Voltaire, piètre correcteur d’épreuves

Il est assez cocasse que la cer­ti­fi­ca­tion de com­pé­tence en ortho­graphe en vogue ait choi­si de se bap­ti­ser du nom de Vol­taire, car si l’auteur de Can­dide est recon­nu comme l’un de nos meilleurs écri­vains, son ortho­graphe n’était pas fameuse — mais cela était alors assez cou­rant1 — et il était, par ailleurs, un piètre cor­rec­teur d’épreuves. Cela dit, Molière n’au­rait pas été un meilleur choix2.

Mau­rice Quen­tin de La Tour, Por­trait de Vol­taire, 1735, pas­tel. © David Bordes – Centre des monu­ments nationaux.

Une chose qu’on a pu consta­ter [dans ses lettres], c’est une ortho­graphe défec­tueuse. Mais, en France, à cette date, et let­trés et gens du monde étaient éga­le­ment peu sou­cieux de cette sorte de cor­rec­tion ; et, bien que l’on parle sou­vent de « l’or­tho­graphe de Vol­taire3 », Vol­taire n’en avait guère plus que ses contem­po­rains, petits et grands, comme il est facile de s’en assu­rer par le simple exa­men de ses lettres auto­graphes4.

En effet, dans un de ses articles, un cor­rec­teur de l’Im­pri­me­rie natio­nale en donne un exemple :

Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc., et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’assez nom­breuses obser­va­tions sur la langue5.

Wiki­pé­dia nous apprend que : 

À Paris, il peut comp­ter sur une équipe de fidèles, en pre­mier lieu d’Alembert, futur secré­taire de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, dont les rela­tions mon­daines et lit­té­raires lui sont de pré­cieux atouts, et qui n’hésite pas à le mettre en garde ou à cor­ri­ger ses erreurs […].

« Un auteur est peu propre à cor­ri­ger les feuilles de ses propres ouvrages : il lit tou­jours comme il a écrit et non comme il est impri­mé » — Voltaire.

Quant à ses capa­ci­tés de cor­rec­teur d’é­preuves, Vol­taire en a recon­nu la fai­blesse dans des lettres à son secré­taire, Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni, en juin 1734 : 

Cosino Alessandro Collini
Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni, secré­taire de Voltaire.

Vol­taire était en route pour se rendre à l’abbaye de Senones [Vosges]. Il m’a­vait char­gé de lui faire par­ve­nir les épreuves des Annales de l’Em­pire, avant le tirage. Mais il était mau­vais cor­rec­teur d’im­pri­me­rie ; il l’a­voue lui-même un peu plus bas.

9 juin — « En pas­sant par Saint-Dié, je cor­rige la feuille ; je la ren­voie ; je recom­mande à M. Coli­ni les lacunes de Venise : il aura la bon­té de faire mettre un g au lieu du c. Et ces che­va­liers, qui sortent de son pays ; on peut d’un son faire aisé­ment un leur. […] »

23 juin — « […] Il est bien triste que je ne puisse cor­ri­ger la pré­face qui court les champs ; il n’y a qu’à attendre. A-t-on cor­ri­gé à la main les deux fautes essen­tielles qui sont dans le corps du livre ? […] »

24 juin — « Al fine ò rice­vu­to il gran pac­chet­to6 ; je garde la demi-feuille, ou pour mieux dire la feuille entière impri­mée. Je n’y ai trou­vé de fautes que les miennes ; vous cor­ri­gez les épreuves bien mieux que moi ; cor­ri­gez donc le reste sans que je m’en mêle et que M. Schœp­flin7 fasse d’ailleurs comme il l’en­ten­dra […]8 »

Peut-être la cer­ti­fi­ca­tion Vol­taire a-t-elle sur­tout rete­nu, outre la célé­bri­té de l’auteur, le fait qu’il fut, tout de même, le cor­rec­teur de Fré­dé­ric II de Prusse. Un cor­rec­teur de style, sans doute, plus que d’orthographe. 

Pen­dant deux heures de la mati­née, Vol­taire res­tait auprès de Fré­dé­ric, dont il cor­ri­geait les ouvrages, ne man­quant point de louer vive­ment ce qu’il y ren­con­trait de bon, effa­çant d’une main légère ce qui bles­sait la gram­maire ou la rhé­to­rique.
Cette fonc­tion de cor­rec­teur royal était, à vrai dire, l’at­tache offi­cielle de Vol­taire. En l’ap­pe­lant auprès de lui, Fré­dé­ric avait sans doute eu pour pre­mier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l’Eu­rope ; mais il n’a­vait pas été non plus insen­sible à l’i­dée de faire émon­der sa prose et ses vers par le plus grand écri­vain du siècle. Pour celui-ci, cet exer­cice péda­go­gique n’é­tait pas une besogne de nature bien rele­vée. Il s’en dégoû­ta vite quand les pre­miers enchan­te­ments du début furent pas­sés, et il mit une cer­taine négli­gence à revoir les écrits du roi.
Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poé­sie royale ; mais les amis, les géné­raux de Fré­dé­ric, venaient aus­si deman­der à l’au­teur de la Hen­riade de cor­ri­ger leurs mémoires. C’est à une prière de ce genre faite par le géné­ral Man­stein, que Vol­taire répon­dit dans un moment de mau­vaise humeur :
« J’ai le linge sale de votre roi à blan­chir, il faut que le vôtre attende9. »

Un modeste cor­rec­teur d’imprimerie n’aurait pu se per­mettre un tel comportement. 


  1. Au xixe siècle, encore, Cha­teau­briand « disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : “Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe.” » Cita­tion à retrou­ver dans cet article.
  2. Voir cette anec­dote.
  3. On désigne ain­si le pas­sage de oi à ai dans d’innombrables mots : françois/français, avoit/avait, etc. Vol­taire n’en est pas l’i­ni­tia­teur — cela remonte à Laurent Jou­bert, méde­cin d’Hen­ri II —, mais il l’a for­te­ment sou­te­nu. L’A­ca­dé­mie ne le rati­fie­ra qu’en 1835.
  4. Gus­tave Des­noi­res­terres (1817-1892), Vol­taire et la socié­té fran­çaise au xviiie siècle, 1re sér., Didier (Paris), 1867-1876.
  5. J.-B. Prod­homme, cité dans Les erreurs du typo­graphe dues au cor­rec­teur, 1886.
  6. J’ai enfin reçu le grand paquet.
  7. C’est à la librai­rie de Jean-Fré­dé­ric Schoep­flin, frère de l’his­to­rien Jean-Daniel Schoep­flin, que devait paraître la pre­mière édi­tion des Annales de l’Em­pire (source : Nos plus belles ran­don­nées en Alsace). « Pour avoir le papier néces­saire […], Vol­taire séjourne, du 13 au 28 octobre 1753, à la Pape­te­rie Schoep­flin de Lut­ten­bach [près de Col­mar], fon­dée vers 1742 [ou en 1738 ?] par Jean-Fré­dé­ric Schoep­flin […] » (source : Val­lée de Muns­ter).
  8. Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni (1727-1806), Mon séjour auprès de Vol­taire et lettres inédites que m’é­cri­vit cet homme célèbre jus­qu’à la der­nière année de sa vie [Reprod.], L. Col­lin (Paris), 1807, p. 134 et 136-137.
  9. Émile Sai­gey (1828-1872), Les Sciences au xviiie siècle : la phy­sique de Vol­taire, G. Baillière (Paris), 1873.