Points de suspension : pourquoi trois seulement ?

Couverture du roman "Aimez-vous Brahms..", de Françoise Sagan, Julliard, 1959.
Cou­ver­ture du roman Aimez-vous Brahms.., de Fran­çoise Sagan, Jul­liard, 1959.

Aujourd’hui, c’est une évi­dence : les points de sus­pen­sion ne vont que par trois. Il s’agit même d’un signe spé­cial, et non de trois points successifs. 

Mais il n’en a pas tou­jours été ainsi. 

« […] le nombre de points for­mant ce signe ne fut pas fixé d’emblée. En ces temps moins stan­dar­di­sés, il variait selon l’inspiration de l’auteur ou du typo­graphe, pou­vant aller jusqu’à six ou sept d’affilée. Il s’est sta­bi­li­sé à quatre, puis à trois au xxe siècle, dans un éla­gage conti­nu. » — Oli­vier Hou­dart et Syl­vie Prioul1

Dans la Marche typo­gra­phique de Jules Pin­sard (1907, p. 6), que j’ai récem­ment consul­tée à la biblio­thèque For­ney, j’ai encore trouvé : 

« Les Points de sus­pen­sion (…), (.….) ne s’emploient jamais qu’en nombre impair, trois ou cinq. »

À l’inverse, Jacques Drillon rap­pelle qu’en 1959 Fran­çoise Sagan avait deman­dé à son édi­teur, Jacques Jul­liard, deux points à son titre, Aimez-vous Brahms.. (pho­to ci-des­sus). « Mais sa consigne n’a pas été long­temps res­pec­tée : son édi­teur avait dû la trou­ver un peu pué­rile2. »

On trouve ce même double point dans la pre­mière édi­tion des Poèmes de Léon-Paul Fargue (1912). « Tout ça c’est des manies », aurait com­men­té André Gide, selon le récit qu’en donne Fargue dans une lettre à Vale­ry Lar­baud, citée par Drillon (p. 406).

"Poèmes" de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23
Extrait des Poèmes de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23.

  1. L’Art de la ponc­tua­tion, Points, 2016, p. 71. ↩︎
  2. Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1991, p. 137. ↩︎

“Puis” en début de phrase peut-il être suivi d’une virgule ?

Puis a un sta­tut par­ti­cu­lier. C’est un adverbe de temps1 (équi­va­lant à ensuite), mais « il s’emploie tou­jours, en fran­çais com­mun, dans le contexte d’une coor­di­na­tion, et il se place entre les élé­ments coor­don­nés, ce qui fait qu’on le range sou­vent par­mi les conjonc­tions de coor­di­na­tion » (Gre­visse, 1005, g2). 

En début de phrase, il est rare­ment sui­vi d’une vir­gule, mais ce n’est pas inter­dit. En tant que « char­nière tem­po­relle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3

« […] puis peut por­ter un accent tonique, être sui­vi d’une pause dans l’o­ral et d’une vir­gule dans l’é­crit […] » (Gre­visse, loc. cit.).

On en trouve des exemples dans la lit­té­ra­ture. En voi­ci trois, tirés du Grand Robert :

Puis, il repar­tit, avec une furie nou­velle, jetant un chiffre de la main à chaque enché­ris­seur, sur­pre­nant les moindres signes, les doigts levés, les haus­se­ments de sour­cils, les avan­ce­ments de lèvres, les cli­gne­ments d’yeux […] 
— ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.

[…] Mora­va­gine se signa lon­gue­ment devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiet­tée de zakous­kis et but une grande tasse d’al­cool, retour­na devant les icônes, com­man­da un borchtch4, vint s’as­seoir à ma table, allu­ma sa courte pipe en jurant, croi­sa ses jambes et enta­ma un long mono­logue à haute voix. 
— B. CENDRARS, Mora­va­gine, in Œuvres com­plètes, t. IV, p. 165.

Quand il connut la nou­velle, le capi­taine Ray­mond Dronne, du régi­ment de marche du Tchad, don­na cal­me­ment ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décro­cha le rétro­vi­seur de son com­mand-car et l’at­ta­cha à une branche de pom­mier. Et il entre­prit de tailler sa flo­ris­sante barbe rousse. 
— D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.

En com­plé­ment, ajou­tons que, au sens tem­po­rel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Gre­visse, loc. cit.) :

Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […] 

C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aus­si­tôt elles se fondent (A. Bre­ton, Nad­ja, p. 99)5.

Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est sou­vent sui­vi d’une vir­gule : 

— Pour­quoi aurait-elle fait l’a­mour si vite, quelques minutes après vous avoir ren­con­tré ?
— Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça dés­in­hibe, c’est cer­tain.
— Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.

Cet article m’a été ins­pi­ré par une consœur qui trou­vait cette vir­gule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lec­ture de l’article, a com­men­té : « Puis sans vir­gule me semble… tout nu ! » Une nou­velle preuve que, selon nos lec­tures, nous avons une image dif­fé­rente de la langue française. 


  1. Plus rare­ment adverbe de lieu : Der­rière lui était assis un tel, puis un tel. — Wik­tion­naire. ↩︎
  2. Le Bon Usage, De Boeck-Ducu­lot, 14e éd., 2008. ↩︎
  3. Voir La vir­gule et les char­nières, Vitrine lin­guis­tique. Der­nière mise à jour en 2014. Consul­té le 10 jan­vier 2024. ↩︎
  4. Variante gra­phique de bortsch. ↩︎
  5. Exemples don­nés par Gre­visse. ↩︎
  6. Exemple tiré du Grand Robert. ↩︎

Le général de Gaulle défend ses virgules

Le géné­ral de Gaulle écri­vant ses Mémoires à la Bois­se­rie (Colom­bey-les-Deux-Églises), 1954. © Paris-Match. Source : Fon­da­tion Charles de Gaulle.

Dans un livre, Mar­cel Jul­lian (dia­lo­guiste, écri­vain et homme de télé­vi­sion) évoque « ce cor­rec­teur d’imprimerie1, sou­cieux de rigueur typo­gra­phique, qui avait chan­gé la place de chaque vir­gule dans les Dis­cours et Mes­sages de Charles de Gaulle ». 

Il pour­suit : « J’avais vu le géné­ral. De sa plume, une à une, il les avait réta­blies là où il le vou­lait et pour une rai­son qui lui était propre : elles scan­daient son phra­sé. Il s’était même astreint à me démon­trer, de vive voix, que leur mau­vais usage per­met­tait, seul, une res­ti­tu­tion de son dis­cours. 
— Écou­tez… si je le lis comme votre cor­rec­teur l’a écrit, vous ne recon­nais­sez plus de Gaulle… »

Courte sup­plique au roi pour le bon usage des énarques, Maza­rine, 1979.

J’ai déjà don­né mon point de vue sur cette question : 

On peut lire en complément : 

Article mis à jour le 29 sep­tembre 2023.


Les parenthèses encadrant de l’italique doivent-elles être en italique ?

Comme nous allons le voir, les res­sources à la dis­po­si­tion du cor­rec­teur sont contra­dic­toires sur cette ques­tion, ain­si qu’au sujet des cro­chets et des guillemets. 

En ce qui concerne le style des paren­thèses, la règle que j’ai apprise à mes débuts et que j’ai vu lar­ge­ment pra­ti­quer – notam­ment dans la presse et dans les pièces de théâtre – est celle don­née par Louis Gué­ry2 : 

Lorsque tous les mots à l’intérieur de la paren­thèse sont en ita­lique dans un texte en romain, les paren­thèses se com­posent en ita­lique, l’inverse étant vrai : 
➠ Il rou­la sa busse (sic) jusqu’à l’entrée de la cave. 
➠ C’est ce que l’on attend main­te­nant (à suivre).

Lorsque, à l’intérieur de la paren­thèse, des mots sont com­po­sés en romain et d’autres en ita­lique, on com­po­se­ra les deux paren­thèses dans le carac­tère domi­nant :
➠  … (qui devien­dra au fil des ans un sacré rifi­fi).

En aucun cas, on ne com­po­se­ra une paren­thèse en romain et l’autre en italique.

De même, dans le vieux Code typo­gra­phique3, on trou­vait (§§ 54, 55 et 99) les exemples suivants : 

M. Valois — Je suis sur­pris. (Bruit.)
Il attei­gnit enfin le troi­sième étage. (À suivre.)
Nous nous rat­trap­pe­rons (sic).
Quelle hor­reur !… (Elle recule épou­van­tée.)

L’ou­vrage expli­quait cette appa­rente inco­hé­rence comme suit (§ 99, p. 105) : 

Les paren­thèses ren­fer­mant une phrase ou une par­tie de phrase entiè­re­ment en ita­lique peuvent être en ita­lique ou en romain, mais, si le mot ini­tial ou final est en romain, les deux paren­thèses seront obli­ga­toi­re­ment en romain4.

L’é­di­tion de 1997 ajoute, dans une rédac­tion moder­ni­sée (§ 150, p. 137) : « Cette règle est la même pour tout carac­tère d’une famille ou d’un style dif­fé­rent de celui du texte. » On peut en déduire que cela est valable pour le gras, usage que j’ob­serve très rare­ment, mais que recom­mande le Qué­bé­cois Guy Connol­ly sur son site5.

Chez Charles Gou­riou, on peut lire pareille­ment (§ 206, p. 96) :

Les paren­thèses qui encadrent un texte en ita­lique ou en carac­tères gras devraient nor­ma­le­ment6 se com­po­ser dans le même corps7 : 
➠ Par­bleu ! (Il sou­rit.) Regardez. 

Il prend la peine de pré­ci­ser : « Cepen­dant, si cet usage a été régu­liè­re­ment omis, on ne le réta­bli­ra pas à la cor­rec­tion.»

Avis divergents

En effet, cer­tains édi­teurs font un autre choix, celui que pré­co­nise notam­ment la Vitrine lin­guis­tique (Cana­da)8 :

[…] les paren­thèses sont de pré­fé­rence dans la même face9 que la phrase prin­ci­pale et non des mots mis entre paren­thèses. Ain­si, dans les indi­ca­tions aux lec­teurs, les des­crip­tions scé­no­gra­phiques et les jeux de scène, les paren­thèses se com­posent en romain, alors que le reste est en ita­lique. Dans les ren­vois à d’autres sec­tions d’un ouvrage, seul le titre ou mot fai­sant l’objet du ren­voi est en ita­lique ; le reste est en romain, y com­pris les paren­thèses. Quant aux cro­chets, ils res­tent géné­ra­le­ment en romain, que le texte soit en romain ou en ita­lique (notons tou­te­fois que les conven­tions typo­gra­phiques sur les cro­chets ne sont pas uni­formes d’un ouvrage à l’autre).

Pour Jacques Drillon, c’est le seul choix de bon sens (p. 277, § 28) : 

[…] si le début de la paren­thèse est en romain, et la fin en ita­lique, il est impos­sible d’adopter un sys­tème cohé­rent… Tan­dis que si l’on observe la règle qui veut qu’un signe de paren­thèse soit impri­mé dans le corps du texte géné­ral, la dif­fi­cul­té tombe d’elle-même. C’est l’opinion de Jean-Pierre Coli­gnon10 et de nom­breux autres correcteurs […]

Concer­nant l’usage très répan­du dans les jour­naux de mettre les cita­tions en ita­lique, y com­pris les guille­mets qui les encadrent, Drillon a un avis tout aus­si tran­ché (p. 325, § 25) : 

C’est une cou­tume illo­gique, puisque les guille­mets appar­tiennent au dis­cours géné­ral de l’auteur, non à la par­tie entre guillemets. 

J’ai eu un client qui sui­vait l’a­vis de Drillon, mais c’est peu courant. 

Quand le cor­rec­teur est déci­sion­naire de ces choix typo­gra­phiques, il est sans doute plus simple pour lui de lais­ser tous les signes de ponc­tua­tion dans le style prin­ci­pal du texte, qu’il s’agisse des signes iso­lés comme la vir­gule ou des signes allant par paire. Cela évite bien des hésitations. 

Dans les faits, il doit le plus sou­vent se confor­mer à la marche de chaque éditeur. 

J’a­jou­te­rai, cepen­dant, qu’il est pour moi sur­pre­nant qu’au­cune des sources que j’ai consul­tées ne men­tionne la dif­fi­cul­té pra­tique que peut repré­sen­ter, avec cer­taines polices, l’as­so­cia­tion d’un texte en ita­lique et de paren­thèses en romain. Le pro­blème est par­ti­cu­liè­re­ment appa­rent avec le Garamond : 

En Gara­mond, par défaut, la paren­thèse romaine fer­mante entre en conflit avec le texte ita­lique. La paren­thèse ita­lique le touche, ce qu’il vaut mieux cor­ri­ger également.

Il faut alors « jeter un peu de blanc » avant la paren­thèse fer­mante, comme le recom­mande Lacroux (s.v. Paren­thèses).

Dans le logi­ciel InDe­si­gn, avant la paren­thèse ita­lique, j’ai ajou­té 90 d’ap­proche, alors qu’a­vec la paren­thèse romaine, j’ai dû ajou­ter 270, et cela crée un fâcheux espace au pied du f.

Mais, à l’ère de la PAO, rares sont les pro­fes­sion­nels de l’é­di­tion qui se donnent encore la peine de tels réglages manuels…

☞ Lire aus­si La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Ponctuation et italique : aux sources de la règle

La ques­tion esthé­tique du mélange de signes de ponc­tua­tion romains et ita­liques n’est pas à réser­ver à « l’homme de goût » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur) ou à « quelques lec­teurs vétilleux » (Lacroux)… Il suf­fit de s’y inté­res­ser un peu. Com­pa­rons deux polices, Gara­mond et Cambria :

Polices Gara­mond (en haut) et Cam­bria (en bas). 

On constate aisé­ment que la rup­ture de style que consti­tue le point-vir­gule romain entre deux mots en ita­lique est plus nette dans une police très cur­sive comme le Garamond. 

On note aus­si que le point ita­lique en Cam­bria est bien des­si­né en oblique, contrai­re­ment au point romain (ce n’est donc pas tou­jours « kif-kif »).

De plus, le point ita­lique est pla­cé légè­re­ment plus près du t que le point romain (voir l’exemple en Gara­mond ci-contre).

Je pen­sais confu­sé­ment que l’exception dont fait sou­vent l’objet la vir­gule (ain­si que le point et les points de sus­pen­sion, mais ils se remarquent moins) tenait au fait qu’elle est col­lée au mot pré­cé­dent et « accom­pagne » son mou­ve­ment, en quelque sorte. Mais je n’ai pas trou­vé confir­ma­tion de cette hypo­thèse. D’a­bord, parce que les typo­graphes ont long­temps mis de l’es­pace avant la vir­gule (lire Espa­ce­ment de la ponc­tua­tion en fran­çais) ; ensuite, parce que l’usage dif­fé­rait selon les impri­meurs (voire selon leurs dif­fé­rents com­po­si­teurs ?) ou par­fois même à l’in­té­rieur d’un ouvrage.

Quelques exemples

Dans le manuel de A. Frey (183511), la ponc­tua­tion, qu’elle soit haute ou basse, reste en romain après des mots en italique :

Pre­mière ligne : le point-vir­gule après cur­sive est en romain. Troi­sième, qua­trième et sixième lignes : la vir­gule sui­vant un mot en ita­lique est en romain.

Chez Jules Claye (187412), la ponc­tua­tion est oblique quand le texte qui pré­cède est oblique.

Toutes les vir­gules sui­vant de l’i­ta­lique sont com­po­sées dans le même caractère.

À la même époque, on trouve à la fois des vir­gules romaines chez Littré : 

Dic­tion­naire de la langue fran­çaise, 1873-1874.

et des signes de ponc­tua­tion ita­liques (ici, un point-vir­gule) chez Flaubert : 

Madame Bova­ry, 2e par­tie, ch. X, [1857], 2e éd., 1878.

Une règle, enfin

C’est chez G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (188013) que j’ai trou­vé une pre­mière men­tion de la règle encore men­tion­née dans notre vieux Code typo­gra­phique14 : « La ponc­tua­tion, quelle qu’elle soit, doit être romaine après le romain, ita­lique après l’italique. »

Lui-même admet déjà répondre en pre­mier lieu à un objec­tif esthé­tique. « La règle qui nous occupe est, dit-il, une de celles qui ont pour objet la satis­fac­tion du coup d’œil ; mais elle ne s’accorde pas tou­jours avec la rai­son […] », et il est « for­cé d’ad­mettre une excep­tion en faveur des textes trai­tant spé­cia­le­ment de lin­guis­tique […] dans les­quels l’italique vise presque tou­jours uni­que­ment les mots à l’exclusion de la ponctuation ». 

Mal­gré tout, il sou­hai­te­rait voir sa règle una­ni­me­ment appliquée : 

En ce qui concerne l’emploi des vir­gules ita­liques, il règne mal­heu­reu­se­ment, dans la plu­part des impri­me­ries, pour ne pas dire dans toutes, une trop grande indif­fé­rence de la part du com­po­si­teur. L’expérience nous prouve tous les jours com­bien il est dif­fi­cile d’atteindre ici la per­fec­tion. Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. L’observation de la règle sur ce point a pour nous une réelle impor­tance, parce que l’écueil est à chaque pas, parce qu’il ne se pré­sente que deux che­mins éga­le­ment faciles à suivre, l’un bon, l’autre mau­vais, et que le choix de l’un ou de l’autre est trop sou­vent sou­mis aux caprices du hasard, source d’un désordre perpétuel.

Un remède oublié

Grâce à lui, j’ai décou­vert qu’une solu­tion ori­gi­nale – et per­due depuis – a été ima­gi­née à son époque :

C’est la dif­fi­cul­té d’obvier à ce mélange qui a fait adop­ter depuis quelque temps, dans cer­taines fontes, un genre de vir­gules mixtes, dont l’œil n’est ni tout à fait romain, ni tout à fait ita­lique. Nous approu­vons fort ce sys­tème, qui, n’ayant rien de cho­quant en lui-même, a l’immense avan­tage de parer à l’inconvénient que nous signalons.

Dans une note, il affirme : « La sep­tième édi­tion du Dic­tion­naire de l’Académie (1877) [sic, 1878] a été com­po­sée entiè­re­ment avec des vir­gules mixtes. »  Cela a piqué ma curio­si­té, qui s’est trou­vée en par­tie déçue, car dès la défi­ni­tion du mot vir­gule j’ai trou­vé un mélange de styles :

Vir­gule romaine (ou « mixte » ?) après vir­gule ; vir­gule ita­lique après « saillie ». La belle ambi­tion de cohé­rence semble avoir été trom­pée par le tra­vail des compositeurs…

Pour ma part, afin d’é­vi­ter les « caprices du hasard » et le « désordre per­pé­tuel », je recom­mande, contrai­re­ment à Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, de lais­ser la ponc­tua­tion dans le style du texte prin­ci­pal. La « satis­fac­tion de l’œil », en soi déjà dis­cu­table (car si une vir­gule ita­lique est en cohé­rence avec le texte ita­lique qui pré­cède, elle est inco­hé­rente avec le romain qui suit), me paraît ici moins impor­tante que la rigueur du sens com­mu­ni­qué par la typographie.

☞ Lire aus­si l’ar­ticle prin­ci­pal sur ce sujet : La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


La virgule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?

« Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. » — G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (188015)

Com­ment le cor­rec­teur doit-il agir quand une vir­gule suit un texte en ita­lique ou en gras (ou les deux à la fois) ? Celle-ci doit-elle se confor­mer au style du texte en question ?

Une règle simple se trouve dans Le Ramat euro­péen de la typo­gra­phie, adap­té par Romain Mul­ler (p. 88, « Faces de la ponctuation ») :

La ponc­tua­tion se met dans la face16 de la phrase ou par­tie de phrase à laquelle elle appartient.

➠ La cen­tième par­tie de l’euro est le cen­time ; la cen­tième par­tie de la livre est le pen­ny.
Le point-vir­gule et le point sont en romain.
➠ Le titre du livre est le sui­vant : Le théâtre aujourd’hui ; son rôle dans la socié­té.
Le deux-points est en romain, le point-vir­gule est en ita­lique, le point est en romain. 

Pour la plu­part des gens, pro­fes­sion­nels ou non, « un point romain et un point ita­lique, ça doit être kif-kif », comme le dit quel­qu’un dans le forum Typo­gra­phie… Mais pour­sui­vons notre lec­ture de Ramat-Muller : 

Fau­tif : Il convient d’être très atten­tif, car c’est un tra­vail de pré­ci­sion. 
Cor­rect :  Il convient d’être très atten­tif, car… 
Fau­tif :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très atten­tif !
Cor­rect :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très attentif !

Cette règle est celle que j’applique dans les tra­vaux où j’ai le contrôle com­plet de la typo­gra­phie. Elle a l’a­van­tage de ne souf­frir ni excep­tion ni ambi­guï­té. « C’est la façon de faire la plus nor­male et celle qu’on devrait pré­fé­rer », écrit aus­si la Vitrine lin­guis­tique17.

C’est éga­le­ment le choix de Jean-Pierre Lacroux (s.v. Ponc­tua­tion) :

Après une por­tion de phrase com­po­sée en ita­lique (mots étran­gers, titres, etc.), la ponc­tua­tion sera com­po­sée en romain si elle n’appartient pas à l’élément ain­si mis en évi­dence : « Quel est le deuxième lied du cycle Die schöne Mül­le­rin ? — Il me semble que c’est Wohin ? »

De même pour Charles Gou­riou (§ 41, p. 13), qui ne men­tionne, lui, que la ponc­tua­tion haute (; : ! ?).

Avis divergents

Cepen­dant, notre vieux Code typo­gra­phique18 pres­cri­vait l’in­verse dans un nota (§ 105, p. 108) : 

Il est d’u­sage d’employer les signes de ponc­tua­tion du même œil que le mot qui les pré­cède, sur­tout quand il s’a­git d’i­ta­lique ou de carac­tères gras :
➠ Fal­lait-il écrire la loca­tion ou l’al­lo­ca­tion ?
➠ On dis­cu­ta long­temps sur Tar­tuffe ; d’autre part, on tom­ba d’ac­cord sur…

D’autres font une excep­tion pour la seule vir­gule ou pour toute la « ponc­tua­tion basse » (vir­gule, point, points de sus­pen­sion). « Peut-être pour des rai­sons de com­mo­di­té » (Vitrine lin­guis­tique), le plus sou­vent avec des argu­ments esthé­tiques19.  

Aurel Ramat lui-même, dans son manuel (l’é­di­tion qué­bé­coise, donc), écrit (p. 192) : « La ponc­tua­tion basse reste tou­jours dans la même face que le mot qui la pré­cède, qu’elle appar­tienne au mot ou au reste de la phrase. »

« Tou­te­fois, objecte le Bureau de la tra­duc­tion20 (Cana­da), si l’on applique à la lettre cette règle de typo­gra­phie, on devrait écrire :
➠ Vous avez le choix d’utiliser les styles de police sui­vants : gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
Il semble plus logique dans un cas comme celui-là de mettre les signes de ponc­tua­tion en carac­tères ordinaires. »

Laquelle des options ci-des­sous est la meilleure ? 
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.

C’est une ques­tion d’appréciation per­son­nelle. Je choi­sis la seconde.

Je ne pra­tique qu’une excep­tion, pour les intro­duc­teurs en gras, car je consi­dère que le deux-points qui les suit leur appar­tient. Choix vali­dé par le Bureau de la traduction : 

On met géné­ra­le­ment en gras le deux-points qui suit un mot ou une expres­sion en gras en début de phrase :
Remarque : Ce terme est consi­dé­ré comme vieilli.

Pour être exhaus­tif, il faut aus­si noter, tou­jours sous la plume du Bureau de la traduction :

Par sou­ci de sim­pli­fi­ca­tion et d’économie de temps, on admet […] de mettre les vir­gules en ita­lique après chaque nom d’une énu­mé­ra­tion : 
➠ Les noms qui riment avec le son -on, comme jam­bon, lar­don, pois­son, carillon, bou­ton, etc., ne peuvent pas être uti­li­sés dans l’exercice. 

J’avoue me lais­ser aller à ce genre de faci­li­té… ce qu’admet aus­si Lacroux, dans une dis­cus­sion21 : 

[…] dans une énu­mé­ra­tion de termes com­po­sés en ita­lique, pour­quoi se fati­guer à réin­tro­duire du romain à chaque vir­gule alors que l’ital coule de source et que sa bizar­re­rie « séman­tique » n’apparaîtra qu’à quelques lec­teurs vétilleux […]

Je donne ici une règle qui a l’a­van­tage d’être facile à appli­quer, mais je ne suis pas pour autant insen­sible à l’as­pect esthé­tique de la ques­tion. J’y reviens donc dans un billet plus his­to­rique, Ponc­tua­tion et ita­lique : aux sources de la règle.

☞ Pour faire le tour com­plet de la ques­tion, lire aus­si Les paren­thèses enca­drant de l’i­ta­lique doivent-elles être en italique ?


☞ Pour les réfé­rences des auteurs cités ne figu­rant pas dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Illus­tra­tion du haut emprun­tée au site Estan­darte.

Des guillemets anglais avec espace ?!

guillemets anglais

On vous a appris qu’il fal­lait tou­jours col­ler les guille­mets anglais. Pen­dant trente ans, vous avez appli­qué la règle sans réflé­chir – d’au­tant que vos études d’an­glais vous l’a­vait confir­mée. Et puis, un jour, inno­cem­ment, vous lisez chez Jean-Pierre Coli­gnon18 :

En prin­cipe, le guille­met anglais ouvrant est pré­cé­dé d’une espace forte, et sui­vi d’une espace fine ; le guille­met anglais fer­mant est pré­cé­dé d’une espace fine, et sui­vi d’une espace forte. Dans la réa­li­té, ils sont col­lés au mot qu’ils pré­cèdent ou qu’ils suivent. Quant aux guille­mets alle­mands, on adopte la même démarche que pour les anglais.

Vous cou­rez alors chez Jacques Drillon, qui vous laisse sur votre faim. À la suite de la règle pour les guille­mets fran­çais, il ajoute seule­ment22 : « Quand il s’a­git de guille­mets anglais, la règle est moins constante. »

Pour enfon­cer le clou, dans la touf­feur d’un same­di soir d’é­té, vous décou­vrez chez Jan Tschi­chold (1902-1974)23 : « […] il faut recom­man­der l’u­sage des espaces, afin que les guille­mets [alle­mands ou anglais] ne finissent pas par deve­nir des apostrophes. »

Il n’a donc pas été suivi.

« Le nez de Cléo­pâtre : s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. »


Illus­tra­tion : guille­mets anglais emprun­tés au blog de Domi­nic Bel­la­vance.

Une lecture rapide de “La Ponctuation” par Cécile Narjoux

"La Ponctuation", Cécile Narjoux, De Boeck-Duculot, 2014

À la média­thèque Ver­laine de Metz, je suis tom­bé sur ce cahier spé­cia­li­sé ven­du sous la marque « Gre­visse » par De Boeck-Ducu­lot. La curio­si­té m’a pous­sé à le par­cou­rir. Le cor­rec­teur qui a déjà lu Coli­gnon et Drillon (☞ voir La biblio­thèque du cor­rec­teur) n’y appren­dra rien de fon­da­men­tal, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de typo­graphe (il n’est jamais ques­tion d’espace forte et fine, par exemple) et qu’il est assez mal relu (appels de note erro­nés et mal pla­cés, doubles espaces, coquilles diverses), ce qui est tou­jours un comble pour un ouvrage de ce type, « des­ti­né à tous ceux pour qui le bon usage de la langue fran­çaise est une néces­si­té et un plaisir ».

Mais Cécile Nar­joux, spé­cia­liste de lit­té­ra­ture fran­çaise contem­po­raine, et autrice du res­pec­table Gre­visse de l’é­tu­diant pour la même mai­son d’édition, pré­sente quelques exemples inté­res­sants tirés de textes récem­ment publiés. Exemples par­fois auda­cieux, voire expé­ri­men­taux, car la lec­ture s’y trouve plus entra­vée que faci­li­tée par la ponc­tua­tion. J’en ai rete­nu un petit nombre, les plus sai­sis­sants à mes yeux, que j’ai pas­sés en ita­lique pour plus de lisibilité. 

Absence de guillemets :

Il répète, C’était le soir, on avait pas­sé l’après-midi sur la plage. (Annie Sau­mont, citée p. 75)

Georges s’était dit. Si je trouve sa mai­son, je cher­che­rai sa boîte. (Chris­tian Gailly, ibid.)

Absence de tirets de dialogue :

Com­ment t’as payé ? 
Elle te plaît ? 
C’est pas la ques­tion. 
C’est quoi la ques­tion ?
(Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 94) 

À pro­pos des points de sus­pen­sion, Cécile Nar­joux déclare : « Mais aujourd’hui on observe un repli de ce signe, auquel les écri­vains contem­po­rains semblent pré­fé­rer le point final. » N’est-ce pas une géné­ra­li­sa­tion hâtive ?  Exemple :

– Atten­dez, si je confirme. Si je. Que je. Vous vou­lez que je. Moi, que je dise. Et que je confirme oui, ici, ce qui s’est pas­sé ici. On ne va pas par­ler de ça, pas ici, c’est pas pos­sible, on ne va pas. (Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 99)

Elle cite aus­si des extraits de Bleu note de Fré­dé­ric Léal (P.O.L), où la barre oblique « prend la valeur de divers signes de ponc­tua­tion, voire de cer­tains mots. Elle mani­feste assu­ré­ment une acti­vi­té de l’énonciateur qui per­turbe les habi­tudes de lec­ture du lec­teur en l’obligeant à un impor­tant tra­vail d’interprétation du texte. » (p. 102) Deux extraits : 

Mais / au lieu de fuir, l’a­ni­mal, ne se dirige-t-il pas direct sur… !

Il s’est avan­cé pour ten­ter de le recon­naître / échec.

Men­tion­nons, pour finir, au cha­pitre des « mar­queurs expres­sifs », l’uti­li­sa­tion de l’alinéa « à des fins sty­lis­tiques » (p. 113) :

[…] – on voyait les sil­houettes, les petits nuages de pous­sière et la cou­leur fauve et blanche, et les cornes effi­lées et puis.
Et puis. Puis rien.
Rien.
(Laurent Mauvignier) 

À l’inverse, l’écrivain « peut aus­si refu­ser toute struc­tu­ra­tion du texte par ce pro­cé­dé visuel, ain­si Claude Simon, Albert Cohen, mais aus­si Laurent Mau­vi­gnier aujourd’hui » (p. 113). 

NB – Mis à part Bleu note, les sources exactes des textes cités ne sont pas four­nies dans l’ouvrage.


Cécile Nar­joux, La Ponc­tua­tion. Règles, exer­cices et cor­ri­gés, coll. « Gre­visse langue fran­çaise », De Boeck-Ducu­lot, 2010, 171 pages. Une deuxième édi­tion (que j’ai rete­nue en illus­tra­tion) a paru en 2014. 

L’absence de virgule chez Marie-Hélène Lafon

Dans l’excellent roman His­toire du fils de Marie-Hélène Lafon – grande sty­liste, dont j’avais déjà beau­coup aimé Nos vies –, on trouve un usage fré­quent de l’absence de vir­gule, qui me paraît inté­res­sant. Cela a pour fonc­tion de grou­per des mots en un tout cohé­rent, pen­sé ou expri­mé sans pause. Cela per­met aus­si de ne pas mul­ti­plier les sépa­ra­tions entre deux élé­ments de phrase déjà sépa­rés par une vir­gule. Voi­ci quelques exemples de ce procédé. 

Pour expri­mer une action continue : 

« […] quand Antoi­nette vivait avec eux à Chan­te­relle, il la fai­sait rire avec ce qu’elle appe­lait ses folies, et elle riait elle riait, elle pleu­rait aus­si du coin des yeux à force de rire tel­le­ment […] » (p. 14)

Quand des sen­sa­tions défilent : 

« Mou­rot patrouille dans les rangs, il ne sent pas bon. Paul hésite, beurre rance poi­reaux vinai­grette vieille soupe, des relents de nour­ri­ture, les stig­mates d’une vie étri­quée, recuite et réchauf­fée. » (p. 29)

Pour don­ner une impres­sion d’ensemble : 

  • « […] un charme qui n’avait pas de nom et qui leur tenait au corps. C’était dans leurs attaches, épaules poi­gnets che­villes, fortes et fines à la fois […] » (p. 31)
  • « Il n’aimait pas ces eaux noires qui creusent des abîmes dans la nuit. Il avait choi­si la lumière le chaud le jour la joie. » (p. 53)
  • Les amis, deux frères noueux noi­rauds énig­ma­tiques, dotés d’un fort accent ita­lien […] (p. 150)

Le pro­cé­dé est par­fois jus­ti­fié dans le texte : 

  • « La ques­tion le sai­sit ; il sent, avec ses jambes ses bras son ventre, qu’elle est trop grande pour lui. Il se débat, il pense à la gram­maire que le maître d’école leur apprend. Il aime l’école le maître la gram­maire, et les autres matières, il est d’accord pour tout. » (p. 60)
  • « Il devint atten­tif à la voix, grave voi­lée chaude moi­rée velou­tée. Il épui­sa ses adjec­tifs. » (p. 38)
  • « […] elle n’avait jamais été enceinte, pour­quoi main­te­nant ; et de cet homme, elle hési­tait sur le mot, homme jeune homme amant gaillard voyou, elle hési­tait sur le mot mais se ren­dait à l’évidence ; de tous les mâles qui avaient tra­ver­sé sa vie, Paul Lachalme était le moins capable de faire un père […] » (p. 77)
  • « Elle avait jeté d’un seul élan, comme on récite un poème devant le maître et la classe, sans le regar­der, sans res­pi­rer, et sans bou­ger, le corps vrillé, ta mère m’a dit hier pour ton père, il s’appelle Paul Lachalme il est né en 1903 il a qua­rante-sept ans seize ans de moins qu’elle ils se sont connus à Aurillac au lycée de gar­çons il est avo­cat il vit à Paris bou­le­vard Ara­go dans le qua­tor­zième arron­dis­se­ment au 34 il a une mai­son et des biens de famille un hôtel des terres à Chan­te­relle dans le Can­tal. » (p. 54)

Autre exemple de phrase jetée : 

« Il chan­ce­lait, elle l’avait sai­si aux épaules, ils étaient de même taille. Elle avait enfon­cé en lui l’éclat cru de ses yeux clairs, elle avait dit, d’une voix presque rieuse, recou­chez-vous jeune homme on est presque tou­jours ban­cal sur trois jambes. » (p. 39)

Un der­nier exemple, où le pro­cé­dé est employé deux fois de suite : 

« […] une après-midi qui comp­te­ra dans sa vie, il le sait il le sent, c’est un aiguillage une fron­tière un seuil. » (p. 160)


Marie-Hélène Lafon, His­toire du fils, Buchet-Chas­tel, 2020, 170 pages, récom­pen­sé du prix Renaudot.

Quelques observations sur le métier de correcteur, 1888

Page de titre du livre d'Émile Désormes "Notions de typographie à l'usage des écoles professionnelles", 1888

En 1889, Émile Desormes, direc­teur tech­nique de l’école Guten­berg, à Paris, publie Notions de typo­gra­phie à l’usage des écoles pro­fes­sion­nelles (la 3e édi­tion, de 1895, est télé­char­geable à L’Armarium). Sur les 500 pages que compte l’ouvrage, 40 sont consa­crées à la lec­ture des épreuves (p. 260-300). Je repro­duis ci-des­sous quelques obser­va­tions qui me semblent tou­jours inté­res­santes pour le cor­rec­teur, même si la dif­fu­sion de codes typo­gra­phiques24 et de dic­tion­naires maniables a, depuis lors, consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré l’exer­cice de son métier.

Généralités sur la lecture des épreuves

La lec­ture des épreuves est un tra­vail des plus ardus, et il n’est pas rare, si la même per­sonne lit en pre­mière, en seconde et en revi­sion, qu’elle laisse pas­ser des fautes gros­sières si elles lui ont échap­pé une pre­mière fois : la fatigue céré­brale que pro­cure la lec­ture réité­rée et atten­tive d’un même ouvrage ayant pour effet d’habituer à ces fautes l’œil et la pen­sée elle-même. 
Il est donc néces­saire, si l’on veut évi­ter des acci­dents sou­vent irré­mé­diables, de confier à autant de per­sonnes dif­fé­rentes cha­cune des espèces d’épreuves, heu­reux même si, en employant ce moyen, on ne laisse rien échap­per. 
Jusqu’à ce jour, on n’est pas encore arri­vé à éta­blir pour la cor­rec­tion une marche uni­forme, sui­vie et adop­tée par toutes les impri­me­ries, on s’en éloigne au contraire tous les jours : chaque mai­son ayant sa manière de tour­ner les guille­mets, de ponc­tuer, de ren­fon­cer, d’espacer. Les unes veulent l’espace fine avant la vir­gule25 et les autres la rejettent ; ici on abuse du moins26 et là de la vir­gule ;27 ailleurs, on cor­rige d’après l’Académie, et, dans la mai­son d’à-côté, d’après Larousse ; en un mot, autant d’imprimeries, autant de façons dif­fé­rentes de corriger […]

De la ponctuation 

La ques­tion de la ponc­tua­tion est une des plus gênantes à régler, et nous sommes de ceux qui ne recon­naissent pas aux cor­rec­teurs le droit de la chan­ger quand ils ont affaire à des auteurs qui ont pour habi­tude de la mettre sur leur copie, par la rai­son qu’il est des phrases dont le sens peut chan­ger com­plè­te­ment par le seul dépla­ce­ment ou l’adjonction d’une vir­gule. 
Or, comme le lec­teur d’épreuves ne connaît pas la pen­sée de l’auteur, il est de toute évi­dence qu’il doit appor­ter la plus grand cir­cons­pec­tion dans le dépla­ce­ment ou la sup­pres­sion de la ponc­tua­tion s’il n’est pas au cou­rant des habi­tudes, du carac­tère, ou du tem­pé­ra­ment de l’écrivain. 
C’est sur­tout dans la poé­sie que cette néces­si­té se fait sen­tir et que le droit de l’auteur doit être res­pec­té. C’est qu’ils sont nom­breux, les exemples que l’on  pour­rait citer de désa­gré­ments sur­ve­nus à l’imprimeur du fait même des cor­rec­teurs ; nous n’en vou­lons pour preuve qu’une lettre qu’il nous sou­vient avoir été écrite, en 1875, par Vic­tor Hugo à un célèbre impri­meur qui était son ami, et dans laquelle le maître se plai­gnait que les cor­rec­teurs lui eussent modi­fié, en bon à tirer, toute sa ponc­tua­tion28
Quand un homme comme Vic­tor Hugo se plaint d’un fait pareil, que n’auront pas le droit de dire les nom­breux métro­manes qui cherchent le che­min de la gloire à la lueur de cet astre puis­sant ? 
Il n’en est pas de même si l’auteur donne carte blanche au cor­rec­teur, qui devra ponc­tuer comme il le ferait lui-même. 
Il nous reste peu de chose à dire de la ponc­tua­tion, si ce n’est qu’on ne doit pas abu­ser des vir­gules, qui, trop sou­vent répé­tées, ont l’inconvénient d’alourdir le style et de fati­guer le lec­teur. Il faut pour­tant faire une excep­tion en faveur des ouvrages tech­niques, qui demandent à être lus à tête repo­sée et offrent une grand dif­fi­cul­té de rédac­tion à cause des mêmes expres­sions qui reviennent sous la plume avec une néces­si­té per­sis­tante. Dans ces condi­tions, les vir­gules ont pour consé­quence d’accentuer la pen­sée et de rendre intel­li­gibles les pas­sages les plus ardus. 
Cette dis­tinc­tion, si sub­tile qu’elle soit, est néces­saire, car il est facile à un cor­rec­teur de com­prendre qu’on n’écrit par dans le même style un roman de mœurs et un ouvrage sur la mécanique. 

Noms dont le pluriel est difficile

Desormes pro­duit sur cinq pages une liste de plu­riels de « noms fran­çais et étran­gers, simples ou com­po­sés », jus­ti­fiant ce soin par le fait qu’« il n’est pas don­né à tous les cor­rec­teurs de pos­sé­der un Larousse, un Lit­tré ou un dic­tion­naire de l’Académie » (le pre­mier Petit Larousse, en un volume, n’apparaîtra qu’en 1905). Il la com­mente comme suit.

Les auto­ri­tés aux­quelles nous nous sommes adres­sé, Larousse et Lit­tré, pour éta­blir cette liste de noms, ne sont pas tou­jours d’accord avec l’Académie ; mais com­ment en serait-il autre­ment quand on voit cette der­nière écrire : un panier de rai­sin et un panier de gro­seilles ; un balai de plumes et un lit de plume ;  une fri­cas­sée de pou­lets, comme si l’on ne pou­vait fri­cas­ser un seul pou­let ; des troncs d’arbre, comme si, lorsqu’il y a plu­sieurs troncs, il n’y avait pas plu­sieurs arbres ; un porte-cigares ; un porte-crayon ; des porte-plume, trois mots qui ont entre eux des rap­ports directs et ne s’en écrivent pas moins de quatre manières dif­fé­rentes ? 
L’Académie n’écrit-elle pas aus­si sirop de gro­seilles, com­pote de pommes et gelée de gro­seille, gelée de pomme ? Loin de nous la pen­sée de nous insur­ger contre une ins­ti­tu­tion uni­que­ment com­po­sée d’hommes aus­si ins­truits d’éminents, mais com­ment veut-on qu’un com­po­si­teur, qui compte au plus six ans d’école pri­maire, puisse se recon­naître dans ce dédale de mots dont la nature, le sens et l’emploi sont exac­te­ment les mêmes, et qui pour­tant sont régis par une ortho­graphe si différente ? 

Je n’aborde pas ici les règles typo­gra­phiques pro­po­sées par ce manuel, dont cer­taines pré­sentent une diver­gence avec les règles actuelles. Elles feront éven­tuel­le­ment l’objet d’un billet ultérieur.