“Histoire du livre et de l’édition”, de Yann Sordet

Couverture de l'Histoire du livre et de l'édition, de Yann Sordet
Le « gros roman » de mon été.

Des tablettes sumé­riennes à Google Books. L’His­toire du livre et de l’édition qu’a fait paraître Yann Sor­det en mars der­nier a été pour moi le « gros roman » de l’été. Cette vaste syn­thèse des tra­vaux les plus récents est à la fois riche­ment docu­men­tée, clai­re­ment expo­sée et remar­qua­ble­ment orga­ni­sée. On peut la lire in exten­so, comme je l’ai fait – et c’est pas­sion­nant de bout en bout –, ou y pui­ser des ren­sei­gne­ments sur un thème par­ti­cu­lier, car elle est assor­tie d’une table des matières détaillée et d’un index des noms de per­sonnes, de col­lec­ti­vi­tés, de lieux, et des titres. 

Sur le sujet que je traite dans ce blog, le métier de cor­rec­teur et son his­toire, sans sur­prise je n’y ai pas trou­vé grand-chose. L’auteur pou­vait dif­fi­ci­le­ment trai­ter dans ses 800 pages ce qui n’est qu’effleuré dans les quatre gros volumes de l’His­toire de l’édition fran­çaise, de Roger Char­tier et Hen­ri-Jean Mar­tin (Fayard, 1983-1986, dont je par­le­rai dans un pro­chain article). Si la cor­rec­tion, étape fon­da­men­tale de la vie du livre, n’est pas pas­sée sous silence, elle n’est pas non plus détaillée. Confor­mé­ment à son titre, cet ouvrage est une his­toire du livre, non une his­toire des hommes du livre. Comme le dit Robert Darn­ton dans sa post­face, « c’est la vision large, déve­lop­pée à tra­vers la longue durée, qui carac­té­rise ce volume ». Nous n’entrons jamais dans la vie d’un atelier. 

On devine cepen­dant que le métier a bien chan­gé depuis l’époque de la com­po­si­tion au plomb, « un contexte de pro­duc­tion où, en plus des risques ordi­naires de l’inattention humaine (que connais­sait déjà le copiste), le dis­po­si­tif tech­nique ajou­tait des fac­teurs d’erreurs (inter­ver­sion de lignes, ren­ver­se­ment de carac­tère, mau­vaise suc­ces­sion des pages liée à une erreur d’imposition…) » (p. 193).

Contri­buant dans l’ombre à la qua­li­té des ouvrages impri­més, les cor­rec­teurs répondent à l’exigence for­mu­lée par Érasme dès 1505, pour qui, nous dit Yann Sor­det, « la per­fec­tion du texte écrit est une des ambi­tions les plus hautes ; elle impose une vigi­lance d’autant plus exi­geante que “l’imprimerie […] répand aus­si­tôt une faute unique en mille exem­plaires” » (p. 290). 

Assu­ré­ment, nos ancêtres ont par­ti­ci­pé, au moins par la pra­tique, à la nor­ma­li­sa­tion de la langue fran­çaise et des usages typo­gra­phiques, mais ils sont bien peu nom­breux à avoir lais­sé témoi­gnage de leur vie pro­fes­sion­nelle ou à avoir cou­ché sur le papier leurs réflexions sur le métier, à la notable excep­tion de Jérôme Horn­schuch (1608, lire mon article) et de Louis-Emma­nuel Bros­sard (Le Cor­rec­teur typo­graphe, 1924-1934, article à venir). 

Quoi qu’il en soit, le récit des étapes ayant conduit au livre, et à l’imprimé en géné­ral, tel que nous le connais­sons aujourd’hui – et sur lequel le cor­rec­teur conti­nue d’in­ter­ve­nir – est très inté­res­sant à suivre. Récit d’une suc­ces­sion d’inventions : l’é­cri­ture, ses dif­fé­rents sup­ports et formes jus­qu’au codex en papier, l’imprimerie par Guten­berg, bien sûr, mais aus­si les carac­tères romains puis ita­liques, les lettres accen­tuées, la cédille et l’apostrophe, le décou­page du texte et les signes de ponc­tua­tion, etc. 

Par­mi ces élé­ments figurent les règles typo­gra­phiques : elles sont évo­quées très tard dans l’ouvrage, dans un para­graphe sur la « chaîne gra­phique » (p. 635).

Sous l’ancien régime typo­gra­phique, les choix de com­po­si­tion et de mise en page (alter­nance des casses, signes de ponc­tua­tion, ges­tion des blancs et des cou­pures de lignes, etc.) étaient très lar­ge­ment fixés au sein des ate­liers, même si des usages s’étaient impo­sés de manière cou­tu­mière, avec des par­ti­cu­la­ri­tés ou des ten­dances propres à cer­tains espaces géo­lin­guis­tiques. L’idée d’un code typo­gra­phique géné­ral est appa­rue au xixe siècle et a trou­vé son pre­mier lieu d’expression dans les manuels de com­po­si­tion, comme celui du cor­rec­teur Antoine Frey, paru en 1835 au sein de la col­lec­tion des manuels ency­clo­pé­diques Roret, et qui a été lar­ge­ment dif­fu­sé et réédi­té. En 1889, Hachette avait publié ses Règles typo­gra­phiques géné­ra­le­ment sui­vies et adop­tées pour les publi­ca­tions de la Librai­rie Hachette. En 1928, pour la pre­mière fois paraît un ouvrage déli­bé­ré­ment col­lec­tif, qui tend vers la norme du fait de l’adhésion de plu­sieurs pro­fes­sion­nels à son conte­nu : c’est le Code typo­gra­phique, édi­té par une « socié­té ami­cale des direc­teurs, protes et cor­rec­teurs d’imprimerie », désor­mais régu­liè­re­ment actua­li­sé, et dont la publi­ca­tion sera prise en charge par les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles [la 18e édi­tion, der­nière à ce jour, publiée par la Fédé­ra­tion de la com­mu­ni­ca­tion, CFE-CGC, date de 1997]. Un guide com­plé­men­taire s’impose dans le sec­teur, le Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Imprimerie natio­nale, publié pour la pre­mière fois en 1971 et qui a déjà connu cinq éditions.

Réim­pri­mée en 2017, cette der­nière réfé­rence n’a cepen­dant pas été revue depuis 2002 et je doute que cette tâche soit une prio­ri­té du groupe indus­triel (IN Groupe) qu’est deve­nue l’Imprimerie natio­nale dans les années 1990 car, comme le pré­cise Yann Sordet :

[…] entre 2003 et 2005, les dif­fi­cul­tés finan­cières, aggra­vées par la dis­pa­ri­tion du mar­ché de l’annuaire des PTT, la contraignent à céder la plu­part de ses sites, à réduire sa masse sala­riale par des plans sociaux, et à res­ser­rer dras­ti­que­ment son acti­vi­té aux seuls docu­ments dont la pro­duc­tion est entou­rée de mesures par­ti­cu­lières de sécurité. 

Quant au patri­moine « vivant et maté­riel » de l’Imprimerie natio­nale, il est désor­mais conser­vé par l’Ate­lier du livre d’art et de l’estampe, dans le nord de la France. 

Dans ce remar­quable ouvrage, le cor­rec­teur appren­dra aus­si beau­coup des pro­grès tech­niques qui ont mené de la séquence de l’an­cien régime typo­gra­phique (pré­pa­ra­tion de la copie, com­po­si­tion, impo­si­tion, impres­sion, éven­tuel­le­ment reliure) à la chaîne gra­phique actuelle, où le rem­pla­ce­ment du plomb par le cla­vier a par­tiel­le­ment – mais sub­stan­tiel­le­ment – modi­fié la nature de son tra­vail. Sans par­ler des muta­tions de l’é­di­tion, aux­quelles Yann Sor­det consacre de nom­breuses pages tout aus­si captivantes. 


Yann Sor­det, His­toire du livre et de l’édition, Albin Michel, 2021, 800 pages.