Delphine de Girardin caricaturée par Le Charivari en 1848.
Au xixe siècle, si l’on voulait écrire et surtout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Courrier de Paris » dans le quotidien de son mari, « Mme Émile de Girardin », prénommée Delphine, avait choisi le pseudonyme du vicomte Charles de Launay. Tant qu’à faire !
Mais fallait-il que monsieur le vicomte soit si dur avec le pauvre correcteur ? Après Barbey d’Aurevilly qui voulait l’abattre comme un chien (voir mon précédent article), le voilà désigné comme « ennemi du journaliste ». Lisez plutôt :
« Chaque animal a son ennemi naturel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le poursuit, qui le tue et qui le mange ; et manger son ennemi, c’est réellement vivre à ses dépens. La mouche a pour ennemie l’araignée ; la colombe a pour ennemi le vautour ; la brebis, le loup ; la souris, le chat, et le chat, le marchand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour ennemi l’homme, l’homme a pour ennemi le démon, le peuple a pour ennemi le philanthrope, le gouvernement a le publiciste, le poëte a le journaliste, et le journaliste a le correcteur.
« Or, de tous les ennemis, le correcteur est le plus dangereux, car il n’y a aucun recours contre sa négligence ; la veille on ne peut prévoir ses coups, le lendemain on ne peut guérir ses blessures. L’errata est permis à l’auteur, l’auteur a un droit de carton1 qui le console et le justifie ; le feuilletoniste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lecteur est son unique ressource.
« Mais encore il est des fautes inexplicables que le lecteur le plus intelligent ne peut deviner ; ainsi l’erreur suivante s’étalant dans les graves colonnes du Moniteur : “Le ministre des affaires étrangères a obtenu vingt mille francs pour le chocolat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de chocolat pour un seul ministère ; il y avait de quoi soulever le pays, amener une révolution ; au lieu de cela, il fallait lire : “vingt mille francs pour le consulat de Manille !” »
L’erreur paraît certes grossière, mais on ignore quel gribouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infortuné confrère.
La Presse, 27 juillet 1837.
Feuillet imprimé après coup destiné à remplacer, dans un volume, un passage à modifier ou à corriger (TLF). ↩︎
Jules Barbey d’Aurevilly photographié par Nadar.
Les correcteurs sont rarement menacés de mort dans l’exercice de leur travail, et c’est heureux. Certains auteurs, plus sourcilleux et colériques que les autres, laissent cependant exploser leur mécontentement.
Vous connaissez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon éditeur] m’a écrit que le correcteur de l’imprimerie améliorait ma ponctuation, et j’ai télégraphié l’ordre qu’on le descende sans lui laisser le temps de faire sa prière1. »
Eh bien, nous avons le pendant parmi ses contemporains français : « Je tuerais un correcteur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chrétien tuerait un chien turc », a écrit Jules Barbey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Stanislas Trébutien.
Il faut dire que « […] tout en collaborant pendant de longues années à des journaux, [Barbey] a infatigablement instruit le procès du journalisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irritation lorsqu’il découvre qu’une main nonchalante ou malhabile a introduit des fautes dans son article, lors de l’impression ».
Ainsi, il écrit à Hector de Saint-Maur, à propos des typographes du Constitutionnel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bourgogne en relisant mon article de ce matin, ils m’ont éclopé une phrase en oubliant un qui, et manqué une date. »
On peut comprendre son agacement, soulagés tout de même qu’il ait préféré la plume au pistolet.
Source : Barbey d’Aurevilly journaliste, articles et chroniques choisis et présentés par Pierre Glaudes, GF Flammarion, 2016.
« Yesterday Mr. Hall wrote that the printer’s proof-reader was improving my punctuation for me, & I telegraphed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎
Les gens qui prennent la plume, anonymement ou non, pour se plaindre de leur journal, en particulier de ses manquements à telle ou telle règle de grammaire, ce n’est pas une nouveauté. Le Charivari (1832-1937), journal satirique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en imaginant le coup de sang d’un lecteur, prélude à la rédaction de sa lettre.
LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.
Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pourquoi j’éliminerais au profit de la capitale de notre beau pays la province, cette terre privilégiée des maniaques et des ridicules.
Donc, reprenons et disons avec plus de vérité : Paris et la province sont bourrés d’excentriques. Parmi cette grande famille aussi nombreuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une variété assez curieuse à étudier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.
Ces agréables monomanes passent leur temps à analyser lettre par lettre, phrase par phrase, alinéa par alinéa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.
Et alors, quand le correcteur a par négligence laissépasser une virgule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expédient une bonne lettre anonyme qui a la prétention de tancer vertement le journaliste pris en flagrant délit d’erreur grammaticale.
Pour l’instruction des masses, voici à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du correspondant puriste : — Ah ! s’écrie ledit correspondant avec un cri de joie. — Qu’est-ce ? fait un dominotier inquiet. — Encore une faute ! — Aux dominos ? — Non, dans le journal. Ces journalistes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait renvoyer tous à l’école pour faire un exemple. — Qu’est-ce qu’ils ont fait ? — Demandez-moi ce que celui-ci ne fait pas plutôt. On n’a pas idée de semblable ignorance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ? — Dame ! à dix ans… — Eh bien, s’il écrivait l’orthographe de cette façon, je le ferais partir pour les colonies. — Vraiment. — C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écrivain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mauvais article par jour, un poète manqué qui s’enrichit à tracer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la grammaire, c’est révoltant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gouvernement souffre cela. — Mais qu’a-t-il donc mis ? — Comment écrivez-vous pain de sucre ? — P, a, i, n, pain. — Très bien, pain avec un n. Eh bien, regardez, il a mis paim. — Où ça ? — Ici, à gauche. — C’est vrai, il a écrit paim. — Il y a paim, inoui, inoui [sic] ! — Quels ignares que ces journalistes !
Ici le correspondant montre la feuille à tous les habitués, et quand tous ces honorables monomanes se sont convaincus que pain a pris un m sous la plume du malheureux folliculaire, le Christophe Colomb des coquilles demande d’une voix triomphante une plume et du papier au garçon. — Qu’allez-vous faire ? — Lui donner gratis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me lasserai pas de le lui reprocher.
Lorsque le spécialiste de l’histoire antique Maurice Sartre fait son entrée en juin 1996 au Monde des livres, il s’entend dire : « On a un correcteur bénévole qui nous téléphone dès qu’il repère une coquille. » Ce correcteur n’est autre que Pierre Vidal-Naquet, qui téléphone en effet régulièrement au journal pour signaler la moindre erreur. Très réceptif et réactif sur les questions d’actualité, Vidal-Naquet est un dévoreur de presse. Il lit chaque jour Le Monde dans ses deux éditions, mais aussi Le Figaro et France-Soir […].
Devenus amis en mai 1960 à l’occasion d’un procès en diffamation intenté par le comité Audin (acteur de la lutte anticoloniale en métropole, auquel appartient l’historien) contre La Voix du Nord, Pierre Vidal-Naquet et Robert Gauthier, rédacteur en chef adjoint du journal, partagent « une même exigence tatillonne, un même souci de la perfection ».
Robert Gauthier trouve en effet avec Vidal-Naquet son alter ego qui, malgré son enseignement universitaire, ses recherches érudites et sa militance pendant la guerre d’Algérie, trouve encore le temps de dévorer dès parution la première édition du Monde en kiosque en début d’après-midi, vers 14 heures. Dès qu’il pointe une erreur, il appelle la rédaction pour qu’elle la corrige dans la seconde édition de la fin d’après-midi, prenant soin de vérifier si cela a été fait en achetant cette édition : « Robert Gauthier m’en fut reconnaissant jusqu’à sa mort1. » […] Robert Gauthier est submergé de lettres de Vidal-Naquet, sans compter les coups de téléphone, pour signaler telle ou telle scorie dans le quotidien du soir : « Quel lecteur lucide et vigilant vous êtes ! Heureusement que tous ne nous portent pas une amitié si attentive ! Ou malheureusement peut-être, car cela nous inciterait à une plus grande rigueur2. » […] En guise de remerciement, Robert Gauthier considère Vidal-Naquet comme un collaborateur régulier du journal et lui ouvre ses colonnes. C’est dans ce climat de confiance qu’il publie son premier article dans Le Monde du 6 mai 1961.
Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, t. 2, Le trouble et la lumière (1955‑1998), Seuil/La Découverte, Paris, 1998 ; rééd. en poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 2007, p. 143. ↩︎
Robert Gauthier, lettre à Pierre Vidal-Naquet, 26 août 1962 (Archives Vidal-Naquet, EHESS). ↩︎
Roland Passevant (1928-2002) est un journaliste français, spécialisé dans le domaine sportif, puis dans l’investigation politique. […] En 1954, il rejoint L’Humanité-Dimanche, puis L’Humanité : il dirige, à partir de 1963, le service des sports de ce quotidien. (Wikipédia).
Dans ses Mémoires, intitulés Même si ça dérange (Paris, Robert Laffont, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Humanité-Dimanche, où il s’initie au secrétariat de rédaction sur les pages départementales : « […] je consacre quelques heures par semaine à modeler les pages de la Dordogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »
« Revenons au petit journaliste débutant. […] Sa panoplie, hors du stylo, comprend un lignomètre et un typomètre, d’ordinaire réservés au secrétaire de rédaction et au maquettiste. Le lignomètre permet d’évaluer, sur la maquette, la capacité de lignage d’un emplacement, suivant les différents calibres de caractères. Le typomètre, outil privilégié du typographe, ramène tout au cicéro, mesure de base de l’imprimerie.
Détail d’un typomètre en cicéro et en millimètres. Source : Fornax éditeur.
Le secrétaire de rédaction crée la page
« Savoir calibrer un article, commander un titre, un cliché, et voilà le débutant presque bon pour le service. Il connaît le terrain, l’usage que l’on fait du texte, son traitement. Le plus dur reste à faire. L’art d’écrire juste, celui de rédiger un titre, de le travailler, d’en extraire l’élément choc, sont des exercices de longue haleine.
Titre de L’Humanité-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librairie Grégoire, Abebooks.
« En 1954, à la rédaction de l’Humanité-Dimanche, ces exercices nous sont imposés par la fabrication, à Paris même, de toutes les pages départementales qui ont pour mission de régionaliser le magazine, d’y intégrer la couleur locale. Chaque rédacteur, responsable de trois à quatre pages départementales, reçoit la copie de province, généralement accompagnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’enrichir le projet de mise en page, d’installer l’éditorial, d’équilibrer les éléments photos, de choisir les caractères, de tailler les trop longs articles sans en altérer le contenu. C’est le travail d’un secrétaire de rédaction, précieux pour le jeune journaliste qui s’imprègne des notions de distance, de présentation, qui perçoit mieux l’aspect esthétique du journal. Son rôle ne se limite pas à manœuvrer du typomètre et du lignomètre, mais le conduit à apprécier textes et titres, à proposer d’éventuelles améliorations à la rédaction en chef.
« Le secrétaire de rédaction qualifié, faut-il immédiatement préciser, n’est pas un simple metteur en page. Il participe, de manière active, la plus ingénieuse possible, à la création de la page. Responsable de la “vitrine”, il collabore étroitement avec le chef de service. […]
“L’air manque et la place aussi”
« […] Lorsqu’on découvre le “marbre”, atelier de composition de l’imprimerie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de travail sont en fonte et le plomb est roi.
« Dans l’heure précédant l’envoi de la forme vers la presse, secrétaires de rédaction et rédacteurs collaborent là à la phase finale de fabrication.
« La mise en forme ne se fait pas en se gonflant les poumons, ni en se musclant le jarret — l’air manque et la place aussi. La forme est un cadre de fonte aux dimensions réelles de la page. Le typo travaille côté tête de page, le rédacteur côté bas de page.
« Les articles, composés par le linotypiste (un typo assis, qui tire les lettres de son clavier, comme une dactylo), placés dans des “galées”, soumis à un encrage et à une première empreinte par le “plombier” (un typo-dispatcher, vers lequel converge tout le plomb à nettoyer et classer), arrivent vers les pages, accompagnés d’épreuves qu’utilisent correcteur, journaliste et typographe pour contrôler et rectifier le texte.
Dernières corrections sur la morasse
« Le travail touche à sa fin lorsque le typographe, par petits coups rythmés, avec une brosse spéciale munie d’un long manche, imprime l’ensemble de la page. Ainsi née [sic] la “morasse” qui donne la première vue globale de la page et sert aux derniers contrôles, aux dernières corrections. Ce roulement des battages de brosse, c’est le sprint du “typo”.
« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édition ce tête-à-tête d’une heure ou deux, perturbé par les exigences de l’actualité qui commande et impose d’incessantes retouches. C’est une curieuse ambiance de travail, mélange de bonne humeur, d’engueulades brèves mais explosives, de coups de gueule et de coups à boire. On y respire l’air vicié par les émanations de plomb fondu, mais on y sent bien vivre le journal. On y éprouve les émotions ressenties près du chauffeur de la locomotive, en tête du train. »
Journaliste et écrivain, Simon Arbellot (1897-1965) raconte sa carrière dans Journaliste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colombier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illustré, il débute en 1919 au Petit Journal, pour « une année de sévère apprentissage », puis entre au Figaro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le journal Le Temps et la revue Documents. […] Sous l’Occupation, il est nommé directeur de la presse au ministère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul général de France à Malaga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contribuera à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Charivari, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wikipédia).
Dans un passage où il évoque son arrivée au Petit Journal (chapitre premier), il mentionne le travail auprès des ouvriers de l’imprimerie, des secrétaires de rédaction et des correcteurs.
“Au fait dès la première ligne”
« […] pour un jeune garçon ambitieux et pressé, l’apprentissage est dur. C’est d’abord la perte de la liberté. Il faut renoncer à toute obligation qui ne soit pas professionnelle […].
« Il y a aussi les permanences, les interminables permanences pour le cas où il se passerait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédaction, maintenant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au téléphone il faut attendre et, dans les feuilles d’agence qui s’amoncellent, découvrir le fait nouveau qu’on réécrira d’urgence et qu’on enverra aux machines. […]
« Travail obscur et sans gloire du débutant, mais nécessaire étape. Il ne s’agit plus, ici, de dissertation philosophique, mais d’information. Écoutons les conseils de ce vieux barbu décoré [le rédacteur en chef] : […] — Pas de périphrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la littérature, vous écrivez pour les lecteurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la première ligne.
« Et le crayon rouge biffe, sans nulle considération, la belle phrase du début. Quant à la formule bien balancée de la fin, elle est livrée à la seule décision du secrétaire de rédaction qui, au marbre, suivant la place, la conservera ou la fera sauter.
“Devant les pages de plomb”
« J’éprouvais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de journée, l’un des secrétaires de rédaction, vieux bonhomme barbu, lui aussi, chargé des éditions de province, me faisait demander à la composition. Avec quel empressement je descendais alors dans ce sous-sol où vrombissaient les célèbres machines de Marinoni et où des ouvriers, les bras nus, s’affairaient au marbre, devant les pages de plomb du journal en gestation. Il s’agissait généralement d’un repiquage d’une information que j’avais donnée une heure avant, mais qu’il convenait de modifier suivant une dépêche de dernière heure lâchée par la printing d’Havas1. Là, dans le cliquetis des claviers, sur un coin de table, respirant avec délices l’odeur de la morasse2 toute fraîche, je rectifiais au crayon la nouvelle, remplaçant le point d’interrogation du titre par une affirmation, supprimant un mot ici et là et je tendais fièrement mon épreuve corrigée à un jeune ouvrier en sueur qui la portait tout droit à la linotype.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal. Carte postale, s.d. Source : Cartorum.
« Cette collaboration du journaliste et du machiniste est l’une de mes découvertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typographe est, en effet, l’ami du journaliste et je n’ai connu, dans les différentes imprimeries que j’ai, par la suite fréquentées3, que de braves et honnêtes gens, prêts à rendre service, intéressés comme nous-mêmes à la perfection du travail ; patients devant notre fièvre, compréhensifs à nos scrupules d’auteurs. À côté d’eux les correcteurs, souvent érudits, toujours lettrés, sont nos plus précieux auxiliaires. Et je ne parle pas des fautes d’orthographe et des erreurs de ponctuation, menue monnaie, qu’ils relèvent avec indulgence, même dans les articles des académiciens ; mais s’agit-il d’une citation, d’une date, d’un mot étranger, d’un chiffre dont l’authenticité ou l’emploi leur paraît suspect, alors c’est avec infiniment de tact qu’ils abordent le délinquant : “Ne croyez-vous pas qu’il conviendrait de rectifier ?”
« Combien d’auteurs célèbres doivent au correcteur de n’avoir pas eu à rougir le lendemain matin d’une bourde échappée à leur plume trop rapide.
“L’heure de la brisure”
« Quand la chance voulait que je me trouve au marbre à l’heure de la “brisure”, court repos entre deux services, c’est bien volontiers que j’allais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a toujours un petit café à côté des imprimeries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la collaboration. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de journaliste, les anciens parce qu’ils ont beaucoup vu et beaucoup observé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur travail et le respect de ses traditions. Combien de fois, bavardant avec eux, ai-je souhaité de devenir, moi aussi, un jour un grand journaliste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale information mais une belle chronique dont j’étais assuré qu’elle serait l’objet de tous leurs soins attentifs ! On avait tellement l’impression que le metteur en page et ses aides étaient aussi fiers que nous d’une présentation réussie, d’un journal au point ! Et souvent l’amitié d’un ouvrier de l’imprimerie nous vengeait des mesquineries de l’adjudant de quartier, fût-il paré du titre de rédacteur en chef et décoré des palmes académiques. »
Le Petit Journal. Service de la Clicherie de l’Imprimerie Marinoni. Carte postale, s.d. Diffusion sous licence CCBY-NC-SA 2.0.
Plus d’images sur un site Web consacré au Petit Journal.
Le téléscripteur de l’agence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
Épreuve grossière, le plus souvent réalisée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fragile (voir mon article illustré). ↩︎
« Quand le tirage des journaux devint plus important, passant de quelques centaines à quelques milliers d’exemplaires, en même temps que le format s’agrandissait et que le nombre de pages augmentait, un problème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stanhope avait bien construit en 18071 la première presse à imprimer métallique : la vitesse de production était montée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne supprimait pas complètement la difficulté. Prenons l’exemple d’un journal d’une seule feuille tirant à 12 000 exemplaires : il aurait fallu soixante heures pour l’imprimer en totalité.
« La solution trouvée fut la suivante : le texte d’un même numéro était composé deux, voire trois fois. Un premier typographe composait d’après le manuscrit. Dès qu’il avait terminé un paragraphe, on en tirait une épreuve, on la corrigeait si nécessaire et on la confiait à un deuxième typographe qui composait le même paragraphe ; éventuellement, on renouvelait l’opération avec un troisième compositeur. On obtenait ainsi deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de roulage sur deux – ou trois – presses s’en trouvait réduit d’autant.
« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Friedrich] Koenig – la première fut installée au Times, de Londres – allait faire franchir un nouveau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.
« Enfin, en 1865, l’ingénieur français [Hippolyte] Marinoni inventait la presse rotative à bobines qui, avec la composition mécanique, allait permettre, à la fin du siècle, la naissance et le développement de la presse à grand tirage. »
Presse rotative de Marinoni, 1883. Source : Wikipédia.
Je ne connaissais pas cette histoire de duplication de la composition typographique, même si l’astuce est assez évidente. Elle peut expliquer de petites différences (voire des erreurs) entre deux exemplaires de la même édition d’un journal.
Source : Louis Guéry, Visages de la presse. La présentation des journaux des origines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.
Plus probablement, quelques années auparavant. La date est incertaine. ↩︎
Dans les années 1850, Le Tintamarre, hebdomadaire satirique, relevait les fautes typographiques parues dans la presse, dans une rubrique intitulée, le plus souvent, « Typographie française » et sous-titrée « Distractions de correcteur ». Voici un échantillon des perles publiées :
« Quand votre beurre est fondu, mettez votre oreille dans la casserole. »
« Ce monsieur Basset était un enragé. Le docteur l’avait toujours regardé comme le plus redoutable de ses chiens. »
« Cette femme avait eu quatre maris et était encore neuve. »
« La jolie voyageuse voulait absolument monter sur le cocher. »
« On ne put retrouver Alfred. La cuisinière l’avait haché dans un énorme pot à beurre. »
« À peine Lucile lui eut-elle fait le singe dont ils étaient convenus, qu’il se hâta d’accourir. »
« Alors, en ennemis généreux, ils lui crièrent : Pendez-vous, et il ne vous sera fait aucun mal. »
« Les lièvres le prirent pendant qu’il était à la chasse, et le menèrent si bon train qu’il en mourut. »
« Cette pommade est incomparable pour les riens. »
« Le marquis fit entrer son plus jeune fils dans la narine. »
« Il fut un des terribles conquérants de la Pastille. »
« Alors passant ses beaux bras autour du cou son amant qui voulait partir, elle lui dit doucement : Peste. »
Trouvez-vous ce qu’il fallait lire ? Sinon, les solutions se trouvent plus bas.
Je publie une dizaine d’autres extraits en images.
Extraits de la rubrique « Distractions de correcteur », Le Tintamarre, années 1850.
Je ne peux garantir l’authenticité de chaque coquille. Les journaux d’alors inventaient aisément ce qui manquait pour combler une colonne. Cela ne nous empêche pas d’en rire.
Explication de l’extrait publié en haut de l’article :
« Le prote rédowait au Château-Rouge » : le chef d’atelier dansait la redowa (danse lente à trois temps, parente de la mazurka) au cabaret Au Château Rouge (situé 57, rue Galande, dans le quartier Maubert, Paris 5e). Pure calomnie, bien sûr !
À gauche, Jules-Adolphe Chauvet, Le Cabaret du Château rouge rue Galande, dessin, 1894 (source : Gallica/BnF) ; à droite, Eugène Atget, Les quartiers Pauvres – Le château Rouge – Rue Galande, photographie, 1898 (source : Paris Musées).
François Cavanna (photo de quatrième de couverture) et Bête et méchant, Belfond, 1981.
La commémoration, dix ans après, de l’attentat contre Charlie Hebdo vient de me rappeler que François Cavanna (1923-2014), cofondateur du journal (avec Georges Bernier, alias le professeur Choron), parle de la correction dans un de ses récits autobiographiques. En janvier 1954, alors qu’il est venu proposer des dessins au magazine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédacteur. Le patron lui commande un premier article, puis lui propose d’en corriger les épreuves lui-même à l’imprimerie.
Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavanna découvre le fonctionnement d’une linotype (machine à composer), dont il voit sortir les lignes de plomb représentant son article. Une épreuve en placard (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavanna doit affronter un exercice nouveau pour lui…
« Pour corriger de l’imprimé, une bonne orthographe ne suffit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Surtout quand on corrige son propre texte. L’œil distrait voit la faute, mais le cerveau corrige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous supprimons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été implacable, je m’aperçois à ma honte que j’ai laissé passer une foule d’énormités. Maurice, le gars de la linotype, m’explique :
« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concentrer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne penser à rien d’autre qu’au mot. Surtout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !
« Pas facile. Je me gargarise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigoureux, l’harmonieuse envolée… Se voir imprimé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je perfectionne. Je m’aperçois que j’ai une tendance à forcer sur l’adjectif, à enfiler les épithètes à la queueleuleu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expressions plus heureuses. Je change. Je tends les épreuves à Maurice, qui saute en l’air.
« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas laissé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.
« Il regarde de plus près.
« — Et presque tout en corrections d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Guichard [l’un des trois associés de l’imprimerie]. Je veux bien corriger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entièrement ton papelard, c’est plus possible, la maison en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.
« Tout penaud, je dis :
« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tomber les corrections d’auteur, comme tu dis.
« — Un peu, que je les laisse tomber !
« Il se penche vers moi.
« — Et ce litron, tu le paies ?
« J’aurais pu y penser tout seul. Décidément, je n’en loupe pas une. »
Cavanna, Bête et méchant, Belfond, 1981, p. 124-125.
C’est pourquoi il est préférable de faire appel à un correcteur professionnel. ↩︎
C’est-à-dire des modifications par rapport à la copie d’origine. ↩︎
« Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi », commence prudemment l’auteur de l’article ci-dessous… mais pour parler, il va parler ! Les « hiéroglyphes », les petites manies et les sautes d’humeur des journalistes et critiques les plus en vue défilent sous nos yeux éhabis et amusés. Anonymement, notre homme se venge ! C’est dans Figaro (alors sans article) du 15 octobre 1865. NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse imaginer une suite, mais je n’ai pas trouvé d’autre épisode de « La cuisine de Gutenberg », et je le déplore. NB2 : Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine. « Ch. R. » fait un usage immodéré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’équivalent des parenthèses.
LA CUISINE DE GUTENBERG
Les Auteurs.
Sommaire. — Les Auteurs. — Pour le typographe, plus de prestige. — Les pallassiers, les artificiers, les raseurs. — Les hiéroglyphes. — Quelques spécimens. — Les microscopiques, les gigantesques, les échevelés, les impossibles, les ſ [sic, f] de Toussenel, les chardons d’Arsène Houssaye, le macadam de Jules Janin. — Les auteurs calligraphes. — Les tocades de ces messieurs. — Les épreuves renaissantes de Balzac et de Villemain. — La ponctuation ; les pluriels de Lalandelle, la grammaire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le correcteur. — La presse politique et littéraire : La Guéronnière, Cassagnac, Havin, Nefftzer, Girardin, Janicot, Boniface, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à journaux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacerdoce de la presse après 1830. — Les franges de Gaspard de Pons ; les aménités de deux académiciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours métamorphosé en cerf. — Les manies de caste : celles des érudits, des compilateurs, des saint-simoniens, des prêtres, des avocats, des médecins, de la brasserie des Martyrs, des authoress, des éditeurs millionnaires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.
C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typographie, on appelle auteur quiconque fait imprimer sa prose. Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à découvrir une paille chez le voisin sans admettre pour cela qu’on aperçoive une poutre chez lui. Par bonheur, nous parlons à des gens d’esprit ; donc, nous pouvons nous aventurer. Parlons.
Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, comment le correcteur qui, chaque jour, voit nos écrivains à l’œuvre, les considérerait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on discute un adjectif louangeur, on aiguise la pointe perfide ? Et comment, sans son aide, amputer la phrase gangrénée, ou débrider une boursouflure ? — Aussi, pour lui plus de prestige ; il connaît tous les secrets de toilette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aussi faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quolibets il se venge.
Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”
D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pallassiers1 (discoureurs implacables sur une vétille) ; les artificiers (Balzac, Villemain, Desnoyers, traçant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour activer le travail). — Restent les verbeux qui s’oublient en conversations oiseuses ; ceux-là sont exécutés sur place : un Dominus vobiscum en sourdine part du fond de l’atelier, auquel toute la galerie en chœur répond, sur le ton liturgique : Et cum spiritu tuo. Cela veut dire dispensez-nous de l’Oremus.
« Les artificiers […], traçant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de LaFemme supérieure annotée par Balzac. Coll. BnF. Voir exposition virtuelle.
Dans cet esprit-là, on présume bien qu’il est peu de ridicules qui nous échappent ; il en est, Dieu merci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de constater, comme observation générale, qu’à une époque où tous les garçons de magasin sont plus ou moins calligraphes, les lettrés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal possible. — Jamais, en effet, celui qui parcourt un journal ou un livre ne parviendrait à se figurer sur quels manuscrits il nous a fallu étudier pour arriver à deviner ce que l’auteur a voulu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insurrection ; celui-ci ressemble à un plat de macaroni, celui-là à une rue de Paris en démolition : aucune [sic] n’a de rapport avec une écriture européenne. On devrait décorer les Champollions qui finissent par les traduire, car les excentricités de la fantaisie dans le genre graphique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.
Pattes de mouche et “plumes qui crachent”
Tandis que le bibliophile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pourrait lire à cinq pas Léon Gozlan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rapport, prendre pour modèle. — Carrée, magistrale est l’écriture d’Edgard [sic] Quinet, tandis que tel article du Constitutionnel configure littéralement une écumoire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Charivari, qu’il a coupé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Houssaye affecte le style dit flamboyant, et sa signature est tout hérissée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Victor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attribuerait à une main féminine les lignes de Girardin. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Guizot a été, d’un bout à l’autre, tracée sans hésitation, au crayon ; c’est aussi l’habitude de Prosper Pascal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier deMarie, comme chacun sait.
Singulier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu foncé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du terrible Jouvin pourraient être comparés aux autographes minuscules de Paul Lacroix. Mme Dash a probablement fréquenté la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moitié du mot, le reste est une barre. Le rédacteur en chef de la Gazette a renoncé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manuscrit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de français ; le charmant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui projettent jusqu’au-delà du papier leur aspiration échevelée ; mais n’espérez point sans une loupe deviner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédiger des brochures avec un bâtonnet gros comme le doigt, en guise de plume. Toutefois, quelque excentrique que puissent être les mille et une manières de noircir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la raison, ce sont les autographes du premier des lundistes7, empereur des illisibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impossible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-dessus il faut tirer l’échelle, car toute citation pâlirait.
Lettre autographe de Sainte-Beuve, empruntée au site Mémoire d’encres.
Comme correctif, on pourrait en revanche montrer des écritures fort belles : rari nantes in gurgite8. Tout le monde connaît le talent calligraphique de l’auteur des Mousquetaires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc traitant les questions d’art ; etl’on peut dire que les feuillets corrects et proprets de Monselet charment l’œil du typographe avant d’aller enchanter ses lectrices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mauvaise, est généralement nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scandé le vers.
“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité”
Voilà donc qui est démontré : les auteurs griffonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout différemment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la minorité. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux surtout, n’en sont point exempts. — Balzac, dont le système de ponctuation a donné lieu à un procès9, a laissé dans la typographie le souvenir des sept ou huit épreuves successives qu’il exigeait, les travaillant de telle sorte qu’à la dernière il ne restait plus un tiers de la composition primitive10.
M. Villemain est allé plus loin le jour où, donnant des soins plus minutieux encore que de coutume à son compte rendu d’une séance de l’Institut, il en corrigea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sarrans jeune, après avoir fait composer le salon hebdomadaire de la Semaine, démolissait tout : à la vérité, il signait Nicolas, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répandue que de raison, nous met au désespoir ; elle s’explique par cette particularité qu’on juge bien mieux la phrase en lettres moulées que manuscrite.
L’auteur d’Eugénie Grandet, quand l’inspiration lui dictait un beau type11, ou si une description telle qu’il les savait faire lui souriait, traçait tout d’une haleine des alinénas [sic] de quatorze pages in-18, luxe inconnu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)
La ponctuation, dont les règles peuvent être discutées, mais qui a pourtant ses principes, prête beaucoup au caprice ; aussi en abuse-t-on. — L’abbé Moigno, dont la science est à bon droit populaire, a l’habitude de saupoudrer son style d’une quantité de virgules tout étonnées de tomber là sans savoir pourquoi, alors que la majeure partie des rédacteurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fatigants, les ont simplement supprimés. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un certain âge n’aient aussi leurs fantaisies : on essayerait en vain de persuader à M. Buloz qu’en 1865 les imparfaits et les conditionnels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalandelle [sic, La Landelle] vous prouvera qu’on doit pluraliser toujours un chef d’escadronS, un capitaine de vaisseauX. Que voulez-vous ? c’est son système. Ils ont aussi le leur, ceux qui brochent les petites turpitudes à 1 franc publiées dans les passages ; toutefois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alcazar, ils négligent un peu leur Chapsal13, et sont forcés, par suite, de barbouiller, à dessein, les désinences de mots embarrassantes.
Affiche de l’Alcazar d’hiver, à Paris, 1875. Coll. BnF.
Pardon du rapprochement, mais Châteaubriand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux correcteurs, avec un fin sourire : « Messieurs, je vous abandonne l’orthographe. » En effet, à chacun son métier ; d’autant plus que les hommes, généralement fort instruits, dont le chantre d’Atala ne dédaignait pas les avis, prêtent volontiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cavalières. Une petite anecdote me revient à ce sujet.
Certain Auvergnat rusé avait imaginé une combinaison à l’aide de laquelle il exploitait les industriels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une ignorance crasse, n’avait ni secrétaire ni copiste, et mettait l’atelier de composition aux abois par de lamentables autographes. Un jour que le correcteur, toujours obligeant envers lui, était allé prendre son gloria14, notre homme, contrarié de ne pas le trouver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le malicieux correcteur ? Après l’avoir corrigé comme une épreuve, il renvoie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après correction. » Dix jours plus tard, il changeait d’imprimerie, naturellement ; mais la langue était vengée, et lui aussi.
“Petites faiblesses humaines”
Les écrivains de la presse quotidienne ne sont pas dans les mêmes conditions que les auteurs proprement dits ; ils peuvent cependant, eux aussi, nous fournir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ainsi, tandis que ceux-ci ont l’idée laborieuse et l’expression difficile, ceux-là rédigent tout en causant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Guéronnière, à une certaine époque, donnait à deux journaux quotidiens à la fois ses impressions parlementaires, et pourtant sa plume, une fois lancée, ne s’arrêtait pas, et il passait, sans les relire, au metteur en pages ses feuillets tout humides. M. Granier de Cassagnac, au Globe napoléonien, n’apportait ses premiers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beaucoup de journalistes, s’ils étaient sincères, avoueraient qu’ils ne livrent leur article qu’à la dernière extrémité, et sous la menace du départ, cette heure de Damoclès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus difficile que le lecteur ne le pense d’avoir des idées politiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien souvent, faisait ses comptes rendus au sortir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se servant du premier objet venu, plume d’auberge ou allumette. Aussi, Dieu sait en quels hiéroglyphes ses jugements attendus étaient formulés ! Il est vrai que, passé minuit, une gratification était due aux compositeurs des Débats, et l’on peut affirmer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.
Dans cette église militante, où la présence d’esprit et le sang-froid sont indispensables, on a vu des athlètes renommés payer parfois leur tribut aux petites faiblesses humaines. Jupiter-Havin lui-même a ses mauvais quarts d’heure ; Nefftzer, pour si Alsacien qu’il soit, n’est pas un prototype de longanimité ; Janicot est souvent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bourrus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne faudrait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boniface18, et Girardin, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses cheveux à poignée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut suspendue, de payer de ses propres deniers les ouvriers du journal pendant tout le temps que dura le chômage.
À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rappeler Jules Lecomte : adroit chroniqueur, il était médiocrement lettré, car c’est lui qui forgea l’étrange épithète d’hydroprusse, et le correcteur eut toutes les peines du monde à l’y faire renoncer. Laborieux quoiqu’il fût déjà riche, et attaché à deux ou trois journaux très différents, on le voyait, comme la prévoyante fourmi, faire ses petites provisions, garder sur la planche, pendant trois mois, des anecdotes plus ou moins apocryphes avec la date en blanc ; compter scrupuleusement ses lignes en les multipliant par 25 centimes, et enfin coller bout à bout ses épreuves et en former des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.
L’étrange disparition d’un “précieux autographe”
Les imprimeries où se bâclent les journaux ne ressemblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles présentent, à certaines heures, l’aspect fiévreux d’une ruche en activité ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment prescrit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Selligues [sic, Selligue], rue des Jeûneurs (la première maison qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq journaux aussi disparates de couleurs que de formats. C’est là que le Commerce et le Messager, deux ennemis jurés, comme Fichet et Huret19, prenaient soin (ô sacerdoce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’éreintement du lendemain ; là encore que la Contre-Révolution, créée tout exprès pour combattre la Révolution, avait les mêmes rédacteurs, réfutant dans le journal opposé leurs propres articles ; là enfin que fut inventée cette ficelle, à l’usage des départements, de former quatre ou cinq journaux d’une seule composition, en changeant tout simplement le titre ; ce qui se pratique encore, nous savons où.
Mais nous perdons de vue les auteurs. — Gaspard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une singulière habitude : à mesure qu’il relisait ses pièces de poésie, ses souvenirs aidant, il les surchargeait de notes, si bien que les marges ne lui suffisant plus, il avait pris le parti d’y attacher des bandelettes qui affectaient toutes sortes de couleurs, selon le hasard qui les lui avait fournies, et les collait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à distance elles ressemblaient à ces châles frangés qui faisaient, il y a quelque trente ans, la gloire des portières.
Il est des hommes fort distingués à tous égards, chimistes, professeurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abrégé les termes les plus usités de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manuscrit inintelligible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.
Et puis les plus épineux sont toujours les moins patients si l’on vient à ne pas les comprendre. M. Sainte-Beuve, sensible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cousin est trop prompt à offrir du chardon à ceux que ses pattes de mouche embarrassent. Cette façon d’agir est d’autant moins généreuse que ces messieurs règnent et gouvernent. Et comment l’illustre professeur de philosophie20, quand il s’emporte à propos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il présente à l’admiration du lecteur des phrases qui ont le malheur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de probité à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »
Après tout, s’il est dans la république des lettres de petites faiblesses aigrelettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Solitaire21, supposant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un fragment de sa copie s’étant égaré dans l’imprimerie où fut composé son dernier feuilleton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplorable ! — Bref, le compositeur accusé de négligence ayant été appelé à comparaître, il avait d’abord cherché à se disculper, lorsque tout à coup, d’un air enthousiaste, il s’écrie :
« — Ah ! monsieur, je serais si heureux de posséder un autographe de vous !
« — Eh bien, s’il en est ainsi, mon ami, dit d’Arlincourt subitement radouci, gardez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »
Le drôle, en rentrant à l’atelier, pouffait de rire. Ce précieux autographe enveloppait son gruyère.
Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste”
Tandis que nous parlons du papier, disons qu’il a pour nous des révélations imprévues : je me rappelle encore un certain grand-raisin22 assez compromettant qui trahissait son origine administrative et dont, par parenthèse, le contenu contrastait fort avec le contenant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du ministère de la justice des articles de sport mêlé de haute bicherie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de journal de modes s’attrister sur une lugubre nécrologie. — Sur ce chapitre, s’il m’était permis de formuler un axiome, je dirais à messieurs les auteurs : Regardez-y à deux fois avant d’employer le premier papier venu ; ou plutôt écoutez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être question, nature moutonnière qui avait en horreur la moindre discussion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beaucoup d’honnêtes gens. Madame, fort dépensière, laissait son mari sans le sou, si bien que le bonhomme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, collectionnait les notes d’épicier, les bandes de journaux, bref tout ce qui lui tombait sous la main, pour inscrire l’un après l’autre les articles du grand Dictionnaire entomologique auquel il consacrait ses loisirs. Un jour, parmi ces fragments de toutes sortes, s’était glissé un bout de lettre déchirée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, voulut que le compositeur en tournant le feuillet lût, au-dessous de la déchirure, cette fin de phrase tronquée :
« … prudence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »
L’écriture était féminine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pourtant n’éprouvait de curiosité qu’à l’égard des insectes, subissait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sourire qui parcourut l’atelier quand il revint le lendemain. Heureusement on prit la précaution de biffer les deux lignes traîtresses, et le digne entomologiste put continuer ses études sur les antennes, organe qui semblait l’intéresser particulièrement.
Choix fantaisistes de papier et d’encre
Si des tics personnels nous passons aux aberrations communes, nous remarquerons, par exemple, que tous les auteurs, y compris les plus expérimentés, se persuadent qu’une épreuve à laquelle ils ont donné tous leurs soins est entièrement purgée de fautes. Erreur profonde ; le correcteur en retrouve toujours après eux, et rien alors n’est plus singulier que leur contenance entre un mécompte d’amour-propre et la satisfaction de voir leur œuvre épurée. — Particularité fort remarquable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle catégorie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ainsi, un savant économise le papier en raison directe de son érudition.
Les vieux raturent beaucoup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.
Les rats de la Bibliothèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfumé, qu’on ne rencontre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?
Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre roussâtre ; un bibliomane ne saurait renoncer aux lettres microscopiques ; un avocat qui pourrait se faire lire passerait pour déshonorer la robe ; et les médecins prennent un soin particulier de rendre indéchiffrables les mots gréco-latins de leur invention.
Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mordicus plutôt que de sacrifier cinq lignes de sa prose, comptez que sa muse est vierge de toute impression ; et si vous le voyez faire parade de londrès23 au détriment de sa chaussure, c’est assurément un des Quarante de la brasserie des Martyrs24.
Louis Montégut (1855-1906), La Brasserie des Martyrs. Coll. BnF, Estampes et Photographies, Va-286, t. 6.
Quant à mesdames les authoress dont la vocation littéraire brave l’épithète de bas-bleus, il faudrait une bonne fois les prier de remarquer que les accents, les points et les virgules, ont été inventés pour quelque chose, et, profitant de l’occasion, leur donner pour modèles Mmes Colet, Farrenc25, de Renneville, Dash et Aubert.
“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux”
Il n’est pas jusqu’aux éditeurs qui n’aient aussi leurs manies et leurs obstinations. On a vu quelques-uns d’entre eux, partis du bouquin à deux sous, devenir millionnaires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des catalogues, font servir à quatre usages successifs un même morceau de carte (en écrivant au dos, puis en travers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à chercher en ce moment un cinquième procédé.
Arrêtons là cette longue liste de griefs ; aussi bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la difficulté de concilier des impossibilités matérielles avec les exigences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embarras. Encore, avec les généraux de lettres, qui ont beaucoup vu, il est des accommodements ; mais les caporaux !…
Émile de Girardin, par Nadar, 1910. Coll. BnF.
Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux, Dieu merci, et on les connaît : ceux-là se voient toujours secondés avec zèle, presque devinés. À leur tête marche Girardin, qui depuis le jour où, pauvrement vêtu, il fondait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bienfaits de la fortune, n’a pas cessé d’être bon et paternel ; après lui nous citerons Alph. Karr, qui ne manquait jamais de serrer la main au metteur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sentant chez lui, nous tutoie ; Albéric Second, Villemessant, Nemo26, Trimm, Rochefort, Sarcey, Petitjean27 et la plupart des journalistes émérites traitent les typographes en artistes. Amédée Achard, Élie Berthet sont d’une politesse parfaite, et Arnaud, le méridional, a le ton d’une demoiselle. Monselet, surtout s’il est en retard, a des manières charmantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Marcelin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses compositeurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.
Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pensée devient livre ? En admettant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruolzés28 d’instruction, entre toutes les professions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est donné de comprendre, de traduire et de propager la pensée ; en quoi elle a fait plus pour la civilisation que la poudre et la vapeur.
Au surplus, notre maître, Jean Genfleisch [sic, Gensfleisch] de Gutenberg, était gentilhomme.