Au fil de mes lectures, je viens de découvrir une anecdote à propos du procès intenté à Flaubert pour Madame Bovary, jugés pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ».
« Crème de la magistrature, le procureur impérial Pinard voulait que fussent infligés à Flaubert deux ans de prison. S’il réussira quelques mois plus tard à faire condamner le Baudelaire des Fleurs du mal, mal défendu et d’une famille moins éminente, il devra ici se contenter de prononcer un blâme sévère, sans pouvoir empêcher l’acquittement en février 1857. Ni le succès public de l’œuvre, mesurable à la bonne trentaine d’articles publiés en deux ans et à l’appui notoire des quatre écrivains cardinaux du temps : Sainte-Beuve, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly et George Sand. Il ne pourra interdire les nombreux tirages du roman, la réintégration des pages dont La Revue de Paris avait demandé la suppression lors de la parution initiale en feuilleton : six livraisons au dernier trimestre 1856, pour lesquelles Du Camp avait exigé l’élagage de nombreux passages jugés longs, inutiles et, bien qu’il ne l’avouât pas, moralement sensibles. On alla jusqu’à proposer les services d’un correcteur professionnel à un Flaubert aussi pantelant que résistant, frais déduits de ses droits d’auteur. »
Il s’agit là, visiblement, d’un correcteur au service de la censure, et non d’un correcteur d’épreuves. Je ne connaissais pas cette histoire. Peut-être Michel Winock la mentionne-t-il dans sa biographie de Flaubert ?
Dans un article de 2016 paru dans la NRF, Michel Crépu évoque « la Correspondance échangée entre Marcel Proust et Jacques Rivière entre 1914 et 1922 (Gallimard), c’est-à-dire au moment même où la Recherche trouve sa forme définitive ». Il commente :
« On peut dire, sans exagérer, que c’est à la sainte patience de Rivière que l’on doit de lire aujourd’hui la Recherche. Suivre le dédale des recommandations, des repentirs de l’illustre écrivain, c’est un peu comme s’enfoncer dans la jungle de Bornéo sans avoir prévu de boussole. […] Il n’est guère que Joyce pour avoir surpassé Proust dans l’art de rendre cinglé le pauvre correcteur. […]
« Tout cela n’aurait aucun intérêt, ou ne concernerait que les scientifiques de la génétique textuelle si au contraire on ne se trouvait embarqué dans un voyage qui est le voyage même de la littérature. C’est parce que Proust réécrit à Rivière la millième correction d’épreuves (en lui demandant de considérer qu’il ne s’agit là que d’un « manuscrit » – crise cardiaque) que la Recherche devient ce vaisseau inimaginable et propre à enchanter le cœur humain. »
Marcel Proust et Jacques Rivière, Correspondance(1914-1922). Édition de Philip Kolb. Préface de Jean Mouton. Nouv. éd. augm. et corr. Coll. Blanche, Gallimard, 1976.
De nombreux textes (articles de dictionnaires et de presse, sites1) vantant les mérites du correcteur s’appuient sur une phrase de Victor Hugo (1802-1885), dans laquelle il nous aurait qualifiés de « modestes savants habiles à lustrer la plume du génie » — modeste ne pouvant être appliqué ici au grand homme, ajoute-t-on parfois en commentaire.
Or, aucun de ces textes ne donne la source de cette citation.
La mention la plus ancienne, je la trouve en 1911, dans la Circulaire des protes no 181, avec un pluriel : les plumes du génie (voir mon article).
Louis-Emmanuel Brossard la reprend en 1924 (dans Le Correcteur typographe, p. 451) :
[…] V. Hugo ne dédaignait pas de rendre un juste hommage à ces « modestes savants », si habiles à « lustrer les plumes du génie »…
Noter qu’ici la citation est en deux parties et que c’est Brossard qui ajoute « si habiles à ».
La plume / les plumes, habiles / si habiles, phrase ou éléments de phrase : étranges fluctuations.
À la suite d’un appel que j’avais lancé sur Twitter, notre confrère Chambaron m’en a indiqué une source plus ancienne, dans l’œuvre d’un autre poète, lyonnais et contemporain de Hugo, Joséphin Soulary (1815-1891). On retrouve en effet l’expression lustrer les plumes du génie dans un de ses Sonnets humouristiques [sic] (nouv. éd. augm., 1859), recueil célébré par Théophile Gautier2.
À M. PIERRE-MARIE BOURGINE
Le plus patient & le plus intelligent des Protes.
Quand, du couteau d’ivoire, ô délicat lecteur !
Tu déchires la page, encor vierge, d’un livre3,
Couché sur ta dormeuse, ainsi qu’un séducteur4
Déflorant quelque amour que le hasard lui livre,
Sais-tu que la beauté dont ton regard s’enivre
Coûta neuf mois d’angoisse au pauvre correcteur5 ?
Faust seul ne ferait point qu’Homonculus pût vivre,
Si Wagner ne veillait au creuset protecteur6.
Salut, guetteur obscur de la phrase infinie,
Gardien du caractère, à la ligne enchainé,
Qui fais pour notre gloire un travail de damné !
Ah ! sans doute, jadis, pur esprit d’harmonie,
Ton orgueil fut bien grand, que Dieu t’ait condamné
À lustrer ici-bas les plumes du Génie !
J’ai trouvé, avec la plus grande jouissance, dans cette nouvelle édition, des morceaux qui m’étaient inconnus, entre autres le sonnet adressé à un correcteur d’épreuves, que je juge une merveille.
Il poursuit cependant :
Mais, à ce sujet, permettez-moi (puisque vous voulez être l’ami d’un pédant, le malheur viendra de vous) de vous présenter quelques observations. Vous donnez le pressentiment et le goût de la perfection ; vous êtes un de ces hommes très privilégiés, faits pour sentir l’art dans son extrême recherche ; donc, vous n’avez pas le droit de troubler notre plaisir par des heurts et des cahots. — Or, à la fin de ce sonnet, il y a cette phrase (que je traduis en prose) : Il faut que, dans un autre monde, tu aies commis un bien grand péché d’orgueil, pour que Dieu te condamne ici à, etc… Le pour est esquivé dans la traduction poétique. Il est possible que ce ne soit pas une faute de français, rigoureusement parlant, mais c’est d’un français que M. Soulary, qui ne peut pas être gêné par la mesure, ne doit pas se permettre.
On sait Baudelaire impitoyable, aussi bien pour l’édition de ses propres recueils7 que pour la rédaction de ceux des autres8.
Dans sa réponse9, le lendemain, Soulary reconnaît les fautes signalées par Baudelaire et précise en outre :
Quelques-unes aussi ont été commises par le correcteur, sans doute par reconnaissance pour la poésie qui lui est dédiée.
Allusion évidente, et ironique, au sonnet ci-dessus. Il aurait donc été mal payé de son hommage.
Je ne peux affirmer que Joséphin Soulary soit le seul à avoir employé l’expression lustrer les plumes du génie à notre endroit, mais son attribution à Hugo est douteuse. Je n’ai pas non plus trouvé modestes savants dans les textes du maître10.
C’est d’autant plus étrange que la correspondance de Hugo11 contient plusieurs mentions aux correcteurs, notamment cette fameuse phrase : « Les correcteurs ont deux maladies, les majuscules et les virgules, deux détails qui défigurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux. » C’est en 1859 (lettre à Paul Meurice, 29 juillet, t. II, p. 298), l’année même du recueil de Joséphin Soulary.
Hugo eut cependant de la considération pour certains correcteurs, en particulier pour Noël Parfait, qui corrigea les épreuves du poète durant son exil à Guernesey. Ils eurent une abondante correspondance. J’y reviendrai.
Article mis à jour le 6 novembre 2023.
Voir notamment Léon Boussard (PDF) dans La Revue des Deux Mondes en 1978 (avec une variante : « ces modestes savants qui lustrent les plumes du génie »), Édouard Launet dans Libération en 2010 (« modestes savants habiles à lustrer la plume du génie ») ou Jean-Pierre Colignon, sur son blog, en 2023. ↩︎
« Entre tous ceux qui aujourd’hui sonnent le sonnet, pour parler comme les Ronsardisants, le plus fin joaillier, le plus habile ciseleur de ce bijou rythmique, est Joséphin Soulary, l’auteur des Sonnets humouristiques, imprimés avec un soin à ravir les bibliophiles, par Perrin, de Lyon » (Théophile Gautier, Rapport sur les progrès de la poésie, 1868). ↩︎
Les livres non coupés ont disparu dans les années 1960. Voir l’article que leur a consacré le blog BiblioMab. ↩︎
Le poème original était composé avec des s longs. Je les ai remplacés pour faciliter la lecture. ↩︎
Neuf mois, c’est beaucoup pour la correction d’un texte littéraire, mais c’est la durée de la gestation humaine. ↩︎
Dans le second Faust de Goethe (1832), Wagner, l’assistant de Faust, fabrique un homoncule (Wikipédia). ↩︎
Par contre, Balzac a bien écrit, dans Illusions perdues (Vve A. Houssiaux, 1874, p. 426) : « […] à Paris il se rencontre des savants parmi les correcteurs : Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment correcteurs chez Lachevardière !… » ↩︎
Nota, au passage : « Aucun doute n’est possible. Il faut dire : les œuvres de Hugo » (et aussi « de Henri »), écrit le linguiste Albert Dauzat dans Le Monde en 1952. Répondant à la même question plus récemment (2016), l’Académie constate un usage flottant, sans trancher, de même qu’Antidote. ↩︎
Il est assez cocasse que la certification de compétence en orthographe en vogue ait choisi de se baptiser du nom de Voltaire, car si l’auteur de Candide est reconnu comme l’un de nos meilleurs écrivains, son orthographe n’était pas fameuse — mais cela était alors assez courant1 — et il était, par ailleurs, un piètre correcteur d’épreuves. Cela dit, Molière n’aurait pas été un meilleur choix2.
Une chose qu’on a pu constater [dans ses lettres], c’est une orthographe défectueuse. Mais, en France, à cette date, et lettrés et gens du monde étaient également peu soucieux de cette sorte de correction ; et, bien que l’on parle souvent de « l’orthographe de Voltaire3 », Voltaire n’en avait guère plus que ses contemporains, petits et grands, comme il est facile de s’en assurer par le simple examen de ses lettres autographes4.
En effet, dans un de ses articles, un correcteur de l’Imprimerie nationale en donne un exemple :
Voici un échantillon de l’orthographe de Voltaire dans une de ses lettres : chambelan, nouvau, touttes, nourit, souhaitté, baucoup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc., et tous les verbes sans distinction de l’indicatif et du subjonctif ; à préposition comme a verbe. » Et notez que Voltaire a écrit d’assez nombreuses observations sur la langue5.
À Paris, il peut compter sur une équipe de fidèles, en premier lieu d’Alembert, futur secrétaire de l’Académie française, dont les relations mondaines et littéraires lui sont de précieux atouts, et qui n’hésite pas à le mettre en garde ou à corriger ses erreurs […].
« Un auteur est peu propre à corriger les feuilles de ses propres ouvrages : il lit toujours comme il a écrit et non comme il est imprimé » — Voltaire.
Quant à ses capacités de correcteur d’épreuves, Voltaire en a reconnu la faiblesse dans des lettres à son secrétaire, Cosimo Alessandro Collini, en juin 1734 :
Voltaire était en route pour se rendre à l’abbaye de Senones [Vosges]. Il m’avait chargé de lui faire parvenir les épreuves des Annales de l’Empire, avant le tirage. Mais il était mauvais correcteur d’imprimerie ; il l’avoue lui-même un peu plus bas.
9 juin — « En passant par Saint-Dié, je corrige la feuille ; je la renvoie ; je recommande à M. Colini les lacunes de Venise : il aura la bonté de faire mettre un g au lieu du c. Et ces chevaliers, qui sortent de son pays ; on peut d’un son faire aisément un leur. […] »
23 juin — « […] Il est bien triste que je ne puisse corriger la préface qui court les champs ; il n’y a qu’à attendre. A-t-on corrigé à la main les deux fautes essentielles qui sont dans le corps du livre ? […] »
24 juin — « Al fine ò ricevuto il gran pacchetto6 ; je garde la demi-feuille, ou pour mieux dire la feuille entière imprimée. Je n’y ai trouvé de fautes que les miennes ; vous corrigez les épreuves bien mieux que moi ; corrigez donc le reste sans que je m’en mêle et que M. Schœpflin7 fasse d’ailleurs comme il l’entendra […]8 »
Peut-être la certification Voltaire a-t-elle surtout retenu, outre la célébrité de l’auteur, le fait qu’il fut, tout de même, le correcteur de Frédéric II de Prusse. Un correcteur de style, sans doute, plus que d’orthographe.
Pendant deux heures de la matinée, Voltaire restait auprès de Frédéric, dont il corrigeait les ouvrages, ne manquant point de louer vivement ce qu’il y rencontrait de bon, effaçant d’une main légère ce qui blessait la grammaire ou la rhétorique. Cette fonction de correcteur royal était, à vrai dire, l’attache officielle de Voltaire. En l’appelant auprès de lui, Frédéric avait sans doute eu pour premier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l’Europe ; mais il n’avait pas été non plus insensible à l’idée de faire émonder sa prose et ses vers par le plus grand écrivain du siècle. Pour celui-ci, cet exercice pédagogique n’était pas une besogne de nature bien relevée. Il s’en dégoûta vite quand les premiers enchantements du début furent passés, et il mit une certaine négligence à revoir les écrits du roi. Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poésie royale ; mais les amis, les généraux de Frédéric, venaient aussi demander à l’auteur de la Henriade de corriger leurs mémoires. C’est à une prière de ce genre faite par le général Manstein, que Voltaire répondit dans un moment de mauvaise humeur : « J’ai le linge sale de votre roi à blanchir, il faut que le vôtre attende9. »
Un modeste correcteur d’imprimerie n’aurait pu se permettre un tel comportement.
J’avais repéré, parmi les nouveautés de la rentrée littéraire, le roman de Claire Berest, L’Épaisseur d’un cheveu (Albin Michel). D’un des deux protagonistes, Ouest-France écrivait : « Étienne […], correcteur dans l’édition, obsessionnel, épris de Verlaine, dissimule ses penchants paranoïaques sous une rigueur socialement acceptable1. » Il est en fait « le seul et véritable personnage du livre », précisait L’Éclaireur Fnac2.
Une consœur a lu ce roman et m’a gentiment transmis les pages où est évoqué le métier (merci Catherine !).
C’est après une première expérience en fac de lettres, alors qu’un ami lui a confié son manuscrit, corrigé « comme dans un corps-à-corps avec un animal furieux et non domestiqué », qu’Étienne a choisi ce métier.
Employé aux éditions de l’Instant fou, il se voit en « Homme réduit à un seul labeur : il en avait tant corrigé de manuscrits. Textes cochonnés, truffés d’écueils, de platitudes, parsemés d’erreurs et de maladresses, il avait tant redressé, nettoyé, démantelé, purifié. »
Frustré de n’être que correcteur, et non éditeur, il a perdu ses illusions de jeunesse d’intervenir dans le « destin de la littérature française » et regrette l’« impersonnalité progressive imposée à sa fonction » « Les correcteurs […] ne sont jamais nommés dans les livres auxquels ils ont contribué », de même que le sculpteur français Daniel Druet qui tenta, dans un procès, de se faire reconnaître cocréateur de certaines œuvres de l’artiste italien Maurizio Cattelan, procès évoqué dans le roman3.
La rigueur obsessionnelle d’Étienne ne l’atteint pas que dans le travail : « […] il prenait du temps sur ses loisirs pour signaler les erreurs systématiques qu’il relevait dans les revues ou à la radio, il fallait bien que quelqu’un s’en charge » (on pense à Fantino, le correcteur mis en scène par Marco Lodoli, voir l’extrait que j’ai publié). Sa compagne lui reproche aussi de classer leur bibliothèque par ordre alphabétique des titres d’ouvrages.
Malgré sa « susceptibilité légendaire », les éditeurs reconnaissent qu’il abat « un travail colossal » : « Il corrigeait entre quarante et soixante manuscrits par an, sans compter quelques dizaines de textes de présentation ou communiqués de presse […] ». Le rythme de travail est évoqué aussi à un autre endroit : « […] il avait ce matin corrigé près de trente-cinq pages du manuscrit en cours, ce qui était un bon rendement car il était à la peine […] ».
« Il ne loupait aucune coquille ni aucune faute d’orthographe. Il traquait en limier les répétitions, les incohérences, redondances, et toute rupture de rythme ou de registre non justifiée. Chaque contexte historique, politique, géographique, chaque anecdote réelle utilisée dans un manuscrit était passée au tamis de ses talents de chercheur maniaque et exhaustif. Il allait vérifier si la mention des attributs d’une obscure espèce de plancton dans un roman était correcte ; et si l’auteur parlait du soleil qui régnait sur Paris le 17 avril 1684, il était capable de lui signifier qu’il en était désolé mais qu’il pleuvait ce jour-là. Il était une machine4. »
Il est pourtant traité avec peu d’égards : « Aux éditions de l’Instant fou, il partageait un coin de table chèrement convoité, en alternance avec trois autres collègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité […] ».
Jusqu’ici, rien de très nouveau dans la description littéraire du métier.
Plus originale est l’évocation du statut social actuel du correcteur. Étienne est, en effet, « un des derniers salariés d’une maison dans son secteur d’activité ». Un statut « devenu une arlésienne dans le milieu, cela ne se pratiquait plus ».
« Le reste des troupes était à son compte, les impératifs budgétaires de l’édition avaient guillotiné les têtes des correcteurs, tous devenus autoentrepreneurs. Et depuis 2016 : micro-entrepreneurs ! Des êtres aux micro-aspirations, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tranché d’invisibles scribes de la loi Pinel5 […] Lui était fier d’être resté salarié, d’avoir résisté. […] Depuis que les éditions de l’IF avaient été achetées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nouveaux aménagements suintaient sans arrêt des couloirs. Mais il appartenait à l’ancienne école, […], celle qu’on ne déboulonne pas avec facilité. Il avait son bout de bureau et son salaire mensuel, il les garderait. »
Problème pour Katia Rollman, l’éditrice : « […] tu ne corriges pas les textes, tu les réécris entièrement. » Pour Étienne, c’est au nom de son « éthique professionnelle » qu’il réécrit ces « navets illisibles sans intérêt ». Mais :
« […] s’il avait réellement réécrit le texte [il] n’aurait rien gardé […]. Il aurait pris les quatre cent trente-deux pages de cet auteur fat narcissique insipide et surcoté et il aurait jeté ça dans la cuvette […] il n’avait inséré que cent cinquante-sept post-it indispensables, il était resté à sa place, il s’en était tenu à la résolution de problèmes manifestes de syntaxe – du niveau d’un enfant qui entre en CE1 – et avait tenté de remédier LÉGÈREMENT à l’indigence du vocabulaire. »
Claire Berest évoque alors l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le métier de l’édition :
« Souhaiteraient-ils un appareil de correction automatique pour le remplacer, une connectique sans états d’âme ni goût de l’excellence ? Ils pourraient tout aussi bien créer une machine qui scannerait les textes comme des codes-barres, l’algorithme lisserait le bazar pour le transformer en un insipide brouet de mots creux. »
Sont même mentionnées les craintes suscitées par le modèle de langage ChatGPT. « Comme s’il fallait craindre qu’une machine puisse être Kafka ou Céline ! Insensé ! »
Le cheminement intérieur qui conduira Étienne au crime n’est pas sans rappeler celui d’Émile Virieu, le correcteur de La Cage de verre (1971) de Georges Simenon (voir « Le correcteur, personnage littéraire »).
Claire Berest, L’Épaisseur d’un cheveu, Albin Michel, 240 pages.
« Un éditeur digne de ce nom fait lire les épreuves, avant de les envoyer à l’auteur, dont après tout ce n’est pas le métier, par le correcteur de l’imprimerie, d’abord, et les fait lire par son correcteur particulier1, ensuite, quand il ne les revoit pas lui‑même. Mais le correcteur, pour cause de déformation professionnelle, ne regarde qu’à la typographie, tandis que vous ne regardez qu’au sens. Le correcteur sait toujours, par exemple, que Clemenceau ne prend pas d’accent aigu sur l’e, mais il vous laissera passer, sans sourciller, l’anachronisme le plus honteux, la catachrèse la plus vicieuse et le pataquès le plus granuleux.
« Parfois aussi, et c’est là le plus dangereux, le correcteur se mêle de vous corriger. Ce fut ce qui arriva à La Fontaine qui avait écrit : que la sage Minerve sortit tout armée de la cuisse de Jupiter. Le typographe flaira l’erreur, et fit sortir la déesse de la cuisine. Il y a aussi la pêche au cachalot devenue la pêche au chocolat, Albéric II pour Albéric Second, la pommade contre la chute des chevaux, et autres gentillesses…
« Je n’ai jamais donné le bon à tirer d’un de mes livres sans trembler. Mais je n’en ai pas un sur deux qui soit exempt de scories. Il arrive que l’on m’apporte quelque plaquette à signer. Croyez‑vous que cela me fasse toujours plaisir ? Je n’en profite pas pour évoquer les beaux jours de ma jeunesse. Je me saisis rageusement d’une plume et je commence par corriger, pages 6, 8 ou 53, j’y vais naturellement “les yeux fermés”, les insupportables coquilles dont je devrais avoir la sagesse de me dire que je suis seul, sans doute, ou à peu près seul à les connaître, pour en souffrir naïvement.
« Je profite donc de l’occasion pour rétablir, dans un de mes derniers livres, Refuges, une phrase dont le corrigé n’avait pas été reporté par moi sur les dernières épreuves et qui m’empêche de dormir. Il faut lire, à la page 53, ligne 23 (si vous lisez…) : “Les formes d’une nuit qu’ils pourraient se flatter d’avoir percée à jour” (etc.).
« Mais ne croyez‑vous pas que la matière de l’imprimerie fait des blagues et qu’il y a, comme dans Samuel Butler, une révolte des machines ? Moi, je pressens des meetings : les caractères qui ne sont pas “de bonne composition” sortent de leurs composteurs, se groupent par affinités et commencent à parloter : “Et toi ? On t’a corrigé ? Et tu as cédé ? grand lâche ! Moi, je saute !” Et il y a aussi les loustics‑fantômes qui changent les marbres de place, comme les étudiants farceurs du temps de Guy de la Farandole2 changeaient de porte les chaussures dans les hôtels.
« Mais il y a peut‑être aussi une “reine” des caractères, comme il y a une reine des abeilles, des fourmis ou des termites… »
Extrait de Léon-Paul Fargue [1876-1947], « Coquilles », dans Lanterne magique, Robert Laffont, 1944 ; Seghers, 1982, p. 9-13.
Dans une nouvelle inédite de Lucien Ray, publiée par la revue Cinémonde, Stépan Arkailevitch, amoureux de Simone, n’ose lui avouer un terrible secret : pour survivre, il a dû, un temps, se résoudre à « d’obscures besognes de correcteur d’imprimerie ». Mais en lui bat « un cœur affectueux et tendre ». Extraits.
Une tendresse ardente et sincère unissait ces deux êtres qui n’avaient pas de secret l’un pour l’autre. Une confiance entière et justifiée s’était établie entre eux une fois pour toutes.
Pourtant, en dépit d’une entente parfaite, il y a des sujets que les couples les plus unis préfèrent ne pas aborder.
Quel être n’a pas sa tare secrète, sa souffrance cachée qu’il redoute de dévoiler même à l’être qu’il aime le mieux au monde et qui pourtant est capable de comprendre et de calmer sa douleur ? Simone en voyant son mari si défait comprit aussitôt le motif de sa détresse, de son angoisse.
Stépan, d’origine étrangère, était arrivé très jeune à Paris où il avait fait ses études et connu des débuts difficiles. Des années durant, il lui avait fallu lutter pour poursuivre ses cours, vivre misérablement d’obscures besognes de correcteur d’imprimerie, travaillant la nuit dans une atmosphère chargée de vapeurs plombées, au milieu du vacarme des linotypes, du fracas des rotatives.
Stépan, avec beaucoup de courage, avait lutté, lutté contre la fatigue, contre la faim et contre l’amour.
C’est contre l’amour qu’il devait combattre avec le plus d’opiniâtreté, parce qu’il avait un cœur affectueux et tendre, un besoin d’aimer invincible, une soif de tendresse qui le tourmentait nuit et jour. Mais il ne se sentait pas le droit de lier à son existence précaire une autre existence. Pour ne pas succomber à la tentation, il adopta une attitude négative devant l’amour. Il en rit, il le nia, il le raya de sa vie.
Cela dura longtemps ainsi, jusqu’au jour où il rencontra Simone. Ce jour-là, malgré ses théories, il tomba éperdument amoureux et il dut reconnaître que sa tristesse en fut toute illuminée. De longs mois, il adora en silence Simone qu’il voyait chaque jour et qui ne se doutait pas de la passion qu’elle avait éveillée.
Mais tout finit bien :
Galvanisé par cette admirable compréhension féminine, il osa sortir de son sous-sol empuanti. Il s’enhardit, lui, le correcteur, jusqu’à proposer des articles et des contes à la rédaction, du deuxième étage. Cette ascension était symbolique. Peu à peu, il sortit de l’ornière, il écrivit des scénarios. Il réussit même à en faire tourner un.
Le 15 août 1882, la revue littéraire La Jeune Belgique (lien Wikipédia1) publie le texte d’un certain John Keat narrant son embauche comme correcteur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phtisie à 24 ans. Le signataire de ce texte (ou son personnage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pendu à une corde qui « le défiait » au-dessus de son bureau. On passe brutalement du naturalisme, mouvement défendu par la revue, à l’horreur ! Je n’ai trouvé aucune information supplémentaire au sujet de ce John Keat. Ce texte est surtout intéressant par sa description de l’univers de travail.
CORRECTEUR !
Aujourd’hui pour la première fois, je suis entré dans l’atelier où j’ai obtenu la place de correcteur.
C’est une grande salle allongée, couverte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux rangées de casses adossées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de charrette de brasseur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régulièrement roulant sur ses rails, tandis que les courroies qui s’élèvent obliquement vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscillation lente, et le tiroir avance toujours et recule, éternellement. Des filles perchées sur un tabouret présentent du papier aux griffes de la presse, un rouleau tourne, la feuille disparaît, une autre est happée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.
Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, composent avec un mouvement d’automate, sans parler ; les petits apprentis vous passent entre les jambes et vont chercher de la bière pour les assoiffés.
De temps en temps une margeuse fredonne une chanson monotone qu’accompagnent dans le fond les conducteurs et les gamins, et la chanson s’enfle en bourdonnant, bête et traînarde, jusqu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.
M. Loutard, le contre-maître, m’a donné une place au fond, près des marbres. Il m’a présenté à mon confrère Malicot, un charmant garçon très-chauve qui se pique de beau langage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la centaurée. « C’est bon pour l’estomac, dit-il. »
Malicot me passe des épreuves à corriger : Cahier des charges : Pavage à exécuter sur la route de Namur à Bruxelles par Waterloo, sur une longueur de 16o m. dans la traverse de Sombreffe.
Cela m’a pris deux heures à corriger. Il est vrai que comme intérêt brut, c’était folâtre.
Malicot m’a appris ce que c’est qu’un bourdon, une espace, un cadratin, un lingot, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.
Aujourd’hui le patron a fait le tour des ateliers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grincheux. Il a daigné me dire que mon épreuve était bien corrigée.
Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modestie est la vertu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.
Il fait triste à l’atelier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.
Malicot est parti. Il a mangé trop de centaurée.
Son pupitre est désert et dessus se prélasse une épreuve de l’Histoire contemporaine de A. P… Cette épreuve m’attire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Loutard m’a regardé. Il arrive. Horreur ! il m’a donné douze folios de chiffres, des chiffres mal imprimés avec un nimbe noir qui fait papilloter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est horrible. J’ai peur de me transformer en chiffre, de m’arrondir en 6, de me hacher en 4, de me couleuvrer en 8 ; je deviens arithmométrique, je sens des vertiges, les lobes de mon cerveau s’en vont ; je les vois s’envoler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…
Malicot est revenu ; il corrige la Revue du Nord et mâche de la centaurée (pour l’estomac). Heureux homme ! il a lu presque entièrement un article de M. X… sur les Améliorations des chemins de fer brabançons, sans compter un chapitre complet d’un roman de Zénaïde Fleuriot — romancier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage complet à corriger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un commencement et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres bloquées ; et puis il me semble qu’au plus palpitant du livre, il y aura une coupure nette et… des annonces de pastilles anti-asthmatiques.
Il y a une corde qui pend au-dessus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pourquoi est-elle là ? Elle m’agace, elle a l’air de me défier, je la couperai…
John Keat.
N. B. — Il s’y est pendu.
Précision : Dans la mise en page originelle, le nota et la signature figurent sur la même ligne.
La Jeune Belgique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.
J’ai trouvé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Henry de Pène (1830-1888), une nouvelle description déplorable du local des correcteurs dans une imprimerie parisienne au xixe siècle. On peut raisonnablement faire crédit à l’auteur de l’authenticité de ses propos, car il a été journaliste pendant une quarantaine d’années.
Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pratiquée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui conduisait de l’atelier des machines aux ateliers de composition et aux bureaux des différents journaux locataires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour recevoir des visiteurs gantés, vernis, luisants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spécialement encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédacteur hippique de l’Écho Parisien.
Autant le jeune homme était parfumé, autant le petit local dont il venait de pousser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exhalaisons humaines, les fumées refroidies des cigares et des cigarettes, les émanations du gaz, l’absence d’air extérieur, la poussière longuement accumulée sur le plancher, le long des murs, y composaient une atmosphère spéciale et, en quelque sorte, professionnelle qu’on ne pouvait impunément respirer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poitrines humaines étaient condamnées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Brenard, le correcteur attitré de l’Écho, un apprenti qui lui servait de « teneur de copie » ; un autre correcteur, attaché au service de plusieurs canards de moindre importance qui ne se payaient pas le luxe d’un correcteur spécial. Ce second correcteur était assisté, lui aussi, d’un jeune garçon chargé de suivre sur le manuscrit, tandis que son chef couvrait de signes cabalistiques, intelligibles seulement pour les initiés, les étroites feuilles de papier imprimées dites : paquets, où le premier travail du compositeur dépose parfois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)
“Des chenils sombres et malsains”
Cet extrait est à rapprocher du témoignage de M. Dutripon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un escalier, sous les rangs des compositeurs, quelquefois dans une espèce de niche qu’on appelle cabinet, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles […] »).
Dans un dialogue, Henry de Pène évoque aussi la rémunération du correcteur, que Jack Stick appelle « avec une familiarité cordiale “père Brenard” ». Ce dernier déclare :
— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au journal du soir où je corrige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts. — […] Vous ne m’avez jamais dit combien vous vous faisiez par mois à vous crever les yeux et à vous éreinter le tempérament au service de vos deux journaux. — Deux cent cinquante francs ; quelquefois trois cents, quand je puis faire quelques suppléments… (p. 16)
Dans le Journal amusant du 8 février 1873, le littérateur Paul Courty propose « une anecdote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garantir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».
« Un jour, dans un de ses romans-feuilletons qui se passait sous Louis XIV, il avait placé par mégarde le terrain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lorsqu’il vint revoir ses épreuves, le correcteur de l’imprimerie lui fit respectueusement observer que l’introduction des pommes de terre en France remontait seulement au règne de Louis XVI, et qu’il faudrait peut-être effacer…
« — Effacer ! s’écria Dumas, bondissant à ce mot. Comme vous y allez !
« Et saisissant fiévreusement une plume, il écrivit ce renvoi en marge de l’épreuve.
« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adversaires avaient pris pour terrain de leur rencontre un champ de pommes de terre, puisque l’introduction en France de ce précieux tubercule, due à Parmentier, eut lieu seulement sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.
« Et tendant l’épreuve au correcteur stupéfait, Dumas murmura, en se frottant joyeusement les mains :
— Six lignes de plus ! »
Cette anecdote « peu connue », je ne l’ai pas trouvée ailleurs.