À la Renaissance, l’imprimerie rend le correcteur indispensable

L'Invention de la Renaissance, BnF, 2024
Cou­ver­ture du cata­logue L’In­ven­tion de la Renais­sance (BnF, 2024).

La Biblio­thèque natio­nale de France (site Riche­lieu) pré­sente jusqu’au 16 juin l’exposition « L’invention de la Renais­sance. L’humaniste, le prince et l’artiste ». Cet évè­ne­ment est assor­ti d’un magni­fique cata­logue.

On y trouve notam­ment un texte inti­tu­lé « Tra­vail édi­to­rial et dif­fu­sion impri­mée des textes » (pages 130 à 143), signé par Louise Ama­zan, conser­va­trice, char­gée des col­lec­tions du xvie siècle. Nous sommes heu­reux qu’il évoque le rôle fon­da­men­tal des correcteurs.

Si, depuis l’An­ti­qui­té1, tout texte copié a besoin d’être véri­fié, l’avènement de l’imprimerie mul­ti­plie le risque d’er­reurs par son prin­cipe même : en typo­gra­phie au plomb, un livre est consti­tué de cen­taines de mil­liers de carac­tères, assem­blés à la main. Le tirage repro­duit méca­ni­que­ment les erreurs oubliées (à la presse à bras, on attei­gnait déjà le mil­lier d’exemplaires). 

À la Renais­sance, la concur­rence entre impri­meurs-libraires obli­geait à veiller à la qua­li­té de la pro­duc­tion. Les pre­miers cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie2 inter­ve­naient dans l’édition de textes anciens (on par­le­rait aujourd’hui d’éditeurs cri­tiques). Ils reli­saient les manus­crits confiés à l’atelier et en pré­pa­raient la copie, y ajou­tant par­fois un index, en plus des pre­miers signes de ponc­tua­tion. Enfin, ils cor­ri­geaient une suc­ces­sion d’épreuves — pre­mière, seconde et tierce — afin d’éliminer les coquilles. On sait que même le grand Érasme s’est plié à cette der­nière tâche.

Par­ve­naient-ils, pour autant, à un résul­tat parfait ? 

« En réa­li­té, les cor­rec­teurs, sou­vent blâ­més par les auteurs, sont tenus à une exi­gence de ren­ta­bi­li­té et doivent four­nir une quan­ti­té de tra­vail telle qu’il leur est impos­sible de venir à bout de toutes les incor­rec­tions du texte. »

Être sou­mis à des délais inte­nables, c’est ce dont se plaignent encore sou­vent, et à juste titre, les cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’aujourd’hui.

L’Invention de la Renais­sance. L’humaniste, le prince et l’artiste. Sous la direc­tion de Gen­na­ro Tos­ca­no et Jean-Marc Cha­te­lain. Relié, 264 pages, 150 illustrations.

☞ Lire aus­si Cor­ri­ger au temps de Guten­berg.


  1. Voir Le cor­rec­teur antique, qu’en savons-nous ? ↩︎
  2. Voir « Les glo­rieux ancêtres » dans Cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres (1). ↩︎

Critique du correcteur ivrogne, 1608

« [Le cor­rec­teur] doit évi­ter avec le plus grand soin le vice de l’ivrognerie, de peur de ne plus rien voir du tout, ou, au contraire, de voir plus qu’il n’y a en réa­li­té. Quand un ivrogne essaie de prendre une chan­delle pour s’éclairer, sa vue défaille et il tré­buche. Donc, un homme qui est char­gé de cette mis­sion et qui boit volon­tiers, boit sans avan­tage et pour un dom­mage qui atteint beau­coup d’autres. Cet homme inutile1 est un bon à rien et si le maître ou le rec­teur d’atelier typo­gra­phique le voyait sou­vent dans cet état, il ne serait pas éton­nant qu’il lui dise : « Dehors, scé­lé­rat. » Que celui qui est lié à cette charge s’acquitte donc de son tra­vail avec sobrié­té, pas à tra­vers un écran de vapeurs exha­lées par excès de boissons. »

Cor­rec­teur, te voi­là pré­ve­nu : boire ou relire, il faut choi­sir2 !

Jérôme Horn­schuch, Ortho­ty­po­gra­phia, 1608. Trad. du latin par Susan Bad­de­ley, éd. des Cendres, 1997, p. 63-64.

Lire aus­si mon article :

Article modi­fié le 30 sep­tembre 2023.


Deux vidéos montrent les métiers du livre au XVIe siècle

Les gens du livre à Lyon au xvie siècle sont pré­sen­tés par l’ENS (École nor­male supé­rieure) de Lyon dans une vidéo de 12 minutes, illus­trée de gra­vures et de livres d’é­poque. Pré­sen­ta­tion du site : 

Au milieu du xvie siècle, 500 ou 600 per­sonnes vivent de l’im­pri­me­rie à Lyon : leurs iden­ti­tés et leurs fonc­tions sont diverses et leur his­toire est faite de tra­jets indi­vi­duels, de mou­ve­ments col­lec­tifs et par­fois de conflits.
Par leurs com­pé­tences tech­niques ou com­mer­ciales, ces gens du livre nouent des rela­tions avec dif­fé­rents acteurs, rési­dents ou pas­sa­gers, de la vie lyon­naise : finan­ciers sus­cep­tibles d’in­ves­tir dans le mar­ché des livres, pro­tec­teurs par­fois issus de la cour royale, savants et écri­vains en quête de publi­ca­tion.
C’est en entrant dans les ate­liers et en par­cou­rant les rues de la ville, grâce aux gra­vures du xvie siècle, et aus­si en ouvrant les livres eux-mêmes, que l’on peut ten­ter de recons­ti­tuer l’u­ni­vers de ces gens du livre.

Le texte de nar­ra­tion est signé Benoît Auti­quet, André Bay­rou et Michel Jourde.

Gravure de Moses Thym présentant un atelier d'imprimerie au XVIe siècle
Sur la gra­vure de Moses Thym, j’ai mis en lumière le bureau des correcteurs.

Le cor­rec­teur y est men­tion­né deux fois, entre la 5e minute et la 6e minute et demie, le com­men­taire pre­nant pour appui la gra­vure de Moses Thym, célèbre des his­to­riens du livre, qui figu­rait dans Ortho­ty­po­gra­phia, pre­mier manuel du cor­rec­teur, écrit par Jérôme Horn­schuch en 1608 (voir mon article).

Dans une autre vidéo, de 16 minutes, un fabri­cant de papier (Mou­lin Richard-de-Bas, Ambert, Auvergne) et une typo­graphe d’au­jourd’­hui, Fer­nande Nicaise (musée de l’Im­pri­me­rie et de la Com­mu­ni­ca­tion gra­phique, Lyon) réa­lisent les gestes ances­traux de leurs métiers res­pec­tifs. On voit donc Fer­nande Nicaise réa­li­ser la fonte d’un carac­tère, la com­po­si­tion manuelle, l’en­crage et l’im­pres­sion, avec les outils de l’é­poque. Le pliage et la reliure sont évo­qués pour finir. Passionnant !

La nar­ra­tion est signée Benoît Auti­quet, Edgar Hens­sien et Michel Jourde.

Dans ce plan, la typo­graphe montre com­ment elle jus­ti­fie la ligne en y ajou­tant des espaces égaux.

Noter que la typo­graphe dit : « […] les espaces étant tou­jours fabri­qués plus courts pour ne pas impri­mer sur le papier. » L’emploi du genre fémi­nin pour ce mot n’est donc pas aus­si sys­té­ma­tique qu’on veut bien l’af­fir­mer. Voir aus­si “Une espace”, vrai­ment ?

☞ Lire aus­si Cor­ri­ger au temps de Guten­berg.

Corriger au temps de Gutenberg

Au début de l’im­pri­me­rie, la rare­té des carac­tères en plomb contrai­gnait les ate­liers à tra­vailler en « flux ten­du », cor­rec­teurs compris. 

On ima­gine com­bien le tra­vail d’impression est sou­mis à des contraintes maté­rielles com­plexes, qui sup­posent de l’organiser très pré­ci­sé­ment. Chaque feuille doit pas­ser deux fois sous la presse (pour le rec­to et le ver­so) et il faut en outre pré­voir les épreuves. Or, les carac­tères (les fontes) sont très oné­reux et en nombre insuf­fi­sant pour impri­mer à la suite des volumes par­fois impor­tants. En règle géné­rale, les impri­meurs opèrent donc feuille à feuille : ils décom­posent les pre­mières feuilles (la redis­tri­bu­tion) pour dis­po­ser des carac­tères néces­saires à la suite de leur tra­vail. Non seule­ment on doit coor­don­ner le tra­vail de com­po­si­tion et d’impression, mais la cor­rec­tion des épreuves se fait aus­si en fonc­tion de ce rythme : il faut que l’auteur ou le cor­rec­teur soit dis­po­nible dans l’atelier même ou à proxi­mi­té immé­diate tout le temps du tra­vail d’impression, de manière à ce que chaque épreuve cor­res­pon­dant à une forme puisse être aus­si­tôt cor­ri­gée, puis impri­mée, avant que l’on n’en redis­tri­bue les carac­tères pour pas­ser à la suite. 

Fré­dé­ric Bar­bier, His­toire du livre, Armand Colin, 2000, p. 70

“Orthotypographia”, manuel du correcteur, 1608

C’est pour moi une décou­verte, après trente ans de métier : le pre­mier manuel à l’usage des cor­rec­teurs date de 1608 – soit un siècle et demi après l’im­pres­sion de la Bible à 42 lignes par Guten­berg. Nous le devons à Jérôme Horn­schuch (1573-1616), qui pra­ti­qua la cor­rec­tion d’é­preuves comme gagne-pain tout en sui­vant des études de méde­cine. Son petit ouvrage, Ortho­ty­po­gra­phia (45 pages in‑8), a été publié à Leip­zig en latin, puis tra­duit en alle­mand (l’édition alle­mande peut être feuille­tée et télé­char­gée sur SLUB). « La bro­chure a été publiée dans de nou­velles édi­tions légè­re­ment modi­fiées jus­qu’en 1744 envi­ron » (Ebe­rhard Dil­ba).

Page de titre de l'édition en allemand (1634).
Page de titre de l’é­di­tion en alle­mand (1634).

« Livre d’é­ru­dit sour­cilleux : [Horn­schuch] évoque, dans un dis­cours savant, l’his­toire de l’é­cri­ture, l’in­ven­tion de l’im­pri­me­rie ; il vante les qua­li­tés du cor­rec­teur, défi­nit les dis­po­si­tifs d’im­pres­sion cor­res­pon­dant au for­mat, énu­mère les signes de cor­rec­tion, dénonce les pièges de la com­po­si­tion, de la gra­phie, vante la bonne ponc­tua­tion, cite d’illustres modèles. Un manuel métho­dique du savoir cor­ri­ger » (Jean-Claude Che­va­lier, CNRS).

On y trouve, pour la pre­mière fois repré­sen­tés, les signes uti­li­sés par les cor­rec­teurs : « […] on sait que dès l’époque des incu­nables, cer­tains signes de cor­rec­tion sont fixés et ont conser­vé jusqu’à aujourd’hui leur forme ini­tiale (voir par exemple le delea­tur) » (Rémi Jimenes, Centre d’études supé­rieures de la Renais­sance).

En face du 2e para­graphe, on recon­naît le delea­tur.

« L’ouvrage com­porte éga­le­ment une gra­vure, deve­nue célèbre, de Moses Thym repré­sen­tant un ate­lier typo­gra­phique. On y voit, à l’ar­rière-plan à droite, trois per­son­nages dont l’un lit atten­ti­ve­ment un texte et les deux autres dis­cutent. On s’ac­corde à pen­ser qu’il s’a­git d’un auteur en pleine dis­cus­sion avec deux cor­rec­teurs » (Domi­nique Var­ry, ENSSIB) – d’autres auteurs disent que le troi­sième per­son­nage n’est pas identifié.

Au fond à droite, trois per­son­nages dis­cutent, dont deux sont peut-être des correcteurs.

« Le cor­rec­teur, quand il existe, joue pré­ci­sé­ment l’interface entre l’imprimeur et l’auteur. Il demeure donc un témoin pri­vi­lé­gié. […] Horn­schuch dégage sa propre res­pon­sa­bi­li­té, ren­voyant dos à dos des “maîtres impri­meurs ignares et grippe-sous, [et] des auteurs négli­gents” » (Alain Rif­faud, Sor­bonne, citant J.-F. Gilmont) :

couverture de l'édition française

Ortho­ty­po­gra­phia a été tra­duit en fran­çais par Susan Bad­de­ley, et édi­té avec une intro­duc­tion et des notes de Jean-Fran­çois Gil­mont, par les Édi­tions des Cendres en 1997. Mal­heu­reu­se­ment, les 499 exem­plaires numé­ro­tés ont vite été écou­lés et il est aujourd’­hui introu­vable. Il est cepen­dant consul­table à la BNF.