Pourquoi le correcteur est-il un “déclassé” ? (1884)

Le terme est sou­vent acco­lé au cor­rec­teur dans les textes de la fin du xixe siècle et au début du sui­vant1. Il me semble, à ce stade de mes recherches, que c’est Eugène Bout­my qui l’a lan­cé en 1866 (voir De savou­reux por­traits de cor­rec­teurs). Mais pour­quoi, au juste, dire que le cor­rec­teur est un déclas­sé ? J’ai eu l’heu­reuse sur­prise de trou­ver une expli­ca­tion détaillée, argu­men­tée, dans une série d’ar­ticles, en sept par­ties, « La cor­rec­tion typo­gra­phique », publiée par la revue La Typo­lo­gie-Tucker2 en 1884. Il n’est pas signé en tête ni en fin de colonne, mais une note à la pre­mière par­tie nous apprend qu’il a été « com­mu­ni­qué par M. F. Mariage, cor­rec­teur atta­ché à la librai­rie Hachette et Cie, de Londres, suc­cur­sale de la grande mai­son de Paris ». Les extraits ci-des­sous — que j’ai légè­re­ment réor­ga­ni­sés, pour plus de lisi­bi­li­té — pro­viennent des pre­mière et troi­sième par­ties (nos 166 et 168, 15 avril et 15 juin 1884).

“Des manœuvres de la littérature”

On n’ap­prend pas à être cor­rec­teur, mais on le devient par la force des choses. En géné­ral, le cor­rec­teur est un déclas­sé qui a fait de bonnes études et le plus sou­vent a échoué dans le jour­na­lisme ou la lit­té­ra­ture3.

Après avoir ten­té d’é­crire, il en est réduit à cor­ri­ger et à polir les œuvres d’é­cri­vains qui, plus capables ou seule­ment plus heu­reux que lui, ont eu la chance de trou­ver un éditeur.

[…] Nous n’a­vons pas actuel­le­ment le rang qui nous est acquis par l’ins­truc­tion et le talent : nous sommes des déclas­sés, puisque nous n’a­vons pas d’autre mot pour expri­mer que nous ne sommes pas consi­dé­rés comme appar­te­nant à cette classe de gens de lettres ou de science dont nous sommes les plus utiles auxi­liaires, nous que l’on consi­dère comme les manœuvres de la littérature !

[…] De l’homme de science, de l’é­ru­dit modeste on a fait un ouvrier sur l’ha­bi­le­té duquel on compte… tout en évi­tant de lui accor­der le salaire auquel son ins­truc­tion, son talent et son tra­vail lui donnent droit. Oui, nous le crions hau­te­ment : le cor­rec­teur est déclas­sé, déchu

Celui qui devient cor­rec­teur — comme nous le deve­nons tous : par la force des évé­ne­ments — celui-là est un déclas­sé, un dévoyé — si vous pré­fé­rez ce mot — qu’on n’a pas su com­prendre et qui, dans l’ombre, fera la répu­ta­tion de gens qui sou­vent auront moins que lui de génie, d’é­ru­di­tion et d’intelligence.

“Moitié chien, moitié loup”

Il est déclas­sé parce qu’il quitte une posi­tion sociale clas­sée pour entrer dans notre cor­po­ra­tion inqua­li­fiée, puisque le cor­rec­teur tient aujourd’­hui le milieu entre l’ou­vrier et l’é­cri­vain : moi­tié chien, moi­tié loup ; et c’est d’au­tant plus absurde que la plu­part des cor­rec­teurs n’ont qu’une connais­sance théo­rique de l’art typo­gra­phique, et que ceux qui, comme nous, ont jadis levé la lettre ont per­du la dex­té­ri­té de main que la pra­tique donne, et seraient par consé­quent, pour la plu­part, inca­pables de se remettre à la casse, où ils ne pour­raient plus gagner leur vie.

Il est dévoyé parce qu’il est sor­ti de la voie où l’é­du­ca­tion ou la nais­sance, ou bien la for­tune l’a­vaient pla­cé pour accep­ter cette situa­tion vague de cor­rec­teur, qui ne lui pro­met aucune amé­lio­ra­tion de son sort.

Nous ne sommes plus au temps où Fran­çois Ier atten­dait patiem­ment pour lui par­ler que Robert Estienne eût ter­mi­né la lec­ture d’une épreuve.

De nos jours, appren­tis et com­po­si­teurs viennent nous inter­rompre à chaque moment pour une cause ou pour l’autre…, ne com­pre­nant pas que nous osions quel­que­fois nous en formaliser.

Ce n’est plus main­te­nant qu’un impri­meur écri­rait, comme Jean Lam­bert dans le Livre de l’I­mi­ta­tion, trans­la­té4 de latin en fran­çois (Paris, 1493, in-4o) :

« Laquelle trans­la­cion a esté dili­gem­ment cor­ri­gée sus l’o­ri­gi­nal. Pour­quoy vous qui en icel­luy livre lyrés vueillés prier nostre Sei­gneur pour le salut du cor­rec­teur5. »

Actuel­le­ment, on paye un cor­rec­teur à l’heure ou à la jour­née comme un ouvrier, et on le ren­voie aus­si faci­le­ment sans tenir compte de la dose d’in­tel­li­gence qu’il a dépen­sée pour l’hon­neur de l’im­pri­me­rie qui l’oc­cupe, et on ne lui en sait aucun gré, car il a reçu le salaire de son travail.

S’il est trop vieux, on s’en débar­rasse comme d’une machine inutile… sans s’in­quié­ter de ce qu’il devien­dra ensuite.

Quelles éco­no­mies pour­raient-ils réa­li­ser sur un salaire à peine suf­fi­sant pour empê­cher leur famille, quel­que­fois nom­breuse, de mou­rir de faim ?

F. Mariage demande aux impri­meurs « s’ils ne trou­ve­raient pas plus avan­ta­geux d’al­louer à leurs cor­rec­teurs des appoin­te­ments fixes […] leur per­met­tant de vivre dans une hono­rable médio­cri­té ».

Éloge des “déclassés” par l’un d’entre eux

La force de son texte excite la plume d’« un déclas­sé » (il signe ain­si), qui exprime ses « légers dis­sen­ti­ments » dans une lettre du 20 mai (publiée en juin) :

[…] Mal­gré ce titre de « déclas­sés » qui froisse un peu notre amour-propre, nous avouons, en toute fran­chise, qu’il ne nous déplaît pas trop d’ap­par­te­nir à cette minus­cule cor­po­ra­tion, pour ain­si dire noyée dans la grande famille typographique. 

Par “inexpérience de la vie” ou “mille vicissitudes”

[…] Sont-ils véri­ta­ble­ment des déclas­sés ces pro­fes­seurs qui, refu­sant de cour­ber la tête sous le des­po­tisme de l’empire, ont bri­sé une car­rière où de brillantes espé­rances les atten­daient et sont venus deman­der un amer mor­ceau de pain à la typo­gra­phie pour res­ter fidèles à leurs convic­tions poli­tiques ? Était-il un déclas­sé ce ban­quier, si connu de la typo­gra­phie pari­sienne, lorsque, dans un élan sublime de patrio­tisme, il vidait entiè­re­ment sa caisse, équi­pait un bataillon de mobiles et mar­chait har­di­ment à leur tête pour chas­ser l’en­ne­mi dont la botte san­glante fou­lait depuis trop long­temps le sol de la patrie ? Mérite-t-il le nom de déclas­sé cet homme qui, après s’être quelque temps ber­cé de la douce illu­sion de se faire un nom dans le jour­na­lisme ou la lit­té­ra­ture, est venu cou­ra­geu­se­ment prendre rang dans la classe des tra­vailleurs d’où peut-être il n’au­rait jamais dû sor­tir ? Mérite-t-il le nom de déclas­sé ce com­mer­çant que les rigueurs d’une for­tune incons­tante et aveugle ont jeté sur la place de Paris dénué de toute res­source, mais libre de tout enga­ge­ment envers ses créan­ciers ? Serait-ce parce que ces hommes, ayant appar­te­nu à des pro­fes­sions diverses, ont deman­dé à un tra­vail déjà pénible en lui-même le pain que leur a fait perdre ou l’i­nex­pé­rience de la vie ou les mille vicis­si­tudes au sein des­quelles se débat notre socié­té moderne, qu’il faut tout exprès créer, pour les dési­gner, un mot que l’A­ca­dé­mie a rayé de son Dic­tion­naire6 ? Nous ne le pen­sons pas : la fidé­li­té aux convic­tions et l’hon­nê­te­té dans le mal­heur, loin de rabais­ser l’homme au rang de déclas­sé, nous ont tou­jours paru être la vraie carac­té­ris­tique de l’homme de cœur, de l’âme bien née et bien trem­pée. Nous sommes nous-même convain­cu que ce mot de déclas­sé a glis­sé sous la plume de M. Mariage, comme il glisse trop sou­vent sous la plume d’é­cri­vains qui ne connaissent pas ou connaissent mal notre cor­po­ra­tion ; nous n’au­rions donc pas rele­vé cette légère pec­ca­dille si ce qua­li­fi­ca­tif ne nous avait paru bles­ser pro­fon­dé­ment la loi de la jus­tice et accré­di­ter une fausse idée qui, par plus d’un côté, res­semble à un préjugé. 

“À vous, ô Correcteurs, de vous faire reclasser”

F. Mariage réagit à son tour dans son article sui­vant (no 169, 15 juillet 1884), reve­nant sur son rêve — déjà expri­mé dans son troi­sième article — « d’unir tous les cor­rec­teurs de France en une sorte de socié­té scien­ti­fique qu’on appel­le­rait, par exemple, Aca­dé­mie Typo­gra­phique (ou des Cor­rec­teurs) ». J’au­rai l’oc­ca­sion d’en reparler.

[…] on vou­drait que nous rétrac­tas­sions le mot de déclas­sé ! — Ah ! bien, non, par exemple, car ce n’est pas nous qui le pro­non­çons, mais bien l’his­toire impla­cable qui nous le jette à la face !

À vous, ô Cor­rec­teurs, de vous grou­per et de vous faire reclas­ser ; c’est bien facile, il me semble : un seul effort de volon­té suffit.

Que MM. Dam­buyant et Bout­my7 reçoivent vos adhé­sions, et ils auront vite for­mé le noyau de cette Aca­dé­mie Typo­gra­phique qui doit, à notre humble avis, nous rame­ner au bon temps des Érasme, des Las­ca­ris, des Lipse et autres cor­rec­teurs qui se fai­saient un titre de gloire de leur profession.

Car nous serons un corps savant ayant auto­ri­té pour impo­ser nos justes aspi­ra­tions, et alors nous élè­ve­rons le niveau de l’art typo­gra­phique en France par nos tra­vaux hono­ra­ble­ment rétri­bués et d’au­tant plus soi­gneu­se­ment exé­cu­tés que nous aurons le cœur plus joyeux et l’âme plus tran­quille, puisque notre situa­tion pré­sente sera amé­lio­rée et que nous serons cer­tains de l’avenir.

Seul, un cor­rec­teur ne peut rien, mais que l’A­ca­dé­mie compte seule­ment cent membres, et nous prou­ve­rons, à l’a­van­tage des impri­me­ries et des impri­meurs, comme au nôtre, que l’u­nion fait la force.


Les sombres débuts d’un jeune correcteur, 1882

Page de titre de la revue "La Jeune Belgique", 1882

Le 15 août 1882, la revue lit­té­raire La Jeune Bel­gique (lien Wiki­pé­dia1) publie le texte d’un cer­tain John Keat nar­rant son embauche comme cor­rec­teur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fic­tion. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phti­sie à 24 ans. Le signa­taire de ce texte (ou son per­son­nage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pen­du à une corde qui « le défiait » au-des­sus de son bureau. On passe bru­ta­le­ment du natu­ra­lisme, mou­ve­ment défen­du par la revue, à l’hor­reur ! Je n’ai trou­vé aucune infor­ma­tion sup­plé­men­taire au sujet de ce John Keat. Ce texte est sur­tout inté­res­sant par sa des­crip­tion de l’u­ni­vers de travail.

CORRECTEUR !

Aujourd’­hui pour la pre­mière fois, je suis entré dans l’a­te­lier où j’ai obte­nu la place de correcteur.

C’est une grande salle allon­gée, cou­verte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux ran­gées de casses ados­sées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de char­rette de bras­seur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régu­liè­re­ment rou­lant sur ses rails, tan­dis que les cour­roies qui s’é­lèvent obli­que­ment vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscil­la­tion lente, et le tiroir avance tou­jours et recule, éter­nel­le­ment. Des filles per­chées sur un tabou­ret pré­sentent du papier aux griffes de la presse, un rou­leau tourne, la feuille dis­pa­raît, une autre est hap­pée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.

Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, com­posent avec un mou­ve­ment d’au­to­mate, sans par­ler ; les petits appren­tis vous passent entre les jambes et vont cher­cher de la bière pour les assoiffés.

De temps en temps une mar­geuse fre­donne une chan­son mono­tone qu’ac­com­pagnent dans le fond les conduc­teurs et les gamins, et la chan­son s’enfle en bour­don­nant, bête et traî­narde, jus­qu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.

M. Lou­tard, le contre-maître, m’a don­né une place au fond, près des marbres. Il m’a pré­sen­té à mon confrère Mali­cot, un char­mant gar­çon très-chauve qui se pique de beau lan­gage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la cen­tau­rée. « C’est bon pour l’es­to­mac, dit-il. »

Mali­cot me passe des épreuves à cor­ri­ger : Cahier des charges : Pavage à exé­cu­ter sur la route de Namur à Bruxelles par Water­loo, sur une lon­gueur de 16o m. dans la tra­verse de Sombreffe.

Cela m’a pris deux heures à cor­ri­ger. Il est vrai que comme inté­rêt brut, c’é­tait folâtre.

Mali­cot m’a appris ce que c’est qu’un bour­don, une espace, un cadra­tin, un lin­got, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.

Aujourd’­hui le patron a fait le tour des ate­liers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grin­cheux. Il a dai­gné me dire que mon épreuve était bien corrigée.

Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modes­tie est la ver­tu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.

Il fait triste à l’a­te­lier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.

Mali­cot est par­ti. Il a man­gé trop de centaurée.

Son pupitre est désert et des­sus se pré­lasse une épreuve de l’His­toire contem­po­raine de A. P… Cette épreuve m’at­tire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Lou­tard m’a regar­dé. Il arrive. Hor­reur ! il m’a don­né douze folios de chiffres, des chiffres mal impri­més avec un nimbe noir qui fait papillo­ter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est hor­rible. J’ai peur de me trans­for­mer en chiffre, de m’ar­ron­dir en 6, de me hacher en 4, de me cou­leu­vrer en 8 ; je deviens arith­mo­mé­trique, je sens des ver­tiges, les lobes de mon cer­veau s’en vont ; je les vois s’en­vo­ler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…

« Je deviens arith­mo­mé­trique… » Com­po­si­tion d’origine.

Mali­cot est reve­nu ; il cor­rige la Revue du Nord et mâche de la cen­tau­rée (pour l’es­to­mac). Heu­reux homme ! il a lu presque entiè­re­ment un article de M. X… sur les Amé­lio­ra­tions des che­mins de fer bra­ban­çons, sans comp­ter un cha­pitre com­plet d’un roman de Zénaïde Fleu­riot — roman­cier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage com­plet à cor­ri­ger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un com­men­ce­ment et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres blo­quées ; et puis il me semble qu’au plus pal­pi­tant du livre, il y aura une cou­pure nette et… des annonces de pas­tilles anti-asthmatiques.

Il y a une corde qui pend au-des­sus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pour­quoi est-elle là ? Elle m’a­gace, elle a l’air de me défier, je la couperai…

John Keat.

N. B. — Il s’y est pendu. 


Pré­ci­sion : Dans la mise en page ori­gi­nelle, le nota et la signa­ture figurent sur la même ligne. 

La Jeune Bel­gique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.

“Derlindindin” ou l’histoire d’un échec

C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inabou­tie. Elle me donne l’oc­ca­sion de vous mon­trer com­ment je travaille. 

Un matin de cette semaine, pro­fi­tant de mes vacances — bien méri­tées, dirais-je — pour relan­cer les recherches, je tombe sur une Phy­sio­lo­gie1 de l’imprimeur (éd. Des­loges, 1842) com­por­tant le mot cor­rec­teur, signée de Constant Moi­sand (1822-1871). L’au­teur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre. 

Page 37, on y lit ceci : 

Vous arri­vez les poches pleines d’é­preuves ; vous remet­tez votre copie au cor­rec­teur qui entonne de sa grosse voix le der­lin­din­din, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le der­lin­din­din ; ce qui veut dire que celui qui a com­po­sé la copie que l’au­teur vient de remettre a fait une infi­ni­té de bour­dons, dou­blons, coquilles, etc.

Rien d’autre sur le sujet de mon blog. 

Mais… « le der­lin­din­din », voi­là de quoi occu­per ma mati­née ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.

Un bruit de clochette

Der­lin din­din est une variante de dre­lin din­din (ou din din), l’aîné de notre dre­lin, dre­lin, ono­ma­to­pée imi­tant une clo­chette ou une son­nette. Le chan­son­nier Béran­ger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, bat­tons la cam­pagne / Que nos gre­lots tintent sou­dain / Comme les beaux mulets d’Es­pagne / Nous mar­chons tous dre­lin din­din » (Cou­plet) — Lit­tré.

On trouve notre der­lin din din dans un vau­de­ville3 d’Eu­gène Labiche (1815-1888), Les Pré­ten­dus de Gim­blette (1850) :

Sem­bett : No ! un son de cloche… Com­ment ils fai­saient les cloches ?
[…]
Bar­na­bé : Elles font der­lin, der din, din din.

Nous appre­nons déjà quelque chose. 

Mais notre cor­rec­teur — appe­lons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clo­chette ? Et les com­po­si­teurs répètent-ils en chœur la même clo­chette ? Je n’y crois pas trop. 

Chanson à succès

Je penche plu­tôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à suc­cès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Cer­tains reçoivent même de nou­velles paroles, pour un évè­ne­ment fes­tif. Ain­si, deux chan­sons que j’ai trou­vées sur Gal­li­ca : Le Cor­rec­teur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un cer­tain Chol­let, est à chan­ter sur l’air de La Treille de sin­cé­ri­té, écrite par Désau­giers (1772-1827), et Les Cor­rec­teurs en goguette à Cha­ren­ton (1822) colle à l’air du vau­de­ville en un acte Lan­ta­ra, ou le Peintre au caba­ret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».

Page de titre du qua­drille Der­lin din­din ou Asseyez-vous d’s­sus (1859). © Palaz­zet­to Bru Zane / fonds Leduc.

Je tombe alors sur Der­lin din­din, un qua­drille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous des­sus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facé­tieux col­lègues… Mal­heu­reu­se­ment, Arban (1825-1889), com­po­si­teur de danses et chef d’orchestre popu­laire, offi­ciait au bal Le Casi­no, dit Casi­no-Cadet, « construit en 1859 [et] renom­mé pour la légè­re­té de ses dan­seuses » (Wiki­pé­dia), et 1859 est aus­si la date de la partition.

Au pas­sage, je décèle une bizar­re­rie : la page de titre de la par­ti­tion pré­cise « sur des motifs de Krie­sel ». Or, si Krie­sel (dont les dates de nais­sance et de mort nous sont incon­nues) a bien écrit Asseyez-vous d’s­sus !, « can­ti­lène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amé­dée de Jal­lais [1825-1909] », la par­ti­tion a été impri­mée chez Bol­lot en 1861… soit deux ans après le qua­drille qui s’en est ins­pi­ré ! Je vous laisse ce mys­tère à résoudre.

Asseyez-vous d’s­sus serait une fan­tai­sie sur l’expérience de l’omni­bus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Eli­za­beth Amann, The Omni­bus : A Cultu­ral His­to­ry of Urban Trans­por­ta­tion, Sprin­ger Nature, 2023, p. 107), ce que semble confir­mer la gra­vure illus­trant la partition.

Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trou­ver, dans le Cata­logue géné­ral des œuvres dra­ma­tiques et lyriques fai­sant par­tie du réper­toire de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (ouf !), Der­lin­din­din, vau­de­ville en un acte de René Per­in (1774-1829), édi­té par Jean-Nico­las Bar­ba (1769-1846). Date incon­nue, sauf que le cata­logue s’arrête à 1859, mais de toute façon anté­rieure à la mort de Bar­ba. Là, ça collerait. 

Frustration de chercheur

Le qua­drille aban­don­né, reste donc ce vau­de­ville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’a­gisse d’un autre, qui aurait disparu.

Ah, je le voyais bien, pour­tant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casi­no-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lun­di au same­di (sauf quand il « fait le lun­di »), guin­cher sur Der­lin din­din, le qua­drille à la mode, et, de retour au tur­bin, s’en ser­vir comme signe de com­pli­ci­té avec les « singes ». 

Mal­heu­reu­se­ment, les dates sont impitoyables. 


La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.

Sarcey refuse “Tout vient à point à qui sait attendre”, 1894

Je relève dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, du 22 avril 1894, sous la plume de Fran­cisque Sar­cey (cri­tique lit­té­raire célèbre), les lignes suivantes : 

Francisque Sarcey à la une des "Contemporains", 1881
Fran­cisque Sar­cey à la une des Contem­po­rains, no 41, 1881.

« Je sup­plie le cor­rec­teur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. » 

Noter la pré­po­si­tion à en italique.

S’agit-il d’une note à l’intention du cor­rec­teur qui s’est retrou­vée — par mégarde ou par choix du cor­rec­teur — dans la com­po­si­tion, ou l’auteur a-t-il vrai­ment sou­hai­té qu’elles soient impri­mées ? Le mys­tère demeurera. 

Mais cette insis­tance demande une expli­ca­tion. On la trouve dans le Wik­tion­naire (d’après Del­boulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Roma­nia, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :

« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signi­fiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aus­si, dans un sens com­pa­rable, “tout vient à point qui peut attendre”.

« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fré­quent chez Mon­taigne notam­ment, a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru et la locu­tion n’a plus été com­prise qu’au prix de l’insertion de la pré­po­si­tion à, entraî­nant une légère modi­fi­ca­tion du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »

L’auteur s’explique

Dans une lettre à Paul Risch, trans­mise par celui-ci à Ser­gines [pseu­do­nyme d’Adolphe Bris­son] et publiée dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, le 31 mai 1903, Fran­cisque Sar­cey confirme cette explication : 

« 26 juin 1898.

« Mon cher ami,

« J’é­cris tou­jours : « Tout vient à point qui sait attendre. Mais les cor­rec­teurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres.
« Qui, en ce sens, est une vieille for­mule fran­çaise équi­va­lant au si quis des latins.
« Tu en trou­ve­ras deux ou trois exemples au mot qui dans Lit­tré.
« Cette accen­tua­tion ne s’est conser­vée que dans les locu­tions pro­ver­biales.
« Tout vient à point nom­mé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).

« Mes grandes amitiés.

« Tout à toi,
Fran­cisque. »

Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865

« Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi », com­mence pru­dem­ment l’au­teur de l’ar­ticle ci-des­sous… mais pour par­ler, il va par­ler ! Les « hié­ro­glyphes », les petites manies et les sautes d’hu­meur des jour­na­listes et cri­tiques les plus en vue défilent sous nos yeux éha­bis et amu­sés. Ano­ny­me­ment, notre homme se venge ! C’est dans Figa­ro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse ima­gi­ner une suite, mais je n’ai pas trou­vé d’autre épi­sode de « La cui­sine de Guten­berg », et je le déplore.
NB2 : Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. « Ch. R. » fait un usage immo­dé­ré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’é­qui­valent des parenthèses.

LA CUISINE DE GUTENBERG

Les Auteurs.

Som­maire. — Les Auteurs. — Pour le typo­graphe, plus de pres­tige. — Les pal­las­siers, les arti­fi­ciers, les raseurs. — Les hié­ro­glyphes. — Quelques spé­ci­mens. — Les micro­sco­piques, les gigan­tesques, les éche­ve­lés, les impos­sibles, les ſ [sic, f] de Tous­se­nel, les char­dons d’Arsène Hous­saye, le maca­dam de Jules Janin. — Les auteurs cal­li­graphes. — Les tocades de ces mes­sieurs. — Les épreuves renais­santes de Bal­zac et de Vil­le­main. — La ponc­tua­tion ; les plu­riels de Lalan­delle, la gram­maire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le cor­rec­teur. — La presse poli­tique et lit­té­raire : La Gué­ron­nière, Cas­sa­gnac, Havin, Nefft­zer, Girar­din, Jani­cot, Boni­face, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à jour­naux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacer­doce de la presse après 1830. — Les franges de Gas­pard de Pons ; les amé­ni­tés de deux aca­dé­mi­ciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours méta­mor­pho­sé en cerf. — Les manies de caste : celles des éru­dits, des com­pi­la­teurs, des saint-simo­niens, des prêtres, des avo­cats, des méde­cins, de la bras­se­rie des Mar­tyrs, des autho­ress, des édi­teurs mil­lion­naires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.

C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typo­gra­phie, on appelle auteur qui­conque fait impri­mer sa prose. Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à décou­vrir une paille chez le voi­sin sans admettre pour cela qu’on aper­çoive une poutre chez lui. Par bon­heur, nous par­lons à des gens d’esprit ; donc, nous pou­vons nous aven­tu­rer. Parlons.

Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, com­ment le cor­rec­teur qui, chaque jour, voit nos écri­vains à l’œuvre, les consi­dé­re­rait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on dis­cute un adjec­tif louan­geur, on aiguise la pointe per­fide ? Et com­ment, sans son aide, ampu­ter la phrase gan­gré­née, ou débri­der une bour­sou­flure ? — Aus­si, pour lui plus de pres­tige ; il connaît tous les secrets de toi­lette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aus­si faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quo­li­bets il se venge.

Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”

D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pal­las­siers1 (dis­cou­reurs impla­cables sur une vétille) ; les arti­fi­ciers (Bal­zac, Vil­le­main, Des­noyers, tra­çant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour acti­ver le tra­vail). — Res­tent les ver­beux qui s’oublient en conver­sa­tions oiseuses ; ceux-là sont exé­cu­tés sur place : un Domi­nus vobis­cum en sour­dine part du fond de l’atelier, auquel toute la gale­rie en chœur répond, sur le ton litur­gique : Et cum spi­ri­tu tuo. Cela veut dire dis­pen­sez-nous de l’Ore­mus.

épreuve de "La Femme supérieure" annotée par Balzac
« Les arti­fi­ciers […], tra­çant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de La Femme supé­rieure anno­tée par Bal­zac. Coll. BnF. Voir expo­si­tion vir­tuelle.

Dans cet esprit-là, on pré­sume bien qu’il est peu de ridi­cules qui nous échappent ; il en est, Dieu mer­ci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de consta­ter, comme obser­va­tion géné­rale, qu’à une époque où tous les gar­çons de maga­sin sont plus ou moins cal­li­graphes, les let­trés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal pos­sible. — Jamais, en effet, celui qui par­court un jour­nal ou un livre ne par­vien­drait à se figu­rer sur quels manus­crits il nous a fal­lu étu­dier pour arri­ver à devi­ner ce que l’auteur a vou­lu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insur­rec­tion ; celui-ci res­semble à un plat de maca­ro­ni, celui-là à une rue de Paris en démo­li­tion : aucune [sic] n’a de rap­port avec une écri­ture euro­péenne. On devrait déco­rer les Cham­pol­lions qui finissent par les tra­duire, car les excen­tri­ci­tés de la fan­tai­sie dans le genre gra­phique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.

Pattes de mouche et “plumes qui crachent” 

Tan­dis que le biblio­phile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pour­rait lire à cinq pas Léon Goz­lan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rap­port, prendre pour modèle. — Car­rée, magis­trale est l’écriture d’Edgard [sic] Qui­net, tan­dis que tel article du Consti­tu­tion­nel confi­gure lit­té­ra­le­ment une écu­moire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Cha­ri­va­ri, qu’il a cou­pé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Hous­saye affecte le style dit flam­boyant, et sa signa­ture est tout héris­sée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Vic­tor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attri­bue­rait à une main fémi­nine les lignes de Girar­din. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Gui­zot a été, d’un bout à l’autre, tra­cée sans hési­ta­tion, au crayon ; c’est aus­si l’habitude de Pros­per Pas­cal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme cha­cun sait.

page une du "Rosier de Marie", journal catholique
Rosier de Marie, « jour­nal en l’hon­neur de la Sainte Vierge, parais­sant tous les same­dis ». Image emprun­tée au blog de missionnotredamedeliesse.over-blog.com.

Sin­gu­lier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu fon­cé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du ter­rible Jou­vin pour­raient être com­pa­rés aux auto­graphes minus­cules de Paul Lacroix. Mme Dash a pro­ba­ble­ment fré­quen­té la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moi­tié du mot, le reste est une barre. Le rédac­teur en chef de la Gazette a renon­cé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manus­crit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de fran­çais ; le char­mant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui pro­jettent jusqu’au-delà du papier leur aspi­ra­tion éche­ve­lée ; mais n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédi­ger des bro­chures avec un bâton­net gros comme le doigt, en guise de plume. Tou­te­fois, quelque excen­trique que puissent être les mille et une manières de noir­cir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la rai­son, ce sont les auto­graphes du pre­mier des lun­distes7, empe­reur des illi­sibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impos­sible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-des­sus il faut tirer l’échelle, car toute cita­tion pâlirait.

lettre autographe de Sainte-Beuve
Lettre auto­graphe de Sainte-Beuve, emprun­tée au site Mémoire d’encres.

Comme cor­rec­tif, on pour­rait en revanche mon­trer des écri­tures fort belles : rari nantes in gur­gite8. Tout le monde connaît le talent cal­li­gra­phique de l’auteur des Mous­que­taires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc trai­tant les ques­tions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets cor­rects et pro­prets de Mon­se­let charment l’œil du typo­graphe avant d’aller enchan­ter ses lec­trices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mau­vaise, est géné­ra­le­ment nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scan­dé le vers.

“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité” 

Voi­là donc qui est démon­tré : les auteurs grif­fonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout dif­fé­rem­ment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la mino­ri­té. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux sur­tout, n’en sont point exempts. — Bal­zac, dont le sys­tème de ponc­tua­tion a don­né lieu à un pro­cès9, a lais­sé dans la typo­gra­phie le sou­ve­nir des sept ou huit épreuves suc­ces­sives qu’il exi­geait, les tra­vaillant de telle sorte qu’à la der­nière il ne res­tait plus un tiers de la com­po­si­tion pri­mi­tive10.

M. Vil­le­main est allé plus loin le jour où, don­nant des soins plus minu­tieux encore que de cou­tume à son compte ren­du d’une séance de l’Institut, il en cor­ri­gea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sar­rans jeune, après avoir fait com­po­ser le salon heb­do­ma­daire de la Semaine, démo­lis­sait tout : à la véri­té, il signait Nico­las, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répan­due que de rai­son, nous met au déses­poir ; elle s’explique par cette par­ti­cu­la­ri­té qu’on juge bien mieux la phrase en lettres mou­lées que manuscrite.

L’auteur d’Eugé­nie Gran­det, quand l’inspiration lui dic­tait un beau type11, ou si une des­crip­tion telle qu’il les savait faire lui sou­riait, tra­çait tout d’une haleine des ali­né­nas [sic] de qua­torze pages in-18, luxe incon­nu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)

La ponc­tua­tion, dont les règles peuvent être dis­cu­tées, mais qui a pour­tant ses prin­cipes, prête beau­coup au caprice ; aus­si en abuse-t-on. — L’abbé Moi­gno, dont la science est à bon droit popu­laire, a l’habitude de sau­pou­drer son style d’une quan­ti­té de vir­gules tout éton­nées de tom­ber là sans savoir pour­quoi, alors que la majeure par­tie des rédac­teurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fati­gants, les ont sim­ple­ment sup­pri­més. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un cer­tain âge n’aient aus­si leurs fan­tai­sies : on essaye­rait en vain de per­sua­der à M. Buloz qu’en 1865 les impar­faits et les condi­tion­nels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalan­delle [sic, La Lan­delle] vous prou­ve­ra qu’on doit plu­ra­li­ser tou­jours un chef d’escadronS, un capi­taine de vais­seauX. Que vou­lez-vous ? c’est son sys­tème. Ils ont aus­si le leur, ceux qui brochent les petites tur­pi­tudes à 1 franc publiées dans les pas­sages ; tou­te­fois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alca­zar, ils négligent un peu leur Chap­sal13, et sont for­cés, par suite, de bar­bouiller, à des­sein, les dési­nences de mots embarrassantes.

affiche de l'Alcazar d'hiver, Paris, 1875
Affiche de l’Al­ca­zar d’hi­ver, à Paris, 1875. Coll. BnF.

Par­don du rap­pro­che­ment, mais Châ­teau­briand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : « Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe. » En effet, à cha­cun son métier ; d’autant plus que les hommes, géné­ra­le­ment fort ins­truits, dont le chantre d’Ata­la ne dédai­gnait pas les avis, prêtent volon­tiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cava­lières. Une petite anec­dote me revient à ce sujet.

Cer­tain Auver­gnat rusé avait ima­gi­né une com­bi­nai­son à l’aide de laquelle il exploi­tait les indus­triels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une igno­rance crasse, n’avait ni secré­taire ni copiste, et met­tait l’atelier de com­po­si­tion aux abois par de lamen­tables auto­graphes. Un jour que le cor­rec­teur, tou­jours obli­geant envers lui, était allé prendre son glo­ria14, notre homme, contra­rié de ne pas le trou­ver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le mali­cieux cor­rec­teur ? Après l’avoir cor­ri­gé comme une épreuve, il ren­voie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après cor­rec­tion. » Dix jours plus tard, il chan­geait d’imprimerie, natu­rel­le­ment ; mais la langue était ven­gée, et lui aussi.

“Petites faiblesses humaines” 

Les écri­vains de la presse quo­ti­dienne ne sont pas dans les mêmes condi­tions que les auteurs pro­pre­ment dits ; ils peuvent cepen­dant, eux aus­si, nous four­nir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ain­si, tan­dis que ceux-ci ont l’idée labo­rieuse et l’expression dif­fi­cile, ceux-là rédigent tout en cau­sant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Gué­ron­nière, à une cer­taine époque, don­nait à deux jour­naux quo­ti­diens à la fois ses impres­sions par­le­men­taires, et pour­tant sa plume, une fois lan­cée, ne s’arrêtait pas, et il pas­sait, sans les relire, au met­teur en pages ses feuillets tout humides. M. Gra­nier de Cas­sa­gnac, au Globe napo­léo­nien, n’apportait ses pre­miers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beau­coup de jour­na­listes, s’ils étaient sin­cères, avoue­raient qu’ils ne livrent leur article qu’à la der­nière extré­mi­té, et sous la menace du départ, cette heure de Damo­clès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus dif­fi­cile que le lec­teur ne le pense d’avoir des idées poli­tiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien sou­vent, fai­sait ses comptes ren­dus au sor­tir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se ser­vant du pre­mier objet venu, plume d’auberge ou allu­mette. Aus­si, Dieu sait en quels hié­ro­glyphes ses juge­ments atten­dus étaient for­mu­lés ! Il est vrai que, pas­sé minuit, une gra­ti­fi­ca­tion était due aux com­po­si­teurs des Débats, et l’on peut affir­mer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.

Dans cette église mili­tante, où la pré­sence d’esprit et le sang-froid sont indis­pen­sables, on a vu des ath­lètes renom­més payer par­fois leur tri­but aux petites fai­blesses humaines. Jupi­ter-Havin lui-même a ses mau­vais quarts d’heure ; Nefft­zer, pour si Alsa­cien qu’il soit, n’est pas un pro­to­type de lon­ga­ni­mi­té ; Jani­cot est sou­vent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bour­rus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne fau­drait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boni­face18, et Girar­din, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses che­veux à poi­gnée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut sus­pen­due, de payer de ses propres deniers les ouvriers du jour­nal pen­dant tout le temps que dura le chômage.

À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rap­pe­ler Jules Lecomte : adroit chro­ni­queur, il était médio­cre­ment let­tré, car c’est lui qui for­gea l’étrange épi­thète d’hydro­prusse, et le cor­rec­teur eut toutes les peines du monde à l’y faire renon­cer. Labo­rieux quoiqu’il fût déjà riche, et atta­ché à deux ou trois jour­naux très dif­fé­rents, on le voyait, comme la pré­voyante four­mi, faire ses petites pro­vi­sions, gar­der sur la planche, pen­dant trois mois, des anec­dotes plus ou moins apo­cryphes avec la date en blanc ; comp­ter scru­pu­leu­se­ment ses lignes en les mul­ti­pliant par 25 cen­times, et enfin col­ler bout à bout ses épreuves et en for­mer des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.

L’étrange disparition d’un “précieux autographe” 

Les impri­me­ries où se bâclent les jour­naux ne res­semblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles pré­sentent, à cer­taines heures, l’aspect fié­vreux d’une ruche en acti­vi­té ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment pres­crit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Sel­ligues [sic, Sel­ligue], rue des Jeû­neurs (la pre­mière mai­son qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq jour­naux aus­si dis­pa­rates de cou­leurs que de for­mats. C’est là que le Com­merce et le Mes­sa­ger, deux enne­mis jurés, comme Fichet et Huret19, pre­naient soin (ô sacer­doce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’érein­te­ment du len­de­main ; là encore que la Contre-Révo­lu­tion, créée tout exprès pour com­battre la Révo­lu­tion, avait les mêmes rédac­teurs, réfu­tant dans le jour­nal oppo­sé leurs propres articles ; là enfin que fut inven­tée cette ficelle, à l’usage des dépar­te­ments, de for­mer quatre ou cinq jour­naux d’une seule com­po­si­tion, en chan­geant tout sim­ple­ment le titre ; ce qui se pra­tique encore, nous savons où.

Mais nous per­dons de vue les auteurs. — Gas­pard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une sin­gu­lière habi­tude : à mesure qu’il reli­sait ses pièces de poé­sie, ses sou­ve­nirs aidant, il les sur­char­geait de notes, si bien que les marges ne lui suf­fi­sant plus, il avait pris le par­ti d’y atta­cher des ban­de­lettes qui affec­taient toutes sortes de cou­leurs, selon le hasard qui les lui avait four­nies, et les col­lait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à dis­tance elles res­sem­blaient à ces châles fran­gés qui fai­saient, il y a quelque trente ans, la gloire des por­tières.

Il est des hommes fort dis­tin­gués à tous égards, chi­mistes, pro­fes­seurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abré­gé les termes les plus usi­tés de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manus­crit inin­tel­li­gible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.

Et puis les plus épi­neux sont tou­jours les moins patients si l’on vient à ne pas les com­prendre. M. Sainte-Beuve, sen­sible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cou­sin est trop prompt à offrir du char­don à ceux que ses pattes de mouche embar­rassent. Cette façon d’agir est d’autant moins géné­reuse que ces mes­sieurs règnent et gou­vernent. Et com­ment l’illustre pro­fes­seur de phi­lo­so­phie20, quand il s’emporte à pro­pos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il pré­sente à l’admiration du lec­teur des phrases qui ont le mal­heur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de pro­bi­té à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »

Après tout, s’il est dans la répu­blique des lettres de petites fai­blesses aigre­lettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Soli­taire21, sup­po­sant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un frag­ment de sa copie s’étant éga­ré dans l’imprimerie où fut com­po­sé son der­nier feuille­ton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplo­rable ! — Bref, le com­po­si­teur accu­sé de négli­gence ayant été appe­lé à com­pa­raître, il avait d’abord cher­ché à se dis­cul­per, lorsque tout à coup, d’un air enthou­siaste, il s’écrie :

« — Ah ! mon­sieur, je serais si heu­reux de pos­sé­der un auto­graphe de vous !

« — Eh bien, s’il en est ain­si, mon ami, dit d’Arlincourt subi­te­ment radou­ci, gar­dez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »

Le drôle, en ren­trant à l’atelier, pouf­fait de rire. Ce pré­cieux auto­graphe enve­lop­pait son gruyère.

Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste” 

Tan­dis que nous par­lons du papier, disons qu’il a pour nous des révé­la­tions impré­vues : je me rap­pelle encore un cer­tain grand-rai­sin22 assez com­pro­met­tant qui tra­his­sait son ori­gine admi­nis­tra­tive et dont, par paren­thèse, le conte­nu contras­tait fort avec le conte­nant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du minis­tère de la jus­tice des articles de sport mêlé de haute biche­rie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de jour­nal de modes s’attrister sur une lugubre nécro­lo­gie. — Sur ce cha­pitre, s’il m’était per­mis de for­mu­ler un axiome, je dirais à mes­sieurs les auteurs : Regar­dez-y à deux fois avant d’employer le pre­mier papier venu ; ou plu­tôt écou­tez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être ques­tion, nature mou­ton­nière qui avait en hor­reur la moindre dis­cus­sion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beau­coup d’honnêtes gens. Madame, fort dépen­sière, lais­sait son mari sans le sou, si bien que le bon­homme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, col­lec­tion­nait les notes d’épicier, les bandes de jour­naux, bref tout ce qui lui tom­bait sous la main, pour ins­crire l’un après l’autre les articles du grand Dic­tion­naire ento­mo­lo­gique auquel il consa­crait ses loi­sirs. Un jour, par­mi ces frag­ments de toutes sortes, s’était glis­sé un bout de lettre déchi­rée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, vou­lut que le com­po­si­teur en tour­nant le feuillet lût, au-des­sous de la déchi­rure, cette fin de phrase tronquée :

« … pru­dence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »

L’écriture était fémi­nine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pour­tant n’éprouvait de curio­si­té qu’à l’égard des insectes, subis­sait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sou­rire qui par­cou­rut l’atelier quand il revint le len­de­main. Heu­reu­se­ment on prit la pré­cau­tion de bif­fer les deux lignes traî­tresses, et le digne ento­mo­lo­giste put conti­nuer ses études sur les antennes, organe qui sem­blait l’intéresser particulièrement.

Choix fantaisistes de papier et d’encre 

Si des tics per­son­nels nous pas­sons aux aber­ra­tions com­munes, nous remar­que­rons, par exemple, que tous les auteurs, y com­pris les plus expé­ri­men­tés, se per­suadent qu’une épreuve à laquelle ils ont don­né tous leurs soins est entiè­re­ment pur­gée de fautes. Erreur pro­fonde ; le cor­rec­teur en retrouve tou­jours après eux, et rien alors n’est plus sin­gu­lier que leur conte­nance entre un mécompte d’amour-propre et la satis­fac­tion de voir leur œuvre épu­rée. — Par­ti­cu­la­ri­té fort remar­quable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle caté­go­rie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ain­si, un savant éco­no­mise le papier en rai­son directe de son érudition.

Les vieux raturent beau­coup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.

Les rats de la Biblio­thèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfu­mé, qu’on ne ren­contre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?

Les pha­lan­sté­riens, les saint-simo­niens cri­blaient leur copie d’italiques et de petites capitales.

Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre rous­sâtre ; un biblio­mane ne sau­rait renon­cer aux lettres micro­sco­piques ; un avo­cat qui pour­rait se faire lire pas­se­rait pour désho­no­rer la robe ; et les méde­cins prennent un soin par­ti­cu­lier de rendre indé­chif­frables les mots gré­co-latins de leur invention.

Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mor­di­cus plu­tôt que de sacri­fier cinq lignes de sa prose, comp­tez que sa muse est vierge de toute impres­sion ; et si vous le voyez faire parade de lon­drès23 au détri­ment de sa chaus­sure, c’est assu­ré­ment un des Qua­rante de la bras­se­rie des Mar­tyrs24.

Louis Montégut, "La Brasserie des Martyrs"
Louis Mon­té­gut (1855-1906), La Bras­se­rie des Mar­tyrs. Coll. BnF, Estampes et Pho­to­gra­phies, Va-286, t. 6.

Quant à mes­dames les autho­ress dont la voca­tion lit­té­raire brave l’épithète de bas-bleus, il fau­drait une bonne fois les prier de remar­quer que les accents, les points et les vir­gules, ont été inven­tés pour quelque chose, et, pro­fi­tant de l’occasion, leur don­ner pour modèles Mmes Colet, Far­renc25, de Ren­ne­ville, Dash et Aubert.

“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux” 

Il n’est pas jusqu’aux édi­teurs qui n’aient aus­si leurs manies et leurs obs­ti­na­tions. On a vu quelques-uns d’entre eux, par­tis du bou­quin à deux sous, deve­nir mil­lion­naires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des cata­logues, font ser­vir à quatre usages suc­ces­sifs un même mor­ceau de carte (en écri­vant au dos, puis en tra­vers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à cher­cher en ce moment un cin­quième procédé.

Arrê­tons là cette longue liste de griefs ; aus­si bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la dif­fi­cul­té de conci­lier des impos­si­bi­li­tés maté­rielles avec les exi­gences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embar­ras. Encore, avec les géné­raux de lettres, qui ont beau­coup vu, il est des accom­mo­de­ments ; mais les caporaux !…

Emile de Girardin, par Nadar, 1910
Émile de Girar­din, par Nadar, 1910. Coll. BnF.

Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nom­breux, Dieu mer­ci, et on les connaît : ceux-là se voient tou­jours secon­dés avec zèle, presque devi­nés. À leur tête marche Girar­din, qui depuis le jour où, pau­vre­ment vêtu, il fon­dait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bien­faits de la for­tune, n’a pas ces­sé d’être bon et pater­nel ; après lui nous cite­rons Alph. Karr, qui ne man­quait jamais de ser­rer la main au met­teur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sen­tant chez lui, nous tutoie ; Albé­ric Second, Vil­le­mes­sant, Nemo26, Trimm, Roche­fort, Sar­cey, Petit­jean27 et la plu­part des jour­na­listes émé­rites traitent les typo­graphes en artistes. Amé­dée Achard, Élie Ber­thet sont d’une poli­tesse par­faite, et Arnaud, le méri­dio­nal, a le ton d’une demoi­selle. Mon­se­let, sur­tout s’il est en retard, a des manières char­mantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Mar­ce­lin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses com­po­si­teurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.

Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pen­sée devient livre ? En admet­tant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruol­zés28 d’instruction, entre toutes les pro­fes­sions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est don­né de com­prendre, de tra­duire et de pro­pa­ger la pen­sée ; en quoi elle a fait plus pour la civi­li­sa­tion que la poudre et la vapeur.

Au sur­plus, notre maître, Jean Gen­fleisch [sic, Gens­fleisch] de Guten­berg, était gentilhomme.

CH. R.


Un correcteur se voit reprocher d’avoir ergoté sur “ergoterie”, 1870

"La Gazette des eaux", 26 mai 1870.
Man­chette de La Gazette des eaux, revue heb­do­ma­daire, 26 mai 1870.

Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue pro­fes­sion­nelle (eaux miné­rales, cli­ma­to­lo­gie, hydro­thé­ra­pie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plai­gnant d’une inter­ven­tion du cor­rec­teur. Un grand clas­sique de la presse du xixe siècle.

Correspondance

À Mon­sieur le cor­rec­teur de notre imprimerie

Ergo, donc…

C’était la rubrique favo­rite des baso­chiens2 d’autrefois.

De là on a fait un verbe.

« Il dit ergo à tout pro­pos ; il ergote. »

J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergo­tons, vous ergo­tez, ils ergotent…

Ergo­ter est le verbe,

Ergo­te­rie est la chose.

Vous ergo­tez, vous faites de l’ergoterie.

Notez que je dis cela pour vous, mon­sieur notre cor­rec­teur, qui, consul­tant l’autre jour Boiste ou Ray­mond3, avez trou­vé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit dis­cours à M. l’avocat spa­dois4.

Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, mon­sieur notre cor­rec­teur, si c’est l’autorité de votre dic­tion­naire ; mais j’ai aus­si la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de cré­dit chez mes lec­teurs pour pou­voir tirer sur eux un mot quel­conque, fût-ce par hasard un bar­ba­risme, sans crainte de le voir protesté.

J’avais donc dit très-régu­liè­re­ment ergo­te­rie, ce qui expri­mait suf­fi­sam­ment ma pen­sée ; vous avez mis ergo­tisme, ce qui l’exprime trop, contrai­re­ment à mon intention.

Ergo­te­rie, mon­sieur notre cor­rec­teur, c’est la chose qui se pro­duit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je repro­chais aux formes de M. l’avocat spa­dois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »

Autre­ment, par­lant par votre tru­che­ment, je suis cen­sé dire à M. l’avocat spa­dois : « Vous avez là, mon pauvre mon­sieur, une affec­tion chro­nique fatale, l’ergotisme, qui est aus­si le nom d’une grave intoxi­ca­tion végé­tale5. »

Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lan­noy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excrois­sance para­si­taire que pro­duit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergo­teurs7.

Néan­moins, mon­sieur notre cor­rec­teur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce mal­heu­reux ci-devant conseiller com­mu­nal de la ville de Spa, en le décla­rant atteint d’une mala­die aus­si triste, aus­si hideuse, aus­si abhor­rée, aus­si répu­gnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.

Ne le faites plus, mon­sieur notre cor­rec­teur, si vous vou­lez que M. l’avocat vous pardonne.

A. Lan­noy de Gall.

☞ Voir aus­si, notam­ment, Tous­se­nel règle ses comptes avec son cor­rec­teur.


Pour l’augmentation du salaire des correcteurs, 1867

Cyrille Pignard, Le Correcteur d'imprimerie, première page, 1867
Pre­mière page de la bro­chure de Cyrille Pignard, avec cachets du dépôt légal et de la Biblio­thèque impériale.

J’ai trou­vé à la Biblio­thèque natio­nale une bro­chure de sept pages, sobre­ment titrée Le Cor­rec­teur d’imprimerie, deman­dant pour les cor­rec­teurs une aug­men­ta­tion de salaire. Ache­vée d’être rédi­gée à Paris le 10 octobre 1867, elle est signée de « Cyrille Pignard, cor­rec­teur, Rue de l’École-de-Médecine, 111 », et impri­mée chez « Félix Mal­teste et Ce, 22, rue des Deux-Portes-Saint-Sau­veur [rue Dus­soubs depuis 1881, 2e arrondissement] ». 

« Aux yeux d’un homme de lettres ou d’un édi­teur igno­rant du fait, écrit Pignard, le cor­rec­teur passe pour tenir le pre­mier rang dans la hié­rar­chie admi­nis­tra­tive d’une impri­me­rie » et « doit tou­cher un beau denier dans la rétri­bu­tion des ser­vices ren­dus ». « Nous sommes bien loin de cette réa­li­té », se lamente notre confrère. « Notre salaire quo­ti­dien varie de 5 à 6 francs1, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amé­lio­ra­tion dans notre sort ; tan­dis que le tra­vail de l’ouvrier subit chaque jour une amé­lio­ra­tion pro­por­tion­née aux exi­gences de la vie maté­rielle. » Encou­ra­gé par la récente créa­tion de la Socié­té des cor­rec­teurs (en 1866, avec le sou­tien de l’im­pri­meur Ambroise Fir­min-Didot), il demande donc « la juste rému­né­ra­tion [des] tra­vaux [du cor­rec­teur]». Voi­ci son argumentaire.

“Nos voix n’avaient pas d’écho”

« Jusqu’ici nous avons vécu d’une vie égoïste ; aucun lien fra­ter­nel n’est venu réunir les fais­ceaux dis­joints de notre cor­po­ra­tion. Dis­sé­mi­nés un par un, deux par deux, dans toutes les impri­me­ries de Paris, épar­pillés sans moyens d’entente, sans lien de cohé­sion, nos récla­ma­tions indi­vi­duelles se sont pro­duites, nous avons pro­tes­té contre la situa­tion ano­male qui nous était faite ; mais nos voix n’avaient pas d’écho, nous prê­chions dans le désert.

« Grâce à notre nou­velle asso­cia­tion, qui pro­met les plus heu­reux résul­tats, toute force nous est don­née pour nous faire entendre et reven­di­quer au nom de tous les droits de cha­cun. Des mesures éner­giques doivent être prises dans l’intérêt com­mun, une réno­va­tion com­plète est néces­saire. Je pro­pose donc d’appliquer les six bases sui­vantes au nou­vel ordre de choses, avec l’adhésion tou­te­fois de MM. les maîtres impri­meurs, chose indis­pen­sable, je l’avoue ; je prie en outre, ces mes­sieurs d’excuser la forme impé­ra­tive de mes conclu­sions, forme que j’ai choi­sie pour sa clar­té et sa précision.

« 1o MM. les maîtres impri­meurs ne recru­te­ront leur per­son­nel de cor­rec­tion que dans notre Socié­té même.

« 2o Toute per­sonne dési­rant faire par­tie de notre cor­po­ra­tion devra préa­la­ble­ment être exa­mi­née par une com­mis­sion nom­mée ad hoc et choi­sie au sein même de la Socié­té2.

« 3o Le cor­rec­teur sera sous la dépen­dance immé­diate du maître imprimeur.

« 4o Le cor­rec­teur atta­ché aux jour­naux quo­ti­diens tou­che­ra 3,000 francs d’appointements par année au minimum.

« 5o Le cor­rec­teur atta­ché à une impri­me­rie pour toutes lec­tures aura droit à 9 francs par jour pour neuf heures de tra­vail effectif.

« 6o Les épreuves lues aux pièces, pre­mières ou bons à tirer indis­tinc­te­ment, seront payées à rai­son de 8 francs pour 100 francs de com­po­si­tion. Quant aux sur­charges, le prix en sera loya­le­ment débat­tu entre les intéressés.

« Toutes ces mesures me semblent par­fai­te­ment réa­li­sables. Je sais que quelques-unes m’aliéneront cer­tains esprits ; on me fera cer­tai­ne­ment des objec­tions, mais je les attends de pied ferme, et suis pro­fon­dé­ment convain­cu que par cette voie seule nous pou­vons atteindre notre but et nous rele­ver de notre déchéance immé­ri­tée. Cette vieille maxime trouve ici tout natu­rel­le­ment sa place : Qui veut la fin veut les moyens.

« Quant à la ques­tion de salaire, nos récla­ma­tions ne me semblent pas outre-pas­ser3 les bornes du droit, du juste. Cette ques­tion est d’une majeure impor­tance non-seule­ment sous le rap­port maté­riel, mais encore et sur­tout pour l’élévation du niveau moral et intel­lec­tuel de notre asso­cia­tion. En effet, com­bien de jeunes gens, riches de science, d’intelligence et de san­té, choi­si­raient notre pro­fes­sion de pré­fé­rence à bien d’autres, au pro­fes­so­rat par exemple, s’ils n’en étaient détour­nés par le fan­tôme mena­çant du mal-être et des pri­va­tions conti­nuelles, par la triste pers­pec­tive de ne tra­vailler que pour du pain, et d’être, après une longue exis­tence de labeur inces­sant, aus­si avan­cés au seuil de la mort qu’à l’aurore de la vie ! Que dis-je ? plus pauvres, car au moins au prin­temps de la vie on ché­rit l’avenir avec toute la foi de l’illu­sion, on caresse le plus doux des songes, l’espérance ! — Il ne faut pas perdre de vue que la cor­rec­tion n’est pas un refuge pour cer­tains per­son­nages qui se disent déclas­sés4, pas plus que pour le vieux typo­graphe, dont les doigts rai­dis par les ans ne savent plus lever la lettre. Non, c’est une car­rière libé­rale par excel­lence, qui a four­ni à la socié­té maintes illus­tra­tions, qui est appe­lée, je n’en doute pas, à en four­nir encore, et dont nous devons tous tenir haut le drapeau !

Pour l’intérêt de tous

« Je ferai remar­quer que les mesures dont nous deman­dons l’adoption ne sont pas prises uni­que­ment dans nos inté­rêts, elles sau­ve­gardent encore ceux du maître impri­meur. En aug­men­tant le salaire du cor­rec­teur, le patron choi­si­ra tout natu­rel­le­ment les hommes les plus éclai­rés, et le nombre de ces énor­mi­tés qui font quo­ti­dien­ne­ment le déses­poir et la tor­ture des jour­na­listes et des auteurs ira sans cesse en dimi­nuant et fini­ra même par se res­treindre aux rares excep­tions. Il est en outre à remar­quer que le cor­rec­teur qui lit bien lit vite une épreuve ; or, en sui­vant cette don­née, le per­son­nel de cor­rec­tion sera moindre, les épreuves seront mieux lues, le cor­rec­teur sera mieux payé, plus consi­dé­ré, le maître impri­meur ne paye­ra pas davan­tage ; en un mot, il y aura satis­fac­tion de part et d’autre.

« On a sou­vent mis en avant la ques­tion de comp­ter à l’auteur le tra­vail du cor­rec­teur ; mais l’objection qui se pré­sente est tel­le­ment irré­fu­table qu’on a dû for­cé­ment y renon­cer. En effet, l’auteur peut répondre par cette argu­men­ta­tion irré­sis­tible : Je paye tant pour l’impression de mon ouvrage ; je ne puis entrer dans les détails de mau­vaise exé­cu­tion ; je paye tant pour être impri­mé, et non pour que l’on me gâte mon tra­vail, etc. — Mais comme la mau­vaise exé­cu­tion typo­gra­phique pro­vient sou­vent des mau­vais manus­crits, ne pour­rait-on pas faire exé­cu­ter par des cor­rec­teurs spé­ciaux un tra­vail de révi­sion, de pré­pa­ra­tion de copie, de retrans­crip­tion même, lorsque l’écriture est illi­sible ou à peu près, — ce qui n’arrive que trop fré­quem­ment, car nous sommes à même de savoir que les auteurs, en géné­ral, ne brillent pas par la cal­li­gra­phie, — et cou­cher cette dépense sur le mémoire d’impression, avec cette légende : Pré­pa­ra­tion de copie ?

« Je sou­mets ces quelques obser­va­tions à la réflexion de MM. les maîtres impri­meurs, en les priant de s’enquérir par eux-mêmes si j’ai for­cé les cou­leurs du triste tableau de notre situa­tion. Puissent-ils y mettre un terme et nous don­ner un peu de bien-être. Nous n’avons pas de tarif, nous tra­vaillons à dis­cré­tion ; nos plaintes ne fatiguent pas sou­vent leurs oreilles ; en revanche, nous nous adres­sons à leur conscience. Mon Dieu ! nous deman­dons bien peu de chose, comme Dio­gène : notre place au soleil. »

Signature de Cyrille Pignard et cachet de la Bibliothèque impériale.
Signa­ture de Cyrille Pignard et cachet de la Biblio­thèque impériale.

Le métier de correcteur selon Pierre Larousse, 1869

Pierre Larousse assis
Pierre Larousse. Date et source inconnues.

Pour­quoi n’y avais-je pas pen­sé plus tôt ? Dif­fi­cile à manier et à lire sur Gal­li­ca (pages de grand for­mat, huit colonnes com­po­sées en petit corps), l’ar­ticle « cor­rec­teur » du Grand Dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle (1866-1876) de Pierre Larousse (1817-1875) four­mille d’in­for­ma­tions. Je le repro­duis donc ici, en élu­ci­dant les nom­breux noms cités. Le ton par moments lyrique est assez sur­pre­nant pour le lec­teur d’au­jourd’­hui, habi­tué à une rédac­tion plus objec­tive dans les ouvrages de réfé­rence, mais Larousse1 admet à la fin du texte « l’intérêt que nous ins­pire la posi­tion pré­caire du cor­rec­teur dans les impri­me­ries ». Offrant un por­trait du cor­rec­teur idéal et la des­crip­tion des dif­fé­rentes étapes de la cor­rec­tion à l’im­pri­me­rie, l’ar­ticle aborde aus­si, sans ambages, les pénibles condi­tions de tra­vail et les four­chettes de salaire. J’y ai ajou­té des inter­titres, et je l’ai com­plé­té par l’en­trée « cor­rec­tion ».

Définition liminaire

cor­rec­teur, trice s. m. (kor-rek-teur, tri-se — lat. cor­rec­tor ; de cor­ri­gere, cor­ri­ger). […]

— Typ. Toute per­sonne qui est char­gée habi­tuel­le­ment, soit dans une impri­me­rie, soit dans une librai­rie2, soit dans un bureau de publi­ca­tions quel­conque, de cor­ri­ger les fautes typo­gra­phiques, gram­ma­ti­cales et lit­té­raires qui se trouvent sur les épreuves de toute espèce d’impressions est un cor­rec­teur

Distinguer le prote du correcteur

Les per­sonnes étran­gères à l’imprimerie confondent sou­vent le cor­rec­teur avec le prote, quoique leurs fonc­tions soient com­plè­te­ment dis­tinctes. Nous ver­rons plus loin quelle est la cause de cette confusion. 

Le prote est le repré­sen­tant immé­diat du maître impri­meur : il dirige et admi­nistre l’établissement, reçoit les auteurs et traite avec eux, embauche, débauche le per­son­nel atta­ché à l’imprimerie, dis­tri­bue la besogne, véri­fie les bor­de­reaux, fait la banque (paye), etc. 

Le cor­rec­teur n’a pas (à moins d’une délé­ga­tion spé­ciale) à s’immiscer dans l’administration indus­trielle : il est le repré­sen­tant de la lit­té­ra­ture et de la science dans l’imprimerie. Son dépar­te­ment est du domaine de l’intelligence pure. Il n’est pla­cé sous la direc­tion du prote que comme fai­sant par­tie du per­son­nel de l’usine typo­gra­phique. Dans l’exercice propre de ses fonc­tions, il est le seul juge ou, tout au moins, le juge le plus com­pé­tent des conces­sions à faire aux écri­vains sous le rap­port de ce qu’on appelle, en terme d’imprimerie, la marche à suivre pour chaque ouvrage, ce qui com­prend des détails infi­nis : ponc­tua­tion, capi­tales, divi­sions des mots, choix des carac­tères à employer pour les titres sui­vant leur impor­tance, etc.

Il y avait autre­fois très-peu de cor­rec­teurs spé­ciaux, c’est-à-dire se livrant exclu­si­ve­ment à la cor­rec­tion des épreuves3. Presque tous les protes, à défaut du maître impri­meur, se char­geaient de ce soin (telle est l’origine de la confu­sion que font fré­quem­ment entre le prote et le cor­rec­teur les per­sonnes étran­gères à la pro­fes­sion) ; il en est même encore ain­si dans beau­coup de petites impri­me­ries, sur­tout en pro­vince, où l’on voit le maître impri­meur cumu­ler les fonc­tions de patron, de prote, de cor­rec­teur, voire même4 de com­po­si­teur et d’imprimeur.

Quand des besoins nou­veaux et impé­rieux, nés du déve­lop­pe­ment extra­or­di­naire de l’imprimerie, se révé­lèrent, le prote, débor­dé par la mul­ti­pli­ci­té de ses attri­bu­tions, dut cher­cher à se déchar­ger d’une par­tie de l’énorme res­pon­sa­bi­li­té qu’elles entraî­naient : il aban­don­na tout ce qui concerne la cor­rec­tion des épreuves, deve­nue incom­pa­tible avec sa pré­sence presque constante à l’atelier et la sur­veillance qu’il y doit exer­cer. Ce jour-là naquit le cor­rec­teur tel qu’il existe aujourd’hui.

Il arrive quel­que­fois qu’un maître impri­meur, n’ayant pas du tra­vail en quan­ti­té suf­fi­sante pour occu­per un cor­rec­teur atti­tré, choi­sit, pour en rem­plir l’office, un com­po­si­teur expé­ri­men­té et pos­sé­dant une cer­taine dose d’instruction. Tout en recon­nais­sant que la force des cir­cons­tances seule amène presque tou­jours le patron à créer ces posi­tions hybrides, nous n’hésitons pas à for­mu­ler le vœu de les voir dis­pa­raître le plus promp­te­ment possible.

Mais, dans les mai­sons d’une véri­table impor­tance, la lec­ture des épreuves est confiée à un ou à plu­sieurs cor­rec­teurs spéciaux. 

Fonctions du correcteur

Quelles sont les fonc­tions du cor­rec­teur ? Nous ne sau­rions en don­ner une meilleure défi­ni­tion que celle qui va suivre, et que nous extra­yons d’une Lettre adres­sée à l’Académie fran­çaise par la Socié­té des cor­rec­teurs des impri­me­ries de Paris (juillet 1868) : « Les fonc­tions du cor­rec­teur sont très-com­plexes. Repro­duire fidè­le­ment le manus­crit de l’écrivain, sou­vent défi­gu­ré dans le pre­mier tra­vail de la com­po­si­tion typo­gra­phique ; rame­ner à l’orthographe de l’Académie la manière d’écrire par­ti­cu­lière à chaque auteur, don­ner de la clar­té au dis­cours par l’emploi d’une ponc­tua­tion sobre et logique ; rec­ti­fier des faits erro­nés, des dates inexactes, des cita­tions fau­tives ; veiller à l’observation scru­pu­leuse des règles de l’art ; se livrer pen­dant de longues heures à la double opé­ra­tion de la lec­ture par l’esprit et de la lec­ture par le regard, sur les sujets les plus divers, et tou­jours sur un texte nou­veau où chaque mot peut cacher un piège, parce que l’auteur, empor­té par sa pen­sée, a lu non pas ce qui est impri­mé, mais ce qui aurait dû l’être : telles sont les prin­ci­pales attri­bu­tions d’une pro­fes­sion que les écri­vains de tous les temps ont regar­dée comme la plus impor­tante de l’art typographique. »

Cette der­nière asser­tion, dont per­sonne ne contes­te­ra la véri­té5, est sur­tout jus­ti­fiée par les exemples du pas­sé. À l’origine de l’imprimerie, tous ceux qui se livraient au tra­vail de la cor­rec­tion étaient des savants de pre­mier ordre : les labeurs de l’imprimerie se bor­nant presque exclu­si­ve­ment à la repro­duc­tion des poëtes6 et des his­to­riens grecs et latins, des écri­vains reli­gieux et des livres saints sur­tout, les cor­rec­teurs, les com­po­si­teurs eux-mêmes, étaient presque tous des gra­dés de l’Université, des maîtres ès arts ; il en était ain­si, bien enten­du, du maître impri­meur qui cher­chait, lui aus­si, dans l’exercice de sa pro­fes­sion, bien plus l’occasion inces­sante de satis­faire son goût pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité et sa curio­si­té lit­té­raire que le moyen d’édifier une grande for­tune7.

Savants d’autrefois

C’est ici le lieu de rap­pe­ler les noms des savants qui ont exer­cé les fonc­tions de cor­rec­teur dans les impri­me­ries les plus célèbres. Cédons la parole à un homme qui jouit, en ces matières, de l’autorité la plus incon­tes­table. Voi­ci com­ment s’exprimait M. Ambroise-Fir­min Didot [sic, Ambroise Fir­min-Didot] dans son dis­cours d’installation comme pré­sident hono­raire de la Socié­té des cor­rec­teurs, le 1er novembre 1866 :

« Je me bor­ne­rai à citer, par­mi les plus illustres cor­rec­teurs, Érasme, qui, à Venise, aidait Alde dans la cor­rec­tion de ses épreuves, puis à Bâle Fro­ben et Amer­bach, chez qui Fro­ben lui-même avait été cor­rec­teur. Je cite­rai aus­si, dans les célèbres impri­me­ries de Plan­tin à Anvers et de Trech­sel à Lyon, Fran­çois Raphe­lenge, qui aima mieux res­ter cor­rec­teur chez Plan­tin que d’aller occu­per à Cam­bridge la chaire de pro­fes­seur de grec, à laquelle son mérite l’avait appe­lé, et Josse Bade, qui, après avoir pro­fes­sé avec tant de dis­tinc­tion les belles-lettres à Lyon, fut cor­rec­teur chez Trech­sel, dont il devint le gendre, comme Raphe­lenge fut celui de Plan­tin. Je rap­pel­le­rai aus­si la mémoire de ces illustres Hel­lènes échap­pés avec leurs manus­crits à la bar­ba­rie des Turcs après la chute de l’empire grec, Las­ca­ris, Cal­lier­gi, Musu­rus, qui vinrent se réfu­gier chez Alde l’ancien et le secon­dèrent dans ses grands tra­vaux. À Paris, je cite­rai Fré­dé­ric Syl­burg, ce savant cor­rec­teur d’une impri­me­rie non moins illustre, non moins savante, celle de Hen­ri Estienne. Après de tels noms, je n’oserais men­tion­ner l’imprimerie pater­nelle, si, depuis trente ans, mon digne ami M. Düb­ner n’avait pas consa­cré tous ses moments, toute sa science, à me secon­der dans mes publi­ca­tions les plus impor­tantes, le The­sau­rus Græcæ lin­guæ et ma Biblio­thèque des auteurs grecs. Par­mi ceux qui ont concou­ru au der­nier de ces deux monu­ments que je m’honore d’avoir éle­vés aux lettres grecques, je suis heu­reux de citer encore le savant hel­lé­niste, M. Charles Mül­ler. De tout temps l’imprimerie a été l’asile des talents mécon­nus ou éprou­vés par la for­tune, qui sont venus prendre rang par­mi les cor­rec­teurs d’épreuves aus­si bien que par­mi les com­po­si­teurs. Pour ne par­ler que de ceux que j’ai connus, le sou­ve­nir de Rœde­rer8 et de Béran­ger se pré­sente à ma mémoire, et ma famille se rap­pelle encore l’abbé de Ber­nis, qui lisait des épreuves chez mon bis­aïeul Fran­çois Didot. »

Cette liste serait incom­plète si à tous ces noms nous négli­gions d’ajouter celui du plus pro­fond pen­seur et du plus grand écri­vain de notre époque : nous avons nom­mé P.-J. Prou­dhon, qui a exer­cé, lui aus­si, pen­dant long­temps, les fonc­tions de cor­rec­teur à Besan­çon et à Paris.

Quand des savants et des let­trés de cet ordre n’ont pas dédai­gné de cor­ri­ger des épreuves, qui ne trem­ble­rait de leur suc­cé­der ? Car on aurait mau­vaise grâce à nous objec­ter que le temps de l’imprimerie savante est pas­sé, et que plus n’est besoin pour le cor­rec­teur de ces apti­tudes qu’il devait pos­sé­der autre­fois. Si les ouvrages de lit­té­ra­ture latine et grecque, si les édi­tions curieuses d’auteurs anciens, si les tra­duc­tions à glose savante sont pas­sés de mode, la tâche du cor­rec­teur n’a pas ces­sé pour cela d’être ardue et déli­cate : la grande varié­té des livres qui s’exécutent dans une impri­me­rie semble exi­ger, pour la cor­rec­tion des épreuves, des ency­clo­pé­distes, c’est-à-dire des hommes pos­sé­dant l’universalité des connais­sances humaines. Tel est le carac­tère le plus frap­pant de la pro­fes­sion de cor­rec­teur à notre époque. Mal­heu­reu­se­ment, les savants de ce mérite sont rares, et force est bien au maître impri­meur de se conten­ter la plu­part du temps d’hommes chez qui le soin, l’attention, une connais­sance pro­fonde des règles et des dif­fi­cul­tés typo­gra­phiques, une longue habi­tude de la pro­fes­sion, le tout joint à un fonds d’instruction solide, sont des garan­ties suf­fi­santes pour la pure­té du texte des livres qui sortent de leurs mains.

Ce qu’un bon correcteur doit savoir

Il est bon qu’un cor­rec­teur ait été com­po­si­teur, ou tout au moins qu’il se soit fami­lia­ri­sé par la pra­tique, avec tout le maté­riel de l’imprimerie et l’ensemble des opé­ra­tions typo­gra­phiques, puisqu’il doit juger en der­nier res­sort de la bonne ou de la mau­vaise exé­cu­tion du tra­vail : si les mots sont régu­liè­re­ment espa­cés et cou­pés au bout des lignes selon les règles de la tra­di­tion ou de l’étymologie ; si l’emploi de l’italique est judi­cieux ; si la com­po­si­tion ne ren­ferme pas des lettres d’œils dif­fé­rents ; si les vers sont ren­fon­cés sui­vant les exi­gences de la mesure et de la pro­so­die ; si les titres sont bien cou­pés et bien blan­chis ; si les pages sont rigou­reu­se­ment de la même lon­gueur, etc.

Une connais­sance appro­fon­die de la langue fran­çaise, au point de vue théo­rique aus­si bien qu’au point de vue pra­tique, est indis­pen­sable au cor­rec­teur. Il doit éga­le­ment connaître les divers sys­tèmes d’orthographe, pour être en mesure de pré­mu­nir les auteurs contre les méthodes fan­tai­sistes ou arbi­traires qu’ils seraient ten­tés d’adopter, et pou­voir les ral­lier à l’orthographe de l’Académie, qui est incon­tes­ta­ble­ment la meilleure, mal­gré les erreurs et les desi­de­ra­ta qu’on signale dans son Dic­tion­naire. Il doit savoir le grec et le latin de façon à pou­voir au moins tra­duire Démos­thène et Cicé­ron ; enfin, la connais­sance d’une langue moderne, l’anglais et l’allemand sur­tout, devient de jour en jour plus néces­saire pour lui : le temps approche, nous le croyons, où, grâce à la mul­ti­pli­ci­té des rap­ports inter­na­tio­naux, la connais­sance de ces deux langues, déjà par­lées sur les trois quarts du globe, sera exi­gée du cor­rec­teur

Mais ces connais­sances ne sont pas les seules que doive pos­sé­der le cor­rec­teur : il doit avoir étu­dié avec fruit l’histoire uni­ver­selle, la géo­gra­phie, la bota­nique, la zoo­lo­gie, la paléon­to­lo­gie, assez de méde­cine pour pos­sé­der la langue médi­cale, et de juris­pru­dence pour com­prendre la langue du droit. 

D’immenses lec­tures d’ouvrages de tout genre lui sont indis­pen­sables pour acqué­rir une tein­ture des sciences, des arts, des métiers, afin de pou­voir com­prendre la signi­fi­ca­tion des termes tech­niques et s’apercevoir quand l’un d’eux a été tron­qué par l’auteur ou par le com­po­si­teur, ou de pou­voir les lire dans une copie mal écrite ; car le cor­rec­teur (et c’est là l’une des plus grandes dif­fi­cul­tés de la pro­fes­sion), le cor­rec­teur, disons-nous, est obli­gé de lire, à pre­mière vue, les écri­tures les plus indé­chif­frables : tout le monde sait que les auteurs, à notre époque de pro­duc­tion fié­vreuse, pres­sés par le temps, sont contraints d’écrire avec une extrême rapi­di­té, dont le moindre incon­vé­nient est de défor­mer plus ou moins leur écri­ture. Peut-être aurions-nous le droit de mettre en par­tie sur le compte d’une négli­gence égoïste et cou­pable ce que nous venons d’attribuer au besoin de pro­duire vite.

Dans les impri­me­ries où se font en grand nombre des ouvrages spé­ciaux, comme les livres de lit­té­ra­ture étran­gère, les trai­tés scien­ti­fiques, mathé­ma­tiques, etc., il est indis­pen­sable, pour leur bonne exé­cu­tion, de s’attacher des cor­rec­teurs pos­sé­dant des connais­sances et des apti­tudes spé­ciales ou ayant étu­dié sérieu­se­ment ces matières. La com­po­si­tion des livres trai­tant de sciences exactes, sur­tout de l’algèbre, de l’analyse mathé­ma­tique, de la chi­mie, de la phy­sique, etc., offre des dif­fi­cul­tés si nom­breuses et est sou­mise à une mul­ti­pli­ci­té de règles telle, que le cor­rec­teur auquel ces lec­tures sont confiées doit être rom­pu à ce genre de tra­vaux, et avoir fait des études, élé­men­taires au moins, dans cette direc­tion s’il tient à rem­plir digne­ment sa mission.

Pour nous résu­mer, disons que le bon cor­rec­teur, le cor­rec­teur com­plet, est celui qui, à un fonds d’instruction solide, joint une connais­sance éten­due des règles et des tra­vaux typographiques.

Le cor­rec­teur, quel qu’il soit, qui ne rem­plit que l’une des deux par­ties de ce pro­gramme, doit tout faire pour acqué­rir celle qui lui fait défaut, sous peine de n’être pas à la hau­teur de sa tâche.

Conditions matérielles à revoir

Mais il ne suf­fit pas qu’un cor­rec­teur ait toutes les connais­sances néces­saires pour rem­plir conve­na­ble­ment ses dif­fi­ciles fonc­tions : l’absence de cer­taines condi­tions maté­rielles nuit infailli­ble­ment à la qua­li­té de son tra­vail. C’est ain­si qu’il devrait avoir à sa dis­po­si­tion une biblio­thèque choi­sie ; et pour­tant, chose triste à dire ! il a sou­vent de la peine à obte­nir du maître impri­meur l’exemplaire du Dic­tion­naire de l’Académie dont il ne peut se pas­ser. Par­mi les livres qui ont leur place mar­quée dans la biblio­thèque du cor­rec­teur, nous cite­rons le Dic­tion­naire de l’Académie et son Com­plé­ment, le Dic­tion­naire d’histoire et de géo­gra­phie de Dézo­bry et Bache­let ; le Dic­tion­naire des lettres et le Dic­tion­naire des sciences du même édi­teur ; le Dic­tion­naire des contem­po­rains de Vape­reau ; l’Erra­ta du Dic­tion­naire de l’Académie de Pau­tex ; le Code ortho­gra­phique d’Hétrel9 ; le Guide du cor­rec­teur et du com­po­si­teur de M. Tas­sis10 ; le Guide pra­tique du com­po­si­teur de M. Théo­tiste Lefèvre ; le Dic­tion­naire des postes, le dic­tion­naire latin, le dic­tion­naire grec et ceux des prin­ci­pales langues de l’Europe, alle­mand, anglais, espa­gnol et ita­lien, etc. Mais le livre qui sera par excel­lence le livre du cor­rec­teur, celui qui, dès sa pre­mière livrai­son, a été appe­lé à lui rendre les plus grands ser­vices, par la rai­son qu’à lui seul il peut tenir lieu de presque tous les autres, et qu’il est la mine la plus féconde de ren­sei­gne­ments de omni re sci­bi­li et qui­bus­dam aliis11, c’est à coup sûr le Grand Dic­tion­naire, auquel nous avons l’honneur de col­la­bo­rer en ce moment.

Il est d’autres condi­tions maté­rielles d’une grande impor­tance qui font le plus sou­vent défaut au cor­rec­teur ; nous vou­lons par­ler des condi­tions que devrait rem­plir le local où il passe les longues heures de la jour­née typo­gra­phique. Or, disons-le, au risque de sou­le­ver les colères de ceux qu’atteindra la véri­té, il est impos­sible de trai­ter un employé, d’ailleurs indis­pen­sable, avec autant de sans-gêne que les maîtres impri­meurs en géné­ral, et ceux de Paris en par­ti­cu­lier, traitent leurs cor­rec­teurs sous ce rap­port. À l’homme dont le labeur inces­sant exige la plus vive lumière, le calme le plus abso­lu, échoit infailli­ble­ment le coin de l’atelier le plus obs­cur, le plus bruyant, le plus dépour­vu de ce confor­table élé­men­taire qu’exige un long séjour dans la posi­tion assise. Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs

Correcteurs en première et en seconde

Dans les impri­me­ries impor­tantes, on dis­tingue deux sortes de cor­rec­teurs : les cor­rec­teurs en pre­mière et les cor­rec­teurs en seconde.

Le cor­rec­teur en pre­mière est char­gé de col­la­tion­ner sur l’épreuve, soit seul, soit avec un teneur de copie, le manus­crit de l’auteur ou la feuille impri­mée qui sert de copie, et de signa­ler en marge de cette épreuve les omis­sions (dites bour­dons), les doubles emplois (dits dou­blons), les fautes typo­gra­phiques de tout genre, les fautes d’orthographe et de ponc­tua­tion pro­ve­nant du fait de l’auteur ou du compositeur.

De l’importance des signes de correction

Pour indi­quer les fautes à cor­ri­ger, le cor­rec­teur emploie des signes spé­ciaux. Le Grand Dic­tion­naire va offrir à ses lec­teurs le pro­to­cole pour la cor­rec­tion des épreuves. Nous devons la com­mu­ni­ca­tion de ce pré­cieux cli­ché à l’obligeance de M. Théo­tiste Lefèvre, ancien prote chez MM. Fir­min Didot, qui a bien vou­lu l’extraire pour nous de son remar­quable Guide pra­tique du com­po­si­teur d’imprimerie. Il fal­lait ici des signes tout par­ti­cu­liers, qui n’existent dans aucune impri­me­rie, par cet excellent motif qu’ils n’ont aucune rai­son d’existence, puisqu’il s’agit sim­ple­ment, dans l’espèce, des signes conven­tion­nels ser­vant à indi­quer au com­po­si­teur les fautes typo­gra­phiques qu’il a com­mises. Les expli­ca­tions que nous allons don­ner vont ini­tier nos lec­teurs aux mys­tères de la com­po­si­tion et de la correction.

Un feuillet manus­crit est remis au com­po­si­teur ; celui-ci livre la page com­po­sée au pres­sier, qui en tire une épreuve, laquelle va au bureau du cor­rec­teur. Le com­po­si­teur a levé ses lettres avec une telle rapi­di­té, qu’il en résulte des fautes de toute nature : lettres à sub­sti­tuer ; mots à chan­ger ; lettres ou mots à ajou­ter, à sup­pri­mer, à retour­ner, à trans­po­ser ; lignes à trans­po­ser ; petites, grandes majus­cules ; mots à sépa­rer et à rap­pro­cher ; mots cou­pés à tort, qu’il faut réunir ; lettres gâtées à rem­pla­cer ; lettres à redres­ser, à net­toyer ; lignes à ren­trer, à sor­tir, à rema­nier, à rap­pro­cher, à sépa­rer, à espa­cer, à rega­gner ; lettres d’un autre œil (c’est-à-dire d’un type plus gros ou plus petit) à sub­sti­tuer ; ali­néas à faire, à sup­pri­mer ; espaces et inter­lignes à bais­ser ; bour­dons (omis­sions) à com­po­ser ; dou­blons (redou­ble­ments) à sup­pri­mer, etc.

L’amalgame de toutes ces fautes pro­duit par­fois une sorte de gri­moire où l’auteur lui-même a de la peine à se recon­naître. Par exemple, il avait écrit : Aux deux amants, et il lit avec stu­pé­fac­tion O Deus amen ! Que va faire le cor­rec­teur ? Va-t-il man­der le com­po­si­teur dans son bureau, et lui expli­quer de vive voix les cor­rec­tions à opé­rer ? Ces conver­sa­tions ne seraient pas à leur place dans une impri­me­rie. Voi­là donc le cor­rec­teur obli­gé d’indiquer, à la plume et en marge de l’épreuve, tous les chan­ge­ments néces­saires. S’il emploie le lan­gage ordi­naire, les cor­rec­tions l’emporteront sur la copie pri­mi­tive, et on tom­be­ra ain­si de Cha­rybde en Scyl­la. Il fal­lait donc créer un lan­gage conven­tion­nel, une sorte d’algèbre, une sté­no­gra­phie, enfin quelque chose de bref, de pré­cis, de laco­nique, d’universel, disant beau­coup de choses en très-peu de mots, mul­ta pau­cis. C’est jus­te­ment la clef de ces signes que nous met­tons ici entre les mains de nos lec­teurs. Il suit de là que, si jamais une grève venait à son tour à se pro­duire au sein de cette pha­lange d’hommes aus­si labo­rieux et savants que modestes, le Grand Dic­tion­naire ne ver­rait pas pour cela chô­mer ses cinq puis­santes machines ; il n’aurait qu’à s’adresser au pre­mier venu de ses dix mille sous­crip­teurs, ce qui pour­rait être consi­dé­ré, par quelque lec­teur malin, comme un acte d’égoïsme de sa part : Hon­ni soit qui mal y pense !

Protocole pour la correction des épreuves

Mais reve­nons au cor­rec­teur en première. 

La lec­ture en pre­mière se fait soit sur des épreuves en paquets, soit sur des épreuves en pla­cards, soit sur des épreuves en feuilles. (V., pour l’explication de ces mots, l’article com­po­si­tion typo­gra­phique.) Dans ce der­nier cas, le cor­rec­teur en pre­mière com­mence par véri­fier la réclame de la feuille (c’est-à-dire par s’assurer que le com­men­ce­ment de cette feuille se lie par­fai­te­ment à la fin de la feuille pré­cé­dente), puis il véri­fie la ou les signa­tures, c’est-à-dire les chiffres pla­cés au bas de cer­taines pages, sui­vant les for­mats, pour ser­vir de points de repère à la bro­chure et à la reliure ; il doit ensuite véri­fier les folios, les titres cou­rants, etc., et ins­crire le nom de chaque com­po­si­teur en marge de l’épreuve, en tête de sa composition.

Contre l’emploi d’un teneur de copie

Les épreuves se lisent d’ordinaire à deux : l’employé qui seconde le cor­rec­teur s’appelle teneur de copie, parce que c’est lui qui lit à haute voix sur le manus­crit de l’auteur ou la copie, en géné­ral, qu’il a entre les mains, tan­dis que le cor­rec­teur suit sur l’épreuve et marque les fautes qu’il rencontre.

On choi­sit ordi­nai­re­ment pour teneur de copie un appren­ti com­po­si­teur, dans le but de lui faci­li­ter le déchif­fre­ment des manus­crits, connais­sance indis­pen­sable quand il sera deve­nu ouvrier. On a géné­ra­le­ment à se louer de ce mode de lec­ture, quand l’apprenti est soi­gneux, docile et intel­li­gent ; mais il faut y renon­cer s’il ne rem­plit pas ces condi­tions, et, dans tous les cas, le cor­rec­teur ne doit jamais oublier la res­pon­sa­bi­li­té qui lui incombe ; sa méfiance à l’égard d’un aide inex­pé­ri­men­té doit tou­jours être en éveil, et, au moindre doute, il doit véri­fier lui-même sur la copie.

On a essayé aus­si de confier la tenue de la copie à un com­po­si­teur vieilli dans le métier, qui ne trou­vait plus, par suite de l’affaiblissement de sa vue, qu’un salaire insuf­fi­sant dans la com­po­si­tion. Cette ten­ta­tive a été aban­don­née presque par­tout comme trop oné­reuse pour les maîtres impri­meurs, et parce qu’elle enle­vait aux appren­tis l’occasion de se dres­ser à la lec­ture des mau­vais manus­crits. Quelques per­sonnes ont avan­cé que le sur­croît de dépense qui résul­te­rait, pour la mai­son, de ce mode de lec­ture, serait lar­ge­ment com­pen­sé par la meilleure qua­li­té du tra­vail. Nous ne le pen­sons pas, et nous pen­chons pour la lec­ture par le cor­rec­teur seul, col­la­tion­nant lui-même la copie sur l’épreuve. Mais, il faut le recon­naître, cette lec­ture demande un temps beau­coup plus long que la lec­ture à l’aide d’un teneur de copie, et elle ne peut guère être adop­tée que dans les mai­sons qui tiennent à pro­duire de bons et beaux livres. Dans les impri­me­ries à jour­naux, et, en géné­ral, pour toutes les impres­sions qui demandent à être faites avec la plus grande rapi­di­té, ce der­nier mode de lec­ture serait impra­ti­cable. Mais, nous le répé­tons, pour les tra­vaux sérieux et excep­tion­nel­le­ment dif­fi­ciles, il faut y recou­rir, sous peine de mettre au jour des œuvres incor­rectes et mal digérées.

La lec­ture en seconde se fait sans teneur de copie. Ordi­nai­re­ment on en charge un cor­rec­teur autre que celui qui a lu la pre­mière épreuve, atten­du que ce chan­ge­ment de lec­teur consti­tue par lui-même une garan­tie de plus.

Lecture en bon (à tirer)

Les épreuves en seconde, avant d’être remises au cor­rec­teur, ont été envoyées à l’auteur pour qu’il y indi­quât les cor­rec­tions qu’il juge­rait à pro­pos de faire. Elles sont lues, au retour, par le cor­rec­teur en seconde, qui signale les fautes de toute nature échap­pées à l’attention de l’auteur. Comme ces épreuves sont ordi­nai­re­ment revê­tues du bon à tirer de l’auteur, cette lec­ture est dési­gnée sous le nom de lec­ture en bon à tirer, ou sim­ple­ment lec­ture en bon

Le domaine de la cor­rec­tion en seconde est beau­coup plus vaste que celui de la cor­rec­tion en pre­mière. Tan­dis que celle-ci doit se bor­ner à la repro­duc­tion stricte du manus­crit, moins les fautes d’orthographe et de ponc­tua­tion, le cor­rec­teur en seconde doit remettre sur leurs pieds les phrases boi­teuses ; faire dis­pa­raître, en modi­fiant le plus légè­re­ment pos­sible la rédac­tion ori­gi­nale, les fautes de fran­çais que l’auteur a lais­sées sub­sis­ter ; rec­ti­fier ou ame­ner l’auteur à rec­ti­fier les faits qui seraient en contra­dic­tion avec la véri­té his­to­rique, les ana­chro­nismes ; en un mot, cor­ri­ger les imper­fec­tions de style et de rédac­tion qui échappent même à l’écrivain le plus soi­gneux et le plus atten­tif. Il est presque super­flu d’ajouter que cette tâche ne peut être bien rem­plie qu’à la condi­tion essen­tielle pour le cor­rec­teur de s’assimiler com­plè­te­ment les idées et le but de l’auteur.

Beau­coup de tact, une grande habi­tude du manie­ment de la langue, une connais­sance pro­fonde de ses res­sources, une déli­ca­tesse de touche qui doit réus­sir à rendre imper­cep­tibles à l’œil même de l’auteur les chan­ge­ments jugés néces­saires dans sa rédac­tion, enfin l’art dif­fi­cile de per­sua­der à l’écrivain que les modi­fi­ca­tions appor­tées à son œuvre émanent de lui-même : telles sont les prin­ci­pales qua­li­tés du cor­rec­teur en seconde. 

Une rémunération insuffisante

Un cor­rec­teur qui rem­plit ces condi­tions est un tré­sor pour une impri­me­rie. Aus­si les lec­teurs du Grand Dic­tion­naire seront-ils éton­nés d’apprendre que géné­ra­le­ment les ser­vices si grands et si pénibles ren­dus par cet homme pré­cieux sont rému­né­rés d’une façon insuf­fi­sante. Le maxi­mum du trai­te­ment des cor­rec­teurs en seconde, dans les mai­sons dites à labeurs, c’est-à-dire dans celles où se font les ouvrages de longue haleine, ne dépasse pas 8 fr. pour dix heures de tra­vail ; et encore ce prix est-il excep­tion­nel : deux ou trois cor­rec­teurs au plus, à Paris, sont arri­vés à ce chiffre de salaire, qui repré­sente à peine une somme annuelle de deux mille deux ou trois cents francs, défal­ca­tion faite des jours fériés, c’est-à-dire à peu près les appoin­te­ments d’un troi­sième de rayon aux Villes de France ou au Bon mar­ché ! La grande majo­ri­té des cor­rec­teurs en seconde touche de 6 à 7 fr. par jour (de 10 heures).

Les cor­rec­teurs en pre­mière gagnent par jour depuis 5 fr. jusqu’à 6 fr. et 6 fr. 50. Nous lais­sons en dehors de cette sta­tis­tique les cor­rec­teurs de jour­naux, qui sont géné­ra­le­ment payés par la rédac­tion, et dont le trai­te­ment, presque tou­jours men­suel, varie de 1,800 à 3,500 fr. par an. Les jour­naux reli­gieux et légi­ti­mistes (la Gazette de Francel’Union, le Monde, l’Uni­vers12) et le Jour­nal offi­ciel sont, paraît-il, ceux qui rétri­buent le plus mai­gre­ment leurs cor­rec­teurs.

Mais arri­vons à la der­nière incar­na­tion du cor­rec­teur.

Vérification de la tierce et révision

Quand toutes les cor­rec­tions ont été faites et que la feuille est sous presse, avant de com­men­cer le tirage, on fait une nou­velle épreuve dite tierce, sur laquelle on véri­fie si les cor­rec­tions du bon à tirer ont été exé­cu­tées, s’il n’a pas été com­mis de nou­velles fautes pen­dant cette exé­cu­tion même, et s’il n’est pas tom­bé de lettres de la forme pen­dant son trans­port à la presse. C’est ordi­nai­re­ment le prote qui exé­cute le tra­vail de la véri­fi­ca­tion ; néan­moins, dans les impri­me­ries consi­dé­rables, où de nom­breuses presses fonc­tionnent du matin au soir, et sou­vent la nuit, un employé spé­cial est char­gé de ce soin : cet employé, géné­ra­le­ment choi­si par­mi les meilleurs typo­graphes, porte le nom un peu ambi­tieux de cor­rec­teur aux tierces.

Quand la tierce est insuf­fi­sante, on fait une nou­velle épreuve, appe­lée révi­sion, sur laquelle on véri­fie si les cor­rec­tions de la tierce ont été exé­cu­tées, ou bien, pour le cas où l’on aurait fait sous presse un chan­ge­ment ou une trans­po­si­tion de pages, on exa­mine si ce chan­ge­ment, si cette trans­po­si­tion a été bien faite, et si le reste de la feuille n’a pas eu à en souffrir.

Une position précaire

Nous ne pou­vons clore cet article, déjà bien long pour­tant, sans expri­mer encore une fois l’intérêt que nous ins­pire la posi­tion pré­caire du cor­rec­teur dans les impri­me­ries, au point de vue du salaire principalement.

Ce dis­tique, par lequel Cor­neille Kilian, l’un des cor­rec­teurs les plus dis­tin­gués de l’imprimerie Plan­ti­nienne, ter­mi­nait une pièce de vers inti­tu­lée Cor­rec­tor typo­gra­phi­cus :

Erra­ta alte­rius quis­quis cor­rexe­rit, illum
Plus satis invi­diæ, glo­ria nul­la manet13,

ce dis­tique est tou­jours et sera long­temps encore d’actualité.

Comme der­nier ren­sei­gne­ment, disons qu’il existe une socié­té de secours mutuels des cor­rec­teurs des impri­me­ries de Paris, approu­vée par arrê­té du ministre de l’intérieur du 26 juillet 1866.


cor­rec­tion s. f. (kor-rèk-sion — du lat. cor­rec­tio ; de cor­ri­gere, cor­ri­ger). […]

— Typo­gr. Tra­vail du cor­rec­teur qui indique les fautes ou les chan­ge­ments à faire dans une épreuve impri­mée, avant le tirage défi­ni­tif : La cor­rec­tion d’une pre­mière épreuve, d’un bon à tirer, de la tierce. Être char­gé de la cor­rec­tion d’un jour­nal. S’entendre à la cor­rec­tion des épreuves. | Rec­ti­fi­ca­tions, chan­ge­ments indi­qués sur un manus­crit ou une épreuve. Une épreuve char­gée de cor­rec­tions. Mes manus­crits et mes épreuves sont, par la mul­ti­tude des cor­rec­tions, de véri­tables bro­de­ries dont j’ai moi-même beau­coup de peine de retrou­ver le fil. (Cha­teaub.) V. cor­rec­teur.

Article mis à jour le 2 octobre 2023.