Le terme est souvent accolé au correcteur dans les textes de la fin du xixe siècleet au début du suivant1. Il me semble, à ce stade de mes recherches, que c’est Eugène Boutmy qui l’a lancé en 1866 (voir De savoureux portraits de correcteurs). Mais pourquoi, au juste, dire que le correcteur est un déclassé ? J’ai eu l’heureuse surprise de trouver une explication détaillée, argumentée, dans une série d’articles, en sept parties, « La correction typographique », publiée par la revue La Typologie-Tucker2 en 1884. Il n’est pas signé en tête ni en fin de colonne, mais une note à la première partie nous apprend qu’il a été « communiqué par M. F. Mariage, correcteur attaché à la librairie Hachette et Cie, de Londres, succursale de la grande maison de Paris ». Les extraits ci-dessous — que j’ai légèrement réorganisés, pour plus de lisibilité — proviennent des première et troisième parties (nos 166 et 168, 15 avril et 15 juin 1884).
“Des manœuvres de la littérature”
On n’apprend pas à être correcteur, mais on le devient par la force des choses. En général, le correcteur est un déclassé qui a fait de bonnes études et le plus souvent a échoué dans le journalisme ou la littérature3.
Après avoir tenté d’écrire, il en est réduit à corriger et à polir les œuvres d’écrivains qui, plus capables ou seulement plus heureux que lui, ont eu la chance de trouver un éditeur.
[…] Nous n’avons pas actuellement le rang qui nous est acquis par l’instruction et le talent : nous sommes des déclassés, puisque nous n’avons pas d’autre mot pour exprimer que nous ne sommes pas considérés comme appartenant à cette classe de gens de lettres ou de science dont nous sommes les plus utiles auxiliaires, nous que l’on considère comme les manœuvres de la littérature !
[…] De l’homme de science, de l’érudit modeste on a fait un ouvrier sur l’habileté duquel on compte… tout en évitant de lui accorder le salaire auquel son instruction, son talent et son travail lui donnent droit. Oui, nous le crions hautement : le correcteur est déclassé, déchu…
Celui qui devient correcteur — comme nous le devenons tous : par la force des événements — celui-là est un déclassé, un dévoyé — si vous préférez ce mot — qu’on n’a pas su comprendre et qui, dans l’ombre, fera la réputation de gens qui souvent auront moins que lui de génie, d’érudition et d’intelligence.
“Moitié chien, moitié loup”
Il est déclassé parce qu’il quitte une position sociale classée pour entrer dans notre corporation inqualifiée, puisque le correcteur tient aujourd’hui le milieu entre l’ouvrier et l’écrivain : moitié chien, moitié loup ; et c’est d’autant plus absurde que la plupart des correcteurs n’ont qu’une connaissance théorique de l’art typographique, et que ceux qui, comme nous, ont jadis levé la lettre ont perdu la dextérité de main que la pratique donne, et seraient par conséquent, pour la plupart, incapables de se remettre à la casse, où ils ne pourraient plus gagner leur vie.
Il est dévoyé parce qu’il est sorti de la voie où l’éducation ou la naissance, ou bien la fortune l’avaient placé pour accepter cette situation vague de correcteur, qui ne lui promet aucune amélioration de son sort.
Nous ne sommes plus au temps où François Ier attendait patiemment pour lui parler que Robert Estienne eût terminé la lecture d’une épreuve.
De nos jours, apprentis et compositeurs viennent nous interrompre à chaque moment pour une cause ou pour l’autre…, ne comprenant pas que nous osions quelquefois nous en formaliser.
« Laquelle translacion a esté diligemment corrigée sus l’original. Pourquoy vous qui en icelluy livre lyrés vueillés prier nostre Seigneur pour le salut du correcteur5. »
Actuellement, on paye un correcteur à l’heure ou à la journée comme un ouvrier, et on le renvoie aussi facilement sans tenir compte de la dose d’intelligence qu’il a dépensée pour l’honneur de l’imprimerie qui l’occupe, et on ne lui en sait aucun gré, car il a reçu le salaire de son travail.
S’il est trop vieux, on s’en débarrasse comme d’une machine inutile… sans s’inquiéter de ce qu’il deviendra ensuite.
Quelles économies pourraient-ils réaliser sur un salaire à peine suffisant pour empêcher leur famille, quelquefois nombreuse, de mourir de faim ?
F. Mariage demande aux imprimeurs « s’ils ne trouveraient pas plus avantageux d’allouer à leurs correcteurs des appointements fixes […] leur permettant de vivre dans une honorable médiocrité ».
Éloge des “déclassés” par l’un d’entre eux
La force de son texte excite la plume d’« un déclassé » (il signe ainsi), qui exprime ses « légers dissentiments » dans une lettre du 20 mai (publiée en juin) :
[…] Malgré ce titre de « déclassés » qui froisse un peu notre amour-propre, nous avouons, en toute franchise, qu’il ne nous déplaît pas trop d’appartenir à cette minuscule corporation, pour ainsi dire noyée dans la grande famille typographique.
Par “inexpérience de la vie” ou “mille vicissitudes”
[…] Sont-ils véritablement des déclassés ces professeurs qui, refusant de courber la tête sous le despotisme de l’empire, ont brisé une carrière où de brillantes espérances les attendaient et sont venus demander un amer morceau de pain à la typographie pour rester fidèles à leurs convictions politiques ? Était-il un déclassé ce banquier, si connu de la typographie parisienne, lorsque, dans un élan sublime de patriotisme, il vidait entièrement sa caisse, équipait un bataillon de mobiles et marchait hardiment à leur tête pour chasser l’ennemi dont la botte sanglante foulait depuis trop longtemps le sol de la patrie ? Mérite-t-il le nom de déclassé cet homme qui, après s’être quelque temps bercé de la douce illusion de se faire un nom dans le journalisme ou la littérature, est venu courageusement prendre rang dans la classe des travailleurs d’où peut-être il n’aurait jamais dû sortir ? Mérite-t-il le nom de déclassé ce commerçant que les rigueurs d’une fortune inconstante et aveugle ont jeté sur la place de Paris dénué de toute ressource, mais libre de tout engagement envers ses créanciers ? Serait-ce parce que ces hommes, ayant appartenu à des professions diverses, ont demandé à un travail déjà pénible en lui-même le pain que leur a fait perdre ou l’inexpérience de la vie ou les mille vicissitudes au sein desquelles se débat notre société moderne, qu’il faut tout exprès créer, pour les désigner, un mot que l’Académie a rayé de son Dictionnaire6 ? Nous ne le pensons pas : la fidélité aux convictions et l’honnêteté dans le malheur, loin de rabaisser l’homme au rang de déclassé, nous ont toujours paru être la vraie caractéristique de l’homme de cœur, de l’âme bien née et bien trempée. Nous sommes nous-même convaincu que ce mot de déclassé a glissé sous la plume de M. Mariage, comme il glisse trop souvent sous la plume d’écrivains qui ne connaissent pas ou connaissent mal notre corporation ; nous n’aurions donc pas relevé cette légère peccadille si ce qualificatif ne nous avait paru blesser profondément la loi de la justice et accréditer une fausse idée qui, par plus d’un côté, ressemble à un préjugé.
“À vous, ô Correcteurs, de vous faire reclasser”
F. Mariage réagit à son tour dans son article suivant (no 169, 15 juillet 1884), revenant sur son rêve — déjà exprimé dans son troisième article — « d’unir tous les correcteurs de France en une sorte de société scientifique qu’on appellerait, par exemple, Académie Typographique (ou des Correcteurs) ». J’aurai l’occasion d’en reparler.
[…] on voudrait que nous rétractassions le mot de déclassé ! — Ah ! bien, non, par exemple, car ce n’est pas nous qui le prononçons, mais bien l’histoire implacable qui nous le jette à la face !
À vous, ô Correcteurs, de vous grouper et de vous faire reclasser ; c’est bien facile, il me semble : un seul effort de volonté suffit.
Que MM. Dambuyant et Boutmy7 reçoivent vos adhésions, et ils auront vite formé le noyau de cette Académie Typographique qui doit, à notre humble avis, nous ramener au bon temps des Érasme, des Lascaris, des Lipse et autres correcteurs qui se faisaient un titre de gloire de leur profession.
Car nous serons un corps savant ayant autorité pour imposer nos justes aspirations, et alors nous élèverons le niveau de l’art typographique en France par nos travaux honorablement rétribués et d’autant plus soigneusement exécutés que nous aurons le cœur plus joyeux et l’âme plus tranquille, puisque notre situation présente sera améliorée et que nous serons certains de l’avenir.
Seul, un correcteur ne peut rien, mais que l’Académie compte seulement cent membres, et nous prouverons, à l’avantage des imprimeries et des imprimeurs, comme au nôtre, que l’union fait la force.
Le 15 août 1882, la revue littéraire La Jeune Belgique (lien Wikipédia1) publie le texte d’un certain John Keat narrant son embauche comme correcteur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phtisie à 24 ans. Le signataire de ce texte (ou son personnage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pendu à une corde qui « le défiait » au-dessus de son bureau. On passe brutalement du naturalisme, mouvement défendu par la revue, à l’horreur ! Je n’ai trouvé aucune information supplémentaire au sujet de ce John Keat. Ce texte est surtout intéressant par sa description de l’univers de travail.
CORRECTEUR !
Aujourd’hui pour la première fois, je suis entré dans l’atelier où j’ai obtenu la place de correcteur.
C’est une grande salle allongée, couverte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux rangées de casses adossées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de charrette de brasseur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régulièrement roulant sur ses rails, tandis que les courroies qui s’élèvent obliquement vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscillation lente, et le tiroir avance toujours et recule, éternellement. Des filles perchées sur un tabouret présentent du papier aux griffes de la presse, un rouleau tourne, la feuille disparaît, une autre est happée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.
Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, composent avec un mouvement d’automate, sans parler ; les petits apprentis vous passent entre les jambes et vont chercher de la bière pour les assoiffés.
De temps en temps une margeuse fredonne une chanson monotone qu’accompagnent dans le fond les conducteurs et les gamins, et la chanson s’enfle en bourdonnant, bête et traînarde, jusqu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.
M. Loutard, le contre-maître, m’a donné une place au fond, près des marbres. Il m’a présenté à mon confrère Malicot, un charmant garçon très-chauve qui se pique de beau langage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la centaurée. « C’est bon pour l’estomac, dit-il. »
Malicot me passe des épreuves à corriger : Cahier des charges : Pavage à exécuter sur la route de Namur à Bruxelles par Waterloo, sur une longueur de 16o m. dans la traverse de Sombreffe.
Cela m’a pris deux heures à corriger. Il est vrai que comme intérêt brut, c’était folâtre.
Malicot m’a appris ce que c’est qu’un bourdon, une espace, un cadratin, un lingot, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.
Aujourd’hui le patron a fait le tour des ateliers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grincheux. Il a daigné me dire que mon épreuve était bien corrigée.
Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modestie est la vertu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.
Il fait triste à l’atelier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.
Malicot est parti. Il a mangé trop de centaurée.
Son pupitre est désert et dessus se prélasse une épreuve de l’Histoire contemporaine de A. P… Cette épreuve m’attire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Loutard m’a regardé. Il arrive. Horreur ! il m’a donné douze folios de chiffres, des chiffres mal imprimés avec un nimbe noir qui fait papilloter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est horrible. J’ai peur de me transformer en chiffre, de m’arrondir en 6, de me hacher en 4, de me couleuvrer en 8 ; je deviens arithmométrique, je sens des vertiges, les lobes de mon cerveau s’en vont ; je les vois s’envoler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…
« Je deviens arithmométrique… » Composition d’origine.
Malicot est revenu ; il corrige la Revue du Nord et mâche de la centaurée (pour l’estomac). Heureux homme ! il a lu presque entièrement un article de M. X… sur les Améliorations des chemins de fer brabançons, sans compter un chapitre complet d’un roman de Zénaïde Fleuriot — romancier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage complet à corriger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un commencement et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres bloquées ; et puis il me semble qu’au plus palpitant du livre, il y aura une coupure nette et… des annonces de pastilles anti-asthmatiques.
Il y a une corde qui pend au-dessus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pourquoi est-elle là ? Elle m’agace, elle a l’air de me défier, je la couperai…
John Keat.
N. B. — Il s’y est pendu.
Précision : Dans la mise en page originelle, le nota et la signature figurent sur la même ligne.
La Jeune Belgique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.
C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inaboutie. Elle me donne l’occasion de vous montrer comment je travaille.
Un matin de cette semaine, profitant de mes vacances — bien méritées, dirais-je — pour relancer les recherches, je tombe sur une Physiologie1de l’imprimeur (éd. Desloges, 1842) comportant le mot correcteur, signée de Constant Moisand (1822-1871). L’auteur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre.
Vous arrivez les poches pleines d’épreuves ; vous remettez votre copie au correcteur qui entonne de sa grosse voix le derlindindin, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le derlindindin ; ce qui veut dire que celui qui a composé la copie que l’auteur vient de remettre a fait une infinité de bourdons, doublons, coquilles, etc.
Rien d’autre sur le sujet de mon blog.
Mais… « le derlindindin », voilà de quoi occuper ma matinée ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.
Un bruit de clochette
Derlin dindin est une variante de drelin dindin (ou din din), l’aîné de notre drelin, drelin, onomatopée imitant une clochette ou une sonnette. Le chansonnier Béranger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, battons la campagne / Que nos grelots tintent soudain / Comme les beaux mulets d’Espagne / Nous marchons tous drelin dindin » (Couplet) — Littré.
On trouve notre derlin din din dans un vaudeville3 d’Eugène Labiche (1815-1888), Les Prétendus de Gimblette (1850) :
Sembett : No ! un son de cloche… Comment ils faisaient les cloches ? […] Barnabé : Elles font derlin, der din, din din.
Nous apprenons déjà quelque chose.
Mais notre correcteur — appelons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clochette ? Et les compositeurs répètent-ils en chœur la même clochette ? Je n’y crois pas trop.
Chanson à succès
Je penche plutôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à succès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Certains reçoivent même de nouvelles paroles, pour un évènement festif. Ainsi, deux chansons que j’ai trouvées sur Gallica : Le Correcteur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un certain Chollet, est à chanter sur l’air de La Treille de sincérité, écrite par Désaugiers (1772-1827), et Les Correcteurs en goguette à Charenton (1822) colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».
Je tombe alors sur Derlin dindin, un quadrille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous dessus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facétieux collègues… Malheureusement, Arban (1825-1889), compositeur de danses et chef d’orchestre populaire, officiait au bal Le Casino, dit Casino-Cadet, « construit en 1859 [et] renommé pour la légèreté de ses danseuses » (Wikipédia), et 1859 est aussi la date de la partition.
Au passage, je décèle une bizarrerie : la page de titre de la partition précise « sur des motifs de Kriesel ». Or, si Kriesel (dont les dates de naissance et de mort nous sont inconnues) a bien écrit Asseyez-vous d’ssus !,« cantilène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amédée de Jallais [1825-1909] », la partition a été imprimée chez Bollot en 1861… soit deux ans après le quadrille qui s’en est inspiré ! Je vous laisse ce mystère à résoudre.
Asseyez-vous d’ssus serait une fantaisie sur l’expérience de l’omnibus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Elizabeth Amann, The Omnibus : A Cultural History of Urban Transportation,Springer Nature, 2023, p. 107), ce que semble confirmer la gravure illustrant la partition.
Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trouver, dans le Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ouf !), Derlindindin, vaudeville en un acte de René Perin (1774-1829), édité par Jean-Nicolas Barba (1769-1846). Date inconnue, sauf que le catalogue s’arrête à 1859, mais de toute façon antérieure à la mort de Barba. Là, ça collerait.
Frustration de chercheur
Le quadrille abandonné, reste donc ce vaudeville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui aurait disparu.
Ah, je le voyais bien, pourtant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casino-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lundi au samedi (sauf quand il « fait le lundi »), guincher sur Derlin dindin, le quadrille à la mode, et, de retour au turbin, s’en servir comme signe de complicité avec les « singes ».
J’ai trouvé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Henry de Pène (1830-1888), une nouvelle description déplorable du local des correcteurs dans une imprimerie parisienne au xixe siècle. On peut raisonnablement faire crédit à l’auteur de l’authenticité de ses propos, car il a été journaliste pendant une quarantaine d’années.
Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pratiquée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui conduisait de l’atelier des machines aux ateliers de composition et aux bureaux des différents journaux locataires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour recevoir des visiteurs gantés, vernis, luisants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spécialement encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédacteur hippique de l’Écho Parisien.
Autant le jeune homme était parfumé, autant le petit local dont il venait de pousser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exhalaisons humaines, les fumées refroidies des cigares et des cigarettes, les émanations du gaz, l’absence d’air extérieur, la poussière longuement accumulée sur le plancher, le long des murs, y composaient une atmosphère spéciale et, en quelque sorte, professionnelle qu’on ne pouvait impunément respirer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poitrines humaines étaient condamnées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Brenard, le correcteur attitré de l’Écho, un apprenti qui lui servait de « teneur de copie » ; un autre correcteur, attaché au service de plusieurs canards de moindre importance qui ne se payaient pas le luxe d’un correcteur spécial. Ce second correcteur était assisté, lui aussi, d’un jeune garçon chargé de suivre sur le manuscrit, tandis que son chef couvrait de signes cabalistiques, intelligibles seulement pour les initiés, les étroites feuilles de papier imprimées dites : paquets, où le premier travail du compositeur dépose parfois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)
“Des chenils sombres et malsains”
Cet extrait est à rapprocher du témoignage de M. Dutripon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un escalier, sous les rangs des compositeurs, quelquefois dans une espèce de niche qu’on appelle cabinet, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles […] »).
Dans un dialogue, Henry de Pène évoque aussi la rémunération du correcteur, que Jack Stick appelle « avec une familiarité cordiale “père Brenard” ». Ce dernier déclare :
— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au journal du soir où je corrige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts. — […] Vous ne m’avez jamais dit combien vous vous faisiez par mois à vous crever les yeux et à vous éreinter le tempérament au service de vos deux journaux. — Deux cent cinquante francs ; quelquefois trois cents, quand je puis faire quelques suppléments… (p. 16)
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.
Dans le Journal amusant du 8 février 1873, le littérateur Paul Courty propose « une anecdote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garantir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».
« Un jour, dans un de ses romans-feuilletons qui se passait sous Louis XIV, il avait placé par mégarde le terrain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lorsqu’il vint revoir ses épreuves, le correcteur de l’imprimerie lui fit respectueusement observer que l’introduction des pommes de terre en France remontait seulement au règne de Louis XVI, et qu’il faudrait peut-être effacer…
« — Effacer ! s’écria Dumas, bondissant à ce mot. Comme vous y allez !
« Et saisissant fiévreusement une plume, il écrivit ce renvoi en marge de l’épreuve.
« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adversaires avaient pris pour terrain de leur rencontre un champ de pommes de terre, puisque l’introduction en France de ce précieux tubercule, due à Parmentier, eut lieu seulement sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.
« Et tendant l’épreuve au correcteur stupéfait, Dumas murmura, en se frottant joyeusement les mains :
— Six lignes de plus ! »
Cette anecdote « peu connue », je ne l’ai pas trouvée ailleurs.
Je relève dans Les Annales politiques et littéraires, du 22 avril 1894, sous la plume de Francisque Sarcey (critique littéraire célèbre), les lignes suivantes :
Francisque Sarcey à la une des Contemporains, no 41, 1881.
« Je supplie le correcteur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. »
Noter la préposition à en italique.
S’agit-il d’une note à l’intention du correcteur qui s’est retrouvée — par mégarde ou par choix du correcteur — dans la composition, ou l’auteur a-t-il vraiment souhaité qu’elles soient imprimées ? Le mystère demeurera.
Mais cette insistance demande une explication. On la trouve dans le Wiktionnaire (d’après Delboulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Romania, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :
« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signifiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aussi, dans un sens comparable, “tout vient à point qui peut attendre”.
« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fréquent chez Montaigne notamment, a progressivement disparu et la locution n’a plus été comprise qu’au prix de l’insertion de la préposition à, entraînant une légère modification du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »
L’auteur s’explique
Dans une lettre à Paul Risch, transmise par celui-ci à Sergines [pseudonyme d’Adolphe Brisson] et publiée dans Les Annales politiques et littéraires, le 31 mai 1903, Francisque Sarcey confirme cette explication :
« 26 juin 1898.
« Mon cher ami,
« J’écris toujours : « Tout vient à point qui sait attendre. Mais les correcteurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres. « Qui, en ce sens, est une vieille formule française équivalant au si quis des latins. « Tu en trouveras deux ou trois exemples au mot qui dans Littré. « Cette accentuation ne s’est conservée que dans les locutions proverbiales. « Tout vient à point nommé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).
« Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi », commence prudemment l’auteur de l’article ci-dessous… mais pour parler, il va parler ! Les « hiéroglyphes », les petites manies et les sautes d’humeur des journalistes et critiques les plus en vue défilent sous nos yeux éhabis et amusés. Anonymement, notre homme se venge ! C’est dans Figaro (alors sans article) du 15 octobre 1865. NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse imaginer une suite, mais je n’ai pas trouvé d’autre épisode de « La cuisine de Gutenberg », et je le déplore. NB2 : Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine. « Ch. R. » fait un usage immodéré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’équivalent des parenthèses.
LA CUISINE DE GUTENBERG
Les Auteurs.
Sommaire. — Les Auteurs. — Pour le typographe, plus de prestige. — Les pallassiers, les artificiers, les raseurs. — Les hiéroglyphes. — Quelques spécimens. — Les microscopiques, les gigantesques, les échevelés, les impossibles, les ſ [sic, f] de Toussenel, les chardons d’Arsène Houssaye, le macadam de Jules Janin. — Les auteurs calligraphes. — Les tocades de ces messieurs. — Les épreuves renaissantes de Balzac et de Villemain. — La ponctuation ; les pluriels de Lalandelle, la grammaire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le correcteur. — La presse politique et littéraire : La Guéronnière, Cassagnac, Havin, Nefftzer, Girardin, Janicot, Boniface, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à journaux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacerdoce de la presse après 1830. — Les franges de Gaspard de Pons ; les aménités de deux académiciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours métamorphosé en cerf. — Les manies de caste : celles des érudits, des compilateurs, des saint-simoniens, des prêtres, des avocats, des médecins, de la brasserie des Martyrs, des authoress, des éditeurs millionnaires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.
C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typographie, on appelle auteur quiconque fait imprimer sa prose. Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à découvrir une paille chez le voisin sans admettre pour cela qu’on aperçoive une poutre chez lui. Par bonheur, nous parlons à des gens d’esprit ; donc, nous pouvons nous aventurer. Parlons.
Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, comment le correcteur qui, chaque jour, voit nos écrivains à l’œuvre, les considérerait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on discute un adjectif louangeur, on aiguise la pointe perfide ? Et comment, sans son aide, amputer la phrase gangrénée, ou débrider une boursouflure ? — Aussi, pour lui plus de prestige ; il connaît tous les secrets de toilette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aussi faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quolibets il se venge.
Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”
D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pallassiers1 (discoureurs implacables sur une vétille) ; les artificiers (Balzac, Villemain, Desnoyers, traçant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour activer le travail). — Restent les verbeux qui s’oublient en conversations oiseuses ; ceux-là sont exécutés sur place : un Dominus vobiscum en sourdine part du fond de l’atelier, auquel toute la galerie en chœur répond, sur le ton liturgique : Et cum spiritu tuo. Cela veut dire dispensez-nous de l’Oremus.
« Les artificiers […], traçant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de LaFemme supérieure annotée par Balzac. Coll. BnF. Voir exposition virtuelle.
Dans cet esprit-là, on présume bien qu’il est peu de ridicules qui nous échappent ; il en est, Dieu merci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de constater, comme observation générale, qu’à une époque où tous les garçons de magasin sont plus ou moins calligraphes, les lettrés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal possible. — Jamais, en effet, celui qui parcourt un journal ou un livre ne parviendrait à se figurer sur quels manuscrits il nous a fallu étudier pour arriver à deviner ce que l’auteur a voulu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insurrection ; celui-ci ressemble à un plat de macaroni, celui-là à une rue de Paris en démolition : aucune [sic] n’a de rapport avec une écriture européenne. On devrait décorer les Champollions qui finissent par les traduire, car les excentricités de la fantaisie dans le genre graphique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.
Pattes de mouche et “plumes qui crachent”
Tandis que le bibliophile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pourrait lire à cinq pas Léon Gozlan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rapport, prendre pour modèle. — Carrée, magistrale est l’écriture d’Edgard [sic] Quinet, tandis que tel article du Constitutionnel configure littéralement une écumoire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Charivari, qu’il a coupé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Houssaye affecte le style dit flamboyant, et sa signature est tout hérissée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Victor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attribuerait à une main féminine les lignes de Girardin. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Guizot a été, d’un bout à l’autre, tracée sans hésitation, au crayon ; c’est aussi l’habitude de Prosper Pascal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier deMarie, comme chacun sait.
Singulier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu foncé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du terrible Jouvin pourraient être comparés aux autographes minuscules de Paul Lacroix. Mme Dash a probablement fréquenté la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moitié du mot, le reste est une barre. Le rédacteur en chef de la Gazette a renoncé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manuscrit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de français ; le charmant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui projettent jusqu’au-delà du papier leur aspiration échevelée ; mais n’espérez point sans une loupe deviner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédiger des brochures avec un bâtonnet gros comme le doigt, en guise de plume. Toutefois, quelque excentrique que puissent être les mille et une manières de noircir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la raison, ce sont les autographes du premier des lundistes7, empereur des illisibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impossible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-dessus il faut tirer l’échelle, car toute citation pâlirait.
Lettre autographe de Sainte-Beuve, empruntée au site Mémoire d’encres.
Comme correctif, on pourrait en revanche montrer des écritures fort belles : rari nantes in gurgite8. Tout le monde connaît le talent calligraphique de l’auteur des Mousquetaires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc traitant les questions d’art ; etl’on peut dire que les feuillets corrects et proprets de Monselet charment l’œil du typographe avant d’aller enchanter ses lectrices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mauvaise, est généralement nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scandé le vers.
“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité”
Voilà donc qui est démontré : les auteurs griffonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout différemment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la minorité. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux surtout, n’en sont point exempts. — Balzac, dont le système de ponctuation a donné lieu à un procès9, a laissé dans la typographie le souvenir des sept ou huit épreuves successives qu’il exigeait, les travaillant de telle sorte qu’à la dernière il ne restait plus un tiers de la composition primitive10.
M. Villemain est allé plus loin le jour où, donnant des soins plus minutieux encore que de coutume à son compte rendu d’une séance de l’Institut, il en corrigea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sarrans jeune, après avoir fait composer le salon hebdomadaire de la Semaine, démolissait tout : à la vérité, il signait Nicolas, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répandue que de raison, nous met au désespoir ; elle s’explique par cette particularité qu’on juge bien mieux la phrase en lettres moulées que manuscrite.
L’auteur d’Eugénie Grandet, quand l’inspiration lui dictait un beau type11, ou si une description telle qu’il les savait faire lui souriait, traçait tout d’une haleine des alinénas [sic] de quatorze pages in-18, luxe inconnu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)
La ponctuation, dont les règles peuvent être discutées, mais qui a pourtant ses principes, prête beaucoup au caprice ; aussi en abuse-t-on. — L’abbé Moigno, dont la science est à bon droit populaire, a l’habitude de saupoudrer son style d’une quantité de virgules tout étonnées de tomber là sans savoir pourquoi, alors que la majeure partie des rédacteurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fatigants, les ont simplement supprimés. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un certain âge n’aient aussi leurs fantaisies : on essayerait en vain de persuader à M. Buloz qu’en 1865 les imparfaits et les conditionnels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalandelle [sic, La Landelle] vous prouvera qu’on doit pluraliser toujours un chef d’escadronS, un capitaine de vaisseauX. Que voulez-vous ? c’est son système. Ils ont aussi le leur, ceux qui brochent les petites turpitudes à 1 franc publiées dans les passages ; toutefois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alcazar, ils négligent un peu leur Chapsal13, et sont forcés, par suite, de barbouiller, à dessein, les désinences de mots embarrassantes.
Affiche de l’Alcazar d’hiver, à Paris, 1875. Coll. BnF.
Pardon du rapprochement, mais Châteaubriand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux correcteurs, avec un fin sourire : « Messieurs, je vous abandonne l’orthographe. » En effet, à chacun son métier ; d’autant plus que les hommes, généralement fort instruits, dont le chantre d’Atala ne dédaignait pas les avis, prêtent volontiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cavalières. Une petite anecdote me revient à ce sujet.
Certain Auvergnat rusé avait imaginé une combinaison à l’aide de laquelle il exploitait les industriels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une ignorance crasse, n’avait ni secrétaire ni copiste, et mettait l’atelier de composition aux abois par de lamentables autographes. Un jour que le correcteur, toujours obligeant envers lui, était allé prendre son gloria14, notre homme, contrarié de ne pas le trouver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le malicieux correcteur ? Après l’avoir corrigé comme une épreuve, il renvoie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après correction. » Dix jours plus tard, il changeait d’imprimerie, naturellement ; mais la langue était vengée, et lui aussi.
“Petites faiblesses humaines”
Les écrivains de la presse quotidienne ne sont pas dans les mêmes conditions que les auteurs proprement dits ; ils peuvent cependant, eux aussi, nous fournir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ainsi, tandis que ceux-ci ont l’idée laborieuse et l’expression difficile, ceux-là rédigent tout en causant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Guéronnière, à une certaine époque, donnait à deux journaux quotidiens à la fois ses impressions parlementaires, et pourtant sa plume, une fois lancée, ne s’arrêtait pas, et il passait, sans les relire, au metteur en pages ses feuillets tout humides. M. Granier de Cassagnac, au Globe napoléonien, n’apportait ses premiers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beaucoup de journalistes, s’ils étaient sincères, avoueraient qu’ils ne livrent leur article qu’à la dernière extrémité, et sous la menace du départ, cette heure de Damoclès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus difficile que le lecteur ne le pense d’avoir des idées politiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien souvent, faisait ses comptes rendus au sortir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se servant du premier objet venu, plume d’auberge ou allumette. Aussi, Dieu sait en quels hiéroglyphes ses jugements attendus étaient formulés ! Il est vrai que, passé minuit, une gratification était due aux compositeurs des Débats, et l’on peut affirmer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.
Dans cette église militante, où la présence d’esprit et le sang-froid sont indispensables, on a vu des athlètes renommés payer parfois leur tribut aux petites faiblesses humaines. Jupiter-Havin lui-même a ses mauvais quarts d’heure ; Nefftzer, pour si Alsacien qu’il soit, n’est pas un prototype de longanimité ; Janicot est souvent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bourrus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne faudrait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boniface18, et Girardin, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses cheveux à poignée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut suspendue, de payer de ses propres deniers les ouvriers du journal pendant tout le temps que dura le chômage.
À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rappeler Jules Lecomte : adroit chroniqueur, il était médiocrement lettré, car c’est lui qui forgea l’étrange épithète d’hydroprusse, et le correcteur eut toutes les peines du monde à l’y faire renoncer. Laborieux quoiqu’il fût déjà riche, et attaché à deux ou trois journaux très différents, on le voyait, comme la prévoyante fourmi, faire ses petites provisions, garder sur la planche, pendant trois mois, des anecdotes plus ou moins apocryphes avec la date en blanc ; compter scrupuleusement ses lignes en les multipliant par 25 centimes, et enfin coller bout à bout ses épreuves et en former des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.
L’étrange disparition d’un “précieux autographe”
Les imprimeries où se bâclent les journaux ne ressemblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles présentent, à certaines heures, l’aspect fiévreux d’une ruche en activité ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment prescrit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Selligues [sic, Selligue], rue des Jeûneurs (la première maison qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq journaux aussi disparates de couleurs que de formats. C’est là que le Commerce et le Messager, deux ennemis jurés, comme Fichet et Huret19, prenaient soin (ô sacerdoce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’éreintement du lendemain ; là encore que la Contre-Révolution, créée tout exprès pour combattre la Révolution, avait les mêmes rédacteurs, réfutant dans le journal opposé leurs propres articles ; là enfin que fut inventée cette ficelle, à l’usage des départements, de former quatre ou cinq journaux d’une seule composition, en changeant tout simplement le titre ; ce qui se pratique encore, nous savons où.
Mais nous perdons de vue les auteurs. — Gaspard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une singulière habitude : à mesure qu’il relisait ses pièces de poésie, ses souvenirs aidant, il les surchargeait de notes, si bien que les marges ne lui suffisant plus, il avait pris le parti d’y attacher des bandelettes qui affectaient toutes sortes de couleurs, selon le hasard qui les lui avait fournies, et les collait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à distance elles ressemblaient à ces châles frangés qui faisaient, il y a quelque trente ans, la gloire des portières.
Il est des hommes fort distingués à tous égards, chimistes, professeurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abrégé les termes les plus usités de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manuscrit inintelligible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.
Et puis les plus épineux sont toujours les moins patients si l’on vient à ne pas les comprendre. M. Sainte-Beuve, sensible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cousin est trop prompt à offrir du chardon à ceux que ses pattes de mouche embarrassent. Cette façon d’agir est d’autant moins généreuse que ces messieurs règnent et gouvernent. Et comment l’illustre professeur de philosophie20, quand il s’emporte à propos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il présente à l’admiration du lecteur des phrases qui ont le malheur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de probité à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »
Après tout, s’il est dans la république des lettres de petites faiblesses aigrelettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Solitaire21, supposant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un fragment de sa copie s’étant égaré dans l’imprimerie où fut composé son dernier feuilleton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplorable ! — Bref, le compositeur accusé de négligence ayant été appelé à comparaître, il avait d’abord cherché à se disculper, lorsque tout à coup, d’un air enthousiaste, il s’écrie :
« — Ah ! monsieur, je serais si heureux de posséder un autographe de vous !
« — Eh bien, s’il en est ainsi, mon ami, dit d’Arlincourt subitement radouci, gardez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »
Le drôle, en rentrant à l’atelier, pouffait de rire. Ce précieux autographe enveloppait son gruyère.
Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste”
Tandis que nous parlons du papier, disons qu’il a pour nous des révélations imprévues : je me rappelle encore un certain grand-raisin22 assez compromettant qui trahissait son origine administrative et dont, par parenthèse, le contenu contrastait fort avec le contenant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du ministère de la justice des articles de sport mêlé de haute bicherie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de journal de modes s’attrister sur une lugubre nécrologie. — Sur ce chapitre, s’il m’était permis de formuler un axiome, je dirais à messieurs les auteurs : Regardez-y à deux fois avant d’employer le premier papier venu ; ou plutôt écoutez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être question, nature moutonnière qui avait en horreur la moindre discussion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beaucoup d’honnêtes gens. Madame, fort dépensière, laissait son mari sans le sou, si bien que le bonhomme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, collectionnait les notes d’épicier, les bandes de journaux, bref tout ce qui lui tombait sous la main, pour inscrire l’un après l’autre les articles du grand Dictionnaire entomologique auquel il consacrait ses loisirs. Un jour, parmi ces fragments de toutes sortes, s’était glissé un bout de lettre déchirée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, voulut que le compositeur en tournant le feuillet lût, au-dessous de la déchirure, cette fin de phrase tronquée :
« … prudence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »
L’écriture était féminine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pourtant n’éprouvait de curiosité qu’à l’égard des insectes, subissait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sourire qui parcourut l’atelier quand il revint le lendemain. Heureusement on prit la précaution de biffer les deux lignes traîtresses, et le digne entomologiste put continuer ses études sur les antennes, organe qui semblait l’intéresser particulièrement.
Choix fantaisistes de papier et d’encre
Si des tics personnels nous passons aux aberrations communes, nous remarquerons, par exemple, que tous les auteurs, y compris les plus expérimentés, se persuadent qu’une épreuve à laquelle ils ont donné tous leurs soins est entièrement purgée de fautes. Erreur profonde ; le correcteur en retrouve toujours après eux, et rien alors n’est plus singulier que leur contenance entre un mécompte d’amour-propre et la satisfaction de voir leur œuvre épurée. — Particularité fort remarquable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle catégorie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ainsi, un savant économise le papier en raison directe de son érudition.
Les vieux raturent beaucoup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.
Les rats de la Bibliothèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfumé, qu’on ne rencontre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?
Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre roussâtre ; un bibliomane ne saurait renoncer aux lettres microscopiques ; un avocat qui pourrait se faire lire passerait pour déshonorer la robe ; et les médecins prennent un soin particulier de rendre indéchiffrables les mots gréco-latins de leur invention.
Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mordicus plutôt que de sacrifier cinq lignes de sa prose, comptez que sa muse est vierge de toute impression ; et si vous le voyez faire parade de londrès23 au détriment de sa chaussure, c’est assurément un des Quarante de la brasserie des Martyrs24.
Louis Montégut (1855-1906), La Brasserie des Martyrs. Coll. BnF, Estampes et Photographies, Va-286, t. 6.
Quant à mesdames les authoress dont la vocation littéraire brave l’épithète de bas-bleus, il faudrait une bonne fois les prier de remarquer que les accents, les points et les virgules, ont été inventés pour quelque chose, et, profitant de l’occasion, leur donner pour modèles Mmes Colet, Farrenc25, de Renneville, Dash et Aubert.
“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux”
Il n’est pas jusqu’aux éditeurs qui n’aient aussi leurs manies et leurs obstinations. On a vu quelques-uns d’entre eux, partis du bouquin à deux sous, devenir millionnaires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des catalogues, font servir à quatre usages successifs un même morceau de carte (en écrivant au dos, puis en travers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à chercher en ce moment un cinquième procédé.
Arrêtons là cette longue liste de griefs ; aussi bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la difficulté de concilier des impossibilités matérielles avec les exigences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embarras. Encore, avec les généraux de lettres, qui ont beaucoup vu, il est des accommodements ; mais les caporaux !…
Émile de Girardin, par Nadar, 1910. Coll. BnF.
Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux, Dieu merci, et on les connaît : ceux-là se voient toujours secondés avec zèle, presque devinés. À leur tête marche Girardin, qui depuis le jour où, pauvrement vêtu, il fondait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bienfaits de la fortune, n’a pas cessé d’être bon et paternel ; après lui nous citerons Alph. Karr, qui ne manquait jamais de serrer la main au metteur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sentant chez lui, nous tutoie ; Albéric Second, Villemessant, Nemo26, Trimm, Rochefort, Sarcey, Petitjean27 et la plupart des journalistes émérites traitent les typographes en artistes. Amédée Achard, Élie Berthet sont d’une politesse parfaite, et Arnaud, le méridional, a le ton d’une demoiselle. Monselet, surtout s’il est en retard, a des manières charmantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Marcelin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses compositeurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.
Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pensée devient livre ? En admettant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruolzés28 d’instruction, entre toutes les professions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est donné de comprendre, de traduire et de propager la pensée ; en quoi elle a fait plus pour la civilisation que la poudre et la vapeur.
Au surplus, notre maître, Jean Genfleisch [sic, Gensfleisch] de Gutenberg, était gentilhomme.
Manchette de La Gazette des eaux, revue hebdomadaire, 26 mai 1870.
Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue professionnelle (eaux minérales, climatologie, hydrothérapie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plaignant d’une intervention du correcteur. Un grand classique de la presse du xixe siècle.
C’était la rubrique favorite des basochiens2 d’autrefois.
De là on a fait un verbe.
« Il dit ergo à tout propos ; il ergote. »
J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergotons, vous ergotez, ils ergotent…
Ergoter est le verbe,
Ergoterie est la chose.
Vous ergotez, vous faites de l’ergoterie.
Notez que je dis cela pour vous, monsieur notre correcteur, qui, consultant l’autre jour Boiste ou Raymond3, avez trouvé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit discours à M. l’avocat spadois4.
Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, monsieur notre correcteur, si c’est l’autorité de votre dictionnaire ; mais j’ai aussi la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de crédit chez mes lecteurs pour pouvoir tirer sur eux un mot quelconque, fût-ce par hasard un barbarisme, sans crainte de le voir protesté.
J’avais donc dit très-régulièrement ergoterie, ce qui exprimait suffisamment ma pensée ; vous avez mis ergotisme, ce qui l’exprime trop, contrairement à mon intention.
Ergoterie, monsieur notre correcteur, c’est la chose qui se produit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je reprochais aux formes de M. l’avocat spadois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »
Autrement, parlant par votre truchement, je suis censé dire à M. l’avocat spadois : « Vous avez là, mon pauvre monsieur, une affection chronique fatale, l’ergotisme, qui est aussi le nom d’une grave intoxication végétale5. »
Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lannoy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excroissance parasitaire que produit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergoteurs7.
Néanmoins, monsieur notre correcteur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce malheureux ci-devant conseiller communal de la ville de Spa, en le déclarant atteint d’une maladie aussi triste, aussi hideuse, aussi abhorrée, aussi répugnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.
Ne le faites plus, monsieur notre correcteur, si vous voulez que M. l’avocat vous pardonne.
Première page de la brochure de Cyrille Pignard, avec cachets du dépôt légal et de la Bibliothèque impériale.
J’ai trouvé à la Bibliothèque nationale une brochure de sept pages, sobrement titrée Le Correcteur d’imprimerie, demandant pour les correcteurs une augmentation de salaire. Achevée d’être rédigée à Paris le 10 octobre 1867, elle est signée de « Cyrille Pignard, correcteur, Rue de l’École-de-Médecine, 111 », et imprimée chez « Félix Malteste et Ce, 22, rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur [rue Dussoubs depuis 1881, 2e arrondissement] ».
« Aux yeux d’un homme de lettres ou d’un éditeur ignorant du fait, écrit Pignard, le correcteur passe pour tenir le premier rang dans la hiérarchie administrative d’une imprimerie » et « doit toucher un beau denier dans la rétribution des services rendus ». « Nous sommes bien loin de cette réalité », se lamente notre confrère. « Notre salaire quotidien varie de 5 à 6 francs1, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amélioration dans notre sort ; tandis que le travail de l’ouvrier subit chaque jour une amélioration proportionnée aux exigences de la vie matérielle. » Encouragé par la récente création de la Société des correcteurs (en 1866, avec le soutien de l’imprimeur Ambroise Firmin-Didot), il demande donc « la juste rémunération [des] travaux [du correcteur]». Voici son argumentaire.
“Nos voix n’avaient pas d’écho”
« Jusqu’ici nous avons vécu d’une vie égoïste ; aucun lien fraternel n’est venu réunir les faisceaux disjoints de notre corporation. Disséminés un par un, deux par deux, dans toutes les imprimeries de Paris, éparpillés sans moyens d’entente, sans lien de cohésion, nos réclamations individuelles se sont produites, nous avons protesté contre la situation anomale qui nous était faite ; mais nos voix n’avaient pas d’écho, nous prêchions dans le désert.
« Grâce à notre nouvelle association, qui promet les plus heureux résultats, toute force nous est donnée pour nous faire entendre et revendiquer au nom de tous les droits de chacun. Des mesures énergiques doivent être prises dans l’intérêt commun, une rénovation complète est nécessaire. Je propose donc d’appliquer les six bases suivantes au nouvel ordre de choses, avec l’adhésion toutefois de MM. les maîtres imprimeurs, chose indispensable, je l’avoue ; je prie en outre, ces messieurs d’excuser la forme impérative de mes conclusions, forme que j’ai choisie pour sa clarté et sa précision.
« 1o MM. les maîtres imprimeurs ne recruteront leur personnel de correction que dans notre Société même.
« 2o Toute personne désirant faire partie de notre corporation devra préalablement être examinée par une commission nommée ad hoc et choisie au sein même de la Société2.
« 3o Le correcteur sera sous la dépendance immédiate du maître imprimeur.
« 4o Le correcteur attaché aux journaux quotidiens touchera 3,000 francs d’appointements par année au minimum.
« 5o Le correcteur attaché à une imprimerie pour toutes lectures aura droit à 9 francs par jour pour neuf heures de travail effectif.
« 6o Les épreuves lues aux pièces, premières ou bons à tirer indistinctement, seront payées à raison de 8 francs pour 100 francs de composition. Quant aux surcharges, le prix en sera loyalement débattu entre les intéressés.
« Toutes ces mesures me semblent parfaitement réalisables. Je sais que quelques-unes m’aliéneront certains esprits ; on me fera certainement des objections, mais je les attends de pied ferme, et suis profondément convaincu que par cette voie seule nous pouvons atteindre notre but et nous relever de notre déchéance imméritée. Cette vieille maxime trouve ici tout naturellement sa place : Qui veut la fin veut les moyens.
« Quant à la question de salaire, nos réclamations ne me semblent pas outre-passer3 les bornes du droit, du juste. Cette question est d’une majeure importance non-seulement sous le rapport matériel, mais encore et surtout pour l’élévation du niveau moral et intellectuel de notre association. En effet, combien de jeunes gens, riches de science, d’intelligence et de santé, choisiraient notre profession de préférence à bien d’autres, au professorat par exemple, s’ils n’en étaient détournés par le fantôme menaçant du mal-être et des privations continuelles, par la triste perspective de ne travailler que pour du pain, et d’être, après une longue existence de labeur incessant, aussi avancés au seuil de la mort qu’à l’aurore de la vie ! Que dis-je ? plus pauvres, car au moins au printemps de la vie on chérit l’avenir avec toute la foi de l’illusion, on caresse le plus doux des songes, l’espérance ! — Il ne faut pas perdre de vue que la correction n’est pas un refuge pour certains personnages qui se disent déclassés4, pas plus que pour le vieux typographe, dont les doigts raidis par les ans ne savent plus lever la lettre. Non, c’est une carrière libérale par excellence, qui a fourni à la société maintes illustrations, qui est appelée, je n’en doute pas, à en fournir encore, et dont nous devons tous tenir haut le drapeau !
Pour l’intérêt de tous
« Je ferai remarquer que les mesures dont nous demandons l’adoption ne sont pas prises uniquement dans nos intérêts, elles sauvegardent encore ceux du maître imprimeur. En augmentant le salaire du correcteur, le patron choisira tout naturellement les hommes les plus éclairés, et le nombre de ces énormités qui font quotidiennement le désespoir et la torture des journalistes et des auteurs ira sans cesse en diminuant et finira même par se restreindre aux rares exceptions. Il est en outre à remarquer que le correcteur qui lit bien lit vite une épreuve ; or, en suivant cette donnée, le personnel de correction sera moindre, les épreuves seront mieux lues, le correcteur sera mieux payé, plus considéré, le maître imprimeur ne payera pas davantage ; en un mot, il y aura satisfaction de part et d’autre.
« On a souvent mis en avant la question de compter à l’auteur le travail du correcteur ; mais l’objection qui se présente est tellement irréfutable qu’on a dû forcément y renoncer. En effet, l’auteur peut répondre par cette argumentation irrésistible : Je paye tant pour l’impression de mon ouvrage ; je ne puis entrer dans les détails de mauvaise exécution ; je paye tant pour être imprimé, et non pour que l’on me gâte mon travail, etc. — Mais comme la mauvaise exécution typographique provient souvent des mauvais manuscrits, ne pourrait-on pas faire exécuter par des correcteurs spéciaux un travail de révision, de préparation de copie, de retranscription même, lorsque l’écriture est illisible ou à peu près, — ce qui n’arrive que trop fréquemment, car nous sommes à même de savoir que les auteurs, en général, ne brillent pas par la calligraphie, — et coucher cette dépense sur le mémoire d’impression, avec cette légende : Préparation de copie ?
« Je soumets ces quelques observations à la réflexion de MM. les maîtres imprimeurs, en les priant de s’enquérir par eux-mêmes si j’ai forcé les couleurs du triste tableau de notre situation. Puissent-ils y mettre un terme et nous donner un peu de bien-être. Nous n’avons pas de tarif, nous travaillons à discrétion ; nos plaintes ne fatiguent pas souvent leurs oreilles ; en revanche, nous nous adressons à leur conscience. Mon Dieu ! nous demandons bien peu de chose, comme Diogène : notre place au soleil. »
Signature de Cyrille Pignard et cachet de la Bibliothèque impériale.
Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Difficile à manier et à lire sur Gallica (pages de grand format, huit colonnes composées en petit corps), l’article « correcteur » du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (1866-1876) de Pierre Larousse (1817-1875) fourmille d’informations. Je le reproduis donc ici, en élucidant les nombreux noms cités. Le ton par moments lyrique est assez surprenant pour le lecteur d’aujourd’hui, habitué à une rédaction plus objective dans les ouvrages de référence, mais Larousse1 admet à la fin du texte « l’intérêt que nous inspire la position précaire du correcteur dans les imprimeries ». Offrant un portrait du correcteur idéal et la description des différentes étapes de la correction à l’imprimerie, l’article aborde aussi, sans ambages, les pénibles conditions de travail et les fourchettes de salaire. J’y ai ajouté des intertitres, et je l’ai complété par l’entrée « correction ».
Définition liminaire
correcteur, trice s. m. (kor-rek-teur, tri-se — lat. corrector ; de corrigere, corriger). […]
— Typ. Toute personne qui est chargée habituellement, soit dans une imprimerie, soit dans une librairie2, soit dans un bureau de publications quelconque, de corriger les fautes typographiques, grammaticales et littéraires qui se trouvent sur les épreuves de toute espèce d’impressions est un correcteur.
Distinguer le prote du correcteur
Les personnes étrangères à l’imprimerie confondent souvent le correcteur avec le prote, quoique leurs fonctions soient complètement distinctes. Nous verrons plus loin quelle est la cause de cette confusion.
Le prote est le représentant immédiat du maître imprimeur : il dirige et administre l’établissement, reçoit les auteurs et traite avec eux, embauche, débauche le personnel attaché à l’imprimerie, distribue la besogne, vérifie les bordereaux, fait la banque (paye), etc.
Le correcteur n’a pas (à moins d’une délégation spéciale) à s’immiscer dans l’administration industrielle : il est le représentant de la littérature et de la science dans l’imprimerie. Son département est du domaine de l’intelligence pure. Il n’est placé sous la direction du prote que comme faisant partie du personnel de l’usine typographique. Dans l’exercice propre de ses fonctions, il est le seul juge ou, tout au moins, le juge le plus compétent des concessions à faire aux écrivains sous le rapport de ce qu’on appelle, en terme d’imprimerie, la marche à suivre pour chaque ouvrage, ce qui comprend des détails infinis : ponctuation, capitales, divisions des mots, choix des caractères à employer pour les titres suivant leur importance, etc.
Il y avait autrefois très-peu de correcteurs spéciaux, c’est-à-dire se livrant exclusivement à la correction des épreuves3. Presque tous les protes, à défaut du maître imprimeur, se chargeaient de ce soin (telle est l’origine de la confusion que font fréquemment entre le prote et le correcteur les personnes étrangères à la profession) ; il en est même encore ainsi dans beaucoup de petites imprimeries, surtout en province, où l’on voit le maître imprimeur cumuler les fonctions de patron, de prote, de correcteur, voire même4 de compositeur et d’imprimeur.
Quand des besoins nouveaux et impérieux, nés du développement extraordinaire de l’imprimerie, se révélèrent, le prote, débordé par la multiplicité de ses attributions, dut chercher à se décharger d’une partie de l’énorme responsabilité qu’elles entraînaient : il abandonna tout ce qui concerne la correction des épreuves, devenue incompatible avec sa présence presque constante à l’atelier et la surveillance qu’il y doit exercer. Ce jour-là naquit le correcteur tel qu’il existe aujourd’hui.
Il arrive quelquefois qu’un maître imprimeur, n’ayant pas du travail en quantité suffisante pour occuper un correcteur attitré, choisit, pour en remplir l’office, un compositeur expérimenté et possédant une certaine dose d’instruction. Tout en reconnaissant que la force des circonstances seule amène presque toujours le patron à créer ces positions hybrides, nous n’hésitons pas à formuler le vœu de les voir disparaître le plus promptement possible.
Mais, dans les maisons d’une véritable importance, la lecture des épreuves est confiée à un ou à plusieurs correcteurs spéciaux.
Fonctions du correcteur
Quelles sont les fonctions du correcteur ? Nous ne saurions en donner une meilleure définition que celle qui va suivre, et que nous extrayons d’une Lettre adressée à l’Académie française par la Société des correcteurs des imprimeries de Paris (juillet 1868) : « Les fonctions du correcteur sont très-complexes. Reproduire fidèlement le manuscrit de l’écrivain, souvent défiguré dans le premier travail de la composition typographique ; ramener à l’orthographe de l’Académie la manière d’écrire particulière à chaque auteur, donner de la clarté au discours par l’emploi d’une ponctuation sobre et logique ; rectifier des faits erronés, des dates inexactes, des citations fautives ; veiller à l’observation scrupuleuse des règles de l’art ; se livrer pendant de longues heures à la double opération de la lecture par l’esprit et de la lecture par le regard, sur les sujets les plus divers, et toujours sur un texte nouveau où chaque mot peut cacher un piège, parce que l’auteur, emporté par sa pensée, a lu non pas ce qui est imprimé, mais ce qui aurait dû l’être : telles sont les principales attributions d’une profession que les écrivains de tous les temps ont regardée comme la plus importante de l’art typographique. »
Cette dernière assertion, dont personne ne contestera la vérité5, est surtout justifiée par les exemples du passé. À l’origine de l’imprimerie, tous ceux qui se livraient au travail de la correction étaient des savants de premier ordre : les labeurs de l’imprimerie se bornant presque exclusivement à la reproduction des poëtes6 et des historiens grecs et latins, des écrivains religieux et des livres saints surtout, les correcteurs, les compositeurs eux-mêmes, étaient presque tous des gradés de l’Université, des maîtres ès arts ; il en était ainsi, bien entendu, du maître imprimeur qui cherchait, lui aussi, dans l’exercice de sa profession, bien plus l’occasion incessante de satisfaire son goût pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité et sa curiosité littéraire que le moyen d’édifier une grande fortune7.
Savants d’autrefois
C’est ici le lieu de rappeler les noms des savants qui ont exercé les fonctions de correcteur dans les imprimeries les plus célèbres. Cédons la parole à un homme qui jouit, en ces matières, de l’autorité la plus incontestable. Voici comment s’exprimait M. Ambroise-Firmin Didot [sic, Ambroise Firmin-Didot] dans son discours d’installation comme président honoraire de la Société des correcteurs, le 1er novembre 1866 :
« Je me bornerai à citer, parmi les plus illustres correcteurs, Érasme, qui, à Venise, aidait Alde dans la correction de ses épreuves, puis à Bâle Froben et Amerbach, chez qui Froben lui-même avait été correcteur. Je citerai aussi, dans les célèbres imprimeries de Plantin à Anvers et de Trechsel à Lyon, François Raphelenge, qui aima mieux rester correcteur chez Plantin que d’aller occuper à Cambridge la chaire de professeur de grec, à laquelle son mérite l’avait appelé, et Josse Bade, qui, après avoir professé avec tant de distinction les belles-lettres à Lyon, fut correcteur chez Trechsel, dont il devint le gendre, comme Raphelenge fut celui de Plantin. Je rappellerai aussi la mémoire de ces illustres Hellènes échappés avec leurs manuscrits à la barbarie des Turcs après la chute de l’empire grec, Lascaris, Calliergi, Musurus, qui vinrent se réfugier chez Alde l’ancien et le secondèrent dans ses grands travaux. À Paris, je citerai Frédéric Sylburg, ce savant correcteur d’une imprimerie non moins illustre, non moins savante, celle de Henri Estienne. Après de tels noms, je n’oserais mentionner l’imprimerie paternelle, si, depuis trente ans, mon digne ami M. Dübner n’avait pas consacré tous ses moments, toute sa science, à me seconder dans mes publications les plus importantes, le Thesaurus Græcæ linguæ et ma Bibliothèque des auteurs grecs. Parmi ceux qui ont concouru au dernier de ces deux monuments que je m’honore d’avoir élevés aux lettres grecques, je suis heureux de citer encore le savant helléniste, M. Charles Müller. De tout temps l’imprimerie a été l’asile des talents méconnus ou éprouvés par la fortune, qui sont venus prendre rang parmi les correcteurs d’épreuves aussi bien que parmi les compositeurs. Pour ne parler que de ceux que j’ai connus, le souvenir de Rœderer8 et de Béranger se présente à ma mémoire, et ma famille se rappelle encore l’abbé de Bernis, qui lisait des épreuves chez mon bisaïeul François Didot. »
Cette liste serait incomplète si à tous ces noms nous négligions d’ajouter celui du plus profond penseur et du plus grand écrivain de notre époque : nous avons nommé P.-J. Proudhon, qui a exercé, lui aussi, pendant longtemps, les fonctions de correcteur à Besançon et à Paris.
Quand des savants et des lettrés de cet ordre n’ont pas dédaigné de corriger des épreuves, qui ne tremblerait de leur succéder ? Car on aurait mauvaise grâce à nous objecter que le temps de l’imprimerie savante est passé, et que plus n’est besoin pour le correcteur de ces aptitudes qu’il devait posséder autrefois. Si les ouvrages de littérature latine et grecque, si les éditions curieuses d’auteurs anciens, si les traductions à glose savante sont passés de mode, la tâche du correcteur n’a pas cessé pour cela d’être ardue et délicate : la grande variété des livres qui s’exécutent dans une imprimerie semble exiger, pour la correction des épreuves, des encyclopédistes, c’est-à-dire des hommes possédant l’universalité des connaissances humaines. Tel est le caractère le plus frappant de la profession de correcteur à notre époque. Malheureusement, les savants de ce mérite sont rares, et force est bien au maître imprimeur de se contenter la plupart du temps d’hommes chez qui le soin, l’attention, une connaissance profonde des règles et des difficultés typographiques, une longue habitude de la profession, le tout joint à un fonds d’instruction solide, sont des garanties suffisantes pour la pureté du texte des livres qui sortent de leurs mains.
Ce qu’un bon correcteur doit savoir
Il est bon qu’un correcteur ait été compositeur, ou tout au moins qu’il se soit familiarisé par la pratique, avec tout le matériel de l’imprimerie et l’ensemble des opérations typographiques, puisqu’il doit juger en dernier ressort de la bonne ou de la mauvaise exécution du travail : si les mots sont régulièrement espacés et coupés au bout des lignes selon les règles de la tradition ou de l’étymologie ; si l’emploi de l’italique est judicieux ; si la composition ne renferme pas des lettres d’œils différents ; si les vers sont renfoncés suivant les exigences de la mesure et de la prosodie ; si les titres sont bien coupés et bien blanchis ; si les pages sont rigoureusement de la même longueur, etc.
Une connaissance approfondie de la langue française, au point de vue théorique aussi bien qu’au point de vue pratique, est indispensable au correcteur. Il doit également connaître les divers systèmes d’orthographe, pour être en mesure de prémunir les auteurs contre les méthodes fantaisistes ou arbitraires qu’ils seraient tentés d’adopter, et pouvoir les rallier à l’orthographe de l’Académie, qui est incontestablement la meilleure, malgré les erreurs et les desiderata qu’on signale dans son Dictionnaire. Il doit savoir le grec et le latin de façon à pouvoir au moins traduire Démosthène et Cicéron ; enfin, la connaissance d’une langue moderne, l’anglais et l’allemand surtout, devient de jour en jour plus nécessaire pour lui : le temps approche, nous le croyons, où, grâce à la multiplicité des rapports internationaux, la connaissance de ces deux langues, déjà parlées sur les trois quarts du globe, sera exigée du correcteur.
Mais ces connaissances ne sont pas les seules que doive posséder le correcteur : il doit avoir étudié avec fruit l’histoire universelle, la géographie, la botanique, la zoologie, la paléontologie, assez de médecine pour posséder la langue médicale, et de jurisprudence pour comprendre la langue du droit.
D’immenses lectures d’ouvrages de tout genre lui sont indispensables pour acquérir une teinture des sciences, des arts, des métiers, afin de pouvoir comprendre la signification des termes techniques et s’apercevoir quand l’un d’eux a été tronqué par l’auteur ou par le compositeur, ou de pouvoir les lire dans une copie mal écrite ; car le correcteur (et c’est là l’une des plus grandes difficultés de la profession), le correcteur, disons-nous, est obligé de lire, à première vue, les écritures les plus indéchiffrables : tout le monde sait que les auteurs, à notre époque de production fiévreuse, pressés par le temps, sont contraints d’écrire avec une extrême rapidité, dont le moindre inconvénient est de déformer plus ou moins leur écriture. Peut-être aurions-nous le droit de mettre en partie sur le compte d’une négligence égoïste et coupable ce que nous venons d’attribuer au besoin de produire vite.
Dans les imprimeries où se font en grand nombre des ouvrages spéciaux, comme les livres de littérature étrangère, les traités scientifiques, mathématiques, etc., il est indispensable, pour leur bonne exécution, de s’attacher des correcteurs possédant des connaissances et des aptitudes spéciales ou ayant étudié sérieusement ces matières. La composition des livres traitant de sciences exactes, surtout de l’algèbre, de l’analyse mathématique, de la chimie, de la physique, etc., offre des difficultés si nombreuses et est soumise à une multiplicité de règles telle, que le correcteur auquel ces lectures sont confiées doit être rompu à ce genre de travaux, et avoir fait des études, élémentaires au moins, dans cette direction s’il tient à remplir dignement sa mission.
Pour nous résumer, disons que le bon correcteur, le correcteur complet, est celui qui, à un fonds d’instruction solide, joint une connaissance étendue des règles et des travaux typographiques.
Le correcteur, quel qu’il soit, qui ne remplit que l’une des deux parties de ce programme, doit tout faire pour acquérir celle qui lui fait défaut, sous peine de n’être pas à la hauteur de sa tâche.
Conditions matérielles à revoir
Mais il ne suffit pas qu’un correcteur ait toutes les connaissances nécessaires pour remplir convenablement ses difficiles fonctions : l’absence de certaines conditions matérielles nuit infailliblement à la qualité de son travail. C’est ainsi qu’il devrait avoir à sa disposition une bibliothèque choisie ; et pourtant, chose triste à dire ! il a souvent de la peine à obtenir du maître imprimeur l’exemplaire du Dictionnaire de l’Académie dont il ne peut se passer. Parmi les livres qui ont leur place marquée dans la bibliothèque du correcteur, nous citerons le Dictionnaire de l’Académie et son Complément, le Dictionnaire d’histoire et de géographie de Dézobry et Bachelet ; le Dictionnairedes lettres et le Dictionnairedes sciences du même éditeur ; le Dictionnaire des contemporains deVapereau ; l’Errata du Dictionnaire de l’Académie de Pautex ; le Code orthographique d’Hétrel9 ; le Guide du correcteur et du compositeur de M. Tassis10 ; le Guide pratique du compositeur de M. Théotiste Lefèvre ; le Dictionnaire des postes, le dictionnaire latin, le dictionnaire grec et ceux des principales langues de l’Europe, allemand, anglais, espagnol et italien, etc. Mais le livre qui sera par excellence le livre du correcteur, celui qui, dès sa première livraison, a été appelé à lui rendre les plus grands services, par la raison qu’à lui seul il peut tenir lieu de presque tous les autres, et qu’il est la mine la plus féconde de renseignements de omni re scibili et quibusdam aliis11, c’est à coup sûr le Grand Dictionnaire, auquel nous avons l’honneur de collaborer en ce moment.
Il est d’autres conditions matérielles d’une grande importance qui font le plus souvent défaut au correcteur ; nous voulons parler des conditions que devrait remplir le local où il passe les longues heures de la journée typographique. Or, disons-le, au risque de soulever les colères de ceux qu’atteindra la vérité, il est impossible de traiter un employé, d’ailleurs indispensable, avec autant de sans-gêne que les maîtres imprimeurs en général, et ceux de Paris en particulier, traitent leurs correcteurs sous ce rapport. À l’homme dont le labeur incessant exige la plus vive lumière, le calme le plus absolu, échoit infailliblement le coin de l’atelier le plus obscur, le plus bruyant, le plus dépourvu de ce confortable élémentaire qu’exige un long séjour dans la position assise. Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs.
Correcteurs en première et en seconde
Dans les imprimeries importantes, on distingue deux sortes de correcteurs : les correcteurs en première et les correcteurs en seconde.
Le correcteur en première est chargé de collationner sur l’épreuve, soit seul, soit avec un teneur de copie, le manuscrit de l’auteur ou la feuille imprimée qui sert de copie, et de signaler en marge de cette épreuve les omissions (dites bourdons), les doubles emplois (dits doublons), les fautes typographiques de tout genre, les fautes d’orthographe et de ponctuation provenant du fait de l’auteur ou du compositeur.
De l’importance des signes de correction
Pour indiquer les fautes à corriger, le correcteur emploie des signes spéciaux. Le Grand Dictionnaire va offrir à ses lecteurs le protocole pour la correction des épreuves. Nous devons la communication de ce précieux cliché à l’obligeance de M. Théotiste Lefèvre, ancien prote chez MM. Firmin Didot, qui a bien voulu l’extraire pour nous de son remarquable Guide pratique du compositeur d’imprimerie. Il fallait ici des signes tout particuliers, qui n’existent dans aucune imprimerie, par cet excellent motif qu’ils n’ont aucune raison d’existence, puisqu’il s’agit simplement, dans l’espèce, des signes conventionnels servant à indiquer au compositeur les fautes typographiques qu’il a commises. Les explications que nous allons donner vont initier nos lecteurs aux mystères de la composition et de la correction.
Un feuillet manuscrit est remis au compositeur ; celui-ci livre la page composée au pressier, qui en tire une épreuve, laquelle va au bureau du correcteur. Le compositeur a levé ses lettres avec une telle rapidité, qu’il en résulte des fautes de toute nature : lettres à substituer ; mots à changer ; lettres ou mots à ajouter, à supprimer, à retourner, à transposer ; lignes à transposer ; petites, grandes majuscules ; mots à séparer et à rapprocher ; mots coupés à tort, qu’il faut réunir ; lettres gâtées à remplacer ; lettres à redresser, à nettoyer ; lignes à rentrer, à sortir, à remanier, à rapprocher, à séparer, à espacer, à regagner ; lettres d’un autre œil (c’est-à-dire d’un type plus gros ou plus petit) à substituer ; alinéas à faire, à supprimer ; espaces et interlignes à baisser ; bourdons (omissions) à composer ; doublons (redoublements) à supprimer, etc.
L’amalgame de toutes ces fautes produit parfois une sorte de grimoire où l’auteur lui-même a de la peine à se reconnaître. Par exemple, il avait écrit : Aux deux amants, et il lit avec stupéfaction O Deus amen ! Que va faire le correcteur ? Va-t-il mander le compositeur dans son bureau, et lui expliquer de vive voix les corrections à opérer ? Ces conversations ne seraient pas à leur place dans une imprimerie. Voilà donc le correcteur obligé d’indiquer, à la plume et en marge de l’épreuve, tous les changements nécessaires. S’il emploie le langage ordinaire, les corrections l’emporteront sur la copie primitive, et on tombera ainsi de Charybde en Scylla. Il fallait donc créer un langage conventionnel, une sorte d’algèbre, une sténographie, enfin quelque chose de bref, de précis, de laconique, d’universel, disant beaucoup de choses en très-peu de mots, multa paucis. C’est justement la clef de ces signes que nous mettons ici entre les mains de nos lecteurs. Il suit de là que, si jamais une grève venait à son tour à se produire au sein de cette phalange d’hommes aussi laborieux et savants que modestes, le Grand Dictionnaire ne verrait pas pour cela chômer ses cinq puissantes machines ; il n’aurait qu’à s’adresser au premier venu de ses dix mille souscripteurs, ce qui pourrait être considéré, par quelque lecteur malin, comme un acte d’égoïsme de sa part : Honni soit qui mal y pense !
Mais revenons au correcteur en première.
La lecture en première se fait soit sur des épreuves en paquets, soit sur des épreuves en placards, soit sur des épreuves en feuilles. (V., pour l’explication de ces mots, l’article composition typographique.) Dans ce dernier cas, le correcteur en première commence par vérifier la réclame de la feuille (c’est-à-dire par s’assurer que le commencement de cette feuille se lie parfaitement à la fin de la feuille précédente), puis il vérifie la ou les signatures, c’est-à-dire les chiffres placés au bas de certaines pages, suivant les formats, pour servir de points de repère à la brochure et à la reliure ; il doit ensuite vérifier les folios, les titres courants, etc., et inscrire le nom de chaque compositeur en marge de l’épreuve, en tête de sa composition.
Contre l’emploi d’un teneur de copie
Les épreuves se lisent d’ordinaire à deux : l’employé qui seconde le correcteur s’appelle teneur de copie, parce que c’est lui qui lit à haute voix sur le manuscrit de l’auteur ou la copie, en général, qu’il a entre les mains, tandis que le correcteur suit sur l’épreuve et marque les fautes qu’il rencontre.
On choisit ordinairement pour teneur de copie un apprenti compositeur, dans le but de lui faciliter le déchiffrement des manuscrits, connaissance indispensable quand il sera devenu ouvrier. On a généralement à se louer de ce mode de lecture, quand l’apprenti est soigneux, docile et intelligent ; mais il faut y renoncer s’il ne remplit pas ces conditions, et, dans tous les cas, le correcteur ne doit jamais oublier la responsabilité qui lui incombe ; sa méfiance à l’égard d’un aide inexpérimenté doit toujours être en éveil, et, au moindre doute, il doit vérifier lui-même sur la copie.
On a essayé aussi de confier la tenue de la copie à un compositeur vieilli dans le métier, qui ne trouvait plus, par suite de l’affaiblissement de sa vue, qu’un salaire insuffisant dans la composition. Cette tentative a été abandonnée presque partout comme trop onéreuse pour les maîtres imprimeurs, et parce qu’elle enlevait aux apprentis l’occasion de se dresser à la lecture des mauvais manuscrits. Quelques personnes ont avancé que le surcroît de dépense qui résulterait, pour la maison, de ce mode de lecture, serait largement compensé par la meilleure qualité du travail. Nous ne le pensons pas, et nous penchons pour la lecture par le correcteur seul, collationnant lui-même la copie sur l’épreuve. Mais, il faut le reconnaître, cette lecture demande un temps beaucoup plus long que la lecture à l’aide d’un teneur de copie, et elle ne peut guère être adoptée que dans les maisons qui tiennent à produire de bons et beaux livres. Dans les imprimeries à journaux, et, en général, pour toutes les impressions qui demandent à être faites avec la plus grande rapidité, ce dernier mode de lecture serait impraticable. Mais, nous le répétons, pour les travaux sérieux et exceptionnellement difficiles, il faut y recourir, sous peine de mettre au jour des œuvres incorrectes et mal digérées.
La lecture en seconde se fait sans teneur de copie. Ordinairement on en charge un correcteur autre que celui qui a lu la première épreuve, attendu que ce changement de lecteur constitue par lui-même une garantie de plus.
Lecture en bon (à tirer)
Les épreuves en seconde, avant d’être remises au correcteur, ont été envoyées à l’auteur pour qu’il y indiquât les corrections qu’il jugerait à propos de faire. Elles sont lues, au retour, par le correcteur en seconde, qui signale les fautes de toute nature échappées à l’attention de l’auteur. Comme ces épreuves sont ordinairement revêtues du bon à tirer de l’auteur, cette lecture est désignée sous le nom de lecture en bon à tirer, ou simplement lecture en bon.
Le domaine de la correction en seconde est beaucoup plus vaste que celui de la correction en première. Tandis que celle-ci doit se borner à la reproduction stricte du manuscrit, moins les fautes d’orthographe et de ponctuation, le correcteur en seconde doit remettre sur leurs pieds les phrases boiteuses ; faire disparaître, en modifiant le plus légèrement possible la rédaction originale, les fautes de français que l’auteur a laissées subsister ; rectifier ou amener l’auteur à rectifier les faits qui seraient en contradiction avec la vérité historique, les anachronismes ; en un mot, corriger les imperfections de style et de rédaction qui échappent même à l’écrivain le plus soigneux et le plus attentif. Il est presque superflu d’ajouter que cette tâche ne peut être bien remplie qu’à la condition essentielle pour le correcteur de s’assimiler complètement les idées et le but de l’auteur.
Beaucoup de tact, une grande habitude du maniement de la langue, une connaissance profonde de ses ressources, une délicatesse de touche qui doit réussir à rendre imperceptibles à l’œil même de l’auteur les changements jugés nécessaires dans sa rédaction, enfin l’art difficile de persuader à l’écrivain que les modifications apportées à son œuvre émanent de lui-même : telles sont les principales qualités du correcteur en seconde.
Une rémunération insuffisante
Un correcteur qui remplit ces conditions est un trésor pour une imprimerie. Aussi les lecteurs du Grand Dictionnaire seront-ils étonnés d’apprendre que généralement les services si grands et si pénibles rendus par cet homme précieux sont rémunérés d’une façon insuffisante. Le maximum du traitement des correcteurs en seconde, dans les maisons dites à labeurs, c’est-à-dire dans celles où se font les ouvrages de longue haleine, ne dépasse pas 8 fr. pour dix heures de travail ; et encore ce prix est-il exceptionnel : deux ou trois correcteurs au plus, à Paris, sont arrivés à ce chiffre de salaire, qui représente à peine une somme annuelle de deux mille deux ou trois cents francs, défalcation faite des jours fériés, c’est-à-dire à peu près les appointements d’un troisième de rayon aux Villes de France ou au Bon marché ! La grande majorité des correcteurs en seconde touche de 6 à 7 fr. par jour (de 10 heures).
Les correcteurs en première gagnent par jour depuis 5 fr. jusqu’à 6 fr. et 6 fr. 50. Nous laissons en dehors de cette statistique les correcteurs de journaux, qui sont généralement payés par la rédaction, et dont le traitement, presque toujours mensuel, varie de 1,800 à 3,500 fr. par an. Les journaux religieux et légitimistes (la Gazette de France, l’Union, le Monde, l’Univers12) et le Journal officiel sont, paraît-il, ceux qui rétribuent le plus maigrement leurs correcteurs.
Mais arrivons à la dernière incarnation du correcteur.
Vérification de la tierce et révision
Quand toutes les corrections ont été faites et que la feuille est sous presse, avant de commencer le tirage, on fait une nouvelle épreuve dite tierce, sur laquelle on vérifie si les corrections du bon à tirer ont été exécutées, s’il n’a pas été commis de nouvelles fautes pendant cette exécution même, et s’il n’est pas tombé de lettres de la forme pendant son transport à la presse. C’est ordinairement le prote qui exécute le travail de la vérification ; néanmoins, dans les imprimeries considérables, où de nombreuses presses fonctionnent du matin au soir, et souvent la nuit, un employé spécial est chargé de ce soin : cet employé, généralement choisi parmi les meilleurs typographes, porte le nom un peu ambitieux de correcteur aux tierces.
Quand la tierce est insuffisante, on fait une nouvelle épreuve, appelée révision, sur laquelle on vérifie si les corrections de la tierce ont été exécutées, ou bien, pour le cas où l’on aurait fait sous presse un changement ou une transposition de pages, on examine si ce changement, si cette transposition a été bien faite, et si le reste de la feuille n’a pas eu à en souffrir.
Une position précaire
Nous ne pouvons clore cet article, déjà bien long pourtant, sans exprimer encore une fois l’intérêt que nous inspire la position précaire du correcteur dans les imprimeries, au point de vue du salaire principalement.
Ce distique, par lequel Corneille Kilian, l’un des correcteurs les plus distingués de l’imprimerie Plantinienne, terminait une pièce de vers intitulée Corrector typographicus :
Errata alterius quisquis correxerit, illum Plus satis invidiæ, gloria nulla manet13,
ce distique est toujours et sera longtemps encore d’actualité.
Comme dernier renseignement, disons qu’il existe une société de secours mutuels des correcteurs des imprimeries de Paris, approuvée par arrêté du ministre de l’intérieur du 26 juillet 1866.
correction s. f. (kor-rèk-sion — du lat. correctio ; de corrigere, corriger). […]
— Typogr. Travail du correcteur qui indique les fautes ou les changements à faire dans une épreuve imprimée, avant le tirage définitif : Lacorrectiond’une première épreuve, d’un bon à tirer, de la tierce. Être chargé de lacorrectiond’un journal. S’entendre à la correction des épreuves. | Rectifications, changements indiqués sur un manuscrit ou une épreuve. Une épreuve chargée de corrections. Mes manuscrits et mes épreuves sont, par la multitude des corrections, de véritables broderies dont j’ai moi-même beaucoup de peine de retrouver le fil. (Chateaub.) V. correcteur.