Une subtilité typographique : la ponctuation suspendue

Selon cer­tains experts de la typo­gra­phie, comme Fer­nand Bau­din, les lignes d’un texte jus­ti­fié1 se ter­mi­nant par un signe de ponc­tua­tion simple ou une divi­sion (un trait d’union, en lan­gage cou­rant) paraissent légè­re­ment en retrait. D’autres parlent d’« impres­sion de trou2 ». 

Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l'alignement d'un texte justifié. Exemple tiré d'un hors-série de "Lire/Magazine littéraire" de 2022.
Les signes de ponc­tua­tion simples et divi­sions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’a­li­gne­ment d’un texte jus­ti­fié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine lit­té­raire de 2022.

Ce « pro­blème », auquel je n’é­tais pas sen­sible jus­qu’i­ci — comme beau­coup, j’i­ma­gine —, peut aujourd’­hui être réso­lu « tech­ni­que­ment, éco­no­mi­que­ment et esthé­ti­que­ment3 », si l’on uti­lise le logi­ciel de mise en page Adobe InDe­si­gn4. Celui-ci pro­pose, en effet, une option appe­lée « ali­gne­ment optique des marges », dont voi­ci l’explication : 

L’alignement des bor­dures gauche et droite des colonnes conte­nant des signes de ponc­tua­tion et des lettres telles que « W » peut sem­bler alté­ré. L’alignement optique des marges per­met de contrô­ler si les signes de ponc­tua­tion […] et le bord de cer­taines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble ali­gné5.

Elle est accom­pa­gnée de cette illustration :

Illustration extraite du manuel d'InDesign. Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges.
Avant (à gauche) et après (à droite) appli­ca­tion de l’option Ali­gne­ment optique des marges. Manuel en ligne du logi­ciel InDesign.

Cette « tech­nique typo­gra­phique sophis­ti­quée », le site MyFonts l’appelle « ponc­tua­tion sus­pen­due », ou « accro­chée », ou encore « hon­groise » (sans expli­quer ce der­nier terme). Il pré­cise que « les signes de ponc­tua­tion géné­ra­le­ment sus­pen­dus sont les points, les vir­gules, les traits d’u­nion, les tirets, les guille­mets et les asté­risques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».

On active cette option dans InDe­si­gn par le che­min sui­vant : menu Texte > Article > Ali­gne­ment optique des marges.

Deux exemples français récents

Bien qu’elle soit facile d’ac­cès, cette tech­nique est rare­ment mise en œuvre. J’en ai trou­vé un exemple dans un livre édi­té récem­ment par l’Imprimerie natio­nale (Impres­sions, 2021, p. 79) :

Alignement optique des marges dans l'ouvrage "Impressions" (Imprimerie nationale, 2021), p. 79.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans l’ou­vrage Impres­sions (Impri­me­rie natio­nale, 2021, p. 79).

L’heb­do­ma­daire cultu­rel Télé­ra­ma l’emploie également :

Alignement optique des marges dans un numéro de "Télérama" de 2024.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans Télé­ra­ma (no 3865, 7 février 2024).

Le Guide du typo­graphe (suisse romand) explique l’a­li­gne­ment optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’ap­plique dans ses pages6.

Une pratique ancienne

Mais il s’a­git de la res­tau­ra­tion d’un usage qui remonte aux ori­gines de l’im­pri­me­rie : on peut l’observer dans la Bible de Guten­berg ! Les cou­pures de mots en fin de ligne y sont mar­quées par deux traits obliques7, les­quels viennent dans la marge. (Le nombre de divi­sions suc­ces­sives n’est pas encore limi­té à trois, comme aujourd’hui : c’est la régu­la­ri­té de l’espacement qui prime8.)

Extrait de la Bible à 42 lignes : on note quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d'une reproduction dans "L'Effet Gutenberg" de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994), p. 81.
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (sur­li­gnées) quatre cou­pures suc­ces­sives, mar­quées par des doubles traits obliques, pla­cés dans la marge. Détail d’une repro­duc­tion dans L’Ef­fet Guten­berg de Fer­nand Bau­din (éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81).

NB — Je fête avec ce texte mon 300e article.


  1. C’est-à-dire ali­gné à gauche et à droite. ↩︎
  2. Asso­cia­tion GUTen­berg, « Com­ment amé­lio­rer la qua­li­té typo­gra­phique de son docu­ment ? », FAQ LaTeX, 23 novembre 2024. ↩︎
  3. Fer­nand Bau­din, L’Ef­fet Guten­berg, éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81. ↩︎
  4. Selon l’As­so­cia­tion GUTen­berg (page citée), on peut aus­si pro­gram­mer ce dépas­se­ment dans la marge en LaTeX. Il est nom­mé cha­rac­ter pro­tru­sion dans la docu­men­ta­tion en anglais. ↩︎
  5. Adobe InDe­si­gn, manuel en ligne, cha­pitre « Mise en forme des para­graphes », para­graphe « Créa­tion de ponc­tua­tion en retrait ». ↩︎
  6. Je remer­cie Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), de me l’a­voir rap­pe­lé. ↩︎
  7. Je retrouve ain­si l’un des signes, qui m’é­taient alors incon­nus, dont j’a­vais men­tion­né l’exis­tence dans l’ar­ticle « Sur l’enterrement dis­cret d’un grand modeste, le trait d’union ». ↩︎
  8. Pas­sion­né par la ques­tion de l’es­pa­ce­ment, Fer­nand Bau­din cite volon­tiers le cor­rec­teur typo­graphe Dési­ré Gref­fier : « L’espacement régu­lier des mots est la pre­mière qua­li­té d’une bonne com­po­si­tion typo­gra­phique. […] il vau­drait mieux faire une mau­vaise divi­sion qu’un mau­vais espa­ce­ment. […] la pre­mière règle d’unité en typo­gra­phie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement régu­liers. » Les Règles de la com­po­si­tion typo­gra­phique, Arnold Mul­ler, 1897, p. 4-7. ↩︎

Henri Bordier fustige la “tyrannie typographique” (1861)

Titre de "La Correspondance littéraire" n° 16 du 25 juin 1861.

Dans La Cor­res­pon­dance lit­té­raire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et biblio­thé­caire Hen­ri Bor­dier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludo­vic Lalanne (1815-1898), direc­teur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédi­gé ensemble, une dizaine d’an­nées plus tôt, le Dic­tion­naire de pièces auto­graphes volées aux biblio­thèques publiques de la France (Paris, librai­rie Pan­ckoucke, 1851-1853, que le Dico­pathe a récem­ment pré­sen­té dans un article). 

Après de longues consi­dé­ra­tions sur Vau­ge­las2, les « caprices » de l’u­sage3 et cer­tains choix de l’A­ca­dé­mie4, que je ne retiens pas ici, Bor­dier s’en prend aux impri­meurs, typo­graphes et cor­rec­teurs, par qui on serait pas­sés, selon lui, de l« anar­chie » à la « tyran­nie ». On com­prend que l’empire exer­cé, à par­tir du xixe siècle, par les typo­graphes sur la copie de l’au­teur n’a pas été admis sans dis­cus­sion. Après Vic­tor Hugo5, George Sand6 ou encore Bau­de­laire7, une autre voix s’é­lève d’outre-tombe. (Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’origine.)

Titre original "De la tyrannie typographie. Lettre à M. Ludovic Lalanne."

Mon cher ami, je te prie de vou­loir bien m’accorder une petite place dans le pro­chain numé­ro de la Cor­res­pon­dance lit­té­raire. Il y a long­temps que je veux for­mu­ler quelques récla­ma­tions contre les noirs per­son­nages qui font cou­ler à flots.… non le sang et les larmes, mais seule­ment l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exer­cer leur pou­voir avec une rigi­di­té tant soit peu révol­tante. […]

“La typographie ne souffre pas la contradiction”

[…] si, dans les régions de l’école et du pro­fes­so­rat, l’on doit aux règles éta­blies une obéis­sance pas­sive, dans les vastes champs de la lit­té­ra­ture on peut se mou­voir plus libre­ment et user d’une cer­taine indé­pen­dance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revi­re­ments, donc la dis­cus­sion est ouverte et per­ma­nente. Et com­ment la rai­son pour­ra-t-elle récla­mer tou­jours et l’emporter quel­que­fois, si ce n’est par les chan­ge­ments que les auteurs feront peu à peu pré­va­loir dans l’usage com­mun par leur propre exemple ? C’est ce que pro­fesse le maître [Vau­ge­las] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoi­gnage. Il défi­nit l’usage : « La façon de par­ler de la plus saine par­tie de la Cour, confor­mé­ment à la façon d’écrire de la plus saine par­tie des aut­heurs du temps. » La Cour, si impo­sante en effet au temps de Vau­ge­las, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fic­tion poli­tique ; ce n’est qu’au théâtre, au bar­reau, à la tri­bune par­le­men­taire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue par­lée ; aus­si l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus consi­dé­rable. Or cette auto­ri­té est anni­hi­lée en par­tie par celle des typo­graphes. La typo­gra­phie s’est faite la gar­dienne incor­rup­tible de l’usage, mais avec la dif­fé­rence qu’elle ne souffre pas la contradiction.

“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”

Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est cer­tai­ne­ment le plus pré­oc­cu­pé de la beau­té, de la gloire et du per­fec­tion­ne­ment de notre langue, le savant impri­meur Hen­ri Estienne qui publia, en 1579, son trai­té De la pré­cel­lence du lan­gage fran­çois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typo­gra­phique de Robert Estienne, son père, dix cor­rec­teurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus loin­tains et qui ne pou­vaient se com­prendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût par­mi eux un cor­rec­teur pour le fran­çais, et c’est heu­reux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des cor­rec­teurs, armés comme on l’est à pré­sent d’un code du style et de l’orthographe, et spé­cia­le­ment char­gés de les pétri­fier dans tous les livres pas­sant par leurs mains, nous devrions écrire et par­ler, en 1861, [à] peu près comme on le fai­sait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admi­ra­teurs pas­sion­nés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cou­sin9, s’en applau­di­raient sans doute, mais notre langue serait deve­nue un ins­tru­ment insuf­fi­sant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.

Portrait d'Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888.
Por­trait d’Hen­ri Bor­dier, imp. Lemer­cier & Cie, après 1888. Source : biblio­thèque de Genève.

“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”

Il n’est pas rare que nos impri­meurs reçoivent des manus­crits rem­plis de beau­tés sans doute, mais rem­plis aus­si de fautes contre les règles les plus élé­men­taires. Au lieu d’en lais­ser la res­pon­sa­bi­li­té à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obli­gés à ne rien lais­ser sor­tir de leurs mai­sons qui ne leur paraisse irré­pro­chable. Votre impri­me­rie, ce à quoi les injonc­tions poli­tiques du moment contri­buent pour beau­coup, se regarde comme soli­daire de vos œuvres. Elle a donc des cor­rec­teurs qui dans une pre­mière lec­ture de la copie com­po­sée sou­mettent celle-ci à toutes les lois vul­gaires de la ponc­tua­tion, de l’orthographe, voire même de la gram­maire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus com­mode pour les négli­gents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc éta­bli dans la typo­gra­phie fran­çaise une sorte de dis­ci­pline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyran­nie, que l’on est refu­sé tout net si l’on désire seule­ment effa­cer des capi­tales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évan­gile, Ascen­sion) ou modé­rer le déluge des vir­gules, à la mode depuis quelque temps. Faire autre­ment que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déran­ger les habi­tudes de notre éta­blis­se­ment, et, de plus, c’est com­pro­mettre sa renom­mée. Une dis­ci­pline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que com­porte ce qui n’est que tacite. La chambre des impri­meurs de Paris déli­bère sur les formes à don­ner par elle aux œuvres lit­té­raires, et prend des déci­sions aux­quelles tous les impri­meurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de doci­li­té qu’elles sont conçues, l’on peut en être assu­ré d’avance, dans l’intérêt bien enten­du.… de la typo­gra­phie. Je sup­pose que c’est à la suite d’une déci­sion de ce genre qu’ont dis­pa­ru de nos livres ces excel­lentes man­chettes10 qui gar­nis­saient les marges de som­maires, de dates ou d’autres indi­ca­tions pré­cieuses pour le lec­teur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beau­coup le met­teur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typo­gra­phie pari­sienne a déci­dé qu’elle ne met­trait plus de ponc­tua­tion sur les titres11. Cela s’exécute main­te­nant par toute la France. Louis Per­rin, de Lyon, va même jusqu’à y sup­pri­mer toute accen­tua­tion, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la biblio­theque impe­riale. Je ne trouve pas cela mau­vais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rap­pro­chât le plus pos­sible de la pure sim­pli­ci­té romaine qui lais­sait le lec­teur accen­tuer et ponc­tuer lui-même ; il était for­cé de faire atten­tion à ce qu’il lisait. Mais je me demande com­ment s’arrangeront de l’arrêt nou­veau dont je parle les auteurs qui, non sans rai­son, aiment à déve­lop­per lon­gue­ment sur le titre le conte­nu de leur livre. Com­ment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour cha­cun des innom­brables volumes de sa Patro­lo­gie, un titre de 52 lignes conte­nant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son impri­me­rie à lui ? « Gar­dez-vous des sys­tèmes, mes chers Welches13. » Toute règle abso­lue est mau­vaise par cela seul qu’elle est absolue.

“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”

Fau­dra-t-il donc pos­sé­der une impri­me­rie pour se per­mettre une opi­nion lit­té­raire contraire à celle des impri­meurs ? Telle est la voie où nous ten­dons. Le zèle, exa­gé­ré selon moi, de la typo­gra­phie, cette hono­rable auxi­liaire des lettres, tend à sub­sti­tuer une classe indus­trielle au sou­ve­rain tri­bu­nal de l’opinion publique que Vau­ge­las avait rai­son d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écri­vain jouis­sait encore d’une cer­taine mesure d’initiative et de liber­té. Les règles, un peu flot­tantes alors, et non point stric­te­ment appli­quées comme elles sont main­te­nant, per­met­taient au lan­gage, par la main du pre­mier venu, de cor­ri­ger, de ten­ter, de hasar­der, de se mou­voir enfin, et d’opérer peu à peu une part des trans­for­ma­tions qui sont la condi­tion vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typo­gra­phie, tout en ban­nis­sant de ses pro­duits les atteintes décla­rées qu’on pour­rait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néo­lo­gismes. La gram­maire ni le dic­tion­naire ne défendent pas qu’un roman­cier fasse deman­der à M. Prud­homme14 com­ment se portent ses demoi­selles15. La typo­gra­phie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.

“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”

Ce grand art typo­gra­phique, cette puis­sance des socié­tés modernes, est essen­tiel­le­ment impropre à aucune direc­tion en matière de lit­té­ra­ture, de langue, de style, de gram­maire, d’orthographe ou même de simple ponc­tua­tion. La rai­son en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plu­tôt en ces dif­fé­rentes rami­fi­ca­tions d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la rai­son a qua­li­té pour se pla­cer à côté de lui, il y a aus­si les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irré­gu­la­ri­té paraî­tra bonne par la manière dont elle sera ame­née, par la place qu’elle occu­pe­ra ; qu’on la trou­ve­ra bonne en un endroit et point en un autre ; tan­dis que la typo­gra­phie ne peut pas admettre de dis­tinc­tions ni de nuances, et qu’elle est en pos­ses­sion de la règle comme d’un grand cou­pe­ret avec lequel il faut qu’elle coupe tou­jours. Voyons com­ment elle agit là où elle est maî­tresse à peu près abso­lue, dans la ponctuation. 

Je lui rends d’abord cette jus­tice, que par la mul­ti­pli­ci­té de ses pro­duits, elle a beau­coup contri­bué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponc­tua­tion logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se ser­vaient de points, de traits, de vir­gules et de beau­coup d’autres signes de ponc­tua­tion qu’ils employaient d’une manière cer­tai­ne­ment utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écri­vain avait son sys­tème, aucun usage géné­ral n’a pu se for­mer jusqu’à ce que la typo­gra­phie popu­la­ri­sât la lec­ture. Long­temps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manus­crits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est par­ve­nu à com­prendre la vir­gule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scin­der, pour le rendre plus clair, cha­cun des membres for­mant le déve­lop­pe­ment logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lec­teur de trou­ver indi­qués les moments où il lui est per­mis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du der­nier siècle, après trois cents ans de tâton­ne­ments, la typo­gra­phie était par­ve­nue à faire une appli­ca­tion saine et satis­fai­sante de ces don­nées du bon sens. Ain­si j’ouvre le pre­mier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à por­tée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de pro­grès à espé­rer dans les arts, si tout se borne à imi­ter les choses faites ; la cri­tique si néces­saire à leur per­fec­tion ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fon­dées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Lau­gier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui per­met­trait plus de dis­po­ser ain­si la suite de ses idées et lui enca­dre­rait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si néces­saire à leur per­fec­tion, » entre deux vir­gules comme étant pro­po­si­tions inci­dentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être far­cis de vir­gules ; il semble que le lec­teur soit recon­nu inca­pable de digé­rer une phrase, si l’aide mater­nelle de la typo­gra­phie ne prend soin de la lui cou­per en tout petits mor­ceaux. Ain­si dans les der­nières pages de Mme Sand impri­mées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases cou­pées ain­si : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la ser­viette sous le bras, ne mon­trait pas trop de mau­vaise volon­té. » — « La toux dis­pa­rut ; mais, peu après, je fus alar­mé de nou­veau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en pas­sant chez M. Buloz18. Cette vir­gule opi­niâtre est encore plus fati­gante, quand la phrase est un peu ondu­leuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prou­vé aujourd’hui, rue de Jéru­sa­lem, en face de la mai­son qui fut le ber­ceau de Vol­taire, Nico­las Boi­leau était le quin­zième enfant d’un père gref­fier.… » Cette phrase paraî­trait moins entor­tillée, si l’on eût jugé à pro­pos de faire éco­no­mie des pre­mière, troi­sième et cin­quième vir­gules qui l’encombrent inuti­le­ment. La pro­po­si­tion inci­dente est un inépui­sable pré­texte à vir­gules ; toute expres­sion qui peut s’isoler dans le dis­cours, notam­ment les adverbes et expres­sions adver­biales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la digni­té de pro­po­si­tion inci­dente et immé­dia­te­ment flan­quée de ses deux petits poteaux. Le mal­heu­reux pro­nom qui, la petite conjonc­tion et, sont faits tous les deux, par leur signi­fi­ca­tion et par leur forme si rapide, pour ser­vir par eux-mêmes de cou­pures dans la phrase ; cela ne suf­fit pas, ils ne comptent plus ; on leur met vir­gule à droite et vir­gule à gauche, indi­quant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent iso­lés ain­si c’est qu’ils font eux-mêmes la fonc­tion de séca­teurs. C’est par le même pro­cé­dé que la paren­thèse, qui de sa nature n’est qu’un séca­teur énorme, se ren­force ordi­nai­re­ment d’une vir­gule finale par­fai­te­ment rédon­dante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhé­rente à la parenthèse.

“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”

Ces petits cro­chets qui hérissent de leurs brous­sailles para­sites les pages de la typo­gra­phie actuelle sont encore sup­por­tables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confu­sion ? Com­bien ne ren­contre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-des­sus les­quels nous pas­sons, parce que nous en avons contrac­té l’habitude, mais qui altèrent évi­dem­ment le dis­cours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait col­lec­tion pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démen­ti en disant qu’on trouve par pel­le­tées dans nos livres des phrases ponc­tuées comme celle-ci : « Tan­tôt le navire s’élevait vers le ciel, tan­tôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le som­met de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâ­mable de la seconde vir­gule ne forme-t-elle pas un sens faux en rap­por­tant éga­le­ment aux deux pre­miers membres de la phrase le troi­sième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typo­gra­phie ne nous per­met plus aujourd’hui d’écrire sim­ple­ment : « Phi­lippe roi de Macé­doine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre vir­gules pour tran­quilli­ser sa conscience et lui per­mettre de croire qu’elle est par­ve­nue à nous rendre ces huit mots intel­li­gibles ; elle nous fait donc mettre for­cé­ment : « Phi­lippe, roi de Macé­doine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seule­ment il n’aide à rien, mais que dans une phrase énu­mé­ra­tive il pro­duit un amphi­gou­ri com­plet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Com­minges, Alphonse, Robert, l’évêque de Mar­seille, Ber­nard, l’envoyé du roi, et plu­sieurs autres per­son­nages se réunirent pour juger cette affaire, » on pour­ra défier plus d’un lec­teur de savoir s’il y a là trois per­son­nages nom­més ou s’il y en a six.

“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”

Tous ces traits défec­tueux qu’on peut appe­ler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois aver­tis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire atten­tion, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque impor­tance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des cor­rec­teurs. Ce ne sont guère les écri­vains qui sur­chargent ain­si la ponc­tua­tion. La ponc­tua­tion cepen­dant, ce pré­cieux auxi­liaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme tou­jours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clar­té qu’exigent leurs phrases. Un style lym­pide [sic], franc, lumi­neux comme celui de M. de Lamar­tine, n’a presque pas besoin d’être ponc­tué ; un style savant, fin, déli­cat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponc­tua­tion très-étu­diée ; com­ment leur appli­quer les mêmes pro­cé­dés ? Et cepen­dant la machine gram­ma­ti­cale du typo­graphe fonc­tionne tou­jours de même.

Donc pour la ponc­tua­tion, comme pour le dic­tion­naire, comme pour la gram­maire, comme pour cent autres choses dont je ne par­le­rai pas aujourd’hui, je récla­me­rais un peu de liber­té, un peu de res­pect pour l’initiative indi­vi­duelle. Aus­si j’ai cette confiance, mon cher direc­teur, que ces modestes obser­va­tions aux­quelles j’aurais vou­lu don­ner plus d’étendue et sur­tout joindre de plus nom­breux exemples, pour­ront trou­ver place dans la Cor­res­pon­dance.

HENRI BORDIER.


  1. Publiée à Paris de 1856 à 1865. ↩︎
  2. Gram­mai­rien (1585-1650), et l’un des pre­miers aca­dé­mi­ciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le sou­ve­rain des langues vivantes », « règle adop­tée par l’Académie et sui­vie par les gram­mai­riens modernes », comme le com­mente Bor­dier. ↩︎
  3. Il regrette notam­ment que chère madame ait sup­plan­té ma chère dame et que l’A­ca­dé­mie recom­mande d’é­crire doré­na­vant avec un accent aigu que l’é­ty­mo­lo­gie (d’ore en avant) ne jus­ti­fie nul­le­ment. ↩︎
  4. « […] il y a bien des cas où l’usage adop­té d’abord par le public, puis consa­cré par le Dic­tion­naire et les gram­mai­riens, n’est pas à l’abri de la cri­tique. » ↩︎
  5. « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules […]. » Voir « Vic­tor Hugo nous a-t-il qua­li­fiés de “modestes savants” ? ». ↩︎
  6. « Ces nuances ne sont pas du res­sort des protes [chefs d’a­te­lier, sou­vent confon­dus avec les cor­rec­teurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un par­fait gram­mai­rien et il sait sou­vent beau­coup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aus­si quand nous la savons et que nous y fai­sons inter­ve­nir le rai­son­ne­ment, le prote nous gêne ou nous tra­hit. Il ne doit pas se lais­ser gou­ver­ner par le sen­ti­ment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sen­ti­ment de cha­cun de nous ; mais quand il a à cor­ri­ger nos épreuves après nous, il doit lais­ser à cha­cun de nous la res­pon­sa­bi­li­té de sa ponc­tua­tion comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Loren­ceau, « La ponc­tua­tion au XIXe siècle. George Sand et les impri­meurs », Langue fran­çaise, no 45, 1980, La ponc­tua­tion, p. 50-59. ↩︎
  7. Voir « Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des “Fleurs du mal” ». ↩︎
  8. Sans doute s’a­git-il d’Usta­zade Sil­vestre de Sacy (1801-1879), cri­tique lit­té­raire au Jour­nal des débats, conser­va­teur de la biblio­thèque Maza­rine et aca­dé­mi­cien. ↩︎
  9. Peut-être s’a­git-il de Jules Cou­sin (1830-1899), col­lec­tion­neur de livres et biblio­thé­caire. ↩︎
  10. « Note ou addi­tion com­po­sée en marge d’un texte, sou­vent dans un corps plus petit que celui du texte cou­rant. » (Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, 2005.) ↩︎
  11. Voir « Pas de point à la fin des titres. ». ↩︎
  12. Jacques-Paul Migne (1800-1875), prêtre catho­lique fran­çais, impri­meur, jour­na­liste et édi­teur de livres reli­gieux. ↩︎
  13. Vol­taire, Dic­tion­naire phi­lo­so­phique (1764), s.v. Langues. ↩︎
  14. Per­son­nage cari­ca­tu­ral de bour­geois créé par Hen­ry Mon­nier. Voir Wiki­pé­dia. ↩︎
  15. Dans la pre­mière par­tie, il écrit : « Le petit mar­chand se per­met d’appeler ses pra­tiques des clients [« Clientes, sol­li­ci­teurs, pro­té­gés », NDA], sa bou­tique un maga­sin, et, rou­gis­sant par sot­tise des excel­lents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoi­selle. […] L’usage géné­ral aura-t-il la lâche­té de consa­crer les inven­tions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indis­crète bouf­fis­sure une ving­taine de locu­tions de notre meilleur lan­gage ? Le pro­chain Dic­tion­naire de l’Académie nous le dira, et nous pou­vons, en atten­dant, espé­rer de lui des rigueurs salu­taires. » ↩︎
  16. Voir « Regard d’historien sur la ponc­tua­tion des textes clas­siques ». ↩︎
  17. Marc-Antoine Lau­gier (1713-1769), jésuite deve­nu abbé béné­dic­tin, his­to­rien et théo­ri­cien fran­çais de l’ar­chi­tec­ture du XVIIIe siècle. ↩︎
  18. Fran­çois Buloz (1803-1877) fut prote d’im­pri­me­rie, puis com­po­si­teur d’im­pri­me­rie et cor­rec­teur, avant de deve­nir, en 1831, le direc­teur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
  19. J’a­joute l’i­ta­lique pour plus de lisi­bi­li­té. ↩︎

Points de suspension : pourquoi trois seulement ?

Couverture du roman "Aimez-vous Brahms..", de Françoise Sagan, Julliard, 1959.
Cou­ver­ture du roman Aimez-vous Brahms.., de Fran­çoise Sagan, Jul­liard, 1959.

Aujourd’hui, c’est une évi­dence : les points de sus­pen­sion ne vont que par trois. Il s’agit même d’un signe spé­cial, et non de trois points successifs. 

Mais il n’en a pas tou­jours été ainsi. 

« […] le nombre de points for­mant ce signe ne fut pas fixé d’emblée. En ces temps moins stan­dar­di­sés, il variait selon l’inspiration de l’auteur ou du typo­graphe, pou­vant aller jusqu’à six ou sept d’affilée. Il s’est sta­bi­li­sé à quatre, puis à trois au xxe siècle, dans un éla­gage conti­nu. » — Oli­vier Hou­dart et Syl­vie Prioul1

Dans la Marche typo­gra­phique de Jules Pin­sard (1907, p. 6), que j’ai récem­ment consul­tée à la biblio­thèque For­ney, j’ai encore trouvé : 

« Les Points de sus­pen­sion (…), (.….) ne s’emploient jamais qu’en nombre impair, trois ou cinq. »

À l’inverse, Jacques Drillon rap­pelle qu’en 1959 Fran­çoise Sagan avait deman­dé à son édi­teur, Jacques Jul­liard, deux points à son titre, Aimez-vous Brahms.. (pho­to ci-des­sus). « Mais sa consigne n’a pas été long­temps res­pec­tée : son édi­teur avait dû la trou­ver un peu pué­rile2. »

On trouve ce même double point dans la pre­mière édi­tion des Poèmes de Léon-Paul Fargue (1912). « Tout ça c’est des manies », aurait com­men­té André Gide, selon le récit qu’en donne Fargue dans une lettre à Vale­ry Lar­baud, citée par Drillon (p. 406).

"Poèmes" de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23
Extrait des Poèmes de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23.

  1. L’Art de la ponc­tua­tion, Points, 2016, p. 71. ↩︎
  2. Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1991, p. 137. ↩︎

“Puis” en début de phrase peut-il être suivi d’une virgule ?

Puis a un sta­tut par­ti­cu­lier. C’est un adverbe de temps1 (équi­va­lant à ensuite), mais « il s’emploie tou­jours, en fran­çais com­mun, dans le contexte d’une coor­di­na­tion, et il se place entre les élé­ments coor­don­nés, ce qui fait qu’on le range sou­vent par­mi les conjonc­tions de coor­di­na­tion » (Gre­visse, 1005, g2). 

En début de phrase, il est rare­ment sui­vi d’une vir­gule, mais ce n’est pas inter­dit. En tant que « char­nière tem­po­relle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3

« […] puis peut por­ter un accent tonique, être sui­vi d’une pause dans l’o­ral et d’une vir­gule dans l’é­crit […] » (Gre­visse, loc. cit.).

On en trouve des exemples dans la lit­té­ra­ture. En voi­ci trois, tirés du Grand Robert :

Puis, il repar­tit, avec une furie nou­velle, jetant un chiffre de la main à chaque enché­ris­seur, sur­pre­nant les moindres signes, les doigts levés, les haus­se­ments de sour­cils, les avan­ce­ments de lèvres, les cli­gne­ments d’yeux […] 
— ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.

[…] Mora­va­gine se signa lon­gue­ment devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiet­tée de zakous­kis et but une grande tasse d’al­cool, retour­na devant les icônes, com­man­da un borchtch4, vint s’as­seoir à ma table, allu­ma sa courte pipe en jurant, croi­sa ses jambes et enta­ma un long mono­logue à haute voix. 
— B. CENDRARS, Mora­va­gine, in Œuvres com­plètes, t. IV, p. 165.

Quand il connut la nou­velle, le capi­taine Ray­mond Dronne, du régi­ment de marche du Tchad, don­na cal­me­ment ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décro­cha le rétro­vi­seur de son com­mand-car et l’at­ta­cha à une branche de pom­mier. Et il entre­prit de tailler sa flo­ris­sante barbe rousse. 
— D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.

En com­plé­ment, ajou­tons que, au sens tem­po­rel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Gre­visse, loc. cit.) :

Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […] 

C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aus­si­tôt elles se fondent (A. Bre­ton, Nad­ja, p. 99)5.

Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est sou­vent sui­vi d’une vir­gule : 

— Pour­quoi aurait-elle fait l’a­mour si vite, quelques minutes après vous avoir ren­con­tré ?
— Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça dés­in­hibe, c’est cer­tain.
— Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.

Cet article m’a été ins­pi­ré par une consœur qui trou­vait cette vir­gule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lec­ture de l’article, a com­men­té : « Puis sans vir­gule me semble… tout nu ! » Une nou­velle preuve que, selon nos lec­tures, nous avons une image dif­fé­rente de la langue française. 


  1. Plus rare­ment adverbe de lieu : Der­rière lui était assis un tel, puis un tel. — Wik­tion­naire. ↩︎
  2. Le Bon Usage, De Boeck-Ducu­lot, 14e éd., 2008. ↩︎
  3. Voir La vir­gule et les char­nières, Vitrine lin­guis­tique. Der­nière mise à jour en 2014. Consul­té le 10 jan­vier 2024. ↩︎
  4. Variante gra­phique de bortsch. ↩︎
  5. Exemples don­nés par Gre­visse. ↩︎
  6. Exemple tiré du Grand Robert. ↩︎

Le général de Gaulle défend ses virgules

Le géné­ral de Gaulle écri­vant ses Mémoires à la Bois­se­rie (Colom­bey-les-Deux-Églises), 1954. © Paris-Match. Source : Fon­da­tion Charles de Gaulle.

Dans un livre, Mar­cel Jul­lian (dia­lo­guiste, écri­vain et homme de télé­vi­sion) évoque « ce cor­rec­teur d’imprimerie1, sou­cieux de rigueur typo­gra­phique, qui avait chan­gé la place de chaque vir­gule dans les Dis­cours et Mes­sages de Charles de Gaulle ». 

Il pour­suit : « J’avais vu le géné­ral. De sa plume, une à une, il les avait réta­blies là où il le vou­lait et pour une rai­son qui lui était propre : elles scan­daient son phra­sé. Il s’était même astreint à me démon­trer, de vive voix, que leur mau­vais usage per­met­tait, seul, une res­ti­tu­tion de son dis­cours. 
— Écou­tez… si je le lis comme votre cor­rec­teur l’a écrit, vous ne recon­nais­sez plus de Gaulle… »

Courte sup­plique au roi pour le bon usage des énarques, Maza­rine, 1979.

J’ai déjà don­né mon point de vue sur cette question : 

On peut lire en complément : 

Article mis à jour le 29 sep­tembre 2023.


Les parenthèses encadrant de l’italique doivent-elles être en italique ?

Comme nous allons le voir, les res­sources à la dis­po­si­tion du cor­rec­teur sont contra­dic­toires sur cette ques­tion, ain­si qu’au sujet des cro­chets et des guillemets. 

En ce qui concerne le style des paren­thèses, la règle que j’ai apprise à mes débuts et que j’ai vu lar­ge­ment pra­ti­quer – notam­ment dans la presse et dans les pièces de théâtre – est celle don­née par Louis Gué­ry2 : 

Lorsque tous les mots à l’intérieur de la paren­thèse sont en ita­lique dans un texte en romain, les paren­thèses se com­posent en ita­lique, l’inverse étant vrai : 
➠ Il rou­la sa busse (sic) jusqu’à l’entrée de la cave. 
➠ C’est ce que l’on attend main­te­nant (à suivre).

Lorsque, à l’intérieur de la paren­thèse, des mots sont com­po­sés en romain et d’autres en ita­lique, on com­po­se­ra les deux paren­thèses dans le carac­tère domi­nant :
➠  … (qui devien­dra au fil des ans un sacré rifi­fi).

En aucun cas, on ne com­po­se­ra une paren­thèse en romain et l’autre en italique.

De même, dans le vieux Code typo­gra­phique3, on trou­vait (§§ 54, 55 et 99) les exemples suivants : 

M. Valois — Je suis sur­pris. (Bruit.)
Il attei­gnit enfin le troi­sième étage. (À suivre.)
Nous nous rat­trap­pe­rons (sic).
Quelle hor­reur !… (Elle recule épou­van­tée.)

L’ou­vrage expli­quait cette appa­rente inco­hé­rence comme suit (§ 99, p. 105) : 

Les paren­thèses ren­fer­mant une phrase ou une par­tie de phrase entiè­re­ment en ita­lique peuvent être en ita­lique ou en romain, mais, si le mot ini­tial ou final est en romain, les deux paren­thèses seront obli­ga­toi­re­ment en romain4.

L’é­di­tion de 1997 ajoute, dans une rédac­tion moder­ni­sée (§ 150, p. 137) : « Cette règle est la même pour tout carac­tère d’une famille ou d’un style dif­fé­rent de celui du texte. » On peut en déduire que cela est valable pour le gras, usage que j’ob­serve très rare­ment, mais que recom­mande le Qué­bé­cois Guy Connol­ly sur son site5.

Chez Charles Gou­riou, on peut lire pareille­ment (§ 206, p. 96) :

Les paren­thèses qui encadrent un texte en ita­lique ou en carac­tères gras devraient nor­ma­le­ment6 se com­po­ser dans le même corps7 : 
➠ Par­bleu ! (Il sou­rit.) Regardez. 

Il prend la peine de pré­ci­ser : « Cepen­dant, si cet usage a été régu­liè­re­ment omis, on ne le réta­bli­ra pas à la cor­rec­tion.»

Avis divergents

En effet, cer­tains édi­teurs font un autre choix, celui que pré­co­nise notam­ment la Vitrine lin­guis­tique (Cana­da)8 :

[…] les paren­thèses sont de pré­fé­rence dans la même face9 que la phrase prin­ci­pale et non des mots mis entre paren­thèses. Ain­si, dans les indi­ca­tions aux lec­teurs, les des­crip­tions scé­no­gra­phiques et les jeux de scène, les paren­thèses se com­posent en romain, alors que le reste est en ita­lique. Dans les ren­vois à d’autres sec­tions d’un ouvrage, seul le titre ou mot fai­sant l’objet du ren­voi est en ita­lique ; le reste est en romain, y com­pris les paren­thèses. Quant aux cro­chets, ils res­tent géné­ra­le­ment en romain, que le texte soit en romain ou en ita­lique (notons tou­te­fois que les conven­tions typo­gra­phiques sur les cro­chets ne sont pas uni­formes d’un ouvrage à l’autre).

Pour Jacques Drillon, c’est le seul choix de bon sens (p. 277, § 28) : 

[…] si le début de la paren­thèse est en romain, et la fin en ita­lique, il est impos­sible d’adopter un sys­tème cohé­rent… Tan­dis que si l’on observe la règle qui veut qu’un signe de paren­thèse soit impri­mé dans le corps du texte géné­ral, la dif­fi­cul­té tombe d’elle-même. C’est l’opinion de Jean-Pierre Coli­gnon10 et de nom­breux autres correcteurs […]

Concer­nant l’usage très répan­du dans les jour­naux de mettre les cita­tions en ita­lique, y com­pris les guille­mets qui les encadrent, Drillon a un avis tout aus­si tran­ché (p. 325, § 25) : 

C’est une cou­tume illo­gique, puisque les guille­mets appar­tiennent au dis­cours géné­ral de l’auteur, non à la par­tie entre guillemets. 

J’ai eu un client qui sui­vait l’a­vis de Drillon, mais c’est peu courant. 

Quand le cor­rec­teur est déci­sion­naire de ces choix typo­gra­phiques, il est sans doute plus simple pour lui de lais­ser tous les signes de ponc­tua­tion dans le style prin­ci­pal du texte, qu’il s’agisse des signes iso­lés comme la vir­gule ou des signes allant par paire. Cela évite bien des hésitations. 

Dans les faits, il doit le plus sou­vent se confor­mer à la marche de chaque éditeur. 

J’a­jou­te­rai, cepen­dant, qu’il est pour moi sur­pre­nant qu’au­cune des sources que j’ai consul­tées ne men­tionne la dif­fi­cul­té pra­tique que peut repré­sen­ter, avec cer­taines polices, l’as­so­cia­tion d’un texte en ita­lique et de paren­thèses en romain. Le pro­blème est par­ti­cu­liè­re­ment appa­rent avec le Garamond : 

En Gara­mond, par défaut, la paren­thèse romaine fer­mante entre en conflit avec le texte ita­lique. La paren­thèse ita­lique le touche, ce qu’il vaut mieux cor­ri­ger également.

Il faut alors « jeter un peu de blanc » avant la paren­thèse fer­mante, comme le recom­mande Lacroux (s.v. Paren­thèses).

Dans le logi­ciel InDe­si­gn, avant la paren­thèse ita­lique, j’ai ajou­té 90 d’ap­proche, alors qu’a­vec la paren­thèse romaine, j’ai dû ajou­ter 270, et cela crée un fâcheux espace au pied du f.

Mais, à l’ère de la PAO, rares sont les pro­fes­sion­nels de l’é­di­tion qui se donnent encore la peine de tels réglages manuels…

☞ Lire aus­si La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Ponctuation et italique : aux sources de la règle

La ques­tion esthé­tique du mélange de signes de ponc­tua­tion romains et ita­liques n’est pas à réser­ver à « l’homme de goût » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur) ou à « quelques lec­teurs vétilleux » (Lacroux)… Il suf­fit de s’y inté­res­ser un peu. Com­pa­rons deux polices, Gara­mond et Cambria :

Polices Gara­mond (en haut) et Cam­bria (en bas). 

On constate aisé­ment que la rup­ture de style que consti­tue le point-vir­gule romain entre deux mots en ita­lique est plus nette dans une police très cur­sive comme le Garamond. 

On note aus­si que le point ita­lique en Cam­bria est bien des­si­né en oblique, contrai­re­ment au point romain (ce n’est donc pas tou­jours « kif-kif »).

De plus, le point ita­lique est pla­cé légè­re­ment plus près du t que le point romain (voir l’exemple en Gara­mond ci-contre).

Je pen­sais confu­sé­ment que l’exception dont fait sou­vent l’objet la vir­gule (ain­si que le point et les points de sus­pen­sion, mais ils se remarquent moins) tenait au fait qu’elle est col­lée au mot pré­cé­dent et « accom­pagne » son mou­ve­ment, en quelque sorte. Mais je n’ai pas trou­vé confir­ma­tion de cette hypo­thèse. D’a­bord, parce que les typo­graphes ont long­temps mis de l’es­pace avant la vir­gule (lire Espa­ce­ment de la ponc­tua­tion en fran­çais) ; ensuite, parce que l’usage dif­fé­rait selon les impri­meurs (voire selon leurs dif­fé­rents com­po­si­teurs ?) ou par­fois même à l’in­té­rieur d’un ouvrage.

Quelques exemples

Dans le manuel de A. Frey (183511), la ponc­tua­tion, qu’elle soit haute ou basse, reste en romain après des mots en italique :

Pre­mière ligne : le point-vir­gule après cur­sive est en romain. Troi­sième, qua­trième et sixième lignes : la vir­gule sui­vant un mot en ita­lique est en romain.

Chez Jules Claye (187412), la ponc­tua­tion est oblique quand le texte qui pré­cède est oblique.

Toutes les vir­gules sui­vant de l’i­ta­lique sont com­po­sées dans le même caractère.

À la même époque, on trouve à la fois des vir­gules romaines chez Littré : 

Dic­tion­naire de la langue fran­çaise, 1873-1874.

et des signes de ponc­tua­tion ita­liques (ici, un point-vir­gule) chez Flaubert : 

Madame Bova­ry, 2e par­tie, ch. X, [1857], 2e éd., 1878.

Une règle, enfin

C’est chez G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (188013) que j’ai trou­vé une pre­mière men­tion de la règle encore men­tion­née dans notre vieux Code typo­gra­phique14 : « La ponc­tua­tion, quelle qu’elle soit, doit être romaine après le romain, ita­lique après l’italique. »

Lui-même admet déjà répondre en pre­mier lieu à un objec­tif esthé­tique. « La règle qui nous occupe est, dit-il, une de celles qui ont pour objet la satis­fac­tion du coup d’œil ; mais elle ne s’accorde pas tou­jours avec la rai­son […] », et il est « for­cé d’ad­mettre une excep­tion en faveur des textes trai­tant spé­cia­le­ment de lin­guis­tique […] dans les­quels l’italique vise presque tou­jours uni­que­ment les mots à l’exclusion de la ponctuation ». 

Mal­gré tout, il sou­hai­te­rait voir sa règle una­ni­me­ment appliquée : 

En ce qui concerne l’emploi des vir­gules ita­liques, il règne mal­heu­reu­se­ment, dans la plu­part des impri­me­ries, pour ne pas dire dans toutes, une trop grande indif­fé­rence de la part du com­po­si­teur. L’expérience nous prouve tous les jours com­bien il est dif­fi­cile d’atteindre ici la per­fec­tion. Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. L’observation de la règle sur ce point a pour nous une réelle impor­tance, parce que l’écueil est à chaque pas, parce qu’il ne se pré­sente que deux che­mins éga­le­ment faciles à suivre, l’un bon, l’autre mau­vais, et que le choix de l’un ou de l’autre est trop sou­vent sou­mis aux caprices du hasard, source d’un désordre perpétuel.

Un remède oublié

Grâce à lui, j’ai décou­vert qu’une solu­tion ori­gi­nale – et per­due depuis – a été ima­gi­née à son époque :

C’est la dif­fi­cul­té d’obvier à ce mélange qui a fait adop­ter depuis quelque temps, dans cer­taines fontes, un genre de vir­gules mixtes, dont l’œil n’est ni tout à fait romain, ni tout à fait ita­lique. Nous approu­vons fort ce sys­tème, qui, n’ayant rien de cho­quant en lui-même, a l’immense avan­tage de parer à l’inconvénient que nous signalons.

Dans une note, il affirme : « La sep­tième édi­tion du Dic­tion­naire de l’Académie (1877) [sic, 1878] a été com­po­sée entiè­re­ment avec des vir­gules mixtes. »  Cela a piqué ma curio­si­té, qui s’est trou­vée en par­tie déçue, car dès la défi­ni­tion du mot vir­gule j’ai trou­vé un mélange de styles :

Vir­gule romaine (ou « mixte » ?) après vir­gule ; vir­gule ita­lique après « saillie ». La belle ambi­tion de cohé­rence semble avoir été trom­pée par le tra­vail des compositeurs…

Pour ma part, afin d’é­vi­ter les « caprices du hasard » et le « désordre per­pé­tuel », je recom­mande, contrai­re­ment à Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, de lais­ser la ponc­tua­tion dans le style du texte prin­ci­pal. La « satis­fac­tion de l’œil », en soi déjà dis­cu­table (car si une vir­gule ita­lique est en cohé­rence avec le texte ita­lique qui pré­cède, elle est inco­hé­rente avec le romain qui suit), me paraît ici moins impor­tante que la rigueur du sens com­mu­ni­qué par la typographie.

☞ Lire aus­si l’ar­ticle prin­ci­pal sur ce sujet : La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


La virgule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?

« Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. » — G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (188015)

Com­ment le cor­rec­teur doit-il agir quand une vir­gule suit un texte en ita­lique ou en gras (ou les deux à la fois) ? Celle-ci doit-elle se confor­mer au style du texte en question ?

Une règle simple se trouve dans Le Ramat euro­péen de la typo­gra­phie, adap­té par Romain Mul­ler (p. 88, « Faces de la ponctuation ») :

La ponc­tua­tion se met dans la face16 de la phrase ou par­tie de phrase à laquelle elle appartient.

➠ La cen­tième par­tie de l’euro est le cen­time ; la cen­tième par­tie de la livre est le pen­ny.
Le point-vir­gule et le point sont en romain.
➠ Le titre du livre est le sui­vant : Le théâtre aujourd’hui ; son rôle dans la socié­té.
Le deux-points est en romain, le point-vir­gule est en ita­lique, le point est en romain. 

Pour la plu­part des gens, pro­fes­sion­nels ou non, « un point romain et un point ita­lique, ça doit être kif-kif », comme le dit quel­qu’un dans le forum Typo­gra­phie… Mais pour­sui­vons notre lec­ture de Ramat-Muller : 

Fau­tif : Il convient d’être très atten­tif, car c’est un tra­vail de pré­ci­sion. 
Cor­rect :  Il convient d’être très atten­tif, car… 
Fau­tif :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très atten­tif !
Cor­rect :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très attentif !

Cette règle est celle que j’applique dans les tra­vaux où j’ai le contrôle com­plet de la typo­gra­phie. Elle a l’a­van­tage de ne souf­frir ni excep­tion ni ambi­guï­té. « C’est la façon de faire la plus nor­male et celle qu’on devrait pré­fé­rer », écrit aus­si la Vitrine lin­guis­tique17.

C’est éga­le­ment le choix de Jean-Pierre Lacroux (s.v. Ponc­tua­tion) :

Après une por­tion de phrase com­po­sée en ita­lique (mots étran­gers, titres, etc.), la ponc­tua­tion sera com­po­sée en romain si elle n’appartient pas à l’élément ain­si mis en évi­dence : « Quel est le deuxième lied du cycle Die schöne Mül­le­rin ? — Il me semble que c’est Wohin ? »

De même pour Charles Gou­riou (§ 41, p. 13), qui ne men­tionne, lui, que la ponc­tua­tion haute (; : ! ?).

Avis divergents

Cepen­dant, notre vieux Code typo­gra­phique18 pres­cri­vait l’in­verse dans un nota (§ 105, p. 108) : 

Il est d’u­sage d’employer les signes de ponc­tua­tion du même œil que le mot qui les pré­cède, sur­tout quand il s’a­git d’i­ta­lique ou de carac­tères gras :
➠ Fal­lait-il écrire la loca­tion ou l’al­lo­ca­tion ?
➠ On dis­cu­ta long­temps sur Tar­tuffe ; d’autre part, on tom­ba d’ac­cord sur…

D’autres font une excep­tion pour la seule vir­gule ou pour toute la « ponc­tua­tion basse » (vir­gule, point, points de sus­pen­sion). « Peut-être pour des rai­sons de com­mo­di­té » (Vitrine lin­guis­tique), le plus sou­vent avec des argu­ments esthé­tiques19.  

Aurel Ramat lui-même, dans son manuel (l’é­di­tion qué­bé­coise, donc), écrit (p. 192) : « La ponc­tua­tion basse reste tou­jours dans la même face que le mot qui la pré­cède, qu’elle appar­tienne au mot ou au reste de la phrase. »

« Tou­te­fois, objecte le Bureau de la tra­duc­tion20 (Cana­da), si l’on applique à la lettre cette règle de typo­gra­phie, on devrait écrire :
➠ Vous avez le choix d’utiliser les styles de police sui­vants : gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
Il semble plus logique dans un cas comme celui-là de mettre les signes de ponc­tua­tion en carac­tères ordinaires. »

Laquelle des options ci-des­sous est la meilleure ? 
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.

C’est une ques­tion d’appréciation per­son­nelle. Je choi­sis la seconde.

Je ne pra­tique qu’une excep­tion, pour les intro­duc­teurs en gras, car je consi­dère que le deux-points qui les suit leur appar­tient. Choix vali­dé par le Bureau de la traduction : 

On met géné­ra­le­ment en gras le deux-points qui suit un mot ou une expres­sion en gras en début de phrase :
Remarque : Ce terme est consi­dé­ré comme vieilli.

Pour être exhaus­tif, il faut aus­si noter, tou­jours sous la plume du Bureau de la traduction :

Par sou­ci de sim­pli­fi­ca­tion et d’économie de temps, on admet […] de mettre les vir­gules en ita­lique après chaque nom d’une énu­mé­ra­tion : 
➠ Les noms qui riment avec le son -on, comme jam­bon, lar­don, pois­son, carillon, bou­ton, etc., ne peuvent pas être uti­li­sés dans l’exercice. 

J’avoue me lais­ser aller à ce genre de faci­li­té… ce qu’admet aus­si Lacroux, dans une dis­cus­sion21 : 

[…] dans une énu­mé­ra­tion de termes com­po­sés en ita­lique, pour­quoi se fati­guer à réin­tro­duire du romain à chaque vir­gule alors que l’ital coule de source et que sa bizar­re­rie « séman­tique » n’apparaîtra qu’à quelques lec­teurs vétilleux […]

Je donne ici une règle qui a l’a­van­tage d’être facile à appli­quer, mais je ne suis pas pour autant insen­sible à l’as­pect esthé­tique de la ques­tion. J’y reviens donc dans un billet plus his­to­rique, Ponc­tua­tion et ita­lique : aux sources de la règle.

☞ Pour faire le tour com­plet de la ques­tion, lire aus­si Les paren­thèses enca­drant de l’i­ta­lique doivent-elles être en italique ?


☞ Pour les réfé­rences des auteurs cités ne figu­rant pas dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Illus­tra­tion du haut emprun­tée au site Estan­darte.

Des guillemets anglais avec espace ?!

guillemets anglais

On vous a appris qu’il fal­lait tou­jours col­ler les guille­mets anglais. Pen­dant trente ans, vous avez appli­qué la règle sans réflé­chir – d’au­tant que vos études d’an­glais vous l’a­vait confir­mée. Et puis, un jour, inno­cem­ment, vous lisez chez Jean-Pierre Coli­gnon18 :

En prin­cipe, le guille­met anglais ouvrant est pré­cé­dé d’une espace forte, et sui­vi d’une espace fine ; le guille­met anglais fer­mant est pré­cé­dé d’une espace fine, et sui­vi d’une espace forte. Dans la réa­li­té, ils sont col­lés au mot qu’ils pré­cèdent ou qu’ils suivent. Quant aux guille­mets alle­mands, on adopte la même démarche que pour les anglais.

Vous cou­rez alors chez Jacques Drillon, qui vous laisse sur votre faim. À la suite de la règle pour les guille­mets fran­çais, il ajoute seule­ment22 : « Quand il s’a­git de guille­mets anglais, la règle est moins constante. »

Pour enfon­cer le clou, dans la touf­feur d’un same­di soir d’é­té, vous décou­vrez chez Jan Tschi­chold (1902-1974)23 : « […] il faut recom­man­der l’u­sage des espaces, afin que les guille­mets [alle­mands ou anglais] ne finissent pas par deve­nir des apostrophes. »

Il n’a donc pas été suivi.

« Le nez de Cléo­pâtre : s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. »


Illus­tra­tion : guille­mets anglais emprun­tés au blog de Domi­nic Bel­la­vance.

Une lecture rapide de “La Ponctuation” par Cécile Narjoux

"La Ponctuation", Cécile Narjoux, De Boeck-Duculot, 2014

À la média­thèque Ver­laine de Metz, je suis tom­bé sur ce cahier spé­cia­li­sé ven­du sous la marque « Gre­visse » par De Boeck-Ducu­lot. La curio­si­té m’a pous­sé à le par­cou­rir. Le cor­rec­teur qui a déjà lu Coli­gnon et Drillon (☞ voir La biblio­thèque du cor­rec­teur) n’y appren­dra rien de fon­da­men­tal, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de typo­graphe (il n’est jamais ques­tion d’espace forte et fine, par exemple) et qu’il est assez mal relu (appels de note erro­nés et mal pla­cés, doubles espaces, coquilles diverses), ce qui est tou­jours un comble pour un ouvrage de ce type, « des­ti­né à tous ceux pour qui le bon usage de la langue fran­çaise est une néces­si­té et un plaisir ».

Mais Cécile Nar­joux, spé­cia­liste de lit­té­ra­ture fran­çaise contem­po­raine, et autrice du res­pec­table Gre­visse de l’é­tu­diant pour la même mai­son d’édition, pré­sente quelques exemples inté­res­sants tirés de textes récem­ment publiés. Exemples par­fois auda­cieux, voire expé­ri­men­taux, car la lec­ture s’y trouve plus entra­vée que faci­li­tée par la ponc­tua­tion. J’en ai rete­nu un petit nombre, les plus sai­sis­sants à mes yeux, que j’ai pas­sés en ita­lique pour plus de lisibilité. 

Absence de guillemets :

Il répète, C’était le soir, on avait pas­sé l’après-midi sur la plage. (Annie Sau­mont, citée p. 75)

Georges s’était dit. Si je trouve sa mai­son, je cher­che­rai sa boîte. (Chris­tian Gailly, ibid.)

Absence de tirets de dialogue :

Com­ment t’as payé ? 
Elle te plaît ? 
C’est pas la ques­tion. 
C’est quoi la ques­tion ?
(Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 94) 

À pro­pos des points de sus­pen­sion, Cécile Nar­joux déclare : « Mais aujourd’hui on observe un repli de ce signe, auquel les écri­vains contem­po­rains semblent pré­fé­rer le point final. » N’est-ce pas une géné­ra­li­sa­tion hâtive ?  Exemple :

– Atten­dez, si je confirme. Si je. Que je. Vous vou­lez que je. Moi, que je dise. Et que je confirme oui, ici, ce qui s’est pas­sé ici. On ne va pas par­ler de ça, pas ici, c’est pas pos­sible, on ne va pas. (Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 99)

Elle cite aus­si des extraits de Bleu note de Fré­dé­ric Léal (P.O.L), où la barre oblique « prend la valeur de divers signes de ponc­tua­tion, voire de cer­tains mots. Elle mani­feste assu­ré­ment une acti­vi­té de l’énonciateur qui per­turbe les habi­tudes de lec­ture du lec­teur en l’obligeant à un impor­tant tra­vail d’interprétation du texte. » (p. 102) Deux extraits : 

Mais / au lieu de fuir, l’a­ni­mal, ne se dirige-t-il pas direct sur… !

Il s’est avan­cé pour ten­ter de le recon­naître / échec.

Men­tion­nons, pour finir, au cha­pitre des « mar­queurs expres­sifs », l’uti­li­sa­tion de l’alinéa « à des fins sty­lis­tiques » (p. 113) :

[…] – on voyait les sil­houettes, les petits nuages de pous­sière et la cou­leur fauve et blanche, et les cornes effi­lées et puis.
Et puis. Puis rien.
Rien.
(Laurent Mauvignier) 

À l’inverse, l’écrivain « peut aus­si refu­ser toute struc­tu­ra­tion du texte par ce pro­cé­dé visuel, ain­si Claude Simon, Albert Cohen, mais aus­si Laurent Mau­vi­gnier aujourd’hui » (p. 113). 

NB – Mis à part Bleu note, les sources exactes des textes cités ne sont pas four­nies dans l’ouvrage.


Cécile Nar­joux, La Ponc­tua­tion. Règles, exer­cices et cor­ri­gés, coll. « Gre­visse langue fran­çaise », De Boeck-Ducu­lot, 2010, 171 pages. Une deuxième édi­tion (que j’ai rete­nue en illus­tra­tion) a paru en 2014.