Une séance de correction avec Charles Baudelaire

Léon Cladel, Atelier Nadar, 1900
Léon Cla­del, Ate­lier Nadar, 1900. Coll. BnF.

Dans une nou­velle rédi­gée en 1868 et publiée en 1879, le roman­cier Léon Cla­del (1835-1892) raconte une séance de cor­rec­tion (en 1861 ?) de ses Amours éter­nelles avec Baudelaire : 

« […] nous nous mîmes à l’œuvre incon­ti­nent. Tout beau ! Dès la pre­mière ligne, que dis-je ? à la pre­mière ligne, à la pre­mière lettre, il fal­lut en découdre. Était-il bien exact, ce mot ? Ren­dait-il rigou­reu­se­ment la nuance vou­lue ? Atten­tion ! Ne pas confondre agréable avec aimable, accort avec char­mant, ave­nant avec gen­til, sédui­sant avec pro­vo­cant, gra­cieux avec amène, holà ! Ces divers termes ne sont pas syno­nymes ; ils ont, cha­cun d’eux une accep­tion toute par­ti­cu­lière ; ils disent plus ou moins dans le même ordre d’idées, et non pas iden­ti­que­ment la même chose ! Il ne faut jamais, au grand jamais, user de l’un à la place de l’autre. En pra­ti­quant ain­si, l’on en arri­ve­rait infailli­ble­ment au pur cha­ra­bia… Les grif­fon­neurs poli­tiques, et sur­tout les tri­buns de même aca­bit, ont seuls le droit, ensei­gnait cet infaillible péda­gogue, d’employer admo­ni­tion pour conseil, objur­ga­tion pour reproche, valeur pour cou­rage, époque pour siècle, contem­po­rain pour moderne, etc., etc. Tout est per­mis aux ora­teurs pro­fanes ou sacrés qui sont, sinon tous, du moins la plu­part, de très piètres vir­tuoses ; mais nous, ouvriers lit­té­raires, pure­ment lit­té­raires, nous devons être pré­cis, nous devons tou­jours trou­ver l’expression abso­lue ou bien renon­cer à tenir la plume et finir gâcheurs, comme tant d’autres qui, tout en ayant la vogue, n’auront jamais de suc­cès ni de consi­dé­ra­tion. Et tan­dis qu’il dis­ser­tait à voix haute et lente, le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. Cher­chons ! Si le sub­stan­tif ou l’adjectif n’existent point, on les inven­te­ra ; mais ils sont là, comme des pépites dans la gangue… […] »

Lettre de Léon Cladel à Baudelaire en 1861

Léon Cla­del, « Dux », Bons­hommes, G. Char­pen­tier, 1879, p. 282-283.

Ci-contre : « Lettre auto­graphe signée de Léon Cla­del, adres­sée le 1er août 1861 à Charles Bau­de­laire, en réponse à la lettre que le poète lui avait adres­sée, fin juillet, pour l’in­vi­ter à lui rendre visite afin de lui com­mu­ni­quer ses épreuves des Amours éter­nel[le]s qu’il dédie­ra à Bau­de­laire. » On peut ten­ter de la déchif­frer sur le site de La Gazette Drouot.