Un auteur en colère (contre le correcteur) peut être dangereux

Jules Bar­bey d’Au­re­vil­ly pho­to­gra­phié par Nadar.

Les cor­rec­teurs sont rare­ment mena­cés de mort dans l’exercice de leur tra­vail, et c’est heu­reux. Cer­tains auteurs, plus sour­cilleux et colé­riques que les autres, laissent cepen­dant explo­ser leur mécontentement. 

Vous connais­sez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon édi­teur] m’a écrit que le cor­rec­teur de l’imprimerie amé­lio­rait ma ponc­tua­tion, et j’ai télé­gra­phié l’ordre qu’on le des­cende sans lui lais­ser le temps de faire sa prière1. »

Eh bien, nous avons le pen­dant par­mi ses contem­po­rains fran­çais : « Je tue­rais un cor­rec­teur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chré­tien tue­rait un chien turc », a écrit Jules Bar­bey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Sta­nis­las Trébutien. 

Il faut dire que « […] tout en col­la­bo­rant pen­dant de longues années à des jour­naux, [Bar­bey] a infa­ti­ga­ble­ment ins­truit le pro­cès du jour­na­lisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irri­ta­tion lorsqu’il découvre qu’une main non­cha­lante ou mal­ha­bile a intro­duit des fautes dans son article, lors de l’impression ».

Ain­si, il écrit à Hec­tor de Saint-Maur, à pro­pos des typo­graphes du Consti­tu­tion­nel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bour­gogne en reli­sant mon article de ce matin, ils m’ont éclo­pé une phrase en oubliant un qui, et man­qué une date. »

On peut com­prendre son aga­ce­ment, sou­la­gés tout de même qu’il ait pré­fé­ré la plume au pistolet.

Source : Bar­bey d’Aurevilly jour­na­liste, articles et chro­niques choi­sis et pré­sen­tés par Pierre Glaudes, GF Flam­ma­rion, 2016.


  1. « Yes­ter­day Mr. Hall wrote that the prin­ter’s proof-rea­der was impro­ving my punc­tua­tion for me, & I tele­gra­phed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎

Correcteur par nécessité, dans un roman des années 1930

couverture du roman "En route pour la vie", de Bertrande Rouzès, 1937

Dans un roman édi­fiant des années 1930, Hen­ri Ser­gier, fils d’une riche famille de la capi­tale, doit révé­ler à sa mère « des choses assez pénibles » à pro­pos de Richard Bel­le­court, « un de [s]es meilleurs cama­rades de col­lège » (l’é­ta­blis­se­ment pri­vé catho­lique Sta­nis­las). Pour avoir pla­cé toute sa for­tune dans des mines pétro­li­fères, « [s]on père s’est rui­né et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponc­tua­tion dans les dia­logues sont d’origine.)

[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse maté­rielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état phy­sique où cette détresse l’a jeté !
— Que veux-tu dire ?
— J’ai eu peine à le recon­naître, maman ! Il est en train de gâcher bête­ment sa jeu­nesse et sa san­té à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bel­le­court pos­sé­daient une impri­me­rie fort bien acha­lan­dée, rue Jacob. Cette impri­me­rie a, natu­rel­le­ment, été ven­due par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les pro­prié­taires actuels — d’affreux mer­can­tis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans res­sources, était allé leur pro­po­ser ses com­pé­tences, sais-tu quelle sorte d’emploi ?
— Je crois me sou­ve­nir qu’il secon­dait son père dans la direc­tion de l’imprimerie…
— Oui, bien sûr ! Il aurait pu occu­per, après la débâcle, un poste de confiance dans cette mai­son qui n’était plus la sienne, mais, sous pré­texte que les affaires mar­chaient moins bien, et qu’ils pou­vaient tout diri­ger par eux-mêmes, ils lui ont pro­po­sé, ain­si qu’on jette un os à un chien affa­mé, un vul­gaire emploi de cor­rec­teur !…
Qu’est-ce au juste que ce métier ?
Celui d’un bon ouvrier typo­graphe qui aurait reçu, à l’école pri­maire, une ins­truc­tion pas­sable. Si tu avais vu le pauvre sou­rire de Richard, quand il m’a expli­qué qu’il suf­fi­sait, pour être cor­rec­teur, « de pos­sé­der une bonne orto­graphe [sic], de connaître les signes conven­tion­nels de l’imprimerie, et, par-des­sus tout, d’être très méti­cu­leux, très atten­tif, afin de ne pas lais­ser pas­ser de « coquilles »…
« Méti­cu­leux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impé­tueux, cet indé­pen­dant, il est deve­nu méticuleux !…

“Un Richard absolument méconnaissable”

« Tu ne peux com­prendre, maman, quelle impres­sion cela m’a causé[e] de le trou­ver dégui­sé en prote, dans un affreux réduit com­pa­rable à un cachot, pre­nant jour sur une cour nau­séa­bonde, par une lucarne haut per­chée et plein d’une écœu­rante puan­teur de plomb fon­du qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était pen­ché au-des­sus d’une table gros­sière, macu­lée de taches, sur laquelle des pape­rasses s’éparpillaient. Une cent bou­gies1 répan­dait sur les épreuves typo­gra­phiques son aveu­glante clar­té. Et c’est cette clar­té qui m’a tout d’abord mon­tré un Richard abso­lu­ment mécon­nais­sable. Ses yeux étaient enfon­cés dans les orbites, ses joues creu­sées et cada­vé­riques et, quand, de sur­prise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeu­rées voû­tées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le pei­ner.
« — Que veux-tu, m’a-t-il répon­du d’un ton rési­gné. C’est for­cé qu’on s’anémie ici, dans le voi­si­nage de la fon­deuse2.
« — Mais pour­quoi ne t’a-t-on pas ins­tal­lé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je deman­dé.
« — Impos­sible ! Le cor­rec­teur doit demeu­rer à proxi­mi­té immé­diate des ate­liers. Cet esca­lier que tu vois y conduit direc­te­ment.
« — Alors, pour­quoi as-tu accep­té ça ?
« — Parce que je ne trou­vais pas autre chose, par ces temps dif­fi­ciles.
« — Com­ment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ?
« — Eh oui ! avec tout cela…
« — Il sou­riait avec une amer­tume qui fai­sait mal.
« — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons pour­suivre cette conver­sa­tion à l’air libre.
« — Impos­sible. Il faut attendre midi. Je suis appoin­té à la semaine et ne puis dis­po­ser de mon temps à ma guise.
« Il avait cet air sou­mis et mélan­co­lique des gens qui tra­vaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai sou­vent remar­qué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro…
« J’ai quit­té le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voi­sin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]

Ber­trande Rou­zès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.

☞ Voir aus­si, notam­ment, « Sou­ve­nirs de Jeanne Hum­bert, qui fut cor­rec­trice après la Seconde Guerre ».


  1. Une lampe de cent bou­gies, la bou­gie étant une « ancienne uni­té de mesure d’in­ten­si­té lumi­neuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
  2. L’a­né­mie est, en effet, un des symp­tômes de l’in­toxi­ca­tion au plomb ou satur­nisme. ↩︎
  3. En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’A­ca­dé­mie, pour Veillées soli­taires. ↩︎

Une correctrice d’ouvrages d’art chez Douglas Kennedy

J’ai une nou­velle invi­tée ! Amé­lie Chas­tang, bio­graphe et cor­rec­trice, m’a écrit à pro­pos du roman Une rela­tion dan­ge­reuse, de Dou­glas Ken­ne­dy, qu’elle venait de relire : elle avait redé­cou­vert que l’hé­roïne y cor­ri­geait des livres de musique, de ciné­ma et de beaux-arts. Autant qu’elle nous en fasse pro­fi­ter. Je lui ai donc pro­po­sé de prendre la plume.

Couverture du roman "Une relation dangereuse" de Douglas Kennedy, Belfond, 2003

Auteur qu’on ne pré­sente plus, Dou­glas Ken­ne­dy a écrit plus de trente livres, du roman au récit de voyage et à l’observation de son pays natal, les États-Unis. Je n’en cite­rai que quelques-uns comme L’Homme qui vou­lait vivre sa vieLe Désar­roi de Ned Allen ou À la pour­suite du bon­heur.

J’ai lu nombre de ses ouvrages et, si celui-ci était le deuxième de la liste, c’est qu’il est ancien : Une rela­tion dan­ge­reuse. Alors qu’une bonne cen­taine de livres attendent patiem­ment dans ma biblio­thèque que je les ouvre enfin, j’ai eu une envie irré­pres­sible de le relire, vingt ans après ma découverte.

J’avais le sou­ve­nir d’un livre angois­sant, poi­gnant, pal­pi­tant, mais je n’avais pas tout gar­dé en mémoire. Aus­si, quelle ne fut pas ma sur­prise de redé­cou­vrir que Sal­ly, la nar­ra­trice dont le mari lui a enle­vé leur fils alors qu’elle souf­frait d’une dépres­sion post-par­tum aigüe, embras­sait une car­rière de cor­rec­trice pour une mai­son d’édition spé­cia­li­sée dans les livres « tech­niques » de musique, de ciné­ma et d’autres arts.

Un rythme soutenu

Si je me suis deman­dé com­ment elle pou­vait tenir un tel rythme, res­ter concen­trée en reli­sant « trois pages par heure, deux fois quatre heures avec une pause de trente minutes au milieu » – la masse à cor­ri­ger est expri­mée en nombre de pages plu­tôt qu’en signes espaces com­prises, sans doute pour ne pas emmê­ler le lec­teur –, l’évocation du métier m’a sem­blé très juste.

La ques­tion de la cadence à tenir pour res­pec­ter des délais courts – Sal­ly doit pas­ser en revue plus de 1 500 pages pour son pre­mier contrat en free-lance – est abor­dée, tout comme le sou­ci du res­pect « des par­ti­cu­la­ri­tés de la langue anglaise telle qu’elle est pra­ti­quée en Grande-Bre­tagne » ain­si que la spé­ci­fi­ci­té tech­nique du guide, qui néces­site une connais­sance des codes appli­qués dans les cata­logues. Bien enten­du, en France, nous connais­sons les mêmes contraintes de res­pect de chartes, du lan­gage sou­hai­té par l’auteur, voire des régionalismes.

“J’apprends plein de choses”

Ce que j’ai trou­vé amu­sant – au milieu de la situa­tion ubuesque, effrayante que lui fait subir son mari –, c’est la réflexion de sa sœur, réflexion qui, il faut bien le dire, doit tra­ver­ser l’esprit de nos proches : « Ça doit te rendre folle de relire mot par mot tout ce four­bi de musi­co­logues […]. » Et elle de répondre : « Non, ça me plaît, je dois dire. Parce que j’apprends plein de choses […]. » De quoi ras­sa­sier sa curio­si­té de journaliste.

Dou­glas Ken­ne­dy glisse ici un pré­cieux rap­pel : la lec­ture que nous pra­ti­quons en tant que cor­rec­teur est en tout point dif­fé­rente de la lec­ture de loi­sir. Mais elle nous per­met de ren­for­cer notre culture géné­rale ou de réfor­mer nos idées.

La des­crip­tion du métier pra­ti­qué par Sal­ly, qui a inté­gré la mai­son d’édition sur recom­man­da­tion, n’apparaît qu’en page 464 de ma vieille ver­sion France Loi­sirs, qui en compte 596 ; elle n’est donc pas cen­trale dans l’intrigue, mais je laisse quelques sur­prises à celles et ceux qui vou­draient enta­mer la lec­ture de ce page-tur­ner dont on ne sort pas indemne.

Dou­glas Ken­ne­dy, Une rela­tion dan­ge­reuse, trad. par Ber­nard Cohen, éd. Bel­fond, 2003, 405 p. ; Pocket, 2005 [plu­sieurs rééd.], 533 p.

En 1954, Cavanna, jeune journaliste, découvre la correction d’épreuves

La com­mé­mo­ra­tion, dix ans après, de l’atten­tat contre Char­lie Heb­do vient de me rap­pe­ler que Fran­çois Cavan­na (1923-2014), cofon­da­teur du jour­nal (avec Georges Ber­nier, alias le pro­fes­seur Cho­ron), parle de la cor­rec­tion dans un de ses récits auto­bio­gra­phiques. En jan­vier 1954, alors qu’il est venu pro­po­ser des des­sins au maga­zine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédac­teur. Le patron lui com­mande un pre­mier article, puis lui pro­pose d’en cor­ri­ger les épreuves lui-même à l’imprimerie. 

Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavan­na découvre le fonc­tion­ne­ment d’une lino­type (machine à com­po­ser), dont il voit sor­tir les lignes de plomb repré­sen­tant son article. Une épreuve en pla­card (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavan­na doit affron­ter un exer­cice nou­veau pour lui…

« Pour cor­ri­ger de l’imprimé, une bonne ortho­graphe ne suf­fit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Sur­tout quand on cor­rige son propre texte. L’œil dis­trait voit la faute, mais le cer­veau cor­rige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous sup­pri­mons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été impla­cable, je m’aperçois à ma honte que j’ai lais­sé pas­ser une foule d’énormités. Mau­rice, le gars de la lino­type, m’explique :

« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concen­trer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne pen­ser à rien d’autre qu’au mot. Sur­tout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !

« Pas facile. Je me gar­ga­rise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigou­reux, l’harmonieuse envo­lée… Se voir impri­mé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je per­fec­tionne. Je m’aperçois que j’ai une ten­dance à for­cer sur l’adjectif, à enfi­ler les épi­thètes à la queue­leu­leu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expres­sions plus heu­reuses. Je change. Je tends les épreuves à Mau­rice, qui saute en l’air. 

« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas lais­sé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.

« Il regarde de plus près. 

« — Et presque tout en cor­rec­tions d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Gui­chard [l’un des trois asso­ciés de l’imprimerie]. Je veux bien cor­ri­ger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entiè­re­ment ton pape­lard, c’est plus pos­sible, la mai­son en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.

« Tout penaud, je dis : 

« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tom­ber les cor­rec­tions d’auteur, comme tu dis.

« — Un peu, que je les laisse tomber ! 

« Il se penche vers moi. 

« — Et ce litron, tu le paies ? 

« J’aurais pu y pen­ser tout seul. Déci­dé­ment, je n’en loupe pas une. »

Cavan­na, Bête et méchant, Bel­fond, 1981, p. 124-125.


  1. C’est pour­quoi il est pré­fé­rable de faire appel à un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel. ↩︎
  2. C’est-à-dire des modi­fi­ca­tions par rap­port à la copie d’origine. ↩︎

David Nicholls dans les pas d’une correctrice

Ma consœur Caro­line Abo­li­vier m’a récem­ment infor­mé que le der­nier roman d’un auteur bri­tan­nique à suc­cès met­tait en scène une cor­rec­trice. Je lui ai donc pro­po­sé de rédi­ger elle-même un compte ren­du de sa lec­ture. C’est la pre­mière fois que j’ai une invi­tée et j’en suis ravi.

"You Are Here", roman de David Nicholls

L’auteur bri­tan­nique David Nicholls a séduit des mil­lions de lec­trices et de lec­teurs avec Un jour, adap­té en film, puis en série. Dans son der­nier roman, You Are Here (non tra­duit en fran­çais à ce jour), son héroïne, Mar­nie, est une cor­rec­trice et relec­trice de 38 ans. « Indé­pen­dante, seule », mal­heu­reuse en amour, mais non dénuée d’humour, elle part ran­don­ner dans un décor (et sous un cli­mat) typi­que­ment anglais.

Mar­nie consi­dère que son tra­vail consiste à faire preuve de pré­ci­sion, à « com­bler autant que pos­sible les nids-de-poule sus­cep­tibles de rendre la lec­ture caho­teuse ». Elle se sait « conseillère, effa­cée, mais indis­pen­sable, signa­lant à l’auteur, par un geste dis­cret, le mor­ceau d’épinard coin­cé entre ses dents ». Les pro­jets se suivent et, « de même qu’un den­tiste ne se réveille pas en pleine nuit pour se deman­der si ses patients se sont bien bros­sé les dents, elle véri­fie rare­ment si ses recom­man­da­tions ont été suivies ».

Mar­nie observe que les jeunes auteurs « délaissent les guille­mets » et qu’« il y a des modes dans l’usage des minus­cules ». Elle regrette « le recours exces­sif aux points vir­gules qui trans­forme la lec­ture en une course de saut d’obstacles » et s’interroge : à quand une IA capable de cor­ri­ger un roman à sa place, « en une nano­se­conde » ? Elle repère les « adeptes du terme “épo­nyme” » et les « triples “mais” dans une même phrase ». Sur­tout, elle sait dis­tin­guer une « construc­tion fau­tive » d’un « choix stylistique ».

Mal­gré « un maigre salaire », bien que « la notion même de congé soit extra­va­gante, et la crainte de tom­ber malade bien trop pré­gnante », Mar­nie aime son métier. D’ailleurs, elle y excelle. Pour preuve, édi­teurs et auteurs « la réclament, comme on récla­me­rait une coif­feuse ou un chi­rur­gien en par­ti­cu­lier ». Ils l’implorent comme on sup­plie­rait « un assas­sin d’accepter une ultime mis­sion. Résul­tat, voi­là trois ans qu’elle n’a pas pris de vacances. »  Et, lorsqu’elle se décide enfin à par­tir ran­don­ner, elle pro­fite de son tra­jet en train pour cor­ri­ger un roman par­ti­cu­liè­re­ment sul­fu­reux, « ter­ri­ble­ment sou­la­gée de n’avoir pas de voi­sin ». Un texte aus­si riche en per­son­nages qu’en péri­pé­ties orgiaques. 

L’acte sexuel peut-il avoir un goût d’océan ?

À tel point que la voi­là qui « doit prendre des notes sur sa ser­viette en papier pour com­prendre qui fait quoi, tra­çant un enche­vê­tre­ment de flèches et d’initiales, telle une repré­sen­ta­tion de la bataille d’Austerlitz ». Après avoir véri­fié l’emploi indif­fé­ren­cié (et dou­teux) de « PVC » et « latex », elle prend soin d’effacer son his­to­rique de recherche. Pro­fes­sion­nelle, elle pro­cède « de façon métho­dique, se deman­dant si l’acte sexuel peut vrai­ment avoir un goût d’océan et, dans ce cas, si c’est posi­tif. La réponse dépen­dant peut-être de l’océan dont il est ques­tion. Car qui vou­drait boire l’eau de la Manche ? »

Alors que « sa dead­line » approche, Mar­nie « trouve son tem­po, elle enchaîne les cha­pitres, les scènes de sexe et de meurtre, anti­ci­pant l’identité du cou­pable (l’agent secret), goû­tant une forme de plé­ni­tude dans son rythme, accé­dant au stade de la cor­rec­tion-relec­ture à l’état pur et suprême, comme une gamine face à un jeu d’arcade », dégom­mant les lettres super­flues et tra­quant « les yeux gris deve­nus verts ». 

Au gré d’une plume pince-sans-rire et cise­lée, David Nicholls prend plai­sir à confron­ter la soli­tude de son héroïne à la nature anglaise et aux inter­ac­tions sociales nées de la ran­don­née. Un voyage pro­pice à la décou­verte de soi et de l’autre, loin du refuge de l’appartement qui sert aus­si, bien sûr, de bureau à Marnie. 

David Nicholls, You Are Here, éd. Sceptre, 2024, 368 pages.

☞ Voir aus­si Romans récents avec un per­son­nage de cor­rec­teur.

“Comment écrire”, par Pierre Assouline

Pierre Assouline, "Comment écrire", Albin Michel, 2024

Dehors, une cou­ver­ture bronze métal­li­sé, satu­rée de noms d’écrivains ; dedans, une encre brune sur un papier crème, une maquette élé­gante, agré­men­tée de por­traits d’écrivains, de feuillets manus­crits ratu­rés, de cou­ver­tures de livres et de cita­tions en exergue. 

Le livre est joli­ment dédié « à mon ami Pierre Lemaitre, qui n’en aura pas besoin » ain­si qu’à Laurent Greilsamer. 

« Ce livre ne vous ren­dra pas écri­vain », pré­vient l’avant-propos. Il « vous aider[a] seule­ment à écrire si vous avez en vous le désir, la capa­ci­té, la dis­po­si­tion, le coup de men­ton néces­saires. Car on ne naît pas écri­vain ; on le devient. »

L’originalité de ce livre par rap­port à tant d’autres, c’est qu’il « est consti­tué de conseils tirés de cen­taines d’interviews d’écrivains à tra­vers le monde, ou de leurs propres textes, éclai­rant leurs tech­niques, leurs méthodes — ou leur absence de méthode —, leurs échecs, leurs trucs et astuces… »

Se suc­cèdent ain­si la méthode, le plan, le genre, le mode de nar­ra­tion, le style, les per­son­nages, les dia­logues, les des­crip­tions, la révi­sion et la cor­rec­tion, le titre et la fin du texte.

Pierre Assou­line, qui « n’oublie jamais le cor­rec­teur », comme je l’ai déjà écrit, nous men­tionne dans le cha­pitre 9 : 

On dit par­fois que le talent va dans le pre­mier jet et l’art dans les ver­sions ulté­rieures. Que dire alors du stade de la cor­rec­tion ? On dit sou­vent qu’il y a des cor­rec­teurs pour cela. Ce n’est pas une rai­son pour se repo­ser entiè­re­ment sur eux. Plus le manus­crit qui leur est remis est « propre », mieux c’est même s’il est évident qu’ils auront tou­jours à inter­ve­nir, c’est-à-dire à vous sou­mettre leurs rele­vés d’impropriétés, de bar­ba­rismes, de fautes d’accord et d’orthographe, de coquilles, d’inepties, d’incohérences, d’erreurs his­to­riques, d’incompréhensions, de contra­dic­tions, d’oublis… Il y faut non seule­ment une pro­fonde connais­sance de la langue et de la syn­taxe, mais un œil de lynx. Ils pro­posent, l’auteur dispose.

Dans le même cha­pitre, il cite le regret­té Jacques Drillon : « La ponc­tua­tion appar­tient à celui qui se relit. » Il raconte que Sime­non1 impo­sa à son édi­teur de jeter les épreuves des Anneaux de Bicêtre et d’en faire tirer d’autres parce qu’une vir­gule avait été dépla­cée dans la der­nière phrase : « Un jour, il ira voir son père, avec Lina. »

Il jus­ti­fia ain­si sa réac­tion : sans vir­gule avant Lina, ils vont à Fécamp natu­rel­le­ment et l’histoire finit bien ; avec vir­gule, ils y vont éga­le­ment, mais on com­prend qu’il y a un pro­blème et l’histoire finit mal. »

Voi­là de quoi inci­ter un « père la vir­gule » à la modestie ! 

Écri­vain et jour­na­liste, Pierre Assou­line enseigne l’écriture à Sciences Po depuis 1998. 

Pierre Assou­line, Comme écrire, Albin Michel, 2024, 336 pages.


  1. Lire aus­si Georges Sime­non et ses cor­rec­teurs. ↩︎

Un correcteur-censeur pour Flaubert ?

Au fil de mes lec­tures, je viens de décou­vrir une anec­dote à pro­pos du pro­cès inten­té à Flau­bert pour Madame Bova­ry, jugés pour « outrage à la morale publique et reli­gieuse et aux bonnes mœurs ».

« Crème de la magis­tra­ture, le pro­cu­reur impé­rial Pinard vou­lait que fussent infli­gés à Flau­bert deux ans de pri­son. S’il réus­si­ra quelques mois plus tard à faire condam­ner le Bau­de­laire des Fleurs du mal, mal défen­du et d’une famille moins émi­nente, il devra ici se conten­ter de pro­non­cer un blâme sévère, sans pou­voir empê­cher l’acquittement en février 1857. Ni le suc­cès public de l’œuvre, mesu­rable à la bonne tren­taine d’articles publiés en deux ans et à l’appui notoire des quatre écri­vains car­di­naux du temps : Sainte-Beuve, Bau­de­laire, Bar­bey d’Aurevilly et George Sand. Il ne pour­ra inter­dire les nom­breux tirages du roman, la réin­té­gra­tion des pages dont La Revue de Paris avait deman­dé la sup­pres­sion lors de la paru­tion ini­tiale en feuille­ton : six livrai­sons au der­nier tri­mestre 1856, pour les­quelles Du Camp avait exi­gé l’élagage de nom­breux pas­sages jugés longs, inutiles et, bien qu’il ne l’avouât pas, mora­le­ment sen­sibles. On alla jusqu’à pro­po­ser les ser­vices d’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel à un Flau­bert aus­si pan­te­lant que résis­tant, frais déduits de ses droits d’auteur. »

Il s’agit là, visi­ble­ment, d’un cor­rec­teur au ser­vice de la cen­sure, et non d’un cor­rec­teur d’épreuves. Je ne connais­sais pas cette his­toire. Peut-être Michel Winock la men­tionne-t-il dans sa bio­gra­phie de Flau­bert ?

Cathe­rine Vigourt, « Madame Bova­ry de Gus­tave Flau­bert (1857) », dans La Fabrique du chef-d’œuvre. Com­ment naissent les clas­siques, Sébas­tien Le Fol (dir.), Per­rin, 2022, p. 300-301.

Proust à Jacques Rivière : des corrections à rendre fou

Jacques Rivière en 1922.

Dans un article de 2016 paru dans la NRF, Michel Cré­pu évoque « la Cor­res­pon­dance échan­gée entre Mar­cel Proust et Jacques Rivière entre 1914 et 1922 (Gal­li­mard), c’est-à-dire au moment même où la Recherche trouve sa forme défi­ni­tive ». Il commente :

« On peut dire, sans exa­gé­rer, que c’est à la sainte patience de Rivière que l’on doit de lire aujourd’hui la Recherche. Suivre le dédale des recom­man­da­tions, des repen­tirs de l’illustre écri­vain, c’est un peu comme s’enfoncer dans la jungle de Bor­néo sans avoir pré­vu de bous­sole. […] Il n’est guère que Joyce pour avoir sur­pas­sé Proust dans l’art de rendre cin­glé le pauvre cor­rec­teur. […]

« Tout cela n’aurait aucun inté­rêt, ou ne concer­ne­rait que les scien­ti­fiques de la géné­tique tex­tuelle si au contraire on ne se trou­vait embar­qué dans un voyage qui est le voyage même de la lit­té­ra­ture. C’est parce que Proust réécrit à Rivière la mil­lième cor­rec­tion d’épreuves (en lui deman­dant de consi­dé­rer qu’il ne s’agit là que d’un « manus­crit » – crise car­diaque) que la Recherche devient ce vais­seau inima­gi­nable et propre à enchan­ter le cœur humain. »

Michel Cré­pu, « L’ir­ré­sis­tible petite san­té du livre », La Nou­velle Revue Fran­çaise (NRF), 17 mars 2016.

Mar­cel Proust et Jacques Rivière, Cor­res­pon­dance (1914-1922). Édi­tion de Phi­lip Kolb. Pré­face de Jean Mou­ton. Nouv. éd. augm. et corr. Coll. Blanche, Gal­li­mard, 1976.

☞ Lire aus­si Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des Fleurs du mal.

Victor Hugo nous a-t-il qualifiés de “modestes savants” ?

De nom­breux textes (articles de dic­tion­naires et de presse, sites1) van­tant les mérites du cor­rec­teur s’ap­puient sur une phrase de Vic­tor Hugo (1802-1885), dans laquelle il nous aurait qua­li­fiés de « modestes savants habiles à lus­trer la plume du génie » — modeste ne pou­vant être appli­qué ici au grand homme, ajoute-t-on par­fois en commentaire.

Or, aucun de ces textes ne donne la source de cette citation.

La men­tion la plus ancienne, je la trouve en 1911, dans la Cir­cu­laire des protes no 181, avec un plu­riel : les plumes du génie (voir mon article).

Louis-Emma­nuel Bros­sard la reprend en 1924 (dans Le Cor­rec­teur typo­graphe, p. 451) :

[…] V. Hugo ne dédai­gnait pas de rendre un juste hom­mage à ces « modestes savants », si habiles à « lus­trer les plumes du génie »…

Joséphin Soulary
José­phin Soulary.

Noter qu’i­ci la cita­tion est en deux par­ties et que c’est Bros­sard qui ajoute « si habiles à ».

La plume / les plumes, habiles / si habiles, phrase ou élé­ments de phrase : étranges fluctuations.

À la suite d’un appel que j’a­vais lan­cé sur Twit­ter, notre confrère Cham­ba­ron m’en a indi­qué une source plus ancienne, dans l’œuvre d’un autre poète, lyon­nais et contem­po­rain de Hugo, José­phin Sou­la­ry (1815-1891). On retrouve en effet l’ex­pres­sion lus­trer les plumes du génie dans un de ses Son­nets humou­ris­tiques [sic] (nouv. éd. augm., 1859), recueil célé­bré par Théo­phile Gau­tier2.

À M. PIERRE-MARIE BOURGINE
Le plus patient & le plus intelligent des Protes.

Quand, du couteau d’ivoire, ô délicat lecteur !
Tu déchires la page, encor vierge, d’un livre3,
Couché sur ta dormeuse, ainsi qu’un séducteur4
Déflorant quelque amour que le hasard lui livre,

Sais-tu que la beauté dont ton regard s’enivre
Coûta neuf mois d’angoisse au pauvre correcteur5 ?
Faust seul ne ferait point qu’Homonculus pût vivre,
Si Wagner ne veillait au creuset protecteur6.

Salut, guetteur obscur de la phrase infinie,
Gardien du caractère, à la ligne enchainé,
Qui fais pour notre gloire un travail de damné !

Ah ! sans doute, jadis, pur esprit d’harmonie,
Ton orgueil fut bien grand, que Dieu t’ait condamné
À lustrer ici-bas les plumes du Génie !

Le 23 février 1860, Charles Bau­de­laire écrit à son ami Soulary :

J’ai trou­vé, avec la plus grande jouis­sance, dans cette nou­velle édi­tion, des mor­ceaux qui m’étaient incon­nus, entre autres le son­net adres­sé à un cor­rec­teur d’épreuves, que je juge une mer­veille.

Il pour­suit cependant : 

Mais, à ce sujet, per­met­tez-moi (puisque vous vou­lez être l’ami d’un pédant, le mal­heur vien­dra de vous) de vous pré­sen­ter quelques obser­va­tions.
Vous don­nez le pres­sen­ti­ment et le goût de la per­fec­tion ; vous êtes un de ces hommes très pri­vi­lé­giés, faits pour sen­tir l’art dans son extrême recherche ; donc, vous n’avez pas le droit de trou­bler notre plai­sir par des heurts et des cahots. — Or, à la fin de ce son­net, il y a cette phrase (que je tra­duis en prose) : Il faut que, dans un autre monde, tu aies com­mis un bien grand péché d’orgueil, pour que Dieu te condamne ici à, etc… Le pour est esqui­vé dans la tra­duc­tion poé­tique. Il est pos­sible que ce ne soit pas une faute de fran­çais, rigou­reu­se­ment par­lant, mais c’est d’un fran­çais que M. Sou­la­ry, qui ne peut pas être gêné par la mesure, ne doit pas se permettre.

On sait Bau­de­laire impi­toyable, aus­si bien pour l’é­di­tion de ses propres recueils7 que pour la rédac­tion de ceux des autres8.

Dans sa réponse9, le len­de­main, Sou­la­ry recon­naît les fautes signa­lées par Bau­de­laire et pré­cise en outre :

Quelques-unes aus­si ont été com­mises par le cor­rec­teur, sans doute par recon­nais­sance pour la poé­sie qui lui est dédiée.

Allu­sion évi­dente, et iro­nique, au son­net ci-des­sus. Il aurait donc été mal payé de son hommage.

Je ne peux affir­mer que José­phin Sou­la­ry soit le seul à avoir employé l’ex­pres­sion lus­trer les plumes du génie à notre endroit, mais son attri­bu­tion à Hugo est dou­teuse. Je n’ai pas non plus trou­vé modestes savants dans les textes du maître10.

C’est d’au­tant plus étrange que la cor­res­pon­dance de Hugo11 contient plu­sieurs men­tions aux cor­rec­teurs, notam­ment cette fameuse phrase : « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules, deux détails qui défi­gurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux. » C’est en 1859 (lettre à Paul Meu­rice, 29 juillet, t. II, p. 298), l’an­née même du recueil de José­phin Soulary.

Hugo eut cepen­dant de la consi­dé­ra­tion pour cer­tains cor­rec­teurs, en par­ti­cu­lier pour Noël Par­fait, qui cor­ri­gea les épreuves du poète durant son exil à Guer­ne­sey. Ils eurent une abon­dante cor­res­pon­dance. J’y reviendrai.

Article mis à jour le 27 juillet 2024.


  1. Voir notam­ment Léon Bous­sard (PDF) dans La Revue des Deux Mondes en 1978 (avec une variante : « ces modestes savants qui lus­trent les plumes du génie »), Édouard Lau­net dans Libé­ra­tion en 2010 (« modestes savants habiles à lus­trer la plume du génie ») ou Jean-Pierre Coli­gnon, sur son blog, en 2023. Asso­cié à Pierre-Valen­tin Ber­thier en 1991, Coli­gnon le cite encore dif­fé­rem­ment : « […] Hugo disait qu’ils “lus­trent la plume de cygne du génie” » (Ce fran­çais qu’on mal­mène, Belin). ↩︎
  2. « Entre tous ceux qui aujourd’­hui sonnent le son­net, pour par­ler comme les Ron­sar­di­sants, le plus fin joaillier, le plus habile cise­leur de ce bijou ryth­mique, est José­phin Sou­la­ry, l’au­teur des Son­nets humou­ris­tiques, impri­més avec un soin à ravir les biblio­philes, par Per­rin, de Lyon » (Théo­phile Gau­tier, Rap­port sur les pro­grès de la poé­sie, 1868). ↩︎
  3. Les livres non cou­pés ont dis­pa­ru dans les années 1960. Voir l’ar­ticle que leur a consa­cré le blog Biblio­Mab. ↩︎
  4. Le poème ori­gi­nal était com­po­sé avec des s longs. Je les ai rem­pla­cés pour faci­li­ter la lec­ture. ↩︎
  5. Neuf mois, c’est beau­coup pour la cor­rec­tion d’un texte lit­té­raire, mais c’est la durée de la ges­ta­tion humaine. ↩︎
  6. Dans le second Faust de Goethe (1832), Wag­ner, l’as­sis­tant de Faust, fabrique un homon­cule (Wiki­pé­dia). ↩︎
  7. Voir Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des Fleurs du mal. ↩︎
  8. Voir Une séance de cor­rec­tion avec Charles Bau­de­laire. ↩︎
  9. « José­phin Sou­la­ry », Études bau­de­lai­riennes, vol. 4/5, Lettres à Charles Bau­de­laire, 1973, p. 358. https://www.jstor.org/stable/45074027. ↩︎
  10. Par contre, Bal­zac a bien écrit, dans Illu­sions per­dues (Vve A. Hous­siaux, 1874, p. 426) : « […] à Paris il se ren­contre des savants par­mi les cor­rec­teurs : Fou­rier et Pierre Leroux sont en ce moment cor­rec­teurs chez Lache­var­dière !… » ↩︎
  11. Nota, au pas­sage : « Aucun doute n’est pos­sible. Il faut dire : les œuvres de Hugo » (et aus­si « de Hen­ri »), écrit le lin­guiste Albert Dau­zat dans Le Monde en 1952. Répon­dant à la même ques­tion plus récem­ment (2016), l’Aca­dé­mie constate un usage flot­tant, sans tran­cher, de même qu’Anti­dote. ↩︎

Voltaire, piètre correcteur d’épreuves

Il est assez cocasse que la cer­ti­fi­ca­tion de com­pé­tence en ortho­graphe en vogue ait choi­si de se bap­ti­ser du nom de Vol­taire, car si l’auteur de Can­dide est recon­nu comme l’un de nos meilleurs écri­vains, son ortho­graphe n’était pas fameuse — mais cela était alors assez cou­rant1 — et il était, par ailleurs, un piètre cor­rec­teur d’épreuves. Cela dit, Molière n’au­rait pas été un meilleur choix2.

Mau­rice Quen­tin de La Tour, Por­trait de Vol­taire, 1735, pas­tel. © David Bordes – Centre des monu­ments nationaux.

Une chose qu’on a pu consta­ter [dans ses lettres], c’est une ortho­graphe défec­tueuse. Mais, en France, à cette date, et let­trés et gens du monde étaient éga­le­ment peu sou­cieux de cette sorte de cor­rec­tion ; et, bien que l’on parle sou­vent de « l’or­tho­graphe de Vol­taire3 », Vol­taire n’en avait guère plus que ses contem­po­rains, petits et grands, comme il est facile de s’en assu­rer par le simple exa­men de ses lettres auto­graphes4.

En effet, dans un de ses articles, un cor­rec­teur de l’Im­pri­me­rie natio­nale en donne un exemple :

Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc., et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’assez nom­breuses obser­va­tions sur la langue5.

Wiki­pé­dia nous apprend que : 

À Paris, il peut comp­ter sur une équipe de fidèles, en pre­mier lieu d’Alembert, futur secré­taire de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, dont les rela­tions mon­daines et lit­té­raires lui sont de pré­cieux atouts, et qui n’hésite pas à le mettre en garde ou à cor­ri­ger ses erreurs […].

« Un auteur est peu propre à cor­ri­ger les feuilles de ses propres ouvrages : il lit tou­jours comme il a écrit et non comme il est impri­mé » — Voltaire.

Quant à ses capa­ci­tés de cor­rec­teur d’é­preuves, Vol­taire en a recon­nu la fai­blesse dans des lettres à son secré­taire, Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni, en juin 1734 : 

Cosino Alessandro Collini
Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni, secré­taire de Voltaire.

Vol­taire était en route pour se rendre à l’abbaye de Senones [Vosges]. Il m’a­vait char­gé de lui faire par­ve­nir les épreuves des Annales de l’Em­pire, avant le tirage. Mais il était mau­vais cor­rec­teur d’im­pri­me­rie ; il l’a­voue lui-même un peu plus bas.

9 juin — « En pas­sant par Saint-Dié, je cor­rige la feuille ; je la ren­voie ; je recom­mande à M. Coli­ni les lacunes de Venise : il aura la bon­té de faire mettre un g au lieu du c. Et ces che­va­liers, qui sortent de son pays ; on peut d’un son faire aisé­ment un leur. […] »

23 juin — « […] Il est bien triste que je ne puisse cor­ri­ger la pré­face qui court les champs ; il n’y a qu’à attendre. A-t-on cor­ri­gé à la main les deux fautes essen­tielles qui sont dans le corps du livre ? […] »

24 juin — « Al fine ò rice­vu­to il gran pac­chet­to6 ; je garde la demi-feuille, ou pour mieux dire la feuille entière impri­mée. Je n’y ai trou­vé de fautes que les miennes ; vous cor­ri­gez les épreuves bien mieux que moi ; cor­ri­gez donc le reste sans que je m’en mêle et que M. Schœp­flin7 fasse d’ailleurs comme il l’en­ten­dra […]8 »

Peut-être la cer­ti­fi­ca­tion Vol­taire a-t-elle sur­tout rete­nu, outre la célé­bri­té de l’auteur, le fait qu’il fut, tout de même, le cor­rec­teur de Fré­dé­ric II de Prusse. Un cor­rec­teur de style, sans doute, plus que d’orthographe. 

Pen­dant deux heures de la mati­née, Vol­taire res­tait auprès de Fré­dé­ric, dont il cor­ri­geait les ouvrages, ne man­quant point de louer vive­ment ce qu’il y ren­con­trait de bon, effa­çant d’une main légère ce qui bles­sait la gram­maire ou la rhé­to­rique.
Cette fonc­tion de cor­rec­teur royal était, à vrai dire, l’at­tache offi­cielle de Vol­taire. En l’ap­pe­lant auprès de lui, Fré­dé­ric avait sans doute eu pour pre­mier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l’Eu­rope ; mais il n’a­vait pas été non plus insen­sible à l’i­dée de faire émon­der sa prose et ses vers par le plus grand écri­vain du siècle. Pour celui-ci, cet exer­cice péda­go­gique n’é­tait pas une besogne de nature bien rele­vée. Il s’en dégoû­ta vite quand les pre­miers enchan­te­ments du début furent pas­sés, et il mit une cer­taine négli­gence à revoir les écrits du roi.
Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poé­sie royale ; mais les amis, les géné­raux de Fré­dé­ric, venaient aus­si deman­der à l’au­teur de la Hen­riade de cor­ri­ger leurs mémoires. C’est à une prière de ce genre faite par le géné­ral Man­stein, que Vol­taire répon­dit dans un moment de mau­vaise humeur :
« J’ai le linge sale de votre roi à blan­chir, il faut que le vôtre attende9. »

Un modeste cor­rec­teur d’imprimerie n’aurait pu se per­mettre un tel comportement.