Une “nouvelle” chanson du correcteur

Une « chan­son du cor­rec­teur » m’avait curieu­se­ment échap­pé jusqu’ici (☞ voir Chan­sons du cor­rec­teur). Signée d’un cer­tain Legrain, elle nous a été trans­mise par Eugène Bout­my dans une édi­tion de 1878 de son Dic­tion­naire de la langue verte typo­gra­phique, où celui-ci est sui­vi de Chants dus à la Muse typo­gra­phique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en man­quât une et qu’elle rece­lât des trésors.)

Deux pre­mières strophes de la chan­son Le Cor­rec­teur et le Teneur de copie, signée Legrain, s.d. (2e moi­tié du xixe s. ?)

Quelques expli­ca­tions :

Cette chan­son rap­pelle une pra­tique aujourd’hui dis­pa­rue. En reli­sant les pre­mières épreuves (dites typo­gra­phiques), le cor­rec­teur était assis­té d’un teneur de copie (en typo­gra­phie, la copie désigne le texte des­ti­né à l’im­pres­sion) : il la « chan­tait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en pro­non­çant la ponc­tua­tion et l’orthographe si néces­saire, notam­ment les accents. Le cor­rec­teur pou­vait ain­si véri­fier la confor­mi­té de la com­po­si­tion avec la copie. On employait à cette tâche soit un appren­ti, soit un vieux cor­rec­teur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fati­guée pour qu’il cor­ri­geât lui-même. 

Le cor­rec­teur était sou­vent un « déclas­sé1 » : sor­ti de l’université ou du sémi­naire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dra­ma­turge, avant de se résoudre à « faire un métier ». 

La chan­son Le Gre­nier (dont un vers récur­rent est en effet « Dans un gre­nier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béran­ger (1780-1857), qui fut lui-même typo­graphe. Sur You­Tube, on peut l’en­tendre inter­pré­tée par Jean Clé­ment en 1935

Cri­raient au lieu de crie­raient est une licence poé­tique (pour gagner un pied).

Enfin, un bour­don est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de para­graphes entiers lors de la composition. 

LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE
par legrain

Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

Un correcteur sur certaines épreuves
Avec amour chaque faute indiquait.
Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves :
De tous côtés la marge s’emplissait.
« Lis donc ! » dit-il au teneur de copie.
Un ronflement répond ; il dit plus bas :
« Ta tête grise en paix s’est assoupie,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse,
Jours d’espérance et de déceptions,
Tu te revois, oubliant ta détresse,
Au temps passé de tes illusions.
Chaque journée amenait un déboire :
Qui veut monter souvent retombe en bas…
En ce moment, si tu rêves de gloire,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Mais sur ta lèvre apparaît un sourire :
Est-ce un roman dont le style plaira ?
Quelque sonnet dont on ne peut médire,
Un long poème, un sujet d’opéra ?
D’Oreste enfin retraçant les furies,
Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas !
On applaudit, on pleure… aux galeries :
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ;
On te siffla… Tu dus faire un métier.
En notre état, l’usage est qu’un poète
Fera toujours un méchant ouvrier :
Censurant tout dans ton humeur chagrine
De nos grands noms tu fais un faible cas ;
Tu blâmerais les vers de Lamartine…
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Repose, ami ; mais demain nos familles
Criraient la faim… terminons ce labeur. »
Et derechef il marquait des coquilles
Quand un bourdon excite sa fureur !
Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire,
Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas !
On me versait… Je crois que j’allais boire :
Une autre fois ne me réveille pas ! »

  1. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un « déclas­sé » ? (1884). ↩︎

Conte de Noël : Victor, the printer’s devil

À l’oc­ca­sion des fêtes de Noël, j’ai choi­si de publier une belle his­toire de fra­ter­ni­té humaine, liée au monde de l’im­pri­me­rie, publiée à Paris au milieu du xixe siècle. Un prin­ter’s devil est un appren­ti com­po­si­teur, employé très jeune pour les tra­vaux les plus salis­sants de l’a­te­lier. Sou­vent mal­trai­té par les ouvriers comme par les maîtres, il doit apprendre à se défendre, tant phy­si­que­ment que ver­ba­le­ment, et devient « un vrai diable, tapa­geur, tour­men­teur, rai­son­neur, flâ­neur, batailleur » (dixit l’in­tro­duc­tion du texte). Mais Vic­tor va mon­trer aus­si sa géné­ro­si­té. (J’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, ne cor­ri­geant que les rares coquilles.) 

Une des gra­vures illus­trant le texte The Prin­ter Devil. Une vision bien trop propre, étant don­né les tra­vaux qu’on réserve à l’apprenti.

Vic­tor Dutuy, grand et gros gar­çon de qua­torze ans, appren­ti com­po­si­teur depuis deux ans chez M. Fié­ville, impri­meur à Rouen, n’était pas moins franc gamin que tous ses hono­rables col­lègues de la même par­tie. Je ne vous dirai pas non plus que sa toi­lette était plus soi­gnée, ses manières plus choi­sies, sa conver­sa­tion plus recher­chée que celle de tous ses cama­rades. C’était un vrai prin­ter devil1 dans toute l’acception du mot ; cepen­dant, sous cette rude et assez gros­sière écorce, bat­tait un cœur sen­sible. Vic­tor s’enthousiasmait à la lec­ture d’un beau trait2 ; un acte de géné­ro­si­té le trans­por­tait ; tout ce qui était noble et beau trou­vait faci­le­ment le che­min de son [â]me. Ne vous figu­rez pas pour­tant que Vic­tor épan­chât ses émo­tions en phrases plus ou moins sen­ti­men­tales ; le gar­çon était fort peu excla­ma­tif et phra­seur encore moins. C’est beau ça ! s’écriait-il, et là s’arrêtait son expan­sion. Ou bien : Voi­là un gaillard qui peut se van­ter d’avoir mon estime… Et c’était tout. Mais pour ne pas par­ler beau­coup, Vic­tor ne pen­sait pas moins. Or, vous sau­rez que les parens3 de Vic­tor, sans être riches, étaient de labo­rieux ouvriers qui vivaient assez bien, et lais­saient à leur fils le pro­duit de son tra­vail, pro­duit bien mince encore, avec la seule recom­man­da­tion d’en faire un bon usage ; ils avaient assez de fois éprou­vé leur enfant, pour lui don­ner, sans dan­ger, cette hono­rable marque de confiance.

L’étrange voisin d’en face

Dans la mai­son qu’habitait la famille de Vic­tor, et dans une chambre, dont les fenêtres don­naient juste en face des croi­sées de celui-ci, vivait un pauvre jeune homme, dont l’existence sin­gu­lière, la tour­nure et les manières étaient de nature à exci­ter une curio­si­té moins prompte à s’allumer que celle de notre gar­çon. Léon, le jeune homme en ques­tion, sor­tait régu­liè­re­ment tous les jours vers neuf heures du matin, et s’absentait jusque vers cinq heures de l’après-midi ; alors, il ren­trait chez lui, et ne sor­tait plus que le len­de­main à la même heure que la veille. D’un aspect sérieux, quoique doux, d’une poli­tesse constante, mais froide, vis-à-vis de tous ses voi­sins, Léon ne s’était lié avec aucun d’eux, ce qui contri­buait davan­tage encore à lui atti­rer leur atten­tion ; car les gens du peuple sont géné­ra­le­ment com­mu­ni­ca­tifs ; ils aiment à se lier entre eux ; ils savent qu’à tout ins­tant, ils peuvent avoir besoin l’un de l’autre, et il est mille cir­cons­tances o[ù] la bonne volon­té d’un voi­sin obli­geant n’est pas à dédai­gner. La conduite de Léon devait donc leur sem­bler étrange, et ils se deman­daient ce que pou­vait être et faire le pâle et sévère jeune homme. Vic­tor n’était pas un des moins empres­sés de sou­le­ver le voile qui cou­vrait la vie du voi­sin mys­té­rieux ; mais, plus naïf et plus har­di que les autres, il ne man­quait pas une occa­sion de s’en rap­pro­cher. S’il le voyait paraître un moment à sa fenêtre : « Bon­jour, M. Léon, vous vous por­tez bien, » lui disait-il aus­si­tôt. Si par hasard, il le ren­con­trait le dimanche, sor­tant ou ren­trant, il ne man­quait pas de phrases toutes faites pour cher­cher à enta­mer la conver­sa­tion : « Il fait bien beau aujourd’hui, M. Léon, est-ce que vous n’irez pas pro­me­ner un peu : vous res­tez tou­jours enfer­mé chez vous, cela doit nuire à votre san­té. » Le jeune homme sou­riait avec bien­veillance aux avances ami­cales de Vic­tor, lui répon­dait en peu de mots, et remon­tait chez lui, ou quit­tait sa croi­sée. Il était évident que ce jeune homme tenait à ne pas se lier avec aucun de ses voisins.

Plus d’une fois, à une heure avan­cée dans la nuit, Vic­tor avait vu la chambre de Léon encore éclai­rée, et, à tra­vers les légers rideaux de mous­se­line, il avait cru l’apercevoir assis à sa table et tra­vaillant. Il n’en fal­lait pas davan­tage pour por­ter au plus haut degré l’intérêt que lui ins­pi­rait déjà le jeune homme stu­dieux et ran­gé ; d’autant plus que rien dans sa per­sonne ne res­pi­rait l’aisance : « C’est un pauvre diable, s’était dit Vic­tor, qui se tue le corps et l’âme à tra­vailler, et qui ne m’a pas l’air du tout bien calé4, fau­dra voir ça un peu… » Mais com­ment arri­ver à la décou­verte de ce qui l’intéressait si fort ; car, mal­gré son édu­ca­tion impar­faite, il sen­tait bien qu’il y aurait eu de la bas­sesse à com­mettre une indis­cré­tion, et qu’il pou­vait, par une impru­dente curio­si­té, se rendre impor­tun à celui qui en était l’objet, et peut-être même lui cau­ser une peine réelle ; il se creu­sait donc inuti­le­ment l’esprit et déses­pé­rait d’arriver à son but ; les cir­cons­tances le ser­virent mieux que ses petits calculs.

“Un de ces jeunes amans de la gloire”

Un jour vint où le jeune homme ne sor­tit pas ; cha­cun s’en éton­na ; puis, un autre jour sui­vit celui-ci, et un troi­sième encore ; depuis trois jours, on n’avait pas vu Léon, et le cœur de ces bonnes gens s’émouvait d’inquiétude pour le pauvre iso­lé. Vic­tor, plus que les autres, en éprou­vait une véri­table peine ; il avait pres­sen­ti que quelque grand mal­heur acca­blait son voi­sin. Le soir du troi­sième jour venu, il réso­lut de mettre un terme à son incer­ti­tude : quand toutes les lumières furent éteintes aux divers étages de la mai­son, il prit sa chan­delle et se diri­gea vers son voi­sin. Il frappe… Point de réponse… Il frappe encore… Même silence… Il regarde… La clé n’est point sur la porte… Quelque chose dit à Vic­tor qu’il ne doit point s’arrêter à la vaine crainte d’affliger le jeune homme ; il pousse for­te­ment la porte, dont la ser­rure, vieille et usée, cède à ses pre­miers efforts… Il s’avance dans l’intérieur de la chambre… Un spec­tacle affreux s’offre à sa vue… Léon est éten­du sans connais­sance sur son mau­vais gra­bat, et, à la pâleur de ses joues, à la froi­deur de tout son corps, il est facile de voir qu’il est depuis long-temps dans ce dan­ge­reux état. Vic­tor sent qu’ici sa bonne volon­té est impuis­sante ; il rentre pré­ci­pi­tam­ment chez lui, et aver­tit son père de ce qu’il vient de faire et de voir. Celui-ci n’hésite pas ; en deux minutes, il est habillé, et bien­tôt un méde­cin, ame­né par lui, vient don­ner des soins au pauvre jeune homme. À la pre­mière ins­pec­tion, il déclare que le malade est tom­bé de fai­blesse et d’inanition.….5 D’inanition ! s’écrie Vic­tor, lorsqu’il n’avait qu’à par­ler pour nous voir tous venir à son secours : ce que c’est que l’orgueil !… Après une heure de soins empres­sés, Léon revient à lui ; mais il divague ; il a le délire… Et des mots, entre­cou­pés et sans suite, se pressent sur ses lèvres. — « La gloire.… Vain songe ! Mou­rir si jeune… Sans avoir rien fait… Repous­sé par tout6… Pas un édi­teur… Une œuvre si com­plète… Le fruit de tant de veilles.… Périr avec moi… Sans avoir vu le jour… Et pour être pla­cée au rang des plus belles,… il ne manque peut-être à mon œuvre, que de pou­voir être appré­ciée du public… » Tels sont les lam­beaux de phrases que pro­nonce le jeune homme. — Vic­tor a tout com­pris. — Léon est un de ces jeunes amans de la gloire, qui la recherchent à tout prix ; c’est un auteur, un poète peut-être, qui meurt de faim parce qu’il n’a pas un nom illustre, et qu’aucun édi­teur ne veut se don­ner la peine de lire son œuvre, ni cou­rir le risque de l’éditer…

Le len­de­main, le malade va mieux ; on peut espé­rer son retour à la san­té ; mais la conva­les­cence sera longue et pénible… Cepen­dant, Vic­tor rentre tou­jours une heure plus tard, et part pour son ate­lier une heure plu­tôt ; la famille remarque avec plai­sir cet accrois­se­ment d’activité et croit que son enfant songe à aug­men­ter ses petits profits.

“Un grand Monsieur noir”

Les jours ont fait place aux semaines, et les semaines aux mois ; Léon ne s’est pas encore levé de son lit : le jour est enfin venu, où il va lui être per­mis de se remettre peu à peu à ses tra­vaux ; ses bons voi­sins sont venus à son secours, et il ne manque de rien… Ils sont tous pré­sens, lorsqu’appuyé sur le bras de madame Duty, il se lève, et se dirige vers son bureau.… Il s’assied, et remue des papiers entas­sés les uns sur les autres ; il cherche avec agi­ta­tion.…. Enfin, lorsqu’il semble avoir acquis la preuve que l’objet dont il s’inquiète est dis­pa­ru ; il penche sa tête sur sa poi­trine, et des pleurs rares et brû­lans coulent le long de ses joues ; on s’empresse autour de lui… On le ques­tionne… Il se lève enfin, et d’une voix forte, quoique pleine de larmes, il s’écrie : J’avais com­po­sé un ouvrage, c’était tout mon espoir ; pen­dant ma mala­die, mon manus­crit est dis­pa­ru ; on me l’a volé sans doute… À ces mots, la porte, entr’ouverte depuis quelques ins­tans, s’ouvre tout-à-coup7 ; c’est Vic­tor : — On ne vous a pas volé votre manus­crit, M. Léon, parce qu’il n’y a pas de voleur par­mi des braves gens comme nous ; mais on vous l’a impri­mé, et le voi­là, ajoute-t-il en lui remet­tant un volume tout fraî­che­ment bro­ché. — Impri­mé ! Mon ouvrage impri­mé ! — Et tiré à 1,500 exem­plaires, M. Léon. — Et quel est l’ange conso­la­teur à qui je dois un tel bien­fait. — N’y a pas d’ange là-dedans, M. Léon, c’est votre ser­vi­teur. — Quoi ! il serait pos­sible ! Oh ! viens, Vic­tor, bon et géné­reux enfant, viens que je t’embrasse comme mon meilleur ami, comme mon frère ! je te dois deux fois la vie ; car je te devrai peut-être la célé­bri­té. — Cela se pour­rait, M. Léon. — Que veux-tu dire ? — C’est qu’il y a un grand Mon­sieur noir, qui vient quel­que­fois à l’imprimerie, et qui dit comme ça que c’est fiè­re­ment beau ce qu’il y a là-dedans. — Et pen­dant que Léon consi­dère son volume, l’ouvre à toutes les pages, semble en contem­pla­tion devant lui, et recueilli dans un bon­heur inex­pri­mable, cha­cun de ques­tion­ner Vic­tor… C’est donc pour ça que tu tra­vailles par jour deux heures de plus depuis deux mois. — Oui, papa ; mais je ne suis pas seul, et quand je leur ai conté la chose, les autres ont vou­lu s’y mettre aus­si, et tous les ouvriers y ont tra­vaillé. — Ah ! vous êtes tous de braves gens ; viens, mon Vic­tor, que je t’embrasse. — Et les impri­meurs ? — Ont tra­vaillé une heure de plus aus­si. — Mais le papier ? — Je gagne 10 sous par jour, je les ai mis ; on a fait, pour ce qui man­quait, une col­lecte dans l’atelier, et voi­là. — C’est donc bien beau ce livre-là. — Je ne sais pas, moi ; mais d’après ce qu’a dit le grand Mon­sieur noir, dont je vous par­lais tout à l’heure, et qui paraît s’y connaître, faut croire que c’est très-beau. — Qu’est-ce que c’est que ce grand Mon­sieur noir que tu nous dis ? — Je ne sais pas non plus ; mais il m’a deman­dé l’adresse de M. Léon, et je la lui ai don­née ; peut-être qu’il vien­dra ; mais on entre ; tenez, c’est jus­te­ment lui… Vous vou­lez par­ler à M. Léon ? Le voi­là, Mon­sieur. — Il ne fal­lut rien moins que ces paroles pour tirer Léon de l’extase où il était plon­gé. — Mon­sieur, j’ai par­cou­ru votre ouvrage à l’imprimerie ; il me paraît aus­si bien pen­sé que bien écrit ; je venais vous pro­po­ser de m’en rendre l’éditeur, pour la pre­mière et la deuxième édi­tion, moyen­nant 6,000 francs. Léon accep­ta avec empres­se­ment… Quand l’éditeur fut sor­ti : Mon jeune pro­tec­teur, dit-il à Vic­tor, com­ment te témoi­gner ma recon­nais­sance ? Je sens bien que je ne puis ni ne dois te par­ler de récom­pense… — Eh ! vous avez bien rai­son, M. Léon, je ne vends pas mes ser­vices à mes amis, je les donne, et si vous vou­lez bien me regar­der comme votre ami, ce sera ma meilleure récom­pense. — Oh ! oui, mon ami, tu le seras, et tou­jours, toi qui m’as ouvert le che­min de la gloire.

Grâce à ce pre­mier ouvrage qui l’a pla­cé au rang qui lui appar­te­nait par­mi les écri­vains, Léon est deve­nu un homme célèbre ; il est riche aujourd’hui ; son ami Vic­tor a ache­té, avec la bourse de Léon, un bre­vet d’imprimeur, et il exerce à son compte.

Il faut voir comme les édi­tions des œuvres de M. Léon, impri­mées chez Vic­tor Dutuy, sont cor­rectes, élé­gantes et soi­gnées. Il n’y en a pas qui puisse lut­ter avec elles pour la beau­té des carac­tères et la net­te­té du tirage. Vic­tor Dutuy y met tant de zèle, de goût et d’exactitude, qu’il est facile de voir qu’il tra­vaille.…. comme pour un ami.….

Que conclure de tout ce qui pré­cède ?… Que, dans toute[s] les classes de la socié­té, ou peut ren­con­trer des indi­vi­dus qui en sont l’honneur, et qui le seraient encore des classes les plus éle­vées ; que jamais la per­sé­vé­rance, le tra­vail et la bonne conduite, ne demeurent sans récom­pense. Voyez plu­tôt : Léon était sage autant que tra­vailleur ; il ins­pi­ra de l’intérêt à tous ses voi­sins, et cet inté­rêt ne fut pas sté­rile puisqu’au jour du besoin tous s’empressèrent autour de lui. Mais la géné­ro­si­té de carac­tère, l’humanité de Vic­tor, por­tèrent aus­si leurs fruits : Léon, d’abord pro­té­gé par lui, devint à son tour son pro­tec­teur, et lui ren­dit en recon­nais­sance ce qu’il en avait reçu en huma­ni­té. Gar­dez-vous pour­tant de croire que tou­jours une bonne action trouve ain­si sa récom­pense. Non : l’on ren­contre beau­coup d’ingrats, qui, loin d’aimer leurs bien­fai­teurs, semblent rou­gir du ser­vice qu’on leur a ren­du, et pour qui la recon­nais­sance est un pesant far­deau. Est-ce une rai­son pour ces­ser d’être bien­fai­sant ? Non certes ; l’homme géné­reux fait le bien pour le plai­sir de le faire, pour le bien­fait lui-même ; il ne compte sur la recon­nais­sance de per­sonne ; sa récom­pense, c’est l’estime des hon­nêtes gens, la satis­fac­tion, dont l’accomplissement d’une bonne action rem­plit tou­jours notre cœur, et enfin la cer­ti­tude, qu’à défaut même de l’estime des hommes et de la gra­ti­tude des obli­gés, Dieu, qui n’oublie jamais, lui tien­dra compte de ses œuvres.

ARTHUR DE FILLIÈRE.

Extrait de : « The Prin­ter Devil. (Le diable de l’im­pri­me­rie.) », dans Les Enfans peints par eux-mêmes, sujets de com­po­si­tion don­nés à ses élèves par Alexandre Saillet, maître de pen­sion. Paris, Deses­serts, édi­teur, pas­sage des Pano­ra­mas, gale­rie Fey­deau, 13, 1841, p. 164-170.


  1. En anglais, la bonne ortho­graphe est prin­ter’s devil. Voir le Wiki­pe­dia anglais. ↩︎
  2. Acte ou parole. Pen­ser à trait de géné­ro­si­té ou trait de génie. ↩︎
  3. Bien que cette ortho­graphe ait été rec­ti­fiée par l’A­ca­dé­mie en 1835, ce texte l’é­crit encore « à l’an­cienne », de même que, plus loin, amans, long-temps, plu­tôt ou très-beau. ↩︎
  4. Bien éta­bli, riche. ↩︎
  5. J’ai lais­sé le nombre de points de sus­pen­sion d’o­ri­gine. ↩︎
  6. Coquille : par­tout. ↩︎
  7. Fau­tif, même à l’é­poque : tout à coup. ↩︎

Pourquoi le correcteur est-il un “déclassé” ? (1884)

Le terme est sou­vent acco­lé au cor­rec­teur dans les textes de la fin du xixe siècle et au début du sui­vant1. Il me semble, à ce stade de mes recherches, que c’est Eugène Bout­my qui l’a lan­cé en 1866 (voir De savou­reux por­traits de cor­rec­teurs). Mais pour­quoi, au juste, dire que le cor­rec­teur est un déclas­sé ? J’ai eu l’heu­reuse sur­prise de trou­ver une expli­ca­tion détaillée, argu­men­tée, dans une série d’ar­ticles, en sept par­ties, « La cor­rec­tion typo­gra­phique », publiée par la revue La Typo­lo­gie-Tucker2 en 1884. Il n’est pas signé en tête ni en fin de colonne, mais une note à la pre­mière par­tie nous apprend qu’il a été « com­mu­ni­qué par M. F. Mariage, cor­rec­teur atta­ché à la librai­rie Hachette et Cie, de Londres, suc­cur­sale de la grande mai­son de Paris ». Les extraits ci-des­sous — que j’ai légè­re­ment réor­ga­ni­sés, pour plus de lisi­bi­li­té — pro­viennent des pre­mière et troi­sième par­ties (nos 166 et 168, 15 avril et 15 juin 1884).

“Des manœuvres de la littérature”

On n’ap­prend pas à être cor­rec­teur, mais on le devient par la force des choses. En géné­ral, le cor­rec­teur est un déclas­sé qui a fait de bonnes études et le plus sou­vent a échoué dans le jour­na­lisme ou la lit­té­ra­ture3.

Après avoir ten­té d’é­crire, il en est réduit à cor­ri­ger et à polir les œuvres d’é­cri­vains qui, plus capables ou seule­ment plus heu­reux que lui, ont eu la chance de trou­ver un éditeur.

[…] Nous n’a­vons pas actuel­le­ment le rang qui nous est acquis par l’ins­truc­tion et le talent : nous sommes des déclas­sés, puisque nous n’a­vons pas d’autre mot pour expri­mer que nous ne sommes pas consi­dé­rés comme appar­te­nant à cette classe de gens de lettres ou de science dont nous sommes les plus utiles auxi­liaires, nous que l’on consi­dère comme les manœuvres de la littérature !

[…] De l’homme de science, de l’é­ru­dit modeste on a fait un ouvrier sur l’ha­bi­le­té duquel on compte… tout en évi­tant de lui accor­der le salaire auquel son ins­truc­tion, son talent et son tra­vail lui donnent droit. Oui, nous le crions hau­te­ment : le cor­rec­teur est déclas­sé, déchu

Celui qui devient cor­rec­teur — comme nous le deve­nons tous : par la force des évé­ne­ments — celui-là est un déclas­sé, un dévoyé — si vous pré­fé­rez ce mot — qu’on n’a pas su com­prendre et qui, dans l’ombre, fera la répu­ta­tion de gens qui sou­vent auront moins que lui de génie, d’é­ru­di­tion et d’intelligence.

“Moitié chien, moitié loup”

Il est déclas­sé parce qu’il quitte une posi­tion sociale clas­sée pour entrer dans notre cor­po­ra­tion inqua­li­fiée, puisque le cor­rec­teur tient aujourd’­hui le milieu entre l’ou­vrier et l’é­cri­vain : moi­tié chien, moi­tié loup ; et c’est d’au­tant plus absurde que la plu­part des cor­rec­teurs n’ont qu’une connais­sance théo­rique de l’art typo­gra­phique, et que ceux qui, comme nous, ont jadis levé la lettre ont per­du la dex­té­ri­té de main que la pra­tique donne, et seraient par consé­quent, pour la plu­part, inca­pables de se remettre à la casse, où ils ne pour­raient plus gagner leur vie.

Il est dévoyé parce qu’il est sor­ti de la voie où l’é­du­ca­tion ou la nais­sance, ou bien la for­tune l’a­vaient pla­cé pour accep­ter cette situa­tion vague de cor­rec­teur, qui ne lui pro­met aucune amé­lio­ra­tion de son sort.

Nous ne sommes plus au temps où Fran­çois Ier atten­dait patiem­ment pour lui par­ler que Robert Estienne eût ter­mi­né la lec­ture d’une épreuve.

De nos jours, appren­tis et com­po­si­teurs viennent nous inter­rompre à chaque moment pour une cause ou pour l’autre…, ne com­pre­nant pas que nous osions quel­que­fois nous en formaliser.

Ce n’est plus main­te­nant qu’un impri­meur écri­rait, comme Jean Lam­bert dans le Livre de l’I­mi­ta­tion, trans­la­té4 de latin en fran­çois (Paris, 1493, in-4o) :

« Laquelle trans­la­cion a esté dili­gem­ment cor­ri­gée sus l’o­ri­gi­nal. Pour­quoy vous qui en icel­luy livre lyrés vueillés prier nostre Sei­gneur pour le salut du cor­rec­teur5. »

Actuel­le­ment, on paye un cor­rec­teur à l’heure ou à la jour­née comme un ouvrier, et on le ren­voie aus­si faci­le­ment sans tenir compte de la dose d’in­tel­li­gence qu’il a dépen­sée pour l’hon­neur de l’im­pri­me­rie qui l’oc­cupe, et on ne lui en sait aucun gré, car il a reçu le salaire de son travail.

S’il est trop vieux, on s’en débar­rasse comme d’une machine inutile… sans s’in­quié­ter de ce qu’il devien­dra ensuite.

Quelles éco­no­mies pour­raient-ils réa­li­ser sur un salaire à peine suf­fi­sant pour empê­cher leur famille, quel­que­fois nom­breuse, de mou­rir de faim ?

F. Mariage demande aux impri­meurs « s’ils ne trou­ve­raient pas plus avan­ta­geux d’al­louer à leurs cor­rec­teurs des appoin­te­ments fixes […] leur per­met­tant de vivre dans une hono­rable médio­cri­té ».

Éloge des “déclassés” par l’un d’entre eux

La force de son texte excite la plume d’« un déclas­sé » (il signe ain­si), qui exprime ses « légers dis­sen­ti­ments » dans une lettre du 20 mai (publiée en juin) :

[…] Mal­gré ce titre de « déclas­sés » qui froisse un peu notre amour-propre, nous avouons, en toute fran­chise, qu’il ne nous déplaît pas trop d’ap­par­te­nir à cette minus­cule cor­po­ra­tion, pour ain­si dire noyée dans la grande famille typographique. 

Par “inexpérience de la vie” ou “mille vicissitudes”

[…] Sont-ils véri­ta­ble­ment des déclas­sés ces pro­fes­seurs qui, refu­sant de cour­ber la tête sous le des­po­tisme de l’empire, ont bri­sé une car­rière où de brillantes espé­rances les atten­daient et sont venus deman­der un amer mor­ceau de pain à la typo­gra­phie pour res­ter fidèles à leurs convic­tions poli­tiques ? Était-il un déclas­sé ce ban­quier, si connu de la typo­gra­phie pari­sienne, lorsque, dans un élan sublime de patrio­tisme, il vidait entiè­re­ment sa caisse, équi­pait un bataillon de mobiles et mar­chait har­di­ment à leur tête pour chas­ser l’en­ne­mi dont la botte san­glante fou­lait depuis trop long­temps le sol de la patrie ? Mérite-t-il le nom de déclas­sé cet homme qui, après s’être quelque temps ber­cé de la douce illu­sion de se faire un nom dans le jour­na­lisme ou la lit­té­ra­ture, est venu cou­ra­geu­se­ment prendre rang dans la classe des tra­vailleurs d’où peut-être il n’au­rait jamais dû sor­tir ? Mérite-t-il le nom de déclas­sé ce com­mer­çant que les rigueurs d’une for­tune incons­tante et aveugle ont jeté sur la place de Paris dénué de toute res­source, mais libre de tout enga­ge­ment envers ses créan­ciers ? Serait-ce parce que ces hommes, ayant appar­te­nu à des pro­fes­sions diverses, ont deman­dé à un tra­vail déjà pénible en lui-même le pain que leur a fait perdre ou l’i­nex­pé­rience de la vie ou les mille vicis­si­tudes au sein des­quelles se débat notre socié­té moderne, qu’il faut tout exprès créer, pour les dési­gner, un mot que l’A­ca­dé­mie a rayé de son Dic­tion­naire6 ? Nous ne le pen­sons pas : la fidé­li­té aux convic­tions et l’hon­nê­te­té dans le mal­heur, loin de rabais­ser l’homme au rang de déclas­sé, nous ont tou­jours paru être la vraie carac­té­ris­tique de l’homme de cœur, de l’âme bien née et bien trem­pée. Nous sommes nous-même convain­cu que ce mot de déclas­sé a glis­sé sous la plume de M. Mariage, comme il glisse trop sou­vent sous la plume d’é­cri­vains qui ne connaissent pas ou connaissent mal notre cor­po­ra­tion ; nous n’au­rions donc pas rele­vé cette légère pec­ca­dille si ce qua­li­fi­ca­tif ne nous avait paru bles­ser pro­fon­dé­ment la loi de la jus­tice et accré­di­ter une fausse idée qui, par plus d’un côté, res­semble à un préjugé. 

“À vous, ô Correcteurs, de vous faire reclasser”

F. Mariage réagit à son tour dans son article sui­vant (no 169, 15 juillet 1884), reve­nant sur son rêve — déjà expri­mé dans son troi­sième article — « d’unir tous les cor­rec­teurs de France en une sorte de socié­té scien­ti­fique qu’on appel­le­rait, par exemple, Aca­dé­mie Typo­gra­phique (ou des Cor­rec­teurs) ». J’au­rai l’oc­ca­sion d’en reparler.

[…] on vou­drait que nous rétrac­tas­sions le mot de déclas­sé ! — Ah ! bien, non, par exemple, car ce n’est pas nous qui le pro­non­çons, mais bien l’his­toire impla­cable qui nous le jette à la face !

À vous, ô Cor­rec­teurs, de vous grou­per et de vous faire reclas­ser ; c’est bien facile, il me semble : un seul effort de volon­té suffit.

Que MM. Dam­buyant et Bout­my7 reçoivent vos adhé­sions, et ils auront vite for­mé le noyau de cette Aca­dé­mie Typo­gra­phique qui doit, à notre humble avis, nous rame­ner au bon temps des Érasme, des Las­ca­ris, des Lipse et autres cor­rec­teurs qui se fai­saient un titre de gloire de leur profession.

Car nous serons un corps savant ayant auto­ri­té pour impo­ser nos justes aspi­ra­tions, et alors nous élè­ve­rons le niveau de l’art typo­gra­phique en France par nos tra­vaux hono­ra­ble­ment rétri­bués et d’au­tant plus soi­gneu­se­ment exé­cu­tés que nous aurons le cœur plus joyeux et l’âme plus tran­quille, puisque notre situa­tion pré­sente sera amé­lio­rée et que nous serons cer­tains de l’avenir.

Seul, un cor­rec­teur ne peut rien, mais que l’A­ca­dé­mie compte seule­ment cent membres, et nous prou­ve­rons, à l’a­van­tage des impri­me­ries et des impri­meurs, comme au nôtre, que l’u­nion fait la force.


Les sombres débuts d’un jeune correcteur, 1882

Page de titre de la revue "La Jeune Belgique", 1882

Le 15 août 1882, la revue lit­té­raire La Jeune Bel­gique (lien Wiki­pé­dia1) publie le texte d’un cer­tain John Keat nar­rant son embauche comme cor­rec­teur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fic­tion. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phti­sie à 24 ans. Le signa­taire de ce texte (ou son per­son­nage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pen­du à une corde qui « le défiait » au-des­sus de son bureau. On passe bru­ta­le­ment du natu­ra­lisme, mou­ve­ment défen­du par la revue, à l’hor­reur ! Je n’ai trou­vé aucune infor­ma­tion sup­plé­men­taire au sujet de ce John Keat. Ce texte est sur­tout inté­res­sant par sa des­crip­tion de l’u­ni­vers de travail.

CORRECTEUR !

Aujourd’­hui pour la pre­mière fois, je suis entré dans l’a­te­lier où j’ai obte­nu la place de correcteur.

C’est une grande salle allon­gée, cou­verte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux ran­gées de casses ados­sées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de char­rette de bras­seur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régu­liè­re­ment rou­lant sur ses rails, tan­dis que les cour­roies qui s’é­lèvent obli­que­ment vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscil­la­tion lente, et le tiroir avance tou­jours et recule, éter­nel­le­ment. Des filles per­chées sur un tabou­ret pré­sentent du papier aux griffes de la presse, un rou­leau tourne, la feuille dis­pa­raît, une autre est hap­pée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.

Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, com­posent avec un mou­ve­ment d’au­to­mate, sans par­ler ; les petits appren­tis vous passent entre les jambes et vont cher­cher de la bière pour les assoiffés.

De temps en temps une mar­geuse fre­donne une chan­son mono­tone qu’ac­com­pagnent dans le fond les conduc­teurs et les gamins, et la chan­son s’enfle en bour­don­nant, bête et traî­narde, jus­qu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.

M. Lou­tard, le contre-maître, m’a don­né une place au fond, près des marbres. Il m’a pré­sen­té à mon confrère Mali­cot, un char­mant gar­çon très-chauve qui se pique de beau lan­gage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la cen­tau­rée. « C’est bon pour l’es­to­mac, dit-il. »

Mali­cot me passe des épreuves à cor­ri­ger : Cahier des charges : Pavage à exé­cu­ter sur la route de Namur à Bruxelles par Water­loo, sur une lon­gueur de 160 m. dans la tra­verse de Sombreffe.

Cela m’a pris deux heures à cor­ri­ger. Il est vrai que comme inté­rêt brut, c’é­tait folâtre.

Mali­cot m’a appris ce que c’est qu’un bour­don, une espace, un cadra­tin, un lin­got, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.

Aujourd’­hui le patron a fait le tour des ate­liers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grin­cheux. Il a dai­gné me dire que mon épreuve était bien corrigée.

Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modes­tie est la ver­tu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.

Il fait triste à l’a­te­lier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.

Mali­cot est par­ti. Il a man­gé trop de centaurée.

Son pupitre est désert et des­sus se pré­lasse une épreuve de l’His­toire contem­po­raine de A. P… Cette épreuve m’at­tire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Lou­tard m’a regar­dé. Il arrive. Hor­reur ! il m’a don­né douze folios de chiffres, des chiffres mal impri­més avec un nimbe noir qui fait papillo­ter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est hor­rible. J’ai peur de me trans­for­mer en chiffre, de m’ar­ron­dir en 6, de me hacher en 4, de me cou­leu­vrer en 8 ; je deviens arith­mo­mé­trique, je sens des ver­tiges, les lobes de mon cer­veau s’en vont ; je les vois s’en­vo­ler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…

« Je deviens arith­mo­mé­trique… » Com­po­si­tion d’origine.

Mali­cot est reve­nu ; il cor­rige la Revue du Nord et mâche de la cen­tau­rée (pour l’es­to­mac). Heu­reux homme ! il a lu presque entiè­re­ment un article de M. X… sur les Amé­lio­ra­tions des che­mins de fer bra­ban­çons, sans comp­ter un cha­pitre com­plet d’un roman de Zénaïde Fleu­riot — roman­cier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage com­plet à cor­ri­ger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un com­men­ce­ment et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres blo­quées ; et puis il me semble qu’au plus pal­pi­tant du livre, il y aura une cou­pure nette et… des annonces de pas­tilles anti-asthmatiques.

Il y a une corde qui pend au-des­sus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pour­quoi est-elle là ? Elle m’a­gace, elle a l’air de me défier, je la couperai…

John Keat.

N. B. — Il s’y est pendu. 


Pré­ci­sion : Dans la mise en page ori­gi­nelle, le nota et la signa­ture figurent sur la même ligne. 

La Jeune Bel­gique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.

“Derlindindin” ou l’histoire d’un échec

C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inabou­tie. Elle me donne l’oc­ca­sion de vous mon­trer com­ment je travaille. 

Un matin de cette semaine, pro­fi­tant de mes vacances — bien méri­tées, dirais-je — pour relan­cer les recherches, je tombe sur une Phy­sio­lo­gie1 de l’imprimeur (éd. Des­loges, 1842) com­por­tant le mot cor­rec­teur, signée de Constant Moi­sand (1822-1871). L’au­teur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre. 

Page 37, on y lit ceci : 

Vous arri­vez les poches pleines d’é­preuves ; vous remet­tez votre copie au cor­rec­teur qui entonne de sa grosse voix le der­lin­din­din, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le der­lin­din­din ; ce qui veut dire que celui qui a com­po­sé la copie que l’au­teur vient de remettre a fait une infi­ni­té de bour­dons, dou­blons, coquilles, etc.

Rien d’autre sur le sujet de mon blog. 

Mais… « le der­lin­din­din », voi­là de quoi occu­per ma mati­née ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.

Un bruit de clochette

Der­lin din­din est une variante de dre­lin din­din (ou din din), l’aîné de notre dre­lin, dre­lin, ono­ma­to­pée imi­tant une clo­chette ou une son­nette. Le chan­son­nier Béran­ger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, bat­tons la cam­pagne / Que nos gre­lots tintent sou­dain / Comme les beaux mulets d’Es­pagne / Nous mar­chons tous dre­lin din­din » (Cou­plet) — Lit­tré.

On trouve notre der­lin din din dans un vau­de­ville3 d’Eu­gène Labiche (1815-1888), Les Pré­ten­dus de Gim­blette (1850) :

Sem­bett : No ! un son de cloche… Com­ment ils fai­saient les cloches ?
[…]
Bar­na­bé : Elles font der­lin, der din, din din.

Nous appre­nons déjà quelque chose. 

Mais notre cor­rec­teur — appe­lons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clo­chette ? Et les com­po­si­teurs répètent-ils en chœur la même clo­chette ? Je n’y crois pas trop. 

Chanson à succès

Je penche plu­tôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à suc­cès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Cer­tains reçoivent même de nou­velles paroles, pour un évè­ne­ment fes­tif. Ain­si, deux chan­sons que j’ai trou­vées sur Gal­li­ca : Le Cor­rec­teur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un cer­tain Chol­let, est à chan­ter sur l’air de La Treille de sin­cé­ri­té, écrite par Désau­giers (1772-1827), et Les Cor­rec­teurs en goguette à Cha­ren­ton (1822) colle à l’air du vau­de­ville en un acte Lan­ta­ra, ou le Peintre au caba­ret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».

Page de titre du qua­drille Der­lin din­din ou Asseyez-vous d’s­sus (1859). © Palaz­zet­to Bru Zane / fonds Leduc.

Je tombe alors sur Der­lin din­din, un qua­drille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous des­sus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facé­tieux col­lègues… Mal­heu­reu­se­ment, Arban (1825-1889), com­po­si­teur de danses et chef d’orchestre popu­laire, offi­ciait au bal Le Casi­no, dit Casi­no-Cadet, « construit en 1859 [et] renom­mé pour la légè­re­té de ses dan­seuses » (Wiki­pé­dia), et 1859 est aus­si la date de la partition.

Au pas­sage, je décèle une bizar­re­rie : la page de titre de la par­ti­tion pré­cise « sur des motifs de Krie­sel ». Or, si Krie­sel (dont les dates de nais­sance et de mort nous sont incon­nues) a bien écrit Asseyez-vous d’s­sus !, « can­ti­lène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amé­dée de Jal­lais [1825-1909] », la par­ti­tion a été impri­mée chez Bol­lot en 1861… soit deux ans après le qua­drille qui s’en est ins­pi­ré ! Je vous laisse ce mys­tère à résoudre.

Asseyez-vous d’s­sus serait une fan­tai­sie sur l’expérience de l’omni­bus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Eli­za­beth Amann, The Omni­bus : A Cultu­ral His­to­ry of Urban Trans­por­ta­tion, Sprin­ger Nature, 2023, p. 107), ce que semble confir­mer la gra­vure illus­trant la partition.

Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trou­ver, dans le Cata­logue géné­ral des œuvres dra­ma­tiques et lyriques fai­sant par­tie du réper­toire de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (ouf !), Der­lin­din­din, vau­de­ville en un acte de René Per­in (1774-1829), édi­té par Jean-Nico­las Bar­ba (1769-1846). Date incon­nue, sauf que le cata­logue s’arrête à 1859, mais de toute façon anté­rieure à la mort de Bar­ba. Là, ça collerait. 

Frustration de chercheur

Le qua­drille aban­don­né, reste donc ce vau­de­ville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’a­gisse d’un autre, qui aurait disparu.

Ah, je le voyais bien, pour­tant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casi­no-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lun­di au same­di (sauf quand il « fait le lun­di »), guin­cher sur Der­lin din­din, le qua­drille à la mode, et, de retour au tur­bin, s’en ser­vir comme signe de com­pli­ci­té avec les « singes ». 

Mal­heu­reu­se­ment, les dates sont impitoyables. 


La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.

Sarcey refuse “Tout vient à point à qui sait attendre”, 1894

Je relève dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, du 22 avril 1894, sous la plume de Fran­cisque Sar­cey (cri­tique lit­té­raire célèbre), les lignes suivantes : 

Francisque Sarcey à la une des "Contemporains", 1881
Fran­cisque Sar­cey à la une des Contem­po­rains, no 41, 1881.

« Je sup­plie le cor­rec­teur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. » 

Noter la pré­po­si­tion à en italique.

S’agit-il d’une note à l’intention du cor­rec­teur qui s’est retrou­vée — par mégarde ou par choix du cor­rec­teur — dans la com­po­si­tion, ou l’auteur a-t-il vrai­ment sou­hai­té qu’elles soient impri­mées ? Le mys­tère demeurera. 

Mais cette insis­tance demande une expli­ca­tion. On la trouve dans le Wik­tion­naire (d’après Del­boulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Roma­nia, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :

« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signi­fiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aus­si, dans un sens com­pa­rable, “tout vient à point qui peut attendre”.

« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fré­quent chez Mon­taigne notam­ment, a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru et la locu­tion n’a plus été com­prise qu’au prix de l’insertion de la pré­po­si­tion à, entraî­nant une légère modi­fi­ca­tion du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »

L’auteur s’explique

Dans une lettre à Paul Risch, trans­mise par celui-ci à Ser­gines [pseu­do­nyme d’Adolphe Bris­son] et publiée dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, le 31 mai 1903, Fran­cisque Sar­cey confirme cette explication : 

« 26 juin 1898.

« Mon cher ami,

« J’é­cris tou­jours : “Tout vient à point qui sait attendre.” Mais les cor­rec­teurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres.
« Qui, en ce sens, est une vieille for­mule fran­çaise équi­va­lant au si quis des latins.
« Tu en trou­ve­ras deux ou trois exemples au mot qui dans Lit­tré.
« Cette accen­tua­tion ne s’est conser­vée que dans les locu­tions pro­ver­biales.
« Tout vient à point nom­mé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).

« Mes grandes amitiés.

« Tout à toi,
Fran­cisque. »

Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865

« Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi », com­mence pru­dem­ment l’au­teur de l’ar­ticle ci-des­sous… mais pour par­ler, il va par­ler ! Les « hié­ro­glyphes », les petites manies et les sautes d’hu­meur des jour­na­listes et cri­tiques les plus en vue défilent sous nos yeux éha­bis et amu­sés. Ano­ny­me­ment, notre homme se venge ! C’est dans Figa­ro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse ima­gi­ner une suite, mais je n’ai pas trou­vé d’autre épi­sode de « La cui­sine de Guten­berg », et je le déplore.
NB2 : Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. « Ch. R. » fait un usage immo­dé­ré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’é­qui­valent des parenthèses.

LA CUISINE DE GUTENBERG

Les Auteurs.

Som­maire. — Les Auteurs. — Pour le typo­graphe, plus de pres­tige. — Les pal­las­siers, les arti­fi­ciers, les raseurs. — Les hié­ro­glyphes. — Quelques spé­ci­mens. — Les micro­sco­piques, les gigan­tesques, les éche­ve­lés, les impos­sibles, les ſ [sic, f] de Tous­se­nel, les char­dons d’Arsène Hous­saye, le maca­dam de Jules Janin. — Les auteurs cal­li­graphes. — Les tocades de ces mes­sieurs. — Les épreuves renais­santes de Bal­zac et de Vil­le­main. — La ponc­tua­tion ; les plu­riels de Lalan­delle, la gram­maire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le cor­rec­teur. — La presse poli­tique et lit­té­raire : La Gué­ron­nière, Cas­sa­gnac, Havin, Nefft­zer, Girar­din, Jani­cot, Boni­face, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à jour­naux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacer­doce de la presse après 1830. — Les franges de Gas­pard de Pons ; les amé­ni­tés de deux aca­dé­mi­ciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours méta­mor­pho­sé en cerf. — Les manies de caste : celles des éru­dits, des com­pi­la­teurs, des saint-simo­niens, des prêtres, des avo­cats, des méde­cins, de la bras­se­rie des Mar­tyrs, des autho­ress, des édi­teurs mil­lion­naires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.

C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typo­gra­phie, on appelle auteur qui­conque fait impri­mer sa prose. Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à décou­vrir une paille chez le voi­sin sans admettre pour cela qu’on aper­çoive une poutre chez lui. Par bon­heur, nous par­lons à des gens d’esprit ; donc, nous pou­vons nous aven­tu­rer. Parlons.

Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, com­ment le cor­rec­teur qui, chaque jour, voit nos écri­vains à l’œuvre, les consi­dé­re­rait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on dis­cute un adjec­tif louan­geur, on aiguise la pointe per­fide ? Et com­ment, sans son aide, ampu­ter la phrase gan­gré­née, ou débri­der une bour­sou­flure ? — Aus­si, pour lui plus de pres­tige ; il connaît tous les secrets de toi­lette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aus­si faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quo­li­bets il se venge.

Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”

D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pal­las­siers1 (dis­cou­reurs impla­cables sur une vétille) ; les arti­fi­ciers (Bal­zac, Vil­le­main, Des­noyers, tra­çant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour acti­ver le tra­vail). — Res­tent les ver­beux qui s’oublient en conver­sa­tions oiseuses ; ceux-là sont exé­cu­tés sur place : un Domi­nus vobis­cum en sour­dine part du fond de l’atelier, auquel toute la gale­rie en chœur répond, sur le ton litur­gique : Et cum spi­ri­tu tuo. Cela veut dire dis­pen­sez-nous de l’Ore­mus.

épreuve de "La Femme supérieure" annotée par Balzac
« Les arti­fi­ciers […], tra­çant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de La Femme supé­rieure anno­tée par Bal­zac. Coll. BnF. Voir expo­si­tion vir­tuelle.

Dans cet esprit-là, on pré­sume bien qu’il est peu de ridi­cules qui nous échappent ; il en est, Dieu mer­ci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de consta­ter, comme obser­va­tion géné­rale, qu’à une époque où tous les gar­çons de maga­sin sont plus ou moins cal­li­graphes, les let­trés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal pos­sible. — Jamais, en effet, celui qui par­court un jour­nal ou un livre ne par­vien­drait à se figu­rer sur quels manus­crits il nous a fal­lu étu­dier pour arri­ver à devi­ner ce que l’auteur a vou­lu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insur­rec­tion ; celui-ci res­semble à un plat de maca­ro­ni, celui-là à une rue de Paris en démo­li­tion : aucune [sic] n’a de rap­port avec une écri­ture euro­péenne. On devrait déco­rer les Cham­pol­lions qui finissent par les tra­duire, car les excen­tri­ci­tés de la fan­tai­sie dans le genre gra­phique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.

Pattes de mouche et “plumes qui crachent” 

Tan­dis que le biblio­phile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pour­rait lire à cinq pas Léon Goz­lan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rap­port, prendre pour modèle. — Car­rée, magis­trale est l’écriture d’Edgard [sic] Qui­net, tan­dis que tel article du Consti­tu­tion­nel confi­gure lit­té­ra­le­ment une écu­moire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Cha­ri­va­ri, qu’il a cou­pé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Hous­saye affecte le style dit flam­boyant, et sa signa­ture est tout héris­sée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Vic­tor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attri­bue­rait à une main fémi­nine les lignes de Girar­din. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Gui­zot a été, d’un bout à l’autre, tra­cée sans hési­ta­tion, au crayon ; c’est aus­si l’habitude de Pros­per Pas­cal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme cha­cun sait.

page une du "Rosier de Marie", journal catholique
Rosier de Marie, « jour­nal en l’hon­neur de la Sainte Vierge, parais­sant tous les same­dis ». Image emprun­tée au blog de missionnotredamedeliesse.over-blog.com.

Sin­gu­lier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu fon­cé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du ter­rible Jou­vin pour­raient être com­pa­rés aux auto­graphes minus­cules de Paul Lacroix. Mme Dash a pro­ba­ble­ment fré­quen­té la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moi­tié du mot, le reste est une barre. Le rédac­teur en chef de la Gazette a renon­cé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manus­crit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de fran­çais ; le char­mant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui pro­jettent jusqu’au-delà du papier leur aspi­ra­tion éche­ve­lée ; mais n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédi­ger des bro­chures avec un bâton­net gros comme le doigt, en guise de plume. Tou­te­fois, quelque excen­trique que puissent être les mille et une manières de noir­cir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la rai­son, ce sont les auto­graphes du pre­mier des lun­distes7, empe­reur des illi­sibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impos­sible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-des­sus il faut tirer l’échelle, car toute cita­tion pâlirait.

lettre autographe de Sainte-Beuve
Lettre auto­graphe de Sainte-Beuve, emprun­tée au site Mémoire d’encres.

Comme cor­rec­tif, on pour­rait en revanche mon­trer des écri­tures fort belles : rari nantes in gur­gite8. Tout le monde connaît le talent cal­li­gra­phique de l’auteur des Mous­que­taires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc trai­tant les ques­tions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets cor­rects et pro­prets de Mon­se­let charment l’œil du typo­graphe avant d’aller enchan­ter ses lec­trices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mau­vaise, est géné­ra­le­ment nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scan­dé le vers.

“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité” 

Voi­là donc qui est démon­tré : les auteurs grif­fonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout dif­fé­rem­ment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la mino­ri­té. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux sur­tout, n’en sont point exempts. — Bal­zac, dont le sys­tème de ponc­tua­tion a don­né lieu à un pro­cès9, a lais­sé dans la typo­gra­phie le sou­ve­nir des sept ou huit épreuves suc­ces­sives qu’il exi­geait, les tra­vaillant de telle sorte qu’à la der­nière il ne res­tait plus un tiers de la com­po­si­tion pri­mi­tive10.

M. Vil­le­main est allé plus loin le jour où, don­nant des soins plus minu­tieux encore que de cou­tume à son compte ren­du d’une séance de l’Institut, il en cor­ri­gea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sar­rans jeune, après avoir fait com­po­ser le salon heb­do­ma­daire de la Semaine, démo­lis­sait tout : à la véri­té, il signait Nico­las, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répan­due que de rai­son, nous met au déses­poir ; elle s’explique par cette par­ti­cu­la­ri­té qu’on juge bien mieux la phrase en lettres mou­lées que manuscrite.

L’auteur d’Eugé­nie Gran­det, quand l’inspiration lui dic­tait un beau type11, ou si une des­crip­tion telle qu’il les savait faire lui sou­riait, tra­çait tout d’une haleine des ali­né­nas [sic] de qua­torze pages in-18, luxe incon­nu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)

La ponc­tua­tion, dont les règles peuvent être dis­cu­tées, mais qui a pour­tant ses prin­cipes, prête beau­coup au caprice ; aus­si en abuse-t-on. — L’abbé Moi­gno, dont la science est à bon droit popu­laire, a l’habitude de sau­pou­drer son style d’une quan­ti­té de vir­gules tout éton­nées de tom­ber là sans savoir pour­quoi, alors que la majeure par­tie des rédac­teurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fati­gants, les ont sim­ple­ment sup­pri­més. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un cer­tain âge n’aient aus­si leurs fan­tai­sies : on essaye­rait en vain de per­sua­der à M. Buloz qu’en 1865 les impar­faits et les condi­tion­nels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalan­delle [sic, La Lan­delle] vous prou­ve­ra qu’on doit plu­ra­li­ser tou­jours un chef d’escadronS, un capi­taine de vais­seauX. Que vou­lez-vous ? c’est son sys­tème. Ils ont aus­si le leur, ceux qui brochent les petites tur­pi­tudes à 1 franc publiées dans les pas­sages ; tou­te­fois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alca­zar, ils négligent un peu leur Chap­sal13, et sont for­cés, par suite, de bar­bouiller, à des­sein, les dési­nences de mots embarrassantes.

affiche de l'Alcazar d'hiver, Paris, 1875
Affiche de l’Al­ca­zar d’hi­ver, à Paris, 1875. Coll. BnF.

Par­don du rap­pro­che­ment, mais Châ­teau­briand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : « Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe. » En effet, à cha­cun son métier ; d’autant plus que les hommes, géné­ra­le­ment fort ins­truits, dont le chantre d’Ata­la ne dédai­gnait pas les avis, prêtent volon­tiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cava­lières. Une petite anec­dote me revient à ce sujet.

Cer­tain Auver­gnat rusé avait ima­gi­né une com­bi­nai­son à l’aide de laquelle il exploi­tait les indus­triels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une igno­rance crasse, n’avait ni secré­taire ni copiste, et met­tait l’atelier de com­po­si­tion aux abois par de lamen­tables auto­graphes. Un jour que le cor­rec­teur, tou­jours obli­geant envers lui, était allé prendre son glo­ria14, notre homme, contra­rié de ne pas le trou­ver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le mali­cieux cor­rec­teur ? Après l’avoir cor­ri­gé comme une épreuve, il ren­voie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après cor­rec­tion. » Dix jours plus tard, il chan­geait d’imprimerie, natu­rel­le­ment ; mais la langue était ven­gée, et lui aussi.

“Petites faiblesses humaines” 

Les écri­vains de la presse quo­ti­dienne ne sont pas dans les mêmes condi­tions que les auteurs pro­pre­ment dits ; ils peuvent cepen­dant, eux aus­si, nous four­nir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ain­si, tan­dis que ceux-ci ont l’idée labo­rieuse et l’expression dif­fi­cile, ceux-là rédigent tout en cau­sant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Gué­ron­nière, à une cer­taine époque, don­nait à deux jour­naux quo­ti­diens à la fois ses impres­sions par­le­men­taires, et pour­tant sa plume, une fois lan­cée, ne s’arrêtait pas, et il pas­sait, sans les relire, au met­teur en pages ses feuillets tout humides. M. Gra­nier de Cas­sa­gnac, au Globe napo­léo­nien, n’apportait ses pre­miers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beau­coup de jour­na­listes, s’ils étaient sin­cères, avoue­raient qu’ils ne livrent leur article qu’à la der­nière extré­mi­té, et sous la menace du départ, cette heure de Damo­clès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus dif­fi­cile que le lec­teur ne le pense d’avoir des idées poli­tiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien sou­vent, fai­sait ses comptes ren­dus au sor­tir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se ser­vant du pre­mier objet venu, plume d’auberge ou allu­mette. Aus­si, Dieu sait en quels hié­ro­glyphes ses juge­ments atten­dus étaient for­mu­lés ! Il est vrai que, pas­sé minuit, une gra­ti­fi­ca­tion était due aux com­po­si­teurs des Débats, et l’on peut affir­mer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.

Dans cette église mili­tante, où la pré­sence d’esprit et le sang-froid sont indis­pen­sables, on a vu des ath­lètes renom­més payer par­fois leur tri­but aux petites fai­blesses humaines. Jupi­ter-Havin lui-même a ses mau­vais quarts d’heure ; Nefft­zer, pour si Alsa­cien qu’il soit, n’est pas un pro­to­type de lon­ga­ni­mi­té ; Jani­cot est sou­vent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bour­rus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne fau­drait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boni­face18, et Girar­din, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses che­veux à poi­gnée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut sus­pen­due, de payer de ses propres deniers les ouvriers du jour­nal pen­dant tout le temps que dura le chômage.

À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rap­pe­ler Jules Lecomte : adroit chro­ni­queur, il était médio­cre­ment let­tré, car c’est lui qui for­gea l’étrange épi­thète d’hydro­prusse, et le cor­rec­teur eut toutes les peines du monde à l’y faire renon­cer. Labo­rieux quoiqu’il fût déjà riche, et atta­ché à deux ou trois jour­naux très dif­fé­rents, on le voyait, comme la pré­voyante four­mi, faire ses petites pro­vi­sions, gar­der sur la planche, pen­dant trois mois, des anec­dotes plus ou moins apo­cryphes avec la date en blanc ; comp­ter scru­pu­leu­se­ment ses lignes en les mul­ti­pliant par 25 cen­times, et enfin col­ler bout à bout ses épreuves et en for­mer des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.

L’étrange disparition d’un “précieux autographe” 

Les impri­me­ries où se bâclent les jour­naux ne res­semblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles pré­sentent, à cer­taines heures, l’aspect fié­vreux d’une ruche en acti­vi­té ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment pres­crit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Sel­ligues [sic, Sel­ligue], rue des Jeû­neurs (la pre­mière mai­son qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq jour­naux aus­si dis­pa­rates de cou­leurs que de for­mats. C’est là que le Com­merce et le Mes­sa­ger, deux enne­mis jurés, comme Fichet et Huret19, pre­naient soin (ô sacer­doce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’érein­te­ment du len­de­main ; là encore que la Contre-Révo­lu­tion, créée tout exprès pour com­battre la Révo­lu­tion, avait les mêmes rédac­teurs, réfu­tant dans le jour­nal oppo­sé leurs propres articles ; là enfin que fut inven­tée cette ficelle, à l’usage des dépar­te­ments, de for­mer quatre ou cinq jour­naux d’une seule com­po­si­tion, en chan­geant tout sim­ple­ment le titre ; ce qui se pra­tique encore, nous savons où.

Mais nous per­dons de vue les auteurs. — Gas­pard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une sin­gu­lière habi­tude : à mesure qu’il reli­sait ses pièces de poé­sie, ses sou­ve­nirs aidant, il les sur­char­geait de notes, si bien que les marges ne lui suf­fi­sant plus, il avait pris le par­ti d’y atta­cher des ban­de­lettes qui affec­taient toutes sortes de cou­leurs, selon le hasard qui les lui avait four­nies, et les col­lait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à dis­tance elles res­sem­blaient à ces châles fran­gés qui fai­saient, il y a quelque trente ans, la gloire des por­tières.

Il est des hommes fort dis­tin­gués à tous égards, chi­mistes, pro­fes­seurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abré­gé les termes les plus usi­tés de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manus­crit inin­tel­li­gible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.

Et puis les plus épi­neux sont tou­jours les moins patients si l’on vient à ne pas les com­prendre. M. Sainte-Beuve, sen­sible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cou­sin est trop prompt à offrir du char­don à ceux que ses pattes de mouche embar­rassent. Cette façon d’agir est d’autant moins géné­reuse que ces mes­sieurs règnent et gou­vernent. Et com­ment l’illustre pro­fes­seur de phi­lo­so­phie20, quand il s’emporte à pro­pos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il pré­sente à l’admiration du lec­teur des phrases qui ont le mal­heur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de pro­bi­té à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »

Après tout, s’il est dans la répu­blique des lettres de petites fai­blesses aigre­lettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Soli­taire21, sup­po­sant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un frag­ment de sa copie s’étant éga­ré dans l’imprimerie où fut com­po­sé son der­nier feuille­ton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplo­rable ! — Bref, le com­po­si­teur accu­sé de négli­gence ayant été appe­lé à com­pa­raître, il avait d’abord cher­ché à se dis­cul­per, lorsque tout à coup, d’un air enthou­siaste, il s’écrie :

« — Ah ! mon­sieur, je serais si heu­reux de pos­sé­der un auto­graphe de vous !

« — Eh bien, s’il en est ain­si, mon ami, dit d’Arlincourt subi­te­ment radou­ci, gar­dez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »

Le drôle, en ren­trant à l’atelier, pouf­fait de rire. Ce pré­cieux auto­graphe enve­lop­pait son gruyère.

Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste” 

Tan­dis que nous par­lons du papier, disons qu’il a pour nous des révé­la­tions impré­vues : je me rap­pelle encore un cer­tain grand-rai­sin22 assez com­pro­met­tant qui tra­his­sait son ori­gine admi­nis­tra­tive et dont, par paren­thèse, le conte­nu contras­tait fort avec le conte­nant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du minis­tère de la jus­tice des articles de sport mêlé de haute biche­rie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de jour­nal de modes s’attrister sur une lugubre nécro­lo­gie. — Sur ce cha­pitre, s’il m’était per­mis de for­mu­ler un axiome, je dirais à mes­sieurs les auteurs : Regar­dez-y à deux fois avant d’employer le pre­mier papier venu ; ou plu­tôt écou­tez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être ques­tion, nature mou­ton­nière qui avait en hor­reur la moindre dis­cus­sion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beau­coup d’honnêtes gens. Madame, fort dépen­sière, lais­sait son mari sans le sou, si bien que le bon­homme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, col­lec­tion­nait les notes d’épicier, les bandes de jour­naux, bref tout ce qui lui tom­bait sous la main, pour ins­crire l’un après l’autre les articles du grand Dic­tion­naire ento­mo­lo­gique auquel il consa­crait ses loi­sirs. Un jour, par­mi ces frag­ments de toutes sortes, s’était glis­sé un bout de lettre déchi­rée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, vou­lut que le com­po­si­teur en tour­nant le feuillet lût, au-des­sous de la déchi­rure, cette fin de phrase tronquée :

« … pru­dence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »

L’écriture était fémi­nine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pour­tant n’éprouvait de curio­si­té qu’à l’égard des insectes, subis­sait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sou­rire qui par­cou­rut l’atelier quand il revint le len­de­main. Heu­reu­se­ment on prit la pré­cau­tion de bif­fer les deux lignes traî­tresses, et le digne ento­mo­lo­giste put conti­nuer ses études sur les antennes, organe qui sem­blait l’intéresser particulièrement.

Choix fantaisistes de papier et d’encre 

Si des tics per­son­nels nous pas­sons aux aber­ra­tions com­munes, nous remar­que­rons, par exemple, que tous les auteurs, y com­pris les plus expé­ri­men­tés, se per­suadent qu’une épreuve à laquelle ils ont don­né tous leurs soins est entiè­re­ment pur­gée de fautes. Erreur pro­fonde ; le cor­rec­teur en retrouve tou­jours après eux, et rien alors n’est plus sin­gu­lier que leur conte­nance entre un mécompte d’amour-propre et la satis­fac­tion de voir leur œuvre épu­rée. — Par­ti­cu­la­ri­té fort remar­quable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle caté­go­rie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ain­si, un savant éco­no­mise le papier en rai­son directe de son érudition.

Les vieux raturent beau­coup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.

Les rats de la Biblio­thèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfu­mé, qu’on ne ren­contre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?

Les pha­lan­sté­riens, les saint-simo­niens cri­blaient leur copie d’italiques et de petites capitales.

Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre rous­sâtre ; un biblio­mane ne sau­rait renon­cer aux lettres micro­sco­piques ; un avo­cat qui pour­rait se faire lire pas­se­rait pour désho­no­rer la robe ; et les méde­cins prennent un soin par­ti­cu­lier de rendre indé­chif­frables les mots gré­co-latins de leur invention.

Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mor­di­cus plu­tôt que de sacri­fier cinq lignes de sa prose, comp­tez que sa muse est vierge de toute impres­sion ; et si vous le voyez faire parade de lon­drès23 au détri­ment de sa chaus­sure, c’est assu­ré­ment un des Qua­rante de la bras­se­rie des Mar­tyrs24.

Louis Montégut, "La Brasserie des Martyrs"
Louis Mon­té­gut (1855-1906), La Bras­se­rie des Mar­tyrs. Coll. BnF, Estampes et Pho­to­gra­phies, Va-286, t. 6.

Quant à mes­dames les autho­ress dont la voca­tion lit­té­raire brave l’épithète de bas-bleus, il fau­drait une bonne fois les prier de remar­quer que les accents, les points et les vir­gules, ont été inven­tés pour quelque chose, et, pro­fi­tant de l’occasion, leur don­ner pour modèles Mmes Colet, Far­renc25, de Ren­ne­ville, Dash et Aubert.

“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux” 

Il n’est pas jusqu’aux édi­teurs qui n’aient aus­si leurs manies et leurs obs­ti­na­tions. On a vu quelques-uns d’entre eux, par­tis du bou­quin à deux sous, deve­nir mil­lion­naires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des cata­logues, font ser­vir à quatre usages suc­ces­sifs un même mor­ceau de carte (en écri­vant au dos, puis en tra­vers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à cher­cher en ce moment un cin­quième procédé.

Arrê­tons là cette longue liste de griefs ; aus­si bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la dif­fi­cul­té de conci­lier des impos­si­bi­li­tés maté­rielles avec les exi­gences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embar­ras. Encore, avec les géné­raux de lettres, qui ont beau­coup vu, il est des accom­mo­de­ments ; mais les caporaux !…

Emile de Girardin, par Nadar, 1910
Émile de Girar­din, par Nadar, 1910. Coll. BnF.

Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nom­breux, Dieu mer­ci, et on les connaît : ceux-là se voient tou­jours secon­dés avec zèle, presque devi­nés. À leur tête marche Girar­din, qui depuis le jour où, pau­vre­ment vêtu, il fon­dait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bien­faits de la for­tune, n’a pas ces­sé d’être bon et pater­nel ; après lui nous cite­rons Alph. Karr, qui ne man­quait jamais de ser­rer la main au met­teur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sen­tant chez lui, nous tutoie ; Albé­ric Second, Vil­le­mes­sant, Nemo26, Trimm, Roche­fort, Sar­cey, Petit­jean27 et la plu­part des jour­na­listes émé­rites traitent les typo­graphes en artistes. Amé­dée Achard, Élie Ber­thet sont d’une poli­tesse par­faite, et Arnaud, le méri­dio­nal, a le ton d’une demoi­selle. Mon­se­let, sur­tout s’il est en retard, a des manières char­mantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Mar­ce­lin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses com­po­si­teurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.

Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pen­sée devient livre ? En admet­tant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruol­zés28 d’instruction, entre toutes les pro­fes­sions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est don­né de com­prendre, de tra­duire et de pro­pa­ger la pen­sée ; en quoi elle a fait plus pour la civi­li­sa­tion que la poudre et la vapeur.

Au sur­plus, notre maître, Jean Gen­fleisch [sic, Gens­fleisch] de Guten­berg, était gentilhomme.

CH. R.


Un correcteur se voit reprocher d’avoir ergoté sur “ergoterie”, 1870

"La Gazette des eaux", 26 mai 1870.
Man­chette de La Gazette des eaux, revue heb­do­ma­daire, 26 mai 1870.

Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue pro­fes­sion­nelle (eaux miné­rales, cli­ma­to­lo­gie, hydro­thé­ra­pie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plai­gnant d’une inter­ven­tion du cor­rec­teur. Un grand clas­sique de la presse du xixe siècle.

Correspondance

À Mon­sieur le cor­rec­teur de notre imprimerie

Ergo, donc…

C’était la rubrique favo­rite des baso­chiens2 d’autrefois.

De là on a fait un verbe.

« Il dit ergo à tout pro­pos ; il ergote. »

J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergo­tons, vous ergo­tez, ils ergotent…

Ergo­ter est le verbe,

Ergo­te­rie est la chose.

Vous ergo­tez, vous faites de l’ergoterie.

Notez que je dis cela pour vous, mon­sieur notre cor­rec­teur, qui, consul­tant l’autre jour Boiste ou Ray­mond3, avez trou­vé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit dis­cours à M. l’avocat spa­dois4.

Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, mon­sieur notre cor­rec­teur, si c’est l’autorité de votre dic­tion­naire ; mais j’ai aus­si la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de cré­dit chez mes lec­teurs pour pou­voir tirer sur eux un mot quel­conque, fût-ce par hasard un bar­ba­risme, sans crainte de le voir protesté.

J’avais donc dit très-régu­liè­re­ment ergo­te­rie, ce qui expri­mait suf­fi­sam­ment ma pen­sée ; vous avez mis ergo­tisme, ce qui l’exprime trop, contrai­re­ment à mon intention.

Ergo­te­rie, mon­sieur notre cor­rec­teur, c’est la chose qui se pro­duit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je repro­chais aux formes de M. l’avocat spa­dois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »

Autre­ment, par­lant par votre tru­che­ment, je suis cen­sé dire à M. l’avocat spa­dois : « Vous avez là, mon pauvre mon­sieur, une affec­tion chro­nique fatale, l’ergotisme, qui est aus­si le nom d’une grave intoxi­ca­tion végé­tale5. »

Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lan­noy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excrois­sance para­si­taire que pro­duit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergo­teurs7.

Néan­moins, mon­sieur notre cor­rec­teur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce mal­heu­reux ci-devant conseiller com­mu­nal de la ville de Spa, en le décla­rant atteint d’une mala­die aus­si triste, aus­si hideuse, aus­si abhor­rée, aus­si répu­gnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.

Ne le faites plus, mon­sieur notre cor­rec­teur, si vous vou­lez que M. l’avocat vous pardonne.

A. Lan­noy de Gall.

☞ Voir aus­si, notam­ment, Tous­se­nel règle ses comptes avec son cor­rec­teur.