Georges Brassens, correcteur du “Libertaire”

Georges Brassens lisant le journal "Le Libertaire".

Par­mi les quelques auteurs célèbres ayant, un temps, exer­cé le métier de cor­rec­teur figure le poète Georges Bras­sens, dont l’en­ga­ge­ment anar­chiste est connu. 

Celui-ci se fera en cohé­rence totale avec ses obses­sions. Il sera du com­bat par les mots. C’est pour cela qu’au jour­nal Le Liber­taire, Bras­sens est à la fois cor­rec­teur et secré­taire de rédac­tion1.

Ce jour­nal « n’a­vait que deux pages2 », pré­cise son ami René Iskin. Dans leur bio­gra­phie de l’ar­tiste3, Vic­tor Laville (son ami d’en­fance) et Chris­tian Mars font le récit de cette aventure : 

Au siège du Liber­taire, dans une petite bou­tique au fond du canal Saint-Mar­tin, Georges fait […] la connais­sance de Roger Tous­se­not, un gar­çon brillant et bien éle­vé […] que Georges […] décrit comme « l’ami du meilleur de moi-même », tout en lui repro­chant de « l’obliger à être intel­li­gent ». […]
Tel n’est pas le cas d’Henri Bouyé, tour à tour cores­pon­sable du Liber­taire, fleu­riste et chauf­feur de taxi, le moins intel­lo de tous, mais qui est fort impres­sion­né par l’érudition de ce gros nou­nours de Bras­sens […]
Un drôle de cor­rec­teur en véri­té : à Hen­ri qui s’étonne que l’on puisse veiller à ce point à l’orthographe et à la syn­taxe des articles du jour­nal, Georges explique patiem­ment qu’il en va de l’écriture comme du cal­cul, que si l’on se trompe de mots, on met un rai­son­ne­ment par terre, et que, de la même façon, si l’on se trompe de chiffres, on fait des fautes qui risquent d’avoir des consé­quences catas­tro­phiques. Il faut donc faire atten­tion à tout et non seule­ment à ce que l’on dit, mais aus­si à la façon dont on le dit ! Toute atteinte à la forme est une atteinte au fond ! 
Hen­ri hoche la tête, admi­ra­tif, mais il n’en croit rien, tan­dis que cer­tains autres com­mencent à cri­ti­quer ouver­te­ment ce « pro­fes­seur », qui cor­rige leurs copies et se per­met de leur don­ner des leçons. Le cor­rec­teur-pro­fes­seur se met­tant à écrire des articles sous divers pseu­do­nymes, les choses ne s’arrangent pas. […] 
[…] Deve­nu res­pon­sable du Liber­taire, il confie à Tous­se­not les petites misères, le har­cè­le­ment et les mes­qui­ne­ries que lui font subir ses petits cama­rade du journal. […] 

“Regratteur de virgules”

Jean-Claude Lamy4 évoque le même épi­sode avec d’autres mots :

Bras­sens va d’abord être pris pour un « petit mar­rant » qui écrit des chan­sons sus­pectes parce qu’elles parlent trop de Dieu. Mais son éru­di­tion impres­sion­ne­ra Mar­cel Lepoil, ouvrier chauf­fa­giste deve­nu à la Libé­ra­tion codi­rec­teur du Liber­taire, et Hen­ri Bouyé, mar­chand de fleurs et secré­taire géné­ral de la Fédé­ra­tion anar­chiste. Ce drôle de zig a suf­fi­sam­ment de temps libre pour être mis à contri­bu­tion. La col­la­bo­ra­tion béné­vole de Georges Bras­sens sera d’abord celle de cor­rec­teur à l’imprimerie du Crois­sant5 où le jour­nal est tiré. Il doit veiller à ce que les phrases soient bien construites et la syn­taxe cor­recte. Mais il com­men­ce­ra à aga­cer quand il révi­se­ra les épreuves comme un prof cor­rige des copies. Pour lui, le mot a une impor­tance capi­tale. Une impro­prié­té de lan­gage le met en rogne. Il suit l’exemple de Boi­leau : « Et ne sau­rait souf­frir qu’un phrase insi­pide / Vienne, à la fin d’un vers, rem­plir une place vide ; / Ain­si, recom­men­çant un ouvrage vingt fois, / Si j’écris quatre mots, j’en effa­ce­rai trois. » Petit à petit, le cor­rec­teur d’épreuves rédige lui-même des textes, d’abord de courts « papiers », puis des articles plus longs. Comme le remarque Marc Wil­met, « le sobri­quet de [Géo] Cédille cadre bien avec les fonc­tions de prote “regrat­teur de virgules” ».

Un correcteur intransigeant ?

L’ex­pé­rience sera de courte durée, comme le raconte Le Mai­tron6 :

[…] la tâche déplut sin­gu­liè­re­ment à Georges Bras­sens, qui regret­tait, entre autres choses, de se voir contraint de répondre au cour­rier des lec­teurs, qu’il qua­li­fiait de « prose débi­li­tante et inepte ». Reve­nant ulté­rieu­re­ment sur cette période dans un article paru dans Le Liber­taire, Hen­ri Bouyé insis­tait sur ce point pour expli­quer les rai­sons du départ d’un Bras­sens « res­té très bohème » et qui, devant les plaintes, s’était décla­ré « incor­ri­gible » et avait pris le par­ti de quit­ter son poste. Aus­si, dès [le 6] jan­vier 1947, Georges Bras­sens ces­sa sa col­la­bo­ra­tion au Liber­taire [il fut rem­pla­cé par André Prud­hom­meaux7], et n’y écri­vit plus qu’à de rares occa­sions. Les rai­sons pré­cises de ce départ firent l’objet de débats et cer­tains ont éga­le­ment avan­cé l’idée selon laquelle Bras­sens, cor­rec­teur intran­si­geant, aurait été vexé que l’on lui reproche son zèle. Tou­te­fois, rien ne per­met d’étayer une telle hypothèse.


Pho­to DR. Source : Espace Bras­sens, Sète.