Selon certains experts de la typographie, comme Fernand Baudin, les lignes d’un texte justifié1 se terminant par un signe de ponctuation simple ou une division (un trait d’union, en langage courant) paraissent légèrement en retrait. D’autres parlent d’« impression de trou2 ».
Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’alignement d’un texte justifié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine littéraire de 2022.
Ce « problème », auquel je n’étais pas sensible jusqu’ici — comme beaucoup, j’imagine —, peut aujourd’hui être résolu « techniquement, économiquement et esthétiquement3 », si l’on utilise le logiciel de mise en page Adobe InDesign4. Celui-ci propose, en effet, une option appelée « alignement optique des marges », dont voici l’explication :
L’alignement des bordures gauche et droite des colonnes contenant des signes de ponctuation et des lettres telles que « W » peut sembler altéré. L’alignement optique des marges permet de contrôler si les signes de ponctuation […] et le bord de certaines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble aligné5.
Elle est accompagnée de cette illustration :
Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges. Manuel en ligne du logiciel InDesign.
Cette « technique typographique sophistiquée », le site MyFonts l’appelle « ponctuation suspendue », ou « accrochée », ou encore « hongroise » (sans expliquer ce dernier terme). Il précise que « les signes de ponctuation généralement suspendus sont les points, les virgules, les traits d’union, les tirets, les guillemets et les astérisques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».
On active cette option dans InDesign par le chemin suivant : menu Texte > Article > Alignement optique des marges.
Deux exemples français récents
Bien qu’elle soit facile d’accès, cette technique est rarement mise en œuvre. J’en ai trouvé un exemple dans un livre édité récemment par l’Imprimerie nationale (Impressions, 2021, p. 79) :
Ponctuation suspendue dans l’ouvrage Impressions (Imprimerie nationale, 2021, p. 79).
L’hebdomadaire culturel Télérama l’emploie également :
Ponctuation suspendue dans Télérama (no 3865, 7 février 2024).
Le Guide du typographe (suisse romand) explique l’alignement optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’applique dans ses pages6.
Une pratique ancienne
Mais il s’agit de la restauration d’un usage qui remonte aux origines de l’imprimerie : on peut l’observer dans la Biblede Gutenberg ! Les coupures de mots en fin de ligne y sont marquées par deux traits obliques7, lesquels viennent dans la marge. (Le nombre de divisions successives n’est pas encore limité à trois, comme aujourd’hui : c’est la régularité de l’espacement qui prime8.)
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (surlignées) quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d’une reproduction dans L’Effet Gutenberg de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994, p. 81).
Fernand Baudin, L’Effet Gutenberg, éd. du Cercle de la librairie, 1994, p. 81. ↩︎
Selon l’Association GUTenberg (page citée), on peut aussi programmer ce dépassement dans la marge en LaTeX. Il est nommé character protrusion dans la documentation en anglais. ↩︎
Adobe InDesign, manuel en ligne, chapitre « Mise en forme des paragraphes », paragraphe « Création de ponctuation en retrait ». ↩︎
Passionné par la question de l’espacement, Fernand Baudin cite volontiers le correcteur typographe Désiré Greffier : « L’espacement régulier des mots est la première qualité d’une bonne composition typographique. […] il vaudrait mieux faire une mauvaise division qu’un mauvais espacement. […] la première règle d’unité en typographie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement réguliers. » Les Règles de la composition typographique, Arnold Muller, 1897, p. 4-7. ↩︎
Dans La Correspondance littéraire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et bibliothécaire Henri Bordier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludovic Lalanne (1815-1898), directeur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédigé ensemble, une dizaine d’années plus tôt, le Dictionnaire de pièces autographes volées aux bibliothèques publiques de la France (Paris, librairie Panckoucke, 1851-1853, que le Dicopathe a récemment présenté dans un article).
Après de longues considérations sur Vaugelas2, les « caprices » de l’usage3 et certains choix de l’Académie4, que je ne retiens pas ici, Bordier s’en prend aux imprimeurs, typographes et correcteurs, par qui on serait passés, selon lui, de l’« anarchie » à la « tyrannie ». On comprend que l’empire exercé, à partir du xixe siècle, par les typographes sur la copie de l’auteur n’a pas été admis sans discussion. Après Victor Hugo5, George Sand6 ou encore Baudelaire7, une autre voix s’élève d’outre-tombe. (Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine.)
Mon cher ami, je te prie de vouloir bien m’accorder une petite place dans le prochain numéro de la Correspondance littéraire. Il y a longtemps que je veux formuler quelques réclamations contre les noirs personnages qui font couler à flots.… non le sang et les larmes, mais seulement l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exercer leur pouvoir avec une rigidité tant soit peu révoltante. […]
“La typographie ne souffre pas la contradiction”
[…] si, dans les régions de l’école et du professorat, l’on doit aux règles établies une obéissance passive, dans les vastes champs de la littérature on peut se mouvoir plus librement et user d’une certaine indépendance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revirements, donc la discussion est ouverte et permanente. Et comment la raison pourra-t-elle réclamer toujours et l’emporter quelquefois, si ce n’est par les changements que les auteurs feront peu à peu prévaloir dans l’usage commun par leur propre exemple ? C’est ce que professe le maître [Vaugelas] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoignage. Il définit l’usage : « La façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des autheurs du temps. » La Cour, si imposante en effet au temps de Vaugelas, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fiction politique ; ce n’est qu’au théâtre, au barreau, à la tribune parlementaire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue parlée ; aussi l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus considérable. Or cette autorité est annihilée en partie par celle des typographes. La typographie s’est faite la gardienne incorruptible de l’usage, mais avec la différence qu’elle ne souffre pas la contradiction.
“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”
Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est certainement le plus préoccupé de la beauté, de la gloire et du perfectionnement de notre langue, le savant imprimeur Henri Estienne qui publia, en 1579, son traité De la précellence du langage françois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typographique de Robert Estienne, son père, dix correcteurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus lointains et qui ne pouvaient se comprendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût parmi eux un correcteur pour le français, et c’est heureux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des correcteurs, armés comme on l’est à présent d’un code du style et de l’orthographe, et spécialement chargés de les pétrifier dans tous les livres passant par leurs mains, nous devrions écrire et parler, en 1861, [à] peu près comme on le faisait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admirateurs passionnés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cousin9, s’en applaudiraient sans doute, mais notre langue serait devenue un instrument insuffisant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.
Portrait d’Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888. Source : bibliothèque de Genève.
“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”
Il n’est pas rare que nos imprimeurs reçoivent des manuscrits remplis de beautés sans doute, mais remplis aussi de fautes contre les règles les plus élémentaires. Au lieu d’en laisser la responsabilité à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obligés à ne rien laisser sortir de leurs maisons qui ne leur paraisse irréprochable. Votre imprimerie, ce à quoi les injonctions politiques du moment contribuent pour beaucoup, se regarde comme solidaire de vos œuvres. Elle a donc des correcteurs qui dans une première lecture de la copie composée soumettent celle-ci à toutes les lois vulgaires de la ponctuation, de l’orthographe, voire même de la grammaire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus commode pour les négligents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc établi dans la typographie française une sorte de discipline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyrannie, que l’on est refusé tout net si l’on désire seulement effacer des capitales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évangile, Ascension) ou modérer le déluge des virgules, à la mode depuis quelque temps. Faire autrement que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déranger les habitudes de notre établissement, et, de plus, c’est compromettre sa renommée. Une discipline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que comporte ce qui n’est que tacite. La chambre des imprimeurs de Paris délibère sur les formes à donner par elle aux œuvres littéraires, et prend des décisions auxquelles tous les imprimeurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de docilité qu’elles sont conçues, l’on peut en être assuré d’avance, dans l’intérêt bien entendu.… de la typographie. Je suppose que c’est à la suite d’une décision de ce genre qu’ont disparu de nos livres ces excellentes manchettes10 qui garnissaient les marges de sommaires, de dates ou d’autres indications précieuses pour le lecteur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beaucoup le metteur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typographie parisienne a décidé qu’elle ne mettrait plus de ponctuation sur les titres11. Cela s’exécute maintenant par toute la France. Louis Perrin, de Lyon, va même jusqu’à y supprimer toute accentuation, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la bibliotheque imperiale. Je ne trouve pas cela mauvais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rapprochât le plus possible de la pure simplicité romaine qui laissait le lecteur accentuer et ponctuer lui-même ; il était forcé de faire attention à ce qu’il lisait. Mais je me demande comment s’arrangeront de l’arrêt nouveau dont je parle les auteurs qui, non sans raison, aiment à développer longuement sur le titre le contenu de leur livre. Comment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour chacun des innombrables volumes de sa Patrologie, un titre de 52 lignes contenant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son imprimerie à lui ? « Gardez-vous des systèmes, mes chers Welches13. » Toute règle absolue est mauvaise par cela seul qu’elle est absolue.
“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”
Faudra-t-il donc posséder une imprimerie pour se permettre une opinion littéraire contraire à celle des imprimeurs ? Telle est la voie où nous tendons. Le zèle, exagéré selon moi, de la typographie, cette honorable auxiliaire des lettres, tend à substituer une classe industrielle au souverain tribunal de l’opinion publique que Vaugelas avait raison d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écrivain jouissait encore d’une certaine mesure d’initiative et de liberté. Les règles, un peu flottantes alors, et non point strictement appliquées comme elles sont maintenant, permettaient au langage, par la main du premier venu, de corriger, de tenter, de hasarder, de se mouvoir enfin, et d’opérer peu à peu une part des transformations qui sont la condition vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typographie, tout en bannissant de ses produits les atteintes déclarées qu’on pourrait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néologismes. La grammaire ni le dictionnaire ne défendent pas qu’un romancier fasse demander à M. Prudhomme14 comment se portent ses demoiselles15. La typographie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.
“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”
Ce grand art typographique, cette puissance des sociétés modernes, est essentiellement impropre à aucune direction en matière de littérature, de langue, de style, de grammaire, d’orthographe ou même de simple ponctuation. La raison en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plutôt en ces différentes ramifications d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la raison a qualité pour se placer à côté de lui, il y a aussi les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irrégularité paraîtra bonne par la manière dont elle sera amenée, par la place qu’elle occupera ; qu’on la trouvera bonne en un endroit et point en un autre ; tandis que la typographie ne peut pas admettre de distinctions ni de nuances, et qu’elle est en possession de la règle comme d’un grand couperet avec lequel il faut qu’elle coupe toujours. Voyons comment elle agit là où elle est maîtresse à peu près absolue, dans la ponctuation.
Je lui rends d’abord cette justice, que par la multiplicité de ses produits, elle a beaucoup contribué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponctuation logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se servaient de points, de traits, de virgules et de beaucoup d’autres signes de ponctuation qu’ils employaient d’une manière certainement utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écrivain avait son système, aucun usage général n’a pu se former jusqu’à ce que la typographie popularisât la lecture. Longtemps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manuscrits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est parvenu à comprendre la virgule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scinder, pour le rendre plus clair, chacun des membres formant le développement logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lecteur de trouver indiqués les moments où il lui est permis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du dernier siècle, après trois cents ans de tâtonnements, la typographie était parvenue à faire une application saine et satisfaisante de ces données du bon sens. Ainsi j’ouvre le premier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à portée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de progrès à espérer dans les arts, si tout se borne à imiter les choses faites ; la critique si nécessaire à leur perfection ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fondées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Laugier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui permettrait plus de disposer ainsi la suite de ses idées et lui encadrerait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si nécessaire à leur perfection, » entre deux virgules comme étant propositions incidentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être farcis de virgules ; il semble que le lecteur soit reconnu incapable de digérer une phrase, si l’aide maternelle de la typographie ne prend soin de la lui couper en tout petits morceaux. Ainsi dans les dernières pages de Mme Sand imprimées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases coupées ainsi : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la serviette sous le bras, ne montrait pas trop de mauvaise volonté. » — « La toux disparut ; mais, peu après, je fus alarmé de nouveau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en passant chez M. Buloz18. Cette virgule opiniâtre est encore plus fatigante, quand la phrase est un peu onduleuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prouvé aujourd’hui, rue de Jérusalem, en face de la maison qui fut le berceau de Voltaire, Nicolas Boileau était le quinzième enfant d’un père greffier.… » Cette phrase paraîtrait moins entortillée, si l’on eût jugé à propos de faire économie des première, troisième et cinquième virgules qui l’encombrent inutilement. La proposition incidente est un inépuisable prétexte à virgules ; toute expression qui peut s’isoler dans le discours, notamment les adverbes et expressions adverbiales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la dignité de proposition incidente et immédiatement flanquée de ses deux petits poteaux. Le malheureux pronom qui, la petite conjonction et, sont faits tous les deux, par leur signification et par leur forme si rapide, pour servir par eux-mêmes de coupures dans la phrase ; cela ne suffit pas, ils ne comptent plus ; on leur met virgule à droite et virgule à gauche, indiquant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent isolés ainsi c’est qu’ils font eux-mêmes la fonction de sécateurs. C’est par le même procédé que la parenthèse, qui de sa nature n’est qu’un sécateur énorme, se renforce ordinairement d’une virgule finale parfaitement rédondante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhérente à la parenthèse.
“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”
Ces petits crochets qui hérissent de leurs broussailles parasites les pages de la typographie actuelle sont encore supportables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confusion ? Combien ne rencontre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-dessus lesquels nous passons, parce que nous en avons contracté l’habitude, mais qui altèrent évidemment le discours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait collection pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démenti en disant qu’on trouve par pelletées dans nos livres des phrases ponctuées comme celle-ci : « Tantôt le navire s’élevait vers le ciel, tantôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le sommet de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâmable de la seconde virgule ne forme-t-elle pas un sens faux en rapportant également aux deux premiers membres de la phrase le troisième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typographie ne nous permet plus aujourd’hui d’écrire simplement : « Philippe roi de Macédoine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre virgules pour tranquilliser sa conscience et lui permettre de croire qu’elle est parvenue à nous rendre ces huit mots intelligibles ; elle nous fait donc mettre forcément : « Philippe, roi de Macédoine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seulement il n’aide à rien, mais que dans une phrase énumérative il produit un amphigouri complet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Comminges, Alphonse, Robert, l’évêque de Marseille, Bernard, l’envoyé du roi, et plusieurs autres personnages se réunirent pour juger cette affaire, » on pourra défier plus d’un lecteur de savoir s’il y a là trois personnages nommés ou s’il y en a six.
“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”
Tous ces traits défectueux qu’on peut appeler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois avertis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire attention, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque importance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des correcteurs. Ce ne sont guère les écrivains qui surchargent ainsi la ponctuation. La ponctuation cependant, ce précieux auxiliaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme toujours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clarté qu’exigent leurs phrases. Un style lympide [sic], franc, lumineux comme celui de M. de Lamartine, n’a presque pas besoin d’être ponctué ; un style savant, fin, délicat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponctuation très-étudiée ; comment leur appliquer les mêmes procédés ? Et cependant la machine grammaticale du typographe fonctionne toujours de même.
Donc pour la ponctuation, comme pour le dictionnaire, comme pour la grammaire, comme pour cent autres choses dont je ne parlerai pas aujourd’hui, je réclamerais un peu de liberté, un peu de respect pour l’initiative individuelle. Aussi j’ai cette confiance, mon cher directeur, que ces modestes observations auxquelles j’aurais voulu donner plus d’étendue et surtout joindre de plus nombreux exemples, pourront trouver place dans la Correspondance.
Grammairien (1585-1650), et l’un des premiers académiciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le souverain des langues vivantes », « règle adoptée par l’Académie et suivie par les grammairiens modernes », comme le commente Bordier. ↩︎
Il regrette notamment que chère madame ait supplanté ma chère dame et que l’Académie recommande d’écrire dorénavant avec un accent aigu que l’étymologie (d’ore en avant) ne justifie nullement. ↩︎
« […] il y a bien des cas où l’usage adopté d’abord par le public, puis consacré par le Dictionnaire et les grammairiens, n’est pas à l’abri de la critique. » ↩︎
« Ces nuances ne sont pas du ressort des protes [chefs d’atelier, souvent confondus avec les correcteurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un parfait grammairien et il sait souvent beaucoup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aussi quand nous la savons et que nous y faisons intervenir le raisonnement, le prote nous gêne ou nous trahit. Il ne doit pas se laisser gouverner par le sentiment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sentiment de chacun de nous ; mais quand il a à corriger nos épreuves après nous, il doit laisser à chacun de nous la responsabilité de sa ponctuation comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Lorenceau, « La ponctuation au XIXe siècle. George Sand et les imprimeurs », Langue française, no 45, 1980, La ponctuation, p. 50-59. ↩︎
Sans doute s’agit-il d’Ustazade Silvestre de Sacy (1801-1879), critique littéraire au Journal des débats, conservateur de la bibliothèque Mazarine et académicien. ↩︎
« Note ou addition composée en marge d’un texte, souvent dans un corps plus petit que celui du texte courant. » (Dictionnaire encyclopédique du livre, 2005.) ↩︎
Personnage caricatural de bourgeois créé par Henry Monnier. Voir Wikipédia. ↩︎
Dans la première partie, il écrit : « Le petit marchand se permet d’appeler ses pratiques des clients [« Clientes, solliciteurs, protégés », NDA], sa boutique un magasin, et, rougissant par sottise des excellents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoiselle. […] L’usage général aura-t-il la lâcheté de consacrer les inventions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indiscrète bouffissure une vingtaine de locutions de notre meilleur langage ? Le prochain Dictionnaire de l’Académie nous le dira, et nous pouvons, en attendant, espérer de lui des rigueurs salutaires. » ↩︎
Marc-Antoine Laugier (1713-1769), jésuite devenu abbé bénédictin, historien et théoricien français de l’architecture du XVIIIe siècle. ↩︎
François Buloz (1803-1877) fut prote d’imprimerie, puis compositeur d’imprimerie et correcteur, avant de devenir, en 1831, le directeur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
J’ajoute l’italique pour plus de lisibilité. ↩︎
Couverture du roman Aimez-vous Brahms.., de Françoise Sagan, Julliard, 1959.
Aujourd’hui, c’est une évidence : les points de suspension ne vont que par trois. Il s’agit même d’un signe spécial, et non de trois points successifs.
Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
« […] le nombre de points formant ce signe ne fut pas fixé d’emblée. En ces temps moins standardisés, il variait selon l’inspiration de l’auteur ou du typographe, pouvant aller jusqu’à six ou sept d’affilée. Il s’est stabilisé à quatre, puis à trois au xxe siècle, dans un élagage continu. » — Olivier Houdart et Sylvie Prioul1.
Dans la Marche typographique de Jules Pinsard (1907, p. 6), que j’ai récemment consultée à la bibliothèque Forney, j’ai encore trouvé :
« Les Points de suspension (…), (.….) ne s’emploient jamais qu’en nombre impair, trois ou cinq. »
À l’inverse, Jacques Drillon rappelle qu’en 1959 Françoise Sagan avait demandé à son éditeur, Jacques Julliard, deux points à son titre, Aimez-vous Brahms.. (photo ci-dessus). « Mais sa consigne n’a pas été longtemps respectée : son éditeur avait dû la trouver un peu puérile2. »
On trouve ce même double point dans la première édition des Poèmes de Léon-Paul Fargue (1912). « Tout ça c’est des manies », aurait commenté André Gide, selon le récit qu’en donne Fargue dans une lettre à Valery Larbaud, citée par Drillon (p. 406).
Extrait des Poèmes de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23.
L’Art de la ponctuation, Points, 2016, p. 71. ↩︎
Traité de la ponctuation française, Gallimard, 1991, p. 137. ↩︎
Puis a un statut particulier. C’est un adverbe de temps1 (équivalant à ensuite), mais « il s’emploie toujours, en français commun, dans le contexte d’une coordination, et il se place entre les éléments coordonnés, ce qui fait qu’on le range souvent parmi les conjonctions de coordination » (Grevisse, 1005, g2).
En début de phrase, il est rarement suivi d’une virgule, mais ce n’est pas interdit. En tant que « charnière temporelle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3.
« […] puis peut porter un accent tonique, être suivi d’une pause dans l’oral et d’une virgule dans l’écrit […] » (Grevisse, loc. cit.).
On en trouve des exemples dans la littérature. En voici trois, tirés du Grand Robert :
Puis, il repartit, avec une furie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur, surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussements de sourcils, les avancements de lèvres, les clignements d’yeux […] — ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.
[…] Moravagine se signa longuement devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiettée de zakouskis et but une grande tasse d’alcool, retourna devant les icônes, commanda un borchtch4, vint s’asseoir à ma table, alluma sa courte pipe en jurant, croisa ses jambes et entama un long monologue à haute voix. — B. CENDRARS, Moravagine, inŒuvres complètes, t. IV, p. 165.
Quand il connut la nouvelle, le capitaine Raymond Dronne, du régiment de marche du Tchad, donna calmement ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décrocha le rétroviseur de son command-car et l’attacha à une branche de pommier. Et il entreprit de tailler sa florissante barbe rousse. — D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.
En complément, ajoutons que, au sens temporel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Grevisse, loc. cit.) :
Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […]
C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent(A. Breton, Nadja, p. 99)5.
Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est souvent suivi d’une virgule :
— Pourquoi aurait-elle fait l’amour si vite, quelques minutes après vous avoir rencontré ? — Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça désinhibe, c’est certain. — Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.
Cet article m’a été inspiré par une consœur qui trouvait cette virgule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lecture de l’article, a commenté : « Puis sans virgule me semble… tout nu ! » Une nouvelle preuve que, selon nos lectures, nous avons une image différente de la langue française.
Plus rarement adverbe de lieu : Derrière lui était assis un tel, puis un tel. — Wiktionnaire. ↩︎
Le Bon Usage, De Boeck-Duculot, 14e éd., 2008. ↩︎
Dans un livre, Marcel Jullian (dialoguiste, écrivain et homme de télévision) évoque « ce correcteur d’imprimerie1, soucieux de rigueur typographique, qui avait changé la place de chaque virgule dans les Discours et Messages de Charles de Gaulle ».
Il poursuit : « J’avais vu le général. De sa plume, une à une, il les avait rétablies là où il le voulait et pour une raison qui lui était propre : elles scandaient son phrasé. Il s’était même astreint à me démontrer, de vive voix, que leur mauvais usage permettait, seul, une restitution de son discours. — Écoutez… si je le lis comme votre correcteur l’a écrit, vous ne reconnaissez plus de Gaulle… »
Courte supplique au roi pour le bon usage des énarques, Mazarine, 1979.
J’ai déjà donné mon point de vue sur cette question :
Comme nous allons le voir, les ressources à la disposition du correcteur sont contradictoires sur cette question, ainsi qu’au sujet des crochets et des guillemets.
En ce qui concerne le style des parenthèses, la règle que j’ai apprise à mes débuts et que j’ai vu largement pratiquer – notamment dans la presse et dans les pièces de théâtre – est celle donnée par Louis Guéry2 :
Lorsque tous les mots à l’intérieur de la parenthèse sont en italique dans un texte en romain, les parenthèses se composent en italique, l’inverse étant vrai : ➠ Il roula sa busse (sic) jusqu’à l’entrée de la cave. ➠ C’est ce que l’on attend maintenant (à suivre).
Lorsque, à l’intérieur de la parenthèse, des mots sont composés en romain et d’autres en italique, on composera les deux parenthèses dans le caractère dominant : ➠ … (qui deviendra au fil des ans un sacré rififi).
En aucun cas, on ne composera une parenthèse en romain et l’autre en italique.
De même, dans le vieux Code typographique3, on trouvait (§§ 54, 55 et 99) les exemples suivants :
M. Valois — Je suis surpris. (Bruit.) Il atteignit enfin le troisième étage. (À suivre.) Nous nous rattrapperons (sic). Quelle horreur !… (Elle recule épouvantée.)
L’ouvrage expliquait cette apparente incohérence comme suit (§ 99, p. 105) :
Les parenthèses renfermant une phrase ou une partie de phrase entièrement en italique peuvent être en italique ou en romain, mais, si le mot initial ou final est en romain, les deux parenthèses seront obligatoirement en romain4.
L’édition de 1997 ajoute, dans une rédaction modernisée (§ 150, p. 137) : « Cette règle est la même pour tout caractère d’une famille ou d’un style différent de celui du texte. » On peut en déduire que cela est valable pour le gras, usage que j’observe très rarement, mais que recommande le Québécois Guy Connolly sur son site5.
Chez Charles Gouriou, on peut lire pareillement (§ 206, p. 96) :
Les parenthèses qui encadrent un texte en italique ou en caractères gras devraient normalement6 se composer dans le même corps7 : ➠ Parbleu ! (Il sourit.) Regardez.
Il prend la peine de préciser : « Cependant, si cet usage a été régulièrement omis, on ne le rétablira pas à la correction.»
Avis divergents
En effet, certains éditeurs font un autre choix, celui que préconise notamment la Vitrine linguistique (Canada)8 :
[…] les parenthèses sont de préférence dans la même face9que la phrase principale et non des mots mis entre parenthèses. Ainsi, dans les indications aux lecteurs, les descriptions scénographiques et les jeux de scène, les parenthèses se composent en romain, alors que le reste est en italique. Dans les renvois à d’autres sections d’un ouvrage, seul le titre ou mot faisant l’objet du renvoi est en italique ; le reste est en romain, y compris les parenthèses. Quant aux crochets, ils restent généralement en romain, que le texte soit en romain ou en italique (notons toutefois que les conventions typographiques sur les crochets ne sont pas uniformes d’un ouvrage à l’autre).
Pour Jacques Drillon, c’est le seul choix de bon sens (p. 277, § 28) :
[…] si le début de la parenthèse est en romain, et la fin en italique, il est impossible d’adopter un système cohérent… Tandis que si l’on observe la règle qui veut qu’un signe de parenthèse soit imprimé dans le corps du texte général, la difficulté tombe d’elle-même. C’est l’opinion de Jean-Pierre Colignon10 et de nombreux autres correcteurs […]
Concernant l’usage très répandu dans les journaux de mettre les citations en italique, y compris les guillemets qui les encadrent, Drillon a un avis tout aussi tranché (p. 325, § 25) :
C’est une coutume illogique, puisque les guillemets appartiennent au discours général de l’auteur, non à la partie entre guillemets.
J’ai eu un client qui suivait l’avis de Drillon, mais c’est peu courant.
Quand le correcteur est décisionnaire de ces choix typographiques, il est sans doute plus simple pour lui de laisser tous les signes de ponctuation dans le style principal du texte, qu’il s’agisse des signes isolés comme la virgule ou des signes allant par paire. Cela évite bien des hésitations.
Dans les faits, il doit le plus souvent se conformer à la marche de chaque éditeur.
J’ajouterai, cependant, qu’il est pour moi surprenant qu’aucune des sources que j’ai consultées ne mentionne la difficulté pratique que peut représenter, avec certaines polices, l’association d’un texte en italique et de parenthèses en romain. Le problème est particulièrement apparent avec le Garamond :
En Garamond, par défaut, la parenthèse romaine fermante entre en conflit avec le texte italique. La parenthèse italique le touche, ce qu’il vaut mieux corriger également.
Il faut alors « jeter un peu de blanc » avant la parenthèse fermante, comme le recommande Lacroux (s.v. Parenthèses).
Dans le logiciel InDesign, avant la parenthèse italique, j’ai ajouté 90 d’approche, alors qu’avec la parenthèse romaine, j’ai dû ajouter 270, et cela crée un fâcheux espace au pied du f.
Mais, à l’ère de la PAO, rares sont les professionnels de l’édition qui se donnent encore la peine de tels réglages manuels…
La question esthétique du mélange de signes de ponctuation romains et italiques n’est pas à réserver à « l’homme de goût » (Daupeley-Gouverneur) ou à « quelques lecteurs vétilleux » (Lacroux)… Il suffit de s’y intéresser un peu. Comparons deux polices, Garamond et Cambria :
Polices Garamond (en haut) et Cambria (en bas).
On constate aisément que la rupture de style que constitue le point-virgule romain entre deux mots en italique est plus nette dans une police très cursive comme le Garamond.
On note aussi que le point italique en Cambria est bien dessiné en oblique, contrairement au point romain (ce n’est donc pas toujours « kif-kif »).
De plus, le point italique est placé légèrement plus près du t que le point romain (voir l’exemple en Garamond ci-contre).
Je pensais confusément que l’exception dont fait souvent l’objet la virgule (ainsi que le point et les points de suspension, mais ils se remarquent moins) tenait au fait qu’elle est collée au mot précédent et « accompagne » son mouvement, en quelque sorte. Mais je n’ai pas trouvé confirmation de cette hypothèse. D’abord, parce que les typographes ont longtemps mis de l’espace avant la virgule (lire Espacement de la ponctuation en français) ; ensuite, parce que l’usage différait selon les imprimeurs (voire selon leurs différents compositeurs ?) ou parfois même à l’intérieur d’un ouvrage.
Quelques exemples
Dans le manuel de A. Frey (183511), la ponctuation, qu’elle soit haute ou basse, reste en romain après des mots en italique :
Première ligne : le point-virgule après cursive est en romain. Troisième, quatrième et sixième lignes : la virgule suivant un mot en italique est en romain.
Chez Jules Claye (187412), la ponctuation est oblique quand le texte qui précède est oblique.
Toutes les virgules suivant de l’italique sont composées dans le même caractère.
À la même époque, on trouve à la fois des virgules romaines chez Littré :
Dictionnaire de la langue française, 1873-1874.
et des signes de ponctuation italiques (ici, un point-virgule) chez Flaubert :
Madame Bovary, 2e partie, ch. X, [1857], 2e éd., 1878.
Une règle, enfin
C’est chez G. Daupeley-Gouverneur (188013) que j’ai trouvé une première mention de la règle encore mentionnée dans notre vieux Code typographique14 : « La ponctuation, quelle qu’elle soit, doit être romaine après le romain, italique après l’italique. »
Lui-même admet déjà répondre en premier lieu à un objectif esthétique. « La règle qui nous occupe est, dit-il, une de celles qui ont pour objet la satisfaction du coup d’œil ; mais elle ne s’accorde pas toujours avec la raison […] », et il est « forcé d’admettre une exception en faveur des textes traitant spécialement de linguistique […] dans lesquels l’italique vise presque toujours uniquement les mots à l’exclusion de la ponctuation ».
Malgré tout, il souhaiterait voir sa règle unanimement appliquée :
En ce qui concerne l’emploi des virgules italiques, il règne malheureusement, dans la plupart des imprimeries, pour ne pas dire dans toutes, une trop grande indifférence de la part du compositeur. L’expérience nous prouve tous les jours combien il est difficile d’atteindre ici la perfection. Le mélange des virgules italiques et des virgules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minutieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera toujours la désolation de l’homme de goût. L’observation de la règle sur ce point a pour nous une réelle importance, parce que l’écueil est à chaque pas, parce qu’il ne se présente que deux chemins également faciles à suivre, l’un bon, l’autre mauvais, et que le choix de l’un ou de l’autre est trop souvent soumis aux caprices du hasard, source d’un désordre perpétuel.
Un remède oublié
Grâce à lui, j’ai découvert qu’une solution originale – et perdue depuis – a été imaginée à son époque :
C’est la difficulté d’obvier à ce mélange qui a fait adopter depuis quelque temps, dans certaines fontes, un genre de virgules mixtes, dont l’œil n’est ni tout à fait romain, ni tout à fait italique. Nous approuvons fort ce système, qui, n’ayant rien de choquant en lui-même, a l’immense avantage de parer à l’inconvénient que nous signalons.
Dans une note, il affirme : « La septième édition du Dictionnaire de l’Académie (1877) [sic, 1878] a été composée entièrement avec des virgules mixtes. » Cela a piqué ma curiosité, qui s’est trouvée en partie déçue, car dès la définition du mot virgule j’ai trouvé un mélange de styles :
Virgule romaine (ou « mixte » ?) après virgule ; virgule italique après « saillie ». La belle ambition de cohérence semble avoir été trompée par le travail des compositeurs…
Pour ma part, afin d’éviter les « caprices du hasard » et le « désordre perpétuel », je recommande, contrairement à Daupeley-Gouverneur, de laisser la ponctuation dans le style du texte principal. La « satisfaction de l’œil », en soi déjà discutable (car si une virgule italique est en cohérence avec le texte italique qui précède, elle est incohérente avec le romain qui suit), me paraît ici moins importante que la rigueur du sens communiqué par la typographie.
« Le mélange des virgules italiques et des virgules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minutieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera toujours la désolation de l’homme de goût. » — G. Daupeley-Gouverneur (188015)
Comment le correcteur doit-il agir quand une virgule suit un texte en italique ou en gras (ou les deux à la fois) ? Celle-ci doit-elle se conformer au style du texte en question ?
Une règle simple se trouve dans Le Ramat européen de la typographie, adapté par Romain Muller (p. 88, « Faces de la ponctuation ») :
La ponctuation se met dans la face16de la phrase ou partie de phrase à laquelle elle appartient.
➠ La centième partie de l’euro est le centime ; la centième partie de la livre est le penny. Le point-virgule et le point sont en romain. ➠ Le titre du livre est le suivant : Le théâtre aujourd’hui ; son rôle dans la société. Le deux-points est en romain, le point-virgule est en italique, le point est en romain.
Pour la plupart des gens, professionnels ou non, « un point romain et un point italique, ça doit être kif-kif », comme le dit quelqu’un dans le forum Typographie… Mais poursuivons notre lecture de Ramat-Muller :
Fautif : Il convient d’être très attentif, car c’est un travail de précision. Correct : Il convient d’être très attentif, car… Fautif : c’est un travail de précision. Il faut être très attentif ! Correct : c’est un travail de précision. Il faut être très attentif !
Cette règle est celle que j’applique dans les travaux où j’ai le contrôle complet de la typographie. Elle a l’avantage de ne souffrir ni exception ni ambiguïté. « C’est la façon de faire la plus normale et celle qu’on devrait préférer », écrit aussi la Vitrine linguistique17.
C’est également le choix de Jean-Pierre Lacroux (s.v.Ponctuation) :
Après une portion de phrase composée en italique (mots étrangers, titres, etc.), la ponctuation sera composée en romain si elle n’appartient pas à l’élément ainsi mis en évidence : « Quel est le deuxième lied du cycle Die schöne Müllerin ? — Il me semble que c’est Wohin ? »
De même pour Charles Gouriou (§ 41, p. 13), qui ne mentionne, lui, que la ponctuation haute (; : ! ?).
Avis divergents
Cependant, notre vieux Code typographique18 prescrivait l’inverse dans un nota (§ 105, p. 108) :
Il est d’usage d’employer les signes de ponctuation du même œil que le mot qui les précède, surtout quand il s’agit d’italique ou de caractères gras : ➠ Fallait-il écrire la location ou l’allocation ? ➠ On discuta longtemps sur Tartuffe ; d’autre part, on tomba d’accord sur…
D’autres font une exception pour la seule virgule ou pour toute la « ponctuation basse » (virgule, point, points de suspension). « Peut-être pour des raisons de commodité » (Vitrine linguistique), le plus souvent avec des arguments esthétiques19.
Aurel Ramat lui-même, dans son manuel (l’édition québécoise, donc), écrit (p. 192) : « La ponctuation basse reste toujours dans la même face que le mot qui la précède, qu’elle appartienne au mot ou au reste de la phrase. »
« Toutefois, objecte le Bureau de la traduction20 (Canada), si l’on applique à la lettre cette règle de typographie, on devrait écrire : ➠ Vous avez le choix d’utiliser les styles de police suivants : gras,italique, normal, gras italique. Il semble plus logique dans un cas comme celui-là de mettre les signes de ponctuation en caractères ordinaires. »
Laquelle des options ci-dessous est la meilleure ? gras,italique, normal, gras italique. gras, italique, normal, gras italique.
C’est une question d’appréciation personnelle. Je choisis la seconde.
Je ne pratique qu’une exception, pour les introducteurs en gras, car je considère que le deux-points qui les suit leur appartient. Choix validé par le Bureau de la traduction :
On met généralement en gras le deux-points qui suit un mot ou une expression en gras en début de phrase : ➠ Remarque : Ce terme est considéré comme vieilli.
Pour être exhaustif, il faut aussi noter, toujours sous la plume du Bureau de la traduction :
Par souci de simplification et d’économie de temps, on admet […] de mettre les virgules en italique après chaque nom d’une énumération : ➠ Les noms qui riment avec le son -on, comme jambon, lardon, poisson, carillon, bouton, etc., ne peuvent pas être utilisés dans l’exercice.
J’avoue me laisser aller à ce genre de facilité… ce qu’admet aussi Lacroux, dans une discussion21 :
[…] dans une énumération de termes composés en italique, pourquoi se fatiguer à réintroduire du romain à chaque virgule alors que l’ital coule de source et que sa bizarrerie « sémantique » n’apparaîtra qu’à quelques lecteurs vétilleux […]
Je donne ici une règle qui a l’avantage d’être facile à appliquer, mais je ne suis pas pour autant insensible à l’aspect esthétique de la question. J’y reviens donc dans un billet plus historique, Ponctuation et italique : aux sources de la règle.
On vous a appris qu’il fallait toujours coller les guillemets anglais. Pendant trente ans, vous avez appliqué la règle sans réfléchir – d’autant que vos études d’anglais vous l’avait confirmée. Et puis, un jour, innocemment, vous lisez chez Jean-Pierre Colignon18 :
En principe, le guillemet anglais ouvrant est précédé d’une espace forte, et suivi d’une espace fine ; le guillemet anglais fermant est précédé d’une espace fine, et suivi d’une espace forte. Dans la réalité, ils sont collés au mot qu’ils précèdent ou qu’ils suivent. Quant aux guillemets allemands, on adopte la même démarche que pour les anglais.
Vous courez alors chez Jacques Drillon, qui vous laisse sur votre faim. À la suite de la règle pour les guillemets français, il ajoute seulement22 : « Quand il s’agit de guillemets anglais, la règle est moins constante. »
Pour enfoncer le clou, dans la touffeur d’un samedi soir d’été, vous découvrez chez Jan Tschichold (1902-1974)23 : « […] il faut recommander l’usage des espaces, afin que les guillemets [allemands ou anglais] ne finissent pas par devenir des apostrophes. »
Il n’a donc pas été suivi.
« Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. »
À la médiathèque Verlaine de Metz, je suis tombé sur ce cahier spécialisé vendu sous la marque « Grevisse » par De Boeck-Duculot. La curiosité m’a poussé à le parcourir. Le correcteur qui a déjà lu Colignon et Drillon (☞ voir La bibliothèque du correcteur) n’y apprendra rien de fondamental, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de typographe (il n’est jamais question d’espace forte et fine, par exemple) et qu’il est assez mal relu (appels de note erronés et mal placés, doubles espaces, coquilles diverses), ce qui est toujours un comble pour un ouvrage de ce type, « destiné à tous ceux pour qui le bon usage de la langue française est une nécessité et un plaisir ».
Mais Cécile Narjoux, spécialiste de littérature française contemporaine, et autrice du respectable Grevisse de l’étudiant pour la même maison d’édition, présente quelques exemples intéressants tirés de textes récemment publiés. Exemples parfois audacieux, voire expérimentaux, car la lecture s’y trouve plus entravée que facilitée par la ponctuation. J’en ai retenu un petit nombre, les plus saisissants à mes yeux, que j’ai passés en italique pour plus de lisibilité.
Absence de guillemets :
Il répète, C’était le soir, on avait passé l’après-midi sur la plage. (Annie Saumont, citée p. 75)
Georges s’était dit. Si je trouve sa maison, je chercherai sa boîte. (Christian Gailly, ibid.)
Absence de tirets de dialogue :
Comment t’as payé ? Elle te plaît ? C’est pas la question. C’est quoi la question ? (Laurent Mauvignier, cité p. 94)
À propos des points de suspension, Cécile Narjoux déclare : « Mais aujourd’hui on observe un repli de ce signe, auquel les écrivains contemporains semblent préférer le point final. » N’est-ce pas une généralisation hâtive ? Exemple :
– Attendez, si je confirme. Si je. Que je. Vous voulez que je. Moi, que je dise. Et que je confirme oui, ici, ce qui s’est passé ici. On ne va pas parler de ça, pas ici, c’est pas possible, on ne va pas. (Laurent Mauvignier, cité p. 99)
Elle cite aussi des extraits de Bleu note de Frédéric Léal (P.O.L), où la barre oblique « prend la valeur de divers signes de ponctuation, voire de certains mots. Elle manifeste assurément une activité de l’énonciateur qui perturbe les habitudes de lecture du lecteur en l’obligeant à un important travail d’interprétation du texte. » (p. 102) Deux extraits :
Mais / au lieu de fuir, l’animal, ne se dirige-t-il pas direct sur… !
Il s’est avancé pour tenter de le reconnaître / échec.
Mentionnons, pour finir, au chapitre des « marqueurs expressifs », l’utilisation de l’alinéa « à des fins stylistiques » (p. 113) :
[…] – on voyait les silhouettes, les petits nuages de poussière et la couleur fauve et blanche, et les cornes effilées et puis. Et puis. Puis rien. Rien. (Laurent Mauvignier)
À l’inverse, l’écrivain « peut aussi refuser toute structuration du texte par ce procédé visuel, ainsi Claude Simon, Albert Cohen, mais aussi Laurent Mauvignier aujourd’hui » (p. 113).
NB – Mis à part Bleu note, les sources exactes des textes cités ne sont pas fournies dans l’ouvrage.
Cécile Narjoux, La Ponctuation. Règles, exercices et corrigés, coll. « Grevisse langue française », De Boeck-Duculot, 2010, 171 pages. Une deuxième édition (que j’ai retenue en illustration) a paru en 2014.