“Puis” en début de phrase peut-il être suivi d’une virgule ?

Puis a un sta­tut par­ti­cu­lier. C’est un adverbe de temps1 (équi­va­lant à ensuite), mais « il s’emploie tou­jours, en fran­çais com­mun, dans le contexte d’une coor­di­na­tion, et il se place entre les élé­ments coor­don­nés, ce qui fait qu’on le range sou­vent par­mi les conjonc­tions de coor­di­na­tion » (Gre­visse, 1005, g2). 

En début de phrase, il est rare­ment sui­vi d’une vir­gule, mais ce n’est pas inter­dit. En tant que « char­nière tem­po­relle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3

« […] puis peut por­ter un accent tonique, être sui­vi d’une pause dans l’o­ral et d’une vir­gule dans l’é­crit […] » (Gre­visse, loc. cit.).

On en trouve des exemples dans la lit­té­ra­ture. En voi­ci trois, tirés du Grand Robert :

Puis, il repar­tit, avec une furie nou­velle, jetant un chiffre de la main à chaque enché­ris­seur, sur­pre­nant les moindres signes, les doigts levés, les haus­se­ments de sour­cils, les avan­ce­ments de lèvres, les cli­gne­ments d’yeux […] 
— ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.

[…] Mora­va­gine se signa lon­gue­ment devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiet­tée de zakous­kis et but une grande tasse d’al­cool, retour­na devant les icônes, com­man­da un borchtch4, vint s’as­seoir à ma table, allu­ma sa courte pipe en jurant, croi­sa ses jambes et enta­ma un long mono­logue à haute voix. 
— B. CENDRARS, Mora­va­gine, in Œuvres com­plètes, t. IV, p. 165.

Quand il connut la nou­velle, le capi­taine Ray­mond Dronne, du régi­ment de marche du Tchad, don­na cal­me­ment ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décro­cha le rétro­vi­seur de son com­mand-car et l’at­ta­cha à une branche de pom­mier. Et il entre­prit de tailler sa flo­ris­sante barbe rousse. 
— D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.

En com­plé­ment, ajou­tons que, au sens tem­po­rel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Gre­visse, loc. cit.) :

Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […] 

C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aus­si­tôt elles se fondent (A. Bre­ton, Nad­ja, p. 99)5.

Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est sou­vent sui­vi d’une vir­gule : 

— Pour­quoi aurait-elle fait l’a­mour si vite, quelques minutes après vous avoir ren­con­tré ?
— Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça dés­in­hibe, c’est cer­tain.
— Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.

Cet article m’a été ins­pi­ré par une consœur qui trou­vait cette vir­gule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lec­ture de l’article, a com­men­té : « Puis sans vir­gule me semble… tout nu ! » Une nou­velle preuve que, selon nos lec­tures, nous avons une image dif­fé­rente de la langue française. 


  1. Plus rare­ment adverbe de lieu : Der­rière lui était assis un tel, puis un tel. — Wik­tion­naire. ↩︎
  2. Le Bon Usage, De Boeck-Ducu­lot, 14e éd., 2008. ↩︎
  3. Voir La vir­gule et les char­nières, Vitrine lin­guis­tique. Der­nière mise à jour en 2014. Consul­té le 10 jan­vier 2024. ↩︎
  4. Variante gra­phique de bortsch. ↩︎
  5. Exemples don­nés par Gre­visse. ↩︎
  6. Exemple tiré du Grand Robert. ↩︎

Le général de Gaulle défend ses virgules

Le géné­ral de Gaulle écri­vant ses Mémoires à la Bois­se­rie (Colom­bey-les-Deux-Églises), 1954. © Paris-Match. Source : Fon­da­tion Charles de Gaulle.

Dans un livre, Mar­cel Jul­lian (dia­lo­guiste, écri­vain et homme de télé­vi­sion) évoque « ce cor­rec­teur d’imprimerie1, sou­cieux de rigueur typo­gra­phique, qui avait chan­gé la place de chaque vir­gule dans les Dis­cours et Mes­sages de Charles de Gaulle ». 

Il pour­suit : « J’avais vu le géné­ral. De sa plume, une à une, il les avait réta­blies là où il le vou­lait et pour une rai­son qui lui était propre : elles scan­daient son phra­sé. Il s’était même astreint à me démon­trer, de vive voix, que leur mau­vais usage per­met­tait, seul, une res­ti­tu­tion de son dis­cours. 
— Écou­tez… si je le lis comme votre cor­rec­teur l’a écrit, vous ne recon­nais­sez plus de Gaulle… »

Courte sup­plique au roi pour le bon usage des énarques, Maza­rine, 1979.

J’ai déjà don­né mon point de vue sur cette question : 

On peut lire en complément : 

Article mis à jour le 29 sep­tembre 2023.


Les parenthèses encadrant de l’italique doivent-elles être en italique ?

Comme nous allons le voir, les res­sources à la dis­po­si­tion du cor­rec­teur sont contra­dic­toires sur cette ques­tion, ain­si qu’au sujet des cro­chets et des guillemets. 

En ce qui concerne le style des paren­thèses, la règle que j’ai apprise à mes débuts et que j’ai vu lar­ge­ment pra­ti­quer – notam­ment dans la presse et dans les pièces de théâtre – est celle don­née par Louis Gué­ry1 : 

Lorsque tous les mots à l’intérieur de la paren­thèse sont en ita­lique dans un texte en romain, les paren­thèses se com­posent en ita­lique, l’inverse étant vrai : 
➠ Il rou­la sa busse (sic) jusqu’à l’entrée de la cave. 
➠ C’est ce que l’on attend main­te­nant (à suivre).

Lorsque, à l’intérieur de la paren­thèse, des mots sont com­po­sés en romain et d’autres en ita­lique, on com­po­se­ra les deux paren­thèses dans le carac­tère domi­nant :
➠  … (qui devien­dra au fil des ans un sacré rifi­fi).

En aucun cas, on ne com­po­se­ra une paren­thèse en romain et l’autre en italique.

De même, dans le vieux Code typo­gra­phique2, on trou­vait (§§ 54, 55 et 99) les exemples suivants : 

M. Valois — Je suis sur­pris. (Bruit.)
Il attei­gnit enfin le troi­sième étage. (À suivre.)
Nous nous rat­trap­pe­rons (sic).
Quelle hor­reur !… (Elle recule épou­van­tée.)

L’ou­vrage expli­quait cette appa­rente inco­hé­rence comme suit (§ 99, p. 105) : 

Les paren­thèses ren­fer­mant une phrase ou une par­tie de phrase entiè­re­ment en ita­lique peuvent être en ita­lique ou en romain, mais, si le mot ini­tial ou final est en romain, les deux paren­thèses seront obli­ga­toi­re­ment en romain3.

L’é­di­tion de 1997 ajoute, dans une rédac­tion moder­ni­sée (§ 150, p. 137) : « Cette règle est la même pour tout carac­tère d’une famille ou d’un style dif­fé­rent de celui du texte. » On peut en déduire que cela est valable pour le gras, usage que j’ob­serve très rare­ment, mais que recom­mande le Qué­bé­cois Guy Connol­ly sur son site4.

Chez Charles Gou­riou, on peut lire pareille­ment (§ 206, p. 96) :

Les paren­thèses qui encadrent un texte en ita­lique ou en carac­tères gras devraient nor­ma­le­ment5 se com­po­ser dans le même corps6 : 
➠ Par­bleu ! (Il sou­rit.) Regardez. 

Il prend la peine de pré­ci­ser : « Cepen­dant, si cet usage a été régu­liè­re­ment omis, on ne le réta­bli­ra pas à la cor­rec­tion.»

Avis divergents

En effet, cer­tains édi­teurs font un autre choix, celui que pré­co­nise notam­ment la Vitrine lin­guis­tique (Cana­da)7 :

[…] les paren­thèses sont de pré­fé­rence dans la même face8 que la phrase prin­ci­pale et non des mots mis entre paren­thèses. Ain­si, dans les indi­ca­tions aux lec­teurs, les des­crip­tions scé­no­gra­phiques et les jeux de scène, les paren­thèses se com­posent en romain, alors que le reste est en ita­lique. Dans les ren­vois à d’autres sec­tions d’un ouvrage, seul le titre ou mot fai­sant l’objet du ren­voi est en ita­lique ; le reste est en romain, y com­pris les paren­thèses. Quant aux cro­chets, ils res­tent géné­ra­le­ment en romain, que le texte soit en romain ou en ita­lique (notons tou­te­fois que les conven­tions typo­gra­phiques sur les cro­chets ne sont pas uni­formes d’un ouvrage à l’autre).

Pour Jacques Drillon, c’est le seul choix de bon sens (p. 277, § 28) : 

[…] si le début de la paren­thèse est en romain, et la fin en ita­lique, il est impos­sible d’adopter un sys­tème cohé­rent… Tan­dis que si l’on observe la règle qui veut qu’un signe de paren­thèse soit impri­mé dans le corps du texte géné­ral, la dif­fi­cul­té tombe d’elle-même. C’est l’opinion de Jean-Pierre Coli­gnon9 et de nom­breux autres correcteurs […]

Concer­nant l’usage très répan­du dans les jour­naux de mettre les cita­tions en ita­lique, y com­pris les guille­mets qui les encadrent, Drillon a un avis tout aus­si tran­ché (p. 325, § 25) : 

C’est une cou­tume illo­gique, puisque les guille­mets appar­tiennent au dis­cours géné­ral de l’auteur, non à la par­tie entre guillemets. 

J’ai eu un client qui sui­vait l’a­vis de Drillon, mais c’est peu courant. 

Quand le cor­rec­teur est déci­sion­naire de ces choix typo­gra­phiques, il est sans doute plus simple pour lui de lais­ser tous les signes de ponc­tua­tion dans le style prin­ci­pal du texte, qu’il s’agisse des signes iso­lés comme la vir­gule ou des signes allant par paire. Cela évite bien des hésitations. 

Dans les faits, il doit le plus sou­vent se confor­mer à la marche de chaque éditeur. 

J’a­jou­te­rai, cepen­dant, qu’il est pour moi sur­pre­nant qu’au­cune des sources que j’ai consul­tées ne men­tionne la dif­fi­cul­té pra­tique que peut repré­sen­ter, avec cer­taines polices, l’as­so­cia­tion d’un texte en ita­lique et de paren­thèses en romain. Le pro­blème est par­ti­cu­liè­re­ment appa­rent avec le Garamond : 

En Gara­mond, par défaut, la paren­thèse romaine fer­mante entre en conflit avec le texte ita­lique. La paren­thèse ita­lique le touche, ce qu’il vaut mieux cor­ri­ger également.

Il faut alors « jeter un peu de blanc » avant la paren­thèse fer­mante, comme le recom­mande Lacroux (s.v. Paren­thèses).

Dans le logi­ciel InDe­si­gn, avant la paren­thèse ita­lique, j’ai ajou­té 90 d’ap­proche, alors qu’a­vec la paren­thèse romaine, j’ai dû ajou­ter 270, et cela crée un fâcheux espace au pied du f.

Mais, à l’ère de la PAO, rares sont les pro­fes­sion­nels de l’é­di­tion qui se donnent encore la peine de tels réglages manuels…

☞ Lire aus­si La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Ponctuation et italique : aux sources de la règle

La ques­tion esthé­tique du mélange de signes de ponc­tua­tion romains et ita­liques n’est pas à réser­ver à « l’homme de goût » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur) ou à « quelques lec­teurs vétilleux » (Lacroux)… Il suf­fit de s’y inté­res­ser un peu. Com­pa­rons deux polices, Gara­mond et Cambria :

Polices Gara­mond (en haut) et Cam­bria (en bas). 

On constate aisé­ment que la rup­ture de style que consti­tue le point-vir­gule romain entre deux mots en ita­lique est plus nette dans une police très cur­sive comme le Garamond. 

On note aus­si que le point ita­lique en Cam­bria est bien des­si­né en oblique, contrai­re­ment au point romain (ce n’est donc pas tou­jours « kif-kif »).

De plus, le point ita­lique est pla­cé légè­re­ment plus près du t que le point romain (voir l’exemple en Gara­mond ci-contre).

Je pen­sais confu­sé­ment que l’exception dont fait sou­vent l’objet la vir­gule (ain­si que le point et les points de sus­pen­sion, mais ils se remarquent moins) tenait au fait qu’elle est col­lée au mot pré­cé­dent et « accom­pagne » son mou­ve­ment, en quelque sorte. Mais je n’ai pas trou­vé confir­ma­tion de cette hypo­thèse. D’a­bord, parce que les typo­graphes ont long­temps mis de l’es­pace avant la vir­gule (lire Espa­ce­ment de la ponc­tua­tion en fran­çais) ; ensuite, parce que l’usage dif­fé­rait selon les impri­meurs (voire selon leurs dif­fé­rents com­po­si­teurs ?) ou par­fois même à l’in­té­rieur d’un ouvrage.

Quelques exemples

Dans le manuel de A. Frey (18351), la ponc­tua­tion, qu’elle soit haute ou basse, reste en romain après des mots en italique :

Pre­mière ligne : le point-vir­gule après cur­sive est en romain. Troi­sième, qua­trième et sixième lignes : la vir­gule sui­vant un mot en ita­lique est en romain.

Chez Jules Claye (18742), la ponc­tua­tion est oblique quand le texte qui pré­cède est oblique.

Toutes les vir­gules sui­vant de l’i­ta­lique sont com­po­sées dans le même caractère.

À la même époque, on trouve à la fois des vir­gules romaines chez Littré : 

Dic­tion­naire de la langue fran­çaise, 1873-1874.

et des signes de ponc­tua­tion ita­liques (ici, un point-vir­gule) chez Flaubert : 

Madame Bova­ry, 2e par­tie, ch. X, [1857], 2e éd., 1878.

Une règle, enfin

C’est chez G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (18803) que j’ai trou­vé une pre­mière men­tion de la règle encore men­tion­née dans notre vieux Code typo­gra­phique4 : « La ponc­tua­tion, quelle qu’elle soit, doit être romaine après le romain, ita­lique après l’italique. »

Lui-même admet déjà répondre en pre­mier lieu à un objec­tif esthé­tique. « La règle qui nous occupe est, dit-il, une de celles qui ont pour objet la satis­fac­tion du coup d’œil ; mais elle ne s’accorde pas tou­jours avec la rai­son […] », et il est « for­cé d’ad­mettre une excep­tion en faveur des textes trai­tant spé­cia­le­ment de lin­guis­tique […] dans les­quels l’italique vise presque tou­jours uni­que­ment les mots à l’exclusion de la ponctuation ». 

Mal­gré tout, il sou­hai­te­rait voir sa règle una­ni­me­ment appliquée : 

En ce qui concerne l’emploi des vir­gules ita­liques, il règne mal­heu­reu­se­ment, dans la plu­part des impri­me­ries, pour ne pas dire dans toutes, une trop grande indif­fé­rence de la part du com­po­si­teur. L’expérience nous prouve tous les jours com­bien il est dif­fi­cile d’atteindre ici la per­fec­tion. Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. L’observation de la règle sur ce point a pour nous une réelle impor­tance, parce que l’écueil est à chaque pas, parce qu’il ne se pré­sente que deux che­mins éga­le­ment faciles à suivre, l’un bon, l’autre mau­vais, et que le choix de l’un ou de l’autre est trop sou­vent sou­mis aux caprices du hasard, source d’un désordre perpétuel.

Un remède oublié

Grâce à lui, j’ai décou­vert qu’une solu­tion ori­gi­nale – et per­due depuis – a été ima­gi­née à son époque :

C’est la dif­fi­cul­té d’obvier à ce mélange qui a fait adop­ter depuis quelque temps, dans cer­taines fontes, un genre de vir­gules mixtes, dont l’œil n’est ni tout à fait romain, ni tout à fait ita­lique. Nous approu­vons fort ce sys­tème, qui, n’ayant rien de cho­quant en lui-même, a l’immense avan­tage de parer à l’inconvénient que nous signalons.

Dans une note, il affirme : « La sep­tième édi­tion du Dic­tion­naire de l’Académie (1877) [sic, 1878] a été com­po­sée entiè­re­ment avec des vir­gules mixtes. »  Cela a piqué ma curio­si­té, qui s’est trou­vée en par­tie déçue, car dès la défi­ni­tion du mot vir­gule j’ai trou­vé un mélange de styles :

Vir­gule romaine (ou « mixte » ?) après vir­gule ; vir­gule ita­lique après « saillie ». La belle ambi­tion de cohé­rence semble avoir été trom­pée par le tra­vail des compositeurs…

Pour ma part, afin d’é­vi­ter les « caprices du hasard » et le « désordre per­pé­tuel », je recom­mande, contrai­re­ment à Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, de lais­ser la ponc­tua­tion dans le style du texte prin­ci­pal. La « satis­fac­tion de l’œil », en soi déjà dis­cu­table (car si une vir­gule ita­lique est en cohé­rence avec le texte ita­lique qui pré­cède, elle est inco­hé­rente avec le romain qui suit), me paraît ici moins impor­tante que la rigueur du sens com­mu­ni­qué par la typographie.

☞ Lire aus­si l’ar­ticle prin­ci­pal sur ce sujet : La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


La virgule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?

« Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. » — G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (18801)

Com­ment le cor­rec­teur doit-il agir quand une vir­gule suit un texte en ita­lique ou en gras (ou les deux à la fois) ? Celle-ci doit-elle se confor­mer au style du texte en question ?

Une règle simple se trouve dans Le Ramat euro­péen de la typo­gra­phie, adap­té par Romain Mul­ler (p. 88, « Faces de la ponctuation ») :

La ponc­tua­tion se met dans la face2 de la phrase ou par­tie de phrase à laquelle elle appartient.

➠ La cen­tième par­tie de l’euro est le cen­time ; la cen­tième par­tie de la livre est le pen­ny.
Le point-vir­gule et le point sont en romain.
➠ Le titre du livre est le sui­vant : Le théâtre aujourd’hui ; son rôle dans la socié­té.
Le deux-points est en romain, le point-vir­gule est en ita­lique, le point est en romain. 

Pour la plu­part des gens, pro­fes­sion­nels ou non, « un point romain et un point ita­lique, ça doit être kif-kif », comme le dit quel­qu’un dans le forum Typo­gra­phie… Mais pour­sui­vons notre lec­ture de Ramat-Muller : 

Fau­tif : Il convient d’être très atten­tif, car c’est un tra­vail de pré­ci­sion. 
Cor­rect :  Il convient d’être très atten­tif, car… 
Fau­tif :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très atten­tif !
Cor­rect :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très attentif !

Cette règle est celle que j’applique dans les tra­vaux où j’ai le contrôle com­plet de la typo­gra­phie. Elle a l’a­van­tage de ne souf­frir ni excep­tion ni ambi­guï­té. « C’est la façon de faire la plus nor­male et celle qu’on devrait pré­fé­rer », écrit aus­si la Vitrine lin­guis­tique3.

C’est éga­le­ment le choix de Jean-Pierre Lacroux (s.v. Ponc­tua­tion) :

Après une por­tion de phrase com­po­sée en ita­lique (mots étran­gers, titres, etc.), la ponc­tua­tion sera com­po­sée en romain si elle n’appartient pas à l’élément ain­si mis en évi­dence : « Quel est le deuxième lied du cycle Die schöne Mül­le­rin ? — Il me semble que c’est Wohin ? »

De même pour Charles Gou­riou (§ 41, p. 13), qui ne men­tionne, lui, que la ponc­tua­tion haute (; : ! ?).

Avis divergents

Cepen­dant, notre vieux Code typo­gra­phique4 pres­cri­vait l’in­verse dans un nota (§ 105, p. 108) : 

Il est d’u­sage d’employer les signes de ponc­tua­tion du même œil que le mot qui les pré­cède, sur­tout quand il s’a­git d’i­ta­lique ou de carac­tères gras :
➠ Fal­lait-il écrire la loca­tion ou l’al­lo­ca­tion ?
➠ On dis­cu­ta long­temps sur Tar­tuffe ; d’autre part, on tom­ba d’ac­cord sur…

D’autres font une excep­tion pour la seule vir­gule ou pour toute la « ponc­tua­tion basse » (vir­gule, point, points de sus­pen­sion). « Peut-être pour des rai­sons de com­mo­di­té » (Vitrine lin­guis­tique), le plus sou­vent avec des argu­ments esthé­tiques5.  

Aurel Ramat lui-même, dans son manuel (l’é­di­tion qué­bé­coise, donc), écrit (p. 192) : « La ponc­tua­tion basse reste tou­jours dans la même face que le mot qui la pré­cède, qu’elle appar­tienne au mot ou au reste de la phrase. »

« Tou­te­fois, objecte le Bureau de la tra­duc­tion6 (Cana­da), si l’on applique à la lettre cette règle de typo­gra­phie, on devrait écrire :
➠ Vous avez le choix d’utiliser les styles de police sui­vants : gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
Il semble plus logique dans un cas comme celui-là de mettre les signes de ponc­tua­tion en carac­tères ordinaires. »

Laquelle des options ci-des­sous est la meilleure ? 
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.

C’est une ques­tion d’appréciation per­son­nelle. Je choi­sis la seconde.

Je ne pra­tique qu’une excep­tion, pour les intro­duc­teurs en gras, car je consi­dère que le deux-points qui les suit leur appar­tient. Choix vali­dé par le Bureau de la traduction : 

On met géné­ra­le­ment en gras le deux-points qui suit un mot ou une expres­sion en gras en début de phrase :
Remarque : Ce terme est consi­dé­ré comme vieilli.

Pour être exhaus­tif, il faut aus­si noter, tou­jours sous la plume du Bureau de la traduction :

Par sou­ci de sim­pli­fi­ca­tion et d’économie de temps, on admet […] de mettre les vir­gules en ita­lique après chaque nom d’une énu­mé­ra­tion : 
➠ Les noms qui riment avec le son -on, comme jam­bon, lar­don, pois­son, carillon, bou­ton, etc., ne peuvent pas être uti­li­sés dans l’exercice. 

J’avoue me lais­ser aller à ce genre de faci­li­té… ce qu’admet aus­si Lacroux, dans une dis­cus­sion7 : 

[…] dans une énu­mé­ra­tion de termes com­po­sés en ita­lique, pour­quoi se fati­guer à réin­tro­duire du romain à chaque vir­gule alors que l’ital coule de source et que sa bizar­re­rie « séman­tique » n’apparaîtra qu’à quelques lec­teurs vétilleux […]

Je donne ici une règle qui a l’a­van­tage d’être facile à appli­quer, mais je ne suis pas pour autant insen­sible à l’as­pect esthé­tique de la ques­tion. J’y reviens donc dans un billet plus his­to­rique, Ponc­tua­tion et ita­lique : aux sources de la règle.

☞ Pour faire le tour com­plet de la ques­tion, lire aus­si Les paren­thèses enca­drant de l’i­ta­lique doivent-elles être en italique ?


☞ Pour les réfé­rences des auteurs cités ne figu­rant pas dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Illus­tra­tion du haut emprun­tée au site Estan­darte.

Des guillemets anglais avec espace ?!

guillemets anglais

On vous a appris qu’il fal­lait tou­jours col­ler les guille­mets anglais. Pen­dant trente ans, vous avez appli­qué la règle sans réflé­chir – d’au­tant que vos études d’an­glais vous l’a­vait confir­mée. Et puis, un jour, inno­cem­ment, vous lisez chez Jean-Pierre Coli­gnon1 :

En prin­cipe, le guille­met anglais ouvrant est pré­cé­dé d’une espace forte, et sui­vi d’une espace fine ; le guille­met anglais fer­mant est pré­cé­dé d’une espace fine, et sui­vi d’une espace forte. Dans la réa­li­té, ils sont col­lés au mot qu’ils pré­cèdent ou qu’ils suivent. Quant aux guille­mets alle­mands, on adopte la même démarche que pour les anglais.

Vous cou­rez alors chez Jacques Drillon, qui vous laisse sur votre faim. À la suite de la règle pour les guille­mets fran­çais, il ajoute seule­ment2 : « Quand il s’a­git de guille­mets anglais, la règle est moins constante. »

Pour enfon­cer le clou, dans la touf­feur d’un same­di soir d’é­té, vous décou­vrez chez Jan Tschi­chold (1902-1974)3 : « […] il faut recom­man­der l’u­sage des espaces, afin que les guille­mets [alle­mands ou anglais] ne finissent pas par deve­nir des apostrophes. »

Il n’a donc pas été suivi.

« Le nez de Cléo­pâtre : s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. »


Illus­tra­tion : guille­mets anglais emprun­tés au blog de Domi­nic Bel­la­vance.

Une lecture rapide de “La Ponctuation” par Cécile Narjoux

"La Ponctuation", Cécile Narjoux, De Boeck-Duculot, 2014

À la média­thèque Ver­laine de Metz, je suis tom­bé sur ce cahier spé­cia­li­sé ven­du sous la marque « Gre­visse » par De Boeck-Ducu­lot. La curio­si­té m’a pous­sé à le par­cou­rir. Le cor­rec­teur qui a déjà lu Coli­gnon et Drillon (☞ voir La biblio­thèque du cor­rec­teur) n’y appren­dra rien de fon­da­men­tal, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de typo­graphe (il n’est jamais ques­tion d’espace forte et fine, par exemple) et qu’il est assez mal relu (appels de note erro­nés et mal pla­cés, doubles espaces, coquilles diverses), ce qui est tou­jours un comble pour un ouvrage de ce type, « des­ti­né à tous ceux pour qui le bon usage de la langue fran­çaise est une néces­si­té et un plaisir ».

Mais Cécile Nar­joux, spé­cia­liste de lit­té­ra­ture fran­çaise contem­po­raine, et autrice du res­pec­table Gre­visse de l’é­tu­diant pour la même mai­son d’édition, pré­sente quelques exemples inté­res­sants tirés de textes récem­ment publiés. Exemples par­fois auda­cieux, voire expé­ri­men­taux, car la lec­ture s’y trouve plus entra­vée que faci­li­tée par la ponc­tua­tion. J’en ai rete­nu un petit nombre, les plus sai­sis­sants à mes yeux, que j’ai pas­sés en ita­lique pour plus de lisibilité. 

Absence de guillemets :

Il répète, C’était le soir, on avait pas­sé l’après-midi sur la plage. (Annie Sau­mont, citée p. 75)

Georges s’était dit. Si je trouve sa mai­son, je cher­che­rai sa boîte. (Chris­tian Gailly, ibid.)

Absence de tirets de dialogue :

Com­ment t’as payé ? 
Elle te plaît ? 
C’est pas la ques­tion. 
C’est quoi la ques­tion ?
(Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 94) 

À pro­pos des points de sus­pen­sion, Cécile Nar­joux déclare : « Mais aujourd’hui on observe un repli de ce signe, auquel les écri­vains contem­po­rains semblent pré­fé­rer le point final. » N’est-ce pas une géné­ra­li­sa­tion hâtive ?  Exemple :

– Atten­dez, si je confirme. Si je. Que je. Vous vou­lez que je. Moi, que je dise. Et que je confirme oui, ici, ce qui s’est pas­sé ici. On ne va pas par­ler de ça, pas ici, c’est pas pos­sible, on ne va pas. (Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 99)

Elle cite aus­si des extraits de Bleu note de Fré­dé­ric Léal (P.O.L), où la barre oblique « prend la valeur de divers signes de ponc­tua­tion, voire de cer­tains mots. Elle mani­feste assu­ré­ment une acti­vi­té de l’énonciateur qui per­turbe les habi­tudes de lec­ture du lec­teur en l’obligeant à un impor­tant tra­vail d’interprétation du texte. » (p. 102) Deux extraits : 

Mais / au lieu de fuir, l’a­ni­mal, ne se dirige-t-il pas direct sur… !

Il s’est avan­cé pour ten­ter de le recon­naître / échec.

Men­tion­nons, pour finir, au cha­pitre des « mar­queurs expres­sifs », l’uti­li­sa­tion de l’alinéa « à des fins sty­lis­tiques » (p. 113) :

[…] – on voyait les sil­houettes, les petits nuages de pous­sière et la cou­leur fauve et blanche, et les cornes effi­lées et puis.
Et puis. Puis rien.
Rien.
(Laurent Mauvignier) 

À l’inverse, l’écrivain « peut aus­si refu­ser toute struc­tu­ra­tion du texte par ce pro­cé­dé visuel, ain­si Claude Simon, Albert Cohen, mais aus­si Laurent Mau­vi­gnier aujourd’hui » (p. 113). 

NB – Mis à part Bleu note, les sources exactes des textes cités ne sont pas four­nies dans l’ouvrage.


Cécile Nar­joux, La Ponc­tua­tion. Règles, exer­cices et cor­ri­gés, coll. « Gre­visse langue fran­çaise », De Boeck-Ducu­lot, 2010, 171 pages. Une deuxième édi­tion (que j’ai rete­nue en illus­tra­tion) a paru en 2014. 

L’absence de virgule chez Marie-Hélène Lafon

Dans l’excellent roman His­toire du fils de Marie-Hélène Lafon – grande sty­liste, dont j’avais déjà beau­coup aimé Nos vies –, on trouve un usage fré­quent de l’absence de vir­gule, qui me paraît inté­res­sant. Cela a pour fonc­tion de grou­per des mots en un tout cohé­rent, pen­sé ou expri­mé sans pause. Cela per­met aus­si de ne pas mul­ti­plier les sépa­ra­tions entre deux élé­ments de phrase déjà sépa­rés par une vir­gule. Voi­ci quelques exemples de ce procédé. 

Pour expri­mer une action continue : 

« […] quand Antoi­nette vivait avec eux à Chan­te­relle, il la fai­sait rire avec ce qu’elle appe­lait ses folies, et elle riait elle riait, elle pleu­rait aus­si du coin des yeux à force de rire tel­le­ment […] » (p. 14)

Quand des sen­sa­tions défilent : 

« Mou­rot patrouille dans les rangs, il ne sent pas bon. Paul hésite, beurre rance poi­reaux vinai­grette vieille soupe, des relents de nour­ri­ture, les stig­mates d’une vie étri­quée, recuite et réchauf­fée. » (p. 29)

Pour don­ner une impres­sion d’ensemble : 

  • « […] un charme qui n’avait pas de nom et qui leur tenait au corps. C’était dans leurs attaches, épaules poi­gnets che­villes, fortes et fines à la fois […] » (p. 31)
  • « Il n’aimait pas ces eaux noires qui creusent des abîmes dans la nuit. Il avait choi­si la lumière le chaud le jour la joie. » (p. 53)
  • Les amis, deux frères noueux noi­rauds énig­ma­tiques, dotés d’un fort accent ita­lien […] (p. 150)

Le pro­cé­dé est par­fois jus­ti­fié dans le texte : 

  • « La ques­tion le sai­sit ; il sent, avec ses jambes ses bras son ventre, qu’elle est trop grande pour lui. Il se débat, il pense à la gram­maire que le maître d’école leur apprend. Il aime l’école le maître la gram­maire, et les autres matières, il est d’accord pour tout. » (p. 60)
  • « Il devint atten­tif à la voix, grave voi­lée chaude moi­rée velou­tée. Il épui­sa ses adjec­tifs. » (p. 38)
  • « […] elle n’avait jamais été enceinte, pour­quoi main­te­nant ; et de cet homme, elle hési­tait sur le mot, homme jeune homme amant gaillard voyou, elle hési­tait sur le mot mais se ren­dait à l’évidence ; de tous les mâles qui avaient tra­ver­sé sa vie, Paul Lachalme était le moins capable de faire un père […] » (p. 77)
  • « Elle avait jeté d’un seul élan, comme on récite un poème devant le maître et la classe, sans le regar­der, sans res­pi­rer, et sans bou­ger, le corps vrillé, ta mère m’a dit hier pour ton père, il s’appelle Paul Lachalme il est né en 1903 il a qua­rante-sept ans seize ans de moins qu’elle ils se sont connus à Aurillac au lycée de gar­çons il est avo­cat il vit à Paris bou­le­vard Ara­go dans le qua­tor­zième arron­dis­se­ment au 34 il a une mai­son et des biens de famille un hôtel des terres à Chan­te­relle dans le Can­tal. » (p. 54)

Autre exemple de phrase jetée : 

« Il chan­ce­lait, elle l’avait sai­si aux épaules, ils étaient de même taille. Elle avait enfon­cé en lui l’éclat cru de ses yeux clairs, elle avait dit, d’une voix presque rieuse, recou­chez-vous jeune homme on est presque tou­jours ban­cal sur trois jambes. » (p. 39)

Un der­nier exemple, où le pro­cé­dé est employé deux fois de suite : 

« […] une après-midi qui comp­te­ra dans sa vie, il le sait il le sent, c’est un aiguillage une fron­tière un seuil. » (p. 160)


Marie-Hélène Lafon, His­toire du fils, Buchet-Chas­tel, 2020, 170 pages, récom­pen­sé du prix Renaudot.

Quelques observations sur le métier de correcteur, 1888

Page de titre du livre d'Émile Désormes "Notions de typographie à l'usage des écoles professionnelles", 1888

En 1889, Émile Desormes, direc­teur tech­nique de l’école Guten­berg, à Paris, publie Notions de typo­gra­phie à l’usage des écoles pro­fes­sion­nelles (la 3e édi­tion, de 1895, est télé­char­geable à L’Armarium). Sur les 500 pages que compte l’ouvrage, 40 sont consa­crées à la lec­ture des épreuves (p. 260-300). Je repro­duis ci-des­sous quelques obser­va­tions qui me semblent tou­jours inté­res­santes pour le cor­rec­teur, même si la dif­fu­sion de codes typo­gra­phiques1 et de dic­tion­naires maniables a, depuis lors, consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré l’exer­cice de son métier.

Généralités sur la lecture des épreuves

La lec­ture des épreuves est un tra­vail des plus ardus, et il n’est pas rare, si la même per­sonne lit en pre­mière, en seconde et en revi­sion, qu’elle laisse pas­ser des fautes gros­sières si elles lui ont échap­pé une pre­mière fois : la fatigue céré­brale que pro­cure la lec­ture réité­rée et atten­tive d’un même ouvrage ayant pour effet d’habituer à ces fautes l’œil et la pen­sée elle-même. 
Il est donc néces­saire, si l’on veut évi­ter des acci­dents sou­vent irré­mé­diables, de confier à autant de per­sonnes dif­fé­rentes cha­cune des espèces d’épreuves, heu­reux même si, en employant ce moyen, on ne laisse rien échap­per. 
Jusqu’à ce jour, on n’est pas encore arri­vé à éta­blir pour la cor­rec­tion une marche uni­forme, sui­vie et adop­tée par toutes les impri­me­ries, on s’en éloigne au contraire tous les jours : chaque mai­son ayant sa manière de tour­ner les guille­mets, de ponc­tuer, de ren­fon­cer, d’espacer. Les unes veulent l’espace fine avant la vir­gule2 et les autres la rejettent ; ici on abuse du moins3 et là de la vir­gule ;4 ailleurs, on cor­rige d’après l’Académie, et, dans la mai­son d’à-côté, d’après Larousse ; en un mot, autant d’imprimeries, autant de façons dif­fé­rentes de corriger […]

De la ponctuation 

La ques­tion de la ponc­tua­tion est une des plus gênantes à régler, et nous sommes de ceux qui ne recon­naissent pas aux cor­rec­teurs le droit de la chan­ger quand ils ont affaire à des auteurs qui ont pour habi­tude de la mettre sur leur copie, par la rai­son qu’il est des phrases dont le sens peut chan­ger com­plè­te­ment par le seul dépla­ce­ment ou l’adjonction d’une vir­gule. 
Or, comme le lec­teur d’épreuves ne connaît pas la pen­sée de l’auteur, il est de toute évi­dence qu’il doit appor­ter la plus grand cir­cons­pec­tion dans le dépla­ce­ment ou la sup­pres­sion de la ponc­tua­tion s’il n’est pas au cou­rant des habi­tudes, du carac­tère, ou du tem­pé­ra­ment de l’écrivain. 
C’est sur­tout dans la poé­sie que cette néces­si­té se fait sen­tir et que le droit de l’auteur doit être res­pec­té. C’est qu’ils sont nom­breux, les exemples que l’on  pour­rait citer de désa­gré­ments sur­ve­nus à l’imprimeur du fait même des cor­rec­teurs ; nous n’en vou­lons pour preuve qu’une lettre qu’il nous sou­vient avoir été écrite, en 1875, par Vic­tor Hugo à un célèbre impri­meur qui était son ami, et dans laquelle le maître se plai­gnait que les cor­rec­teurs lui eussent modi­fié, en bon à tirer, toute sa ponc­tua­tion5
Quand un homme comme Vic­tor Hugo se plaint d’un fait pareil, que n’auront pas le droit de dire les nom­breux métro­manes qui cherchent le che­min de la gloire à la lueur de cet astre puis­sant ? 
Il n’en est pas de même si l’auteur donne carte blanche au cor­rec­teur, qui devra ponc­tuer comme il le ferait lui-même. 
Il nous reste peu de chose à dire de la ponc­tua­tion, si ce n’est qu’on ne doit pas abu­ser des vir­gules, qui, trop sou­vent répé­tées, ont l’inconvénient d’alourdir le style et de fati­guer le lec­teur. Il faut pour­tant faire une excep­tion en faveur des ouvrages tech­niques, qui demandent à être lus à tête repo­sée et offrent une grand dif­fi­cul­té de rédac­tion à cause des mêmes expres­sions qui reviennent sous la plume avec une néces­si­té per­sis­tante. Dans ces condi­tions, les vir­gules ont pour consé­quence d’accentuer la pen­sée et de rendre intel­li­gibles les pas­sages les plus ardus. 
Cette dis­tinc­tion, si sub­tile qu’elle soit, est néces­saire, car il est facile à un cor­rec­teur de com­prendre qu’on n’écrit par dans le même style un roman de mœurs et un ouvrage sur la mécanique. 

Noms dont le pluriel est difficile

Desormes pro­duit sur cinq pages une liste de plu­riels de « noms fran­çais et étran­gers, simples ou com­po­sés », jus­ti­fiant ce soin par le fait qu’« il n’est pas don­né à tous les cor­rec­teurs de pos­sé­der un Larousse, un Lit­tré ou un dic­tion­naire de l’Académie » (le pre­mier Petit Larousse, en un volume, n’apparaîtra qu’en 1905). Il la com­mente comme suit.

Les auto­ri­tés aux­quelles nous nous sommes adres­sé, Larousse et Lit­tré, pour éta­blir cette liste de noms, ne sont pas tou­jours d’accord avec l’Académie ; mais com­ment en serait-il autre­ment quand on voit cette der­nière écrire : un panier de rai­sin et un panier de gro­seilles ; un balai de plumes et un lit de plume ;  une fri­cas­sée de pou­lets, comme si l’on ne pou­vait fri­cas­ser un seul pou­let ; des troncs d’arbre, comme si, lorsqu’il y a plu­sieurs troncs, il n’y avait pas plu­sieurs arbres ; un porte-cigares ; un porte-crayon ; des porte-plume, trois mots qui ont entre eux des rap­ports directs et ne s’en écrivent pas moins de quatre manières dif­fé­rentes ? 
L’Académie n’écrit-elle pas aus­si sirop de gro­seilles, com­pote de pommes et gelée de gro­seille, gelée de pomme ? Loin de nous la pen­sée de nous insur­ger contre une ins­ti­tu­tion uni­que­ment com­po­sée d’hommes aus­si ins­truits d’éminents, mais com­ment veut-on qu’un com­po­si­teur, qui compte au plus six ans d’école pri­maire, puisse se recon­naître dans ce dédale de mots dont la nature, le sens et l’emploi sont exac­te­ment les mêmes, et qui pour­tant sont régis par une ortho­graphe si différente ? 

Je n’aborde pas ici les règles typo­gra­phiques pro­po­sées par ce manuel, dont cer­taines pré­sentent une diver­gence avec les règles actuelles. Elles feront éven­tuel­le­ment l’objet d’un billet ultérieur. 


Regard d’historien sur la ponctuation des textes classiques

Roger Chartier, La main de l'auteur et l'esprit de l'imprimeur, Folio, 2015.

Dans un recueil d’essais publié en 20151, Roger Char­tier étu­die la néces­si­té pour l’historien, « lec­teur de textes lit­té­raires, […] de savoir faire la part entre la main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur ».  En effet, « à une époque de faible recon­nais­sance de l’écrivain comme tel […] ses livres, dans leur maté­ria­li­té (ponc­tua­tion, divi­sions internes, para­graphes, etc. qui en fixaient le sens), étaient d’abord l’œuvre des cor­rec­teurs, des typo­graphes et de l’imprimeur ». 

Ces pro­fes­sion­nels de l’imprimé sont par­ti­cu­liè­re­ment cités dans le cha­pitre VIII, « Ponc­tua­tions ». Le célèbre his­to­rien y traite de la « ten­sion » entre la ponc­tua­tion qui « trans­crit ou guide les manières de dire » et la ponc­tua­tion « sou­mise aux règles de la gram­maire, dans une logique qui est celle de la syn­taxe et non de la profération ». 

Par­mi « les acteurs qui […] déci­daient quant aux points et aux vir­gules », Roger Char­tier cite bien sûr les correcteurs : 

Les inter­ven­tions des « cor­rec­teurs » se déploient à plu­sieurs moments du pro­ces­sus d’édition : de la pré­pa­ra­tion du manus­crit à la cor­rec­tion des épreuves, des cor­rec­tions en cours de tirage, à par­tir de la révi­sion des feuilles déjà impri­mées, à l’établissement des erra­ta, en leurs diverses formes — les cor­rec­tions à la plume sur les exem­plaires impri­mées, les feuillets d’errata ajou­tés à la fin du livre ou les invi­ta­tions faites au lec­teur pour qu’il cor­rige lui-même son propre exem­plaire. À cha­cune de ces étapes, la ponc­tua­tion du texte peut être cor­ri­gée, trans­for­mée ou enrichie. 

Dès 1608, dans son Ortho­ty­po­gra­phia (pre­mier « code typo­gra­phique », auquel j’ai consa­cré un article), le cor­rec­teur Jérôme Horn­schuch « vili­pende les auteurs qui remettent aux impri­meurs des manus­crits qu’ils ont rédi­gés avec négli­gence » et « demande à l’auteur de prendre un soin par­ti­cu­lier de la ponctuation ». 

Une telle exi­gence, nous dit Char­tier, « ne pou­vait qu’être déçue, puisque, aux xvie siècle et xviie siècles, les manus­crits des auteurs n’étaient presque jamais uti­li­sés par les typo­graphes […]. La copie qu’ils uti­li­saient était un texte mis au propre par un scribe pro­fes­sion­nel qui intro­dui­sait la ponc­tua­tion sou­vent absente ou rare dans le manus­crit auto­graphe. Les mains qui ponc­tuaient les textes tels qu’ils étaient impri­més étaient donc rare­ment les auteurs. » Mais il cite quelques contre-exemples, que nous allons voir. 

Vers la ponctuation grammaticale

L’his­to­rien nous rap­pelle que les bases de la ponc­tua­tion ont été jetées par l’im­pri­meur Étienne Dolet. Dans La Punc­tua­tion de la langue fran­çoise, « il défi­nit en 1540 les nou­velles conven­tions typo­gra­phiques qui doivent dis­tin­guer, selon la durée des silences et la posi­tion dans la phrase, le “point à queue ou vir­gule”, le “com­ma” (ou point-vir­gule) […] et le point rond (ou point final) […]». Sys­tème qu’enregistreront les dic­tion­naires de langue de la fin du xviie siècle avec « déjà, la dis­tance prise entre la voix lec­trice et la ponc­tua­tion, consi­dé­rée désor­mais, selon le terme du dic­tion­naire de Fure­tière [1619-1688], comme une “obser­va­tion gram­ma­ti­cale” qui marque les divi­sions du discours ».

Ain­si équi­pé pour indi­quer les durées variables des pauses, le sys­tème de la ponc­tua­tion des textes ne l’est pas pour mar­quer les dif­fé­rences d’intensité ou de hau­teur. De là, le détour­ne­ment de la signi­fi­ca­tion de cer­tains signes uti­li­sés pour signa­ler au lec­teur les phrases ou les mots qu’il faut accen­tuer

C’est le cas de Ron­sard (1524-1585) avec le point d’exclamation. Le poète adresse au lec­teur des quatre pre­miers livres de La Fran­ciade [1572] la sup­plique sui­vante : « où tu ver­ras cette marque ! vou­loir un peu esle­ver ta voix pour don­ner grace à ce que tu liras ». 

De son côté, La Bruyère (1645-1696), dans l’ultime édi­tion des Carac­tères publiée de son vivant2, « pri­vi­lé­gie l’usage de la vir­gule, trai­tée comme un sou­pir, refuse les guille­mets et, sur­tout, traite chaque “remarque” comme une phrase musi­cale unique, qui alterne les séquences rapides et agi­tées, ryth­mées par les césures, avec des périodes plus longues, sans ponctuation ». 

Majuscules d’intensité chez Racine

Mais c’est l’exemple du point d’interrogation chez Racine (1639-1699) qui m’a le plus surpris. 

Comme l’a mon­tré Georges Fores­tier, sa pré­sence inat­ten­due dans une phrase qui n’est pas inter­ro­ga­tive peut indi­quer, excep­tion­nel­le­ment , un signe d’intonation comme dans ce vers de La Thé­baïde : « Par­lez, par­lez, ma Fille ? » Inver­se­ment, et plus fré­quem­ment, l’absence de point d’interrogation à la fin de phrases inter­ro­ga­tives signale que la voix doit res­ter égale, sans mon­tée d’intensité — ain­si dans cet autre vers dans la pre­mière édi­tion de La Thé­baïde : « Ma Fille, avez-vous su l’excès de nos misères3. »
Une autre pra­tique est celle qui dote d’une lettre capi­tale les mots qui doivent être accen­tués ou déta­chés. Elle est codi­fiée par les trai­tés qui décrivent l’art de l’imprimerie, ain­si les Mecha­nick Exer­cises on the Whole Art of Prin­ting de Joseph Moxon, publié en 1683-1684, qui impose l’emploi des majus­cules pour des mots qui ne sont pas des noms propres mais doivent être l’objet d’une “empha­sis4 ». Un exemple frap­pant d’emploi de majus­cules d’intensité est cité par Georges Fores­tier avec ce vers de Baja­zet, dit par Ata­lide et main­te­nu dans toutes les édi­tions de la tra­gé­die : « J’ai cédé mon Amant, Tu t’étonnes du reste. » 

Virgules abondantes chez Molière

On ren­contre le même pro­cé­dé dans les pre­mières édi­tions des pièces de Molière, accom­pa­gné d’un cer­tain nombre de vir­gules rythmiques :

Alors que les deux der­niers vers de Tar­tuffe ne com­portent aucune vir­gule dans les édi­tions modernes, il n’en va pas ain­si dans l’édition de 1669 : « Et par un doux hymen, cou­ron­ner en Valère, / La flame d’un Amant géné­reux, & sin­cère ». […] Cette ponc­tua­tion plus abon­dante, qui indique des pauses plus nom­breuses et, géné­ra­le­ment, plus longues que celles rete­nues ensuite, enseigne au lec­teur com­ment il doit dire (ou lire) les vers et faire res­sor­tir un cer­tain nombre de mots, géné­ra­le­ment dotés de capi­tales d’imprimerie, elles aus­si sup­pri­mées dans les édi­tions pos­té­rieures.  Quel que soit le res­pon­sable de cette ponc­tua­tion (Molière, un copiste, un cor­rec­teur, les com­po­si­teurs), elle indique un forte rela­tion avec l’oralité, celle de la repré­sen­ta­tion du théâtre ou celle de la lec­ture de la pièce à voix haute. 

Sous l’influence des typo­graphes du xixe siècle, dont les conven­tions ont ins­pi­ré nos codes typo­gra­phiques, les cor­rec­teurs d’aujourd’hui sont géné­ra­le­ment atta­chés à la ponc­tua­tion stric­te­ment gram­ma­ti­cale. Certes, elle pré­sente l’avantage de per­mettre un décou­page logique, qua­si scien­ti­fique, du dis­cours, mais on y perd le souffle et la sen­si­bi­li­té de l’auteur. À juste titre, Jacques Drillon a cri­ti­qué son emploi sys­té­ma­tique, irré­flé­chi, dans son Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise. Cet essai de Roger Char­tier nous four­nit de glo­rieux exemples de résistance.