Les correcteurs de Berger-Levrault photographiés en 1878

Hier était pour moi un jour de chance. En me pro­me­nant en ville (à Metz, où j’ha­bite), j’entre dans une bou­qui­ne­rie où je vais rare­ment. Après un coup d’œil aux romans récents, je me dirige vers le fond, et là, sur une table consa­crée aux livres sur la Lor­raine, je lis : His­toire d’un impri­meur. Ber­ger-Levrault 1676-19761. Déjà, mon inté­rêt s’éveille. Mais en feuille­tant cet album de 120 pages, très illus­tré, quelle n’est pas ma sur­prise de décou­vrir ceci :

Les correcteurs de l'imprimerie Berger-Levrault, à Nancy, en 1878
Source : Gil­bert Man­gin pour Berger-Levrault.

« 1878 : les cor­rec­teurs. » 1878… Le pre­mier por­trait pho­to­gra­phique datant de 1839, j’ai peu de chances de trou­ver un docu­ment de ce type plus ancien encore. Ou plu­tôt j’ai eu bien de la chance de trou­ver celui-ci !

Née modes­te­ment à Stras­bourg en 1676, l’en­tre­prise Ber­ger-Levrault devien­dra peu à peu un grand impri­meur des docu­ments de l’Ad­mi­nis­tra­tion et des annuaires, entre autres, à l’é­gal de Paul Dupont (Cli­chy) et de Mame (Tours). Elle a aujourd’­hui aban­don­né l’é­di­tion gra­phique pour celle de logi­ciels de gestion.

En 1867, quand Paul Dupont van­tait la moder­ni­té de son impri­me­rie à Cli­chy, il fai­sait encore appel à la gra­vure pour la repré­sen­ter (☞ voir mon article), car la simi­li­gra­vure, pro­cé­dé per­met­tant d’imprimer une pho­to­gra­phie, ne sera inven­tée qu’une bonne dizaine d’années plus tard. 

En 1878, la « notice his­to­rique sur le déve­lop­pe­ment et l’or­ga­ni­sa­tion de la mai­son » Ber­ger-Levrault, que je viens de consul­ter sur Gal­li­ca (et dans laquelle je puise les cita­tions qui sui­vront), est, elle aus­si, illus­trée de gra­vures, mais cette impri­me­rie à échelle indus­trielle ne pou­vait négli­ger une tech­nique moderne : si les pho­tos n’ont pas pu être publiées à l’é­poque, elles existent ! Dans le livre du tri­cen­te­naire que j’ai déni­ché par un heu­reux hasard, on peut donc décou­vrir, sur des cli­chés sépia2, les bureaux, l’a­te­lier de reliure, les presses typo­gra­phiques, la litho­gra­phie, l’a­te­lier de com­po­si­tion et, enfin, les correcteurs. 

Après l’annexion de 1871, Ber­ger-Levrault quitte Stras­bourg pour s’ins­tal­ler à Nan­cy, d’a­bord dans un bâti­ment en bois ache­té à l’an­cienne Manu­fac­ture des tabacs, der­rière les for­ti­fi­ca­tions, lequel bâti­ment sera vic­time d’un incen­die en 1876, puis 18, rue des Gla­cis, « voie ouverte en grande par­tie », cette année-là, « à tra­vers une petite ruelle mal famée » (Wiki­pé­dia).

Vue géné­rale de l’é­ta­blis­se­ment Ber­ger-Levrault, à Nan­cy, en 1878. « La construc­tion affecte la forme d’un immense paral­lé­lo­gramme de 88 mètres de long sur 50 mètres de large, outre les annexes à l’est et dans la cour de ser­vice » (notice, p. 29). Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

L’im­pri­me­rie y applique « le prin­cipe de la sépa­ra­tion des ate­liers […], néces­si­té impé­rieuse, non-seule­ment en vue de la qua­li­té et de la quan­ti­té des pro­duits, mais aus­si dans l’in­té­rêt des ouvriers eux-mêmes ». En effet, « dans un ate­lier unique, […] les cor­rec­teurs […] et les protes sont déran­gés par les tré­pi­da­tions des machines, le mar­teau du relieur, la pous­sière, etc. » (notice, p. 32).

Plan complet de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878
Plan com­plet de l’im­pri­me­rie, sur lequel j’ai entou­ré d’un cercle rouge les trois cabi­nets des cor­rec­teurs et le bureau de la cor­rec­tion en chef. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« La [gale­rie de] Com­po­si­tion a une lon­gueur de 60 mètres ; au milieu est éle­vée une estrade où sont pla­cés les protes ; les cabi­nets des cor­rec­teurs sont situés dans la salle même […] », à proxi­mi­té des bureaux des « employés s’oc­cu­pant des tra­vaux tech­niques » (ibid., p. 33).

Plan partiel de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878, montrant la disposition des bureaux et des ateliers
Plan par­tiel (le der­nier tiers du plan pré­cé­dent) mon­trant la dis­po­si­tion des ate­liers et des bureaux de Ber­ger-Levrault en 1878. Le ves­ti­bule débouche sur les bureaux, les­quels ont accès aux quatre gale­ries de l’u­sine. De gauche à droite, 1) maga­sin à papier, maga­sin des ouvrages édi­tés et maga­sin des impri­més admi­nis­tra­tifs ; 2) façon­nage, reliure et dorure ; 3) presses typo­gra­phiques, méca­niques et à bras ; 4) gale­rie de com­po­si­tion, au milieu de laquelle se trouvent l’es­trade de la « pro­te­rie » et, au bout, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Le jour vient d’en haut ; le toit est dis­po­sé en dents de scie, à l’ins­tar des grands éta­blis­se­ments du Haut-Rhin et de l’An­gle­terre ; la par­tie pour­vue de vitrages est expo­sée au nord, de façon à don­ner aux ate­liers une grande clar­té, tout en évi­tant les rayons du soleil » (ibid., p. 30).

Gravure représentant la galerie de la composition, imprimerie Berger-Levrault, 1878
Gale­rie de la com­po­si­tion. — Au pre­mier plan, on peut voir le marbre près duquel se trou­vaient, selon le plan, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Du haut de l’es­trade, le prote en chef et ses col­lègues peuvent sur­veiller tout ce qui se passe dans la gale­rie, et com­mu­ni­quer sans dépla­ce­ment avec les met­teurs en pages et les prin­ci­paux com­po­si­teurs, qui sont grou­pés aux alen­tours ; près de là se trouve aus­si une presse à épreuves » (ibid., p. 33).

Au bout de la gale­rie des com­po­si­teurs, à droite sur le plan ci-des­sus, près du marbre, se trouvent trois « cabi­nets » de cor­rec­teurs. Les cor­rec­teurs en chef dis­posent d’un bureau sépa­ré, don­nant sur une petite cour. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

D’a­près le tableau du per­son­nel (ibid., p. 34), en 1877, « protes et cor­rec­teurs » sont au nombre de huit. En com­pa­rant la pho­to et le plan, on peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que les cinq cor­rec­teurs ont été réunis, le temps de la prise de vue, dans le bureau de la cor­rec­tion en chef, qui pré­sente l’a­van­tage d’être à la fois plus spa­cieux que leurs trois cabi­nets et éclai­ré par deux grandes fenêtres. 

Comme tous les employés de Ber­ger-Levrault, les cor­rec­teurs tra­vaillaient alors dix heures par jour. Et le tra­vail ne man­quait pas, car pour les seuls pério­diques il fal­lait comp­ter les titres suivants :

Liste des pério­diques impri­més par Ber­ger-Levrault en 1877. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

Auquel s’a­jou­taient « 701 feuilles d’im­pres­sion d’ou­vrages très-impor­tants, sans comp­ter ceux en cours d’exé­cu­tion » ni « une quan­ti­té consi­dé­rable de bro­chures, de thèses et autres bil­bo­quets3 en lignes cou­rantes » (ibid., p. 40). Ça me paraît tout de même beau­coup pour cinq per­sonnes (ou huit, en admet­tant que les protes par­ti­cipent à la relec­ture des épreuves)… Je plains mes loin­tains confrères. D’au­tant que pour relire des annuaires sans défaillir, il faut être hors norme comme « il Pro­fes­sore » ima­gi­né par George Stei­ner (☞ voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire).

☞ Voir aus­si Pho­to de famille : un congrès de cor­rec­teurs, 1936.


  1. Impri­mé par Ber­ger-Levrault en 1976. Ouvrage ins­pi­ré par la thèse de Fré­dé­ric Bar­bier, publiée pos­té­rieu­re­ment sous le titre Trois cents ans de librai­rie et impri­me­rie : Ber­ger-Levrault, 1676-1830, Genève, Droz, 1979.
  2. Sur plaques de verre, repro­duits par Gil­bert Man­gin, pho­to­graphe pro­fes­sion­nel lor­rain, appa­rem­ment actif des années 1960 à 1990.
  3. Ou tra­vaux de ville. « Petits tra­vaux tels que fac­tures, cartes d’in­vi­ta­tion, en-têtes de lettres, etc. » — TLF.