« [Le correcteur] doit éviter avec le plus grand soin le vice de l’ivrognerie, de peur de ne plus rien voir du tout, ou, au contraire, de voir plus qu’il n’y a en réalité. Quand un ivrogne essaie de prendre une chandelle pour s’éclairer, sa vue défaille et il trébuche. Donc, un homme qui est chargé de cette mission et qui boit volontiers, boit sans avantage et pour un dommage qui atteint beaucoup d’autres. Cet homme inutile1 est un bon à rien et si le maître ou le recteur d’atelier typographique le voyait souvent dans cet état, il ne serait pas étonnant qu’il lui dise : « Dehors, scélérat. » Que celui qui est lié à cette charge s’acquitte donc de son travail avec sobriété, pas à travers un écran de vapeurs exhalées par excès de boissons. »
Correcteur, te voilà prévenu : boire ou relire, il faut choisir2 !
Jérôme Hornschuch, Orthotypographia, 1608. Trad. du latin par Susan Baddeley, éd. des Cendres, 1997, p. 63-64.
Les gens du livre à Lyon au xvie siècle sont présentés par l’ENS (École normale supérieure) de Lyon dans une vidéo de 12 minutes, illustrée de gravures et de livres d’époque. Présentation du site :
Au milieu du xvie siècle, 500 ou 600 personnes vivent de l’imprimerie à Lyon : leurs identités et leurs fonctions sont diverses et leur histoire est faite de trajets individuels, de mouvements collectifs et parfois de conflits. Par leurs compétences techniques ou commerciales, ces gens du livre nouent des relations avec différents acteurs, résidents ou passagers, de la vie lyonnaise : financiers susceptibles d’investir dans le marché des livres, protecteurs parfois issus de la cour royale, savants et écrivains en quête de publication. C’est en entrant dans les ateliers et en parcourant les rues de la ville, grâce aux gravures du xvie siècle, et aussi en ouvrant les livres eux-mêmes, que l’on peut tenter de reconstituer l’univers de ces gens du livre.
Le texte de narration est signé Benoît Autiquet, André Bayrou et Michel Jourde.
Sur la gravure de Moses Thym, j’ai mis en lumière le bureau des correcteurs.
Le correcteur y est mentionné deux fois, entre la 5e minute et la 6e minute et demie, le commentaire prenant pour appui la gravure de Moses Thym, célèbre des historiens du livre, qui figurait dans Orthotypographia, premier manuel du correcteur, écrit par Jérôme Hornschuch en 1608 (voir mon article).
Dans une autre vidéo, de 16 minutes, un fabricant de papier (Moulin Richard-de-Bas, Ambert, Auvergne) et une typographe d’aujourd’hui, Fernande Nicaise (musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique, Lyon) réalisent les gestes ancestraux de leurs métiers respectifs. On voit donc Fernande Nicaise réaliser la fonte d’un caractère, la composition manuelle, l’encrage et l’impression, avec les outils de l’époque. Le pliage et la reliure sont évoqués pour finir. Passionnant !
La narration est signée Benoît Autiquet, Edgar Henssien et Michel Jourde.
Dans ce plan, la typographe montre comment elle justifie la ligne en y ajoutant des espaces égaux.
Noter que la typographe dit : « […] les espaces étant toujours fabriqués plus courts pour ne pas imprimer sur le papier. » L’emploi du genre féminin pour ce mot n’est donc pas aussi systématique qu’on veut bien l’affirmer. Voir aussi “Une espace”, vraiment ?
Au début de l’imprimerie, la rareté des caractères en plomb contraignait les ateliers à travailler en « flux tendu », correcteurs compris.
On imagine combien le travail d’impression est soumis à des contraintes matérielles complexes, qui supposent de l’organiser très précisément. Chaque feuille doit passer deux fois sous la presse (pour le recto et le verso) et il faut en outre prévoir les épreuves. Or, les caractères (les fontes) sont très onéreux et en nombre insuffisant pour imprimer à la suite des volumes parfois importants. En règle générale, les imprimeurs opèrent donc feuille à feuille : ils décomposent les premières feuilles (la redistribution) pour disposer des caractères nécessaires à la suite de leur travail. Non seulement on doit coordonner le travail de composition et d’impression, mais la correction des épreuves se fait aussi en fonction de ce rythme : il faut que l’auteur ou le correcteur soit disponible dans l’atelier même ou à proximité immédiate tout le temps du travail d’impression, de manière à ce que chaque épreuve correspondant à une forme puisse être aussitôt corrigée, puis imprimée, avant que l’on n’en redistribue les caractères pour passer à la suite.
Frédéric Barbier, Histoire du livre, Armand Colin, 2000, p. 70
C’est pour moi une découverte, après trente ans de métier : le premier manuel à l’usage des correcteurs date de 1608 – soit un siècle et demi après l’impression de la Bible à 42 lignes par Gutenberg. Nous le devons à Jérôme Hornschuch (1573-1616), qui pratiqua la correction d’épreuves comme gagne-pain tout en suivant des études de médecine. Son petit ouvrage, Orthotypographia (45 pages in‑8), a été publié à Leipzig en latin, puis traduit en allemand (l’édition allemande peut être feuilletée et téléchargée sur SLUB). « La brochure a été publiée dans de nouvelles éditions légèrement modifiées jusqu’en 1744 environ » (Eberhard Dilba).
Page de titre de l’édition en allemand (1634).
« Livre d’érudit sourcilleux : [Hornschuch] évoque, dans un discours savant, l’histoire de l’écriture, l’invention de l’imprimerie ; il vante les qualités du correcteur, définit les dispositifs d’impression correspondant au format, énumère les signes de correction, dénonce les pièges de la composition, de la graphie, vante la bonne ponctuation, cite d’illustres modèles. Un manuel méthodique du savoir corriger » (Jean-Claude Chevalier, CNRS).
On y trouve, pour la première fois représentés, les signes utilisés par les correcteurs : « […] on sait que dès l’époque des incunables, certains signes de correction sont fixés et ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur forme initiale (voir par exemple le deleatur) » (Rémi Jimenes, Centre d’études supérieures de la Renaissance).
En face du 2e paragraphe, on reconnaît le deleatur.
« L’ouvrage comporte également une gravure, devenue célèbre, de Moses Thym représentant un atelier typographique. On y voit, à l’arrière-plan à droite, trois personnages dont l’un lit attentivement un texte et les deux autres discutent. On s’accorde à penser qu’il s’agit d’un auteur en pleine discussion avec deux correcteurs » (Dominique Varry, ENSSIB) – d’autres auteurs disent que le troisième personnage n’est pas identifié.
Au fond à droite, trois personnages discutent, dont deux sont peut-être des correcteurs.
« Le correcteur, quand il existe, joue précisément l’interface entre l’imprimeur et l’auteur. Il demeure donc un témoin privilégié. […] Hornschuch dégage sa propre responsabilité, renvoyant dos à dos des “maîtres imprimeurs ignares et grippe-sous, [et] des auteurs négligents” » (Alain Riffaud, Sorbonne, citant J.-F. Gilmont) :
Orthotypographia a été traduit en français par Susan Baddeley, et édité avec une introduction et des notes de Jean-François Gilmont, par les Éditions des Cendres en 1997. Malheureusement, les 499 exemplaires numérotés ont vite été écoulés et il est aujourd’hui introuvable. Il est cependant consultable à la BNF.