Attention aux tests gratuits !

Nombre de cor­rec­teurs et cor­rec­trices se voient pro­po­ser par des clients poten­tiels un test gra­tuit cen­sé vali­der leurs com­pé­tences avant que des mis­sions leur soient confiées. Tes­ter un can­di­dat est admis­sible, mais pas lui envoyer vingt pages ! 

La pra­tique est dou­teuse et déjà ancienne. 

Pour les années 1990, Pierre Lagrue et Sil­vio Mat­teuc­ci1 racon­taient déjà :

Recru­ter un pigiste au sta­tut pré­caire ne néces­si­tait pas une mul­ti­pli­ca­tion d’entretiens et de tests de per­son­na­li­té : on lui fai­sait cor­ri­ger un texte pour véri­fier ses com­pé­tences. Cer­taines mai­sons d’édition vont se ser­vir de ce prin­cipe pour éco­no­mi­ser hon­teu­se­ment un salaire. La manœuvre est simple : plu­sieurs can­di­dats reçoivent cha­cun un frag­ment d’un livre com­plet à cor­ri­ger ; une fois le tra­vail ren­du, il ne reste plus au res­pon­sable d’édition qu’à col­la­tion­ner les épreuves et signer le bon à tirer ; il indique alors à tous les pos­tu­lants que leur com­pé­tence est insuf­fi­sante. Dans la réa­li­té, le gros bou­quin est cor­ri­gé à la per­fec­tion par cette asso­cia­tion d’yeux aigui­sés. Le tour de passe-passe est joué !

L’an der­nier, encore, le syn­di­cat CGT Cor­rec­teurs écrivait : 

[…] des cor­rec­teurs et cor­rec­trices nous alertent sur les mau­vaises pra­tiques de cer­taines mai­sons d’édition qui, dans le cadre d’un pro­ces­sus de recru­te­ment, exigent des can­di­dats qu’ils cor­rigent, en guise de test, plus de 100 000 signes de texte, en pré­pa­ra­tion de copie. Ce qui repré­sente plus de douze heures de tra­vail ! Le tout, non rémunéré.

Atten­tion, donc, aux édi­teurs qui abusent de la microen­tre­prise, « ce fameux régime où les cor­rec­teurs sont pris pour des bananes » (comme l’ont résu­mé nos confrères du Monde.fr, en 2015).


  1. Dans La Cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs et le Livre (un abé­cé­daire inat­ten­du), L’Harmattan, 2017, p. 223. ↩︎

Auteur-éditeur, “un couple infernal” ?

Pho­to d’illus­tra­tion, signée Dzia­na Hasan­be­ka­va (Pexels).

On m’a récem­ment deman­dé, dans un com­men­taire sur Lin­ke­dIn, de m’exprimer sur l’interventionnisme des édi­teurs dans les manus­crits de leurs auteurs. Je ne dis­po­sais pas alors des élé­ments néces­saires. Je viens donc de rédi­ger une réponse mieux infor­mée, essen­tiel­le­ment par un long article de l’u­ni­ver­si­taire Oli­vier Bes­sard-Ban­quy1. Les autres réfé­rences sont pré­ci­sées en note.

En lit­té­ra­ture géné­rale, l’auteur livre géné­ra­le­ment un texte qu’il consi­dère comme ache­vé. L’éditeur, lui, « voit le manus­crit comme le point de départ du tra­vail édi­to­rial, la matière pre­mière à par­tir de quoi […] un volume pour­ra être don­né au public, exploi­té com­mer­cia­le­ment. […]. Ce mal­en­ten­du ori­gi­nel est la source de tous les conflits pos­sibles. » Auteur et édi­teur for­me­raient donc « un couple infer­nal », pour reprendre le titre d’un livre de la jour­na­liste Syl­vie Per­ez2.

Raymond Carver et Gordon Lish
Ray­mond Car­ver et Gor­don Lish. DR. Source : About Wri­ting.

Le phé­no­mène n’est pas nou­veau. Pierre-Jules Het­zel « força[it] Jules Verne à retra­vailler ses œuvres pour res­pec­ter une morale tatillonne ». Gor­don Lish « tailla à l’extrême » dans les nou­velles de Ray­mond Car­ver — ce qui, cepen­dant, fit de lui une star3. Céline, lui, refu­sa d’« éla­guer » le Voyage au bout de la nuit, comme le deman­dait le comi­té de la lec­ture de la NRF, et signa avec Denoël4.

Aujourd’hui, selon Oli­vier Bes­sard-Ban­guy, la pro­duc­tion édi­to­riale fran­çaise se stan­dar­dise. « […] sont […] retra­vaillées toutes les lon­gueurs, les finesses, excrois­sances ou fan­tai­sies, tout ce qui peut être de nature à fati­guer ou décou­ra­ger les lec­teurs impa­tients. Plus la mai­son vise un large public et plus elle éva­cue du texte tout ce qui peut divi­ser plu­tôt que fédé­rer, tout ce qui peut rebu­ter les lec­teurs les moins endu­rants, des consom­ma­teurs de textes, enfants de la socié­té du zap­ping, peu sus­cep­tibles de se concen­trer long­temps sur un écrit ardu, éla­bo­ré, com­plexe. Que reste-t-il de la lit­té­ra­ture telle que les anciens ont pu la conce­voir ? Rien selon les plus alar­mistes des pen­seurs contem­po­rains. Un récit plat, lisse, sans sur­prise, sans ori­gi­na­li­té. “Une lit­té­ra­ture sans esto­mac” comme le dit Pierre Jourde5. »

Je recom­mande à ceux que le sujet inté­resse de lire cet article en entier. Il est accom­pa­gné d’une biblio­gra­phie per­met­tant d’ap­pro­fon­dir la question.

Caroline Coutau
Caro­line Cou­tau. © Romain Gué­lat. Source : Fon­da­tion Lee­naards.

Un article de l’éditrice Caro­line Cou­tau6, paru dans le même numé­ro, est à lire éga­le­ment. Elle y recon­naît que :

« […] les contraintes éco­no­miques faussent la donne et jouent trop sou­vent un rôle dans le par­te­na­riat entre l’auteur et l’éditeur. Les manus­crits dans les­quels on trouve une éner­gie mais aus­si de la paresse, un jaillis­se­ment mais aus­si une pau­vre­té de langue, une ima­gi­na­tion défer­lante mais aucune rigueur, une écri­ture fluide mais peu de prises de risque sont par­fois rete­nus pour des rai­sons qui ont peu à voir avec la lit­té­ra­ture. L’éditeur cherche un pre­mier roman à défendre pour sa ren­trée lit­té­raire, a besoin d’un titre ven­deur parce que sa tré­so­re­rie va mal, alors il se per­suade que tel texte moyen­ne­ment inté­res­sant peut se trans­for­mer en un livre qui plai­ra et se ven­dra. Et alors il publie un texte moyen, gen­ti­ment à la mode, cher­che­ra au mieux à l’améliorer, inter­vien­dra sou­vent trop, et devien­dra comme un pseu­do-démiurge : il joue­ra un rôle de presque pre­mier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture. »

Elle donne ensuite des exemples concrets de son tra­vail avec cer­tains auteurs, aux­quels je vous ren­voie. Dans le der­nier exemple, « à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux par­fait et parce que je suis trop ember­li­fi­co­tée dedans, à trop aimer l’auteur ou la per­sonne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur cor­rec­teur qui se fait sou­vent plu­tôt relec­teur ». Là aus­si, deux exemples suivent, « qui peuvent don­ner une idée d’une cor­rec­tion idéale mais peut-être légè­re­ment exces­sive ».

Mais son point de vue final est celui-ci : 

« L’auteur arrive avec un texte dont il est sou­vent fati­gué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, par­fois il en est très satis­fait, par­fois au contraire il doute beau­coup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une déli­cate opé­ra­tion qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décol­ler, dés­im­bri­quer le texte et son auteur en vue d’une publi­ca­tion. Renon­cer à une scène, modi­fier une phrase, rendre le pro­pos plus ner­veux, don­ner plus de chair à un per­son­nage. Res­ser­rer, cou­per (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni sur­tout que l’auteur ne s’y retrouve plus. »

« Tout est tou­jours pos­sible, conclut, sur une note plus opti­miste, Oli­vier Bes­sard-Ban­quy, et de la ren­contre impro­bable, inat­ten­due, d’un écri­vain d’exception et d’un édi­teur de grand talent peut naître une œuvre qui mar­que­ra l’histoire des lettres […]. »