coquilles semées dans les livres qui pré­tendent à l’exac­ti­tude ; car il serait bien naïf de s’oc­cu­per des autres. Je pense qu’il met ces coquilles, selon le cas, à la charge du prote ou de l’au­teur. J’ai une infi­nie recon­nais­sance à mes édi­teurs et amis MM. Cal­mann-Lévy et à leurs excel­lents col­la­bo­ra­teurs d’a­voir, par leurs soins et leur expé­rience, allé­gé de beau­coup le sac dont Titi­vil­lus me char­ge­ra au jour du jugement.

Nous autres, cor­rec­teurs, ne pou­vons donc blâ­mer Titi­vil­lus lorsque nous lais­sons mal­en­con­treu­se­ment pas­ser une erreur – la fatigue et le stress du bou­clage sont nos vrais enne­mis. Le pauvre dia­blo­tin, lui, a bien d’autres chats à fouet­ter : les dis­cus­sions oiseuses et les com­mé­rages sur Inter­net ont lar­ge­ment de quoi rem­plir ses sacs.