
Dans un roman édifiant des années 1930, Henri Sergier, fils d’une riche famille de la capitale, doit révéler à sa mère « des choses assez pénibles » à propos de Richard Bellecourt, « un de [s]es meilleurs camarades de collège » (l’établissement privé catholique Stanislas). Pour avoir placé toute sa fortune dans des mines pétrolifères, « [s]on père s’est ruiné et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponctuation dans les dialogues sont d’origine.)
[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse matérielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état physique où cette détresse l’a jeté !
— Que veux-tu dire ?
— J’ai eu peine à le reconnaître, maman ! Il est en train de gâcher bêtement sa jeunesse et sa santé à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bellecourt possédaient une imprimerie fort bien achalandée, rue Jacob. Cette imprimerie a, naturellement, été vendue par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les propriétaires actuels — d’affreux mercantis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans ressources, était allé leur proposer ses compétences, sais-tu quelle sorte d’emploi ?
— Je crois me souvenir qu’il secondait son père dans la direction de l’imprimerie…
— Oui, bien sûr ! Il aurait pu occuper, après la débâcle, un poste de confiance dans cette maison qui n’était plus la sienne, mais, sous prétexte que les affaires marchaient moins bien, et qu’ils pouvaient tout diriger par eux-mêmes, ils lui ont proposé, ainsi qu’on jette un os à un chien affamé, un vulgaire emploi de correcteur !…
— Qu’est-ce au juste que ce métier ?
— Celui d’un bon ouvrier typographe qui aurait reçu, à l’école primaire, une instruction passable. Si tu avais vu le pauvre sourire de Richard, quand il m’a expliqué qu’il suffisait, pour être correcteur, « de posséder une bonne ortographe [sic], de connaître les signes conventionnels de l’imprimerie, et, par-dessus tout, d’être très méticuleux, très attentif, afin de ne pas laisser passer de « coquilles »…
« Méticuleux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impétueux, cet indépendant, il est devenu méticuleux !…
“Un Richard absolument méconnaissable”
« Tu ne peux comprendre, maman, quelle impression cela m’a causé[e] de le trouver déguisé en prote, dans un affreux réduit comparable à un cachot, prenant jour sur une cour nauséabonde, par une lucarne haut perchée et plein d’une écœurante puanteur de plomb fondu qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était penché au-dessus d’une table grossière, maculée de taches, sur laquelle des paperasses s’éparpillaient. Une cent bougies1 répandait sur les épreuves typographiques son aveuglante clarté. Et c’est cette clarté qui m’a tout d’abord montré un Richard absolument méconnaissable. Ses yeux étaient enfoncés dans les orbites, ses joues creusées et cadavériques et, quand, de surprise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeurées voûtées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le peiner.
« — Que veux-tu, m’a-t-il répondu d’un ton résigné. C’est forcé qu’on s’anémie ici, dans le voisinage de la fondeuse2.
« — Mais pourquoi ne t’a-t-on pas installé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je demandé.
« — Impossible ! Le correcteur doit demeurer à proximité immédiate des ateliers. Cet escalier que tu vois y conduit directement.
« — Alors, pourquoi as-tu accepté ça ?
« — Parce que je ne trouvais pas autre chose, par ces temps difficiles.
« — Comment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ?
« — Eh oui ! avec tout cela…
« — Il souriait avec une amertume qui faisait mal.
« — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons poursuivre cette conversation à l’air libre.
« — Impossible. Il faut attendre midi. Je suis appointé à la semaine et ne puis disposer de mon temps à ma guise.
« Il avait cet air soumis et mélancolique des gens qui travaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai souvent remarqué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro…
« J’ai quitté le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voisin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]
Bertrande Rouzès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.
☞ Voir aussi, notamment, « Souvenirs de Jeanne Humbert, qui fut correctrice après la Seconde Guerre ».
- Une lampe de cent bougies, la bougie étant une « ancienne unité de mesure d’intensité lumineuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
- L’anémie est, en effet, un des symptômes de l’intoxication au plomb ou saturnisme. ↩︎
- En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’Académie, pour Veillées solitaires. ↩︎