De quoi le correcteur doit-il douter ?

Le cor­rec­teur, un pro­fes­sion­nel à l’œil aigui­sé… mais dis­cret. (Foto­me­lia)

Un bon cor­rec­teur doute en per­ma­nence. C’est même sa prin­ci­pale qua­li­té – la maî­trise de la langue fran­çaise et la culture géné­rale étant des pré­re­quis. Mais de quoi doute-t-il au juste ? Eh bien, de tout ou presque. Dans son article « Prête-toi ta plume… et ton cer­veau », l’écrivaine qué­bé­coise Suzanne Robert en donne un aper­çu assez ver­ti­gi­neux, mais réa­liste. Le champ d’in­ter­ven­tion du cor­rec­teur sur un texte est très éten­du. Il doit tout voir, tout régler, mais sans se faire remarquer.

[…] Le révi­seur-cor­rec­teur doit non seule­ment pos­sé­der une connais­sance exhaus­tive de la langue fran­çaise — ce qui est la moindre des choses —, mais il doit de plus — ce qui en éton­ne­ra plu­sieurs — être nan­ti d’un amour inébran­lable pour cette langue et, sur­tout, d’un pro­fond sens du doute. Dou­ter de tout, d’un accent, d’un accord, de l’exactitude d’un terme, d’une date, d’un sigle, d’un nom de ville étran­gère, d’un sub­jonc­tif, de la logique d’une pen­sée, etc. Métier d’incertitude ! Tout véri­fier, son­der, cor­ro­bo­rer. Savoir lire avec un œil de lynx et un esprit scien­ti­fique. Culti­ver l’intuition, l’acuité, l’attention, la concen­tra­tion, la logique, la patience. Savoir écrire, récrire, refor­mu­ler, réor­ga­ni­ser. Noter les redon­dances, les répé­ti­tions, les contra­dic­tions, les digres­sions. Adou­cir ici, ren­for­cer là, uni­for­mi­ser le tout, cla­ri­fier, refondre le cha­pitre, réunir les para­graphes, les scin­der. Res­pec­ter le « style » de l’auteur et com­prendre sa « pen­sée » éche­ve­lée, ou étroite, ou confuse, ou sim­ple­ment incom­pré­hen­sible ; com­prendre l’incompréhensible. Suivre à la trace l’auteur, son pro­pos, sa démarche, son ton, qu’il ait ou non (ce qui arrive plus sou­vent qu’on ne le croit) accep­té de dis­cu­ter avec le révi­seur de cer­tains points obs­curs de son texte. Deve­nir l’auteur, s’insérer en lui, puis le rehaus­ser, le repeindre, le rendre par­fait dans son genre. Rendre Dieu plus sem­blable à lui-même en éli­mi­nant les défauts, les erreurs, les méprises — car l’éditeur accepte plus ou moins n’importe quoi, sachant que son brave répa­re­ra tous les dégâts. Réduire à 300 pages un manus­crit de 600 pages ; refaire une biblio­gra­phie de 150 titres pour les­quels l’auteur a omis d’indiquer l’année de publi­ca­tion ou le lieu de l’édition, ou de pré­ci­ser s’il s’agit d’un article, d’une mono­gra­phie, d’un rap­port, etc. ; savoir en quelle année fut éta­bli le pont aérien vers Ber­lin ou de quelle sub­stance miné­rale est fait le rocher Per­cé ; scru­ter les équa­tions algé­briques ; véri­fier la topo­ny­mie d’une région ou l’orthographe de noms nor­vé­giens ; faire les conver­sions métriques ; s’assurer de l’exactitude d’un jeu-ques­tion­naire ou de la cohé­rence d’un roman poli­cier ; recons­truire un tableau de don­nées ; récrire l’envolée phi­lo­so­phique d’un grand pen­seur ; refaire le pas­sage cru­cial d’un roman de déses­poir, etc. Le révi­seur-cor­rec­teur vit une exis­tence de pré­da­teur, tou­jours à l’affût, tenant sa culture géné­rale dans la main gauche et ses livres de réfé­rence (dont il défraie lui-même le coût) dans la main droite. […]

Robert, Suzanne, « Prête-moi ta plume… et ton cer­veau », Liber­té, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 7-8. URL : <http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1034163/31303ac.pdf>.