Un correcteur-censeur pour Flaubert ?

Au fil de mes lec­tures, je viens de décou­vrir une anec­dote à pro­pos du pro­cès inten­té à Flau­bert pour Madame Bova­ry, jugés pour « outrage à la morale publique et reli­gieuse et aux bonnes mœurs ».

« Crème de la magis­tra­ture, le pro­cu­reur impé­rial Pinard vou­lait que fussent infli­gés à Flau­bert deux ans de pri­son. S’il réus­si­ra quelques mois plus tard à faire condam­ner le Bau­de­laire des Fleurs du mal, mal défen­du et d’une famille moins émi­nente, il devra ici se conten­ter de pro­non­cer un blâme sévère, sans pou­voir empê­cher l’acquittement en février 1857. Ni le suc­cès public de l’œuvre, mesu­rable à la bonne tren­taine d’articles publiés en deux ans et à l’appui notoire des quatre écri­vains car­di­naux du temps : Sainte-Beuve, Bau­de­laire, Bar­bey d’Aurevilly et George Sand. Il ne pour­ra inter­dire les nom­breux tirages du roman, la réin­té­gra­tion des pages dont La Revue de Paris avait deman­dé la sup­pres­sion lors de la paru­tion ini­tiale en feuille­ton : six livrai­sons au der­nier tri­mestre 1856, pour les­quelles Du Camp avait exi­gé l’élagage de nom­breux pas­sages jugés longs, inutiles et, bien qu’il ne l’avouât pas, mora­le­ment sen­sibles. On alla jusqu’à pro­po­ser les ser­vices d’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel à un Flau­bert aus­si pan­te­lant que résis­tant, frais déduits de ses droits d’auteur. »

Il s’agit là, visi­ble­ment, d’un cor­rec­teur au ser­vice de la cen­sure, et non d’un cor­rec­teur d’épreuves. Je ne connais­sais pas cette his­toire. Peut-être Michel Winock la men­tionne-t-il dans sa bio­gra­phie de Flau­bert ?

Cathe­rine Vigourt, « Madame Bova­ry de Gus­tave Flau­bert (1857) », dans La Fabrique du chef-d’œuvre. Com­ment naissent les clas­siques, Sébas­tien Le Fol (dir.), Per­rin, 2022, p. 300-301.

Proust à Jacques Rivière : des corrections à rendre fou

Jacques Rivière en 1922.

Dans un article de 2016 paru dans la NRF, Michel Cré­pu évoque « la Cor­res­pon­dance échan­gée entre Mar­cel Proust et Jacques Rivière entre 1914 et 1922 (Gal­li­mard), c’est-à-dire au moment même où la Recherche trouve sa forme défi­ni­tive ». Il commente :

« On peut dire, sans exa­gé­rer, que c’est à la sainte patience de Rivière que l’on doit de lire aujourd’hui la Recherche. Suivre le dédale des recom­man­da­tions, des repen­tirs de l’illustre écri­vain, c’est un peu comme s’enfoncer dans la jungle de Bor­néo sans avoir pré­vu de bous­sole. […] Il n’est guère que Joyce pour avoir sur­pas­sé Proust dans l’art de rendre cin­glé le pauvre cor­rec­teur. […]

« Tout cela n’aurait aucun inté­rêt, ou ne concer­ne­rait que les scien­ti­fiques de la géné­tique tex­tuelle si au contraire on ne se trou­vait embar­qué dans un voyage qui est le voyage même de la lit­té­ra­ture. C’est parce que Proust réécrit à Rivière la mil­lième cor­rec­tion d’épreuves (en lui deman­dant de consi­dé­rer qu’il ne s’agit là que d’un « manus­crit » – crise car­diaque) que la Recherche devient ce vais­seau inima­gi­nable et propre à enchan­ter le cœur humain. »

Michel Cré­pu, « L’ir­ré­sis­tible petite san­té du livre », La Nou­velle Revue Fran­çaise (NRF), 17 mars 2016.

Mar­cel Proust et Jacques Rivière, Cor­res­pon­dance (1914-1922). Édi­tion de Phi­lip Kolb. Pré­face de Jean Mou­ton. Nouv. éd. augm. et corr. Coll. Blanche, Gal­li­mard, 1976.

☞ Lire aus­si Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des Fleurs du mal.

Victor Hugo nous a-t-il qualifiés de “modestes savants” ?

De nom­breux textes (articles de dic­tion­naires et de presse, sites1) van­tant les mérites du cor­rec­teur s’ap­puient sur une phrase de Vic­tor Hugo (1802-1885), dans laquelle il nous aurait qua­li­fiés de « modestes savants habiles à lus­trer la plume du génie » — modeste ne pou­vant être appli­qué ici au grand homme, ajoute-t-on par­fois en commentaire. 

Or, aucun de ces textes ne donne la source de cette citation.

La men­tion la plus ancienne, je la trouve en 1911, dans la Cir­cu­laire des protes no 181, avec un plu­riel : les plumes du génie (voir mon article).

Louis-Emma­nuel Bros­sard la reprend en 1924 (dans Le Cor­rec­teur typo­graphe, p. 451) :

[…] V. Hugo ne dédai­gnait pas de rendre un juste hom­mage à ces « modestes savants », si habiles à « lus­trer les plumes du génie »…

Joséphin Soulary
José­phin Soulary.

Noter qu’i­ci la cita­tion est en deux par­ties et que c’est Bros­sard qui ajoute « si habiles à ». 

La plume / les plumes, habiles / si habiles, phrase ou élé­ments de phrase : étranges fluctuations.

À la suite d’un appel que j’a­vais lan­cé sur Twit­ter, notre confrère Cham­ba­ron m’en a indi­qué une source plus ancienne, dans l’œuvre d’un autre poète, lyon­nais et contem­po­rain de Hugo, José­phin Sou­la­ry (1815-1891). On retrouve en effet l’ex­pres­sion lus­trer les plumes du génie dans un de ses Son­nets humou­ris­tiques [sic] (nouv. éd. augm., 1859), recueil célé­bré par Théo­phile Gau­tier2.

À M. PIERRE-MARIE BOURGINE
Le plus patient & le plus intelligent des Protes.

Quand, du couteau d’ivoire, ô délicat lecteur !
Tu déchires la page, encor vierge, d’un livre3,
Couché sur ta dormeuse, ainsi qu’un séducteur4
Déflorant quelque amour que le hasard lui livre,

Sais-tu que la beauté dont ton regard s’enivre
Coûta neuf mois d’angoisse au pauvre correcteur5 ?
Faust seul ne ferait point qu’Homonculus pût vivre,
Si Wagner ne veillait au creuset protecteur6.

Salut, guetteur obscur de la phrase infinie,
Gardien du caractère, à la ligne enchainé,
Qui fais pour notre gloire un travail de damné !

Ah ! sans doute, jadis, pur esprit d’harmonie,
Ton orgueil fut bien grand, que Dieu t’ait condamné
À lustrer ici-bas les plumes du Génie !

Le 23 février 1860, Charles Bau­de­laire écrit à son ami Soulary :

J’ai trou­vé, avec la plus grande jouis­sance, dans cette nou­velle édi­tion, des mor­ceaux qui m’étaient incon­nus, entre autres le son­net adres­sé à un cor­rec­teur d’épreuves, que je juge une mer­veille.

Il pour­suit cependant : 

Mais, à ce sujet, per­met­tez-moi (puisque vous vou­lez être l’ami d’un pédant, le mal­heur vien­dra de vous) de vous pré­sen­ter quelques obser­va­tions.
Vous don­nez le pres­sen­ti­ment et le goût de la per­fec­tion ; vous êtes un de ces hommes très pri­vi­lé­giés, faits pour sen­tir l’art dans son extrême recherche ; donc, vous n’avez pas le droit de trou­bler notre plai­sir par des heurts et des cahots. — Or, à la fin de ce son­net, il y a cette phrase (que je tra­duis en prose) : Il faut que, dans un autre monde, tu aies com­mis un bien grand péché d’orgueil, pour que Dieu te condamne ici à, etc… Le pour est esqui­vé dans la tra­duc­tion poé­tique. Il est pos­sible que ce ne soit pas une faute de fran­çais, rigou­reu­se­ment par­lant, mais c’est d’un fran­çais que M. Sou­la­ry, qui ne peut pas être gêné par la mesure, ne doit pas se permettre.

On sait Bau­de­laire impi­toyable, aus­si bien pour l’é­di­tion de ses propres recueils7 que pour la rédac­tion de ceux des autres8.

Dans sa réponse9, le len­de­main, Sou­la­ry recon­naît les fautes signa­lées par Bau­de­laire et pré­cise en outre : 

Quelques-unes aus­si ont été com­mises par le cor­rec­teur, sans doute par recon­nais­sance pour la poé­sie qui lui est dédiée.

Allu­sion évi­dente, et iro­nique, au son­net ci-des­sus. Il aurait donc été mal payé de son hommage. 

Je ne peux affir­mer que José­phin Sou­la­ry soit le seul à avoir employé l’ex­pres­sion lus­trer les plumes du génie à notre endroit, mais son attri­bu­tion à Hugo est dou­teuse. Je n’ai pas non plus trou­vé modestes savants dans les textes du maître10.

C’est d’au­tant plus étrange que la cor­res­pon­dance de Hugo11 contient plu­sieurs men­tions aux cor­rec­teurs, notam­ment cette fameuse phrase : « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules, deux détails qui défi­gurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux. » C’est en 1859 (lettre à Paul Meu­rice, 29 juillet, t. II, p. 298), l’an­née même du recueil de José­phin Soulary. 

Hugo eut cepen­dant de la consi­dé­ra­tion pour cer­tains cor­rec­teurs, en par­ti­cu­lier pour Noël Par­fait, qui cor­ri­gea les épreuves du poète durant son exil à Guer­ne­sey. Ils eurent une abon­dante cor­res­pon­dance. J’y reviendrai.

Article mis à jour le 6 novembre 2023.


  1. Voir notam­ment Léon Bous­sard (PDF) dans La Revue des Deux Mondes en 1978 (avec une variante : « ces modestes savants qui lus­trent les plumes du génie »), Édouard Lau­net dans Libé­ra­tion en 2010 (« modestes savants habiles à lus­trer la plume du génie ») ou Jean-Pierre Coli­gnon, sur son blog, en 2023. ↩︎
  2. « Entre tous ceux qui aujourd’­hui sonnent le son­net, pour par­ler comme les Ron­sar­di­sants, le plus fin joaillier, le plus habile cise­leur de ce bijou ryth­mique, est José­phin Sou­la­ry, l’au­teur des Son­nets humou­ris­tiques, impri­més avec un soin à ravir les biblio­philes, par Per­rin, de Lyon » (Théo­phile Gau­tier, Rap­port sur les pro­grès de la poé­sie, 1868). ↩︎
  3. Les livres non cou­pés ont dis­pa­ru dans les années 1960. Voir l’ar­ticle que leur a consa­cré le blog Biblio­Mab. ↩︎
  4. Le poème ori­gi­nal était com­po­sé avec des s longs. Je les ai rem­pla­cés pour faci­li­ter la lec­ture. ↩︎
  5. Neuf mois, c’est beau­coup pour la cor­rec­tion d’un texte lit­té­raire, mais c’est la durée de la ges­ta­tion humaine. ↩︎
  6. Dans le second Faust de Goethe (1832), Wag­ner, l’as­sis­tant de Faust, fabrique un homon­cule (Wiki­pé­dia). ↩︎
  7. Voir Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des Fleurs du mal. ↩︎
  8. Voir Une séance de cor­rec­tion avec Charles Bau­de­laire. ↩︎
  9. « José­phin Sou­la­ry », Études bau­de­lai­riennes, vol. 4/5, Lettres à Charles Bau­de­laire, 1973, p. 358. https://www.jstor.org/stable/45074027. ↩︎
  10. Par contre, Bal­zac a bien écrit, dans Illu­sions per­dues (Vve A. Hous­siaux, 1874, p. 426) : « […] à Paris il se ren­contre des savants par­mi les cor­rec­teurs : Fou­rier et Pierre Leroux sont en ce moment cor­rec­teurs chez Lache­var­dière !… » ↩︎
  11. Nota, au pas­sage : « Aucun doute n’est pos­sible. Il faut dire : les œuvres de Hugo » (et aus­si « de Hen­ri »), écrit le lin­guiste Albert Dau­zat dans Le Monde en 1952. Répon­dant à la même ques­tion plus récem­ment (2016), l’Aca­dé­mie constate un usage flot­tant, sans tran­cher, de même qu’Anti­dote. ↩︎

Voltaire, piètre correcteur d’épreuves

Il est assez cocasse que la cer­ti­fi­ca­tion de com­pé­tence en ortho­graphe en vogue ait choi­si de se bap­ti­ser du nom de Vol­taire, car si l’auteur de Can­dide est recon­nu comme l’un de nos meilleurs écri­vains, son ortho­graphe n’était pas fameuse — mais cela était alors assez cou­rant1 — et il était, par ailleurs, un piètre cor­rec­teur d’épreuves. Cela dit, Molière n’au­rait pas été un meilleur choix2.

Mau­rice Quen­tin de La Tour, Por­trait de Vol­taire, 1735, pas­tel. © David Bordes – Centre des monu­ments nationaux.

Une chose qu’on a pu consta­ter [dans ses lettres], c’est une ortho­graphe défec­tueuse. Mais, en France, à cette date, et let­trés et gens du monde étaient éga­le­ment peu sou­cieux de cette sorte de cor­rec­tion ; et, bien que l’on parle sou­vent de « l’or­tho­graphe de Vol­taire3 », Vol­taire n’en avait guère plus que ses contem­po­rains, petits et grands, comme il est facile de s’en assu­rer par le simple exa­men de ses lettres auto­graphes4.

En effet, dans un de ses articles, un cor­rec­teur de l’Im­pri­me­rie natio­nale en donne un exemple :

Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc., et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’assez nom­breuses obser­va­tions sur la langue5.

Wiki­pé­dia nous apprend que : 

À Paris, il peut comp­ter sur une équipe de fidèles, en pre­mier lieu d’Alembert, futur secré­taire de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, dont les rela­tions mon­daines et lit­té­raires lui sont de pré­cieux atouts, et qui n’hésite pas à le mettre en garde ou à cor­ri­ger ses erreurs […].

« Un auteur est peu propre à cor­ri­ger les feuilles de ses propres ouvrages : il lit tou­jours comme il a écrit et non comme il est impri­mé » — Voltaire.

Quant à ses capa­ci­tés de cor­rec­teur d’é­preuves, Vol­taire en a recon­nu la fai­blesse dans des lettres à son secré­taire, Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni, en juin 1734 : 

Cosino Alessandro Collini
Cosi­mo Ales­san­dro Col­li­ni, secré­taire de Voltaire.

Vol­taire était en route pour se rendre à l’abbaye de Senones [Vosges]. Il m’a­vait char­gé de lui faire par­ve­nir les épreuves des Annales de l’Em­pire, avant le tirage. Mais il était mau­vais cor­rec­teur d’im­pri­me­rie ; il l’a­voue lui-même un peu plus bas.

9 juin — « En pas­sant par Saint-Dié, je cor­rige la feuille ; je la ren­voie ; je recom­mande à M. Coli­ni les lacunes de Venise : il aura la bon­té de faire mettre un g au lieu du c. Et ces che­va­liers, qui sortent de son pays ; on peut d’un son faire aisé­ment un leur. […] »

23 juin — « […] Il est bien triste que je ne puisse cor­ri­ger la pré­face qui court les champs ; il n’y a qu’à attendre. A-t-on cor­ri­gé à la main les deux fautes essen­tielles qui sont dans le corps du livre ? […] »

24 juin — « Al fine ò rice­vu­to il gran pac­chet­to6 ; je garde la demi-feuille, ou pour mieux dire la feuille entière impri­mée. Je n’y ai trou­vé de fautes que les miennes ; vous cor­ri­gez les épreuves bien mieux que moi ; cor­ri­gez donc le reste sans que je m’en mêle et que M. Schœp­flin7 fasse d’ailleurs comme il l’en­ten­dra […]8 »

Peut-être la cer­ti­fi­ca­tion Vol­taire a-t-elle sur­tout rete­nu, outre la célé­bri­té de l’auteur, le fait qu’il fut, tout de même, le cor­rec­teur de Fré­dé­ric II de Prusse. Un cor­rec­teur de style, sans doute, plus que d’orthographe. 

Pen­dant deux heures de la mati­née, Vol­taire res­tait auprès de Fré­dé­ric, dont il cor­ri­geait les ouvrages, ne man­quant point de louer vive­ment ce qu’il y ren­con­trait de bon, effa­çant d’une main légère ce qui bles­sait la gram­maire ou la rhé­to­rique.
Cette fonc­tion de cor­rec­teur royal était, à vrai dire, l’at­tache offi­cielle de Vol­taire. En l’ap­pe­lant auprès de lui, Fré­dé­ric avait sans doute eu pour pre­mier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l’Eu­rope ; mais il n’a­vait pas été non plus insen­sible à l’i­dée de faire émon­der sa prose et ses vers par le plus grand écri­vain du siècle. Pour celui-ci, cet exer­cice péda­go­gique n’é­tait pas une besogne de nature bien rele­vée. Il s’en dégoû­ta vite quand les pre­miers enchan­te­ments du début furent pas­sés, et il mit une cer­taine négli­gence à revoir les écrits du roi.
Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poé­sie royale ; mais les amis, les géné­raux de Fré­dé­ric, venaient aus­si deman­der à l’au­teur de la Hen­riade de cor­ri­ger leurs mémoires. C’est à une prière de ce genre faite par le géné­ral Man­stein, que Vol­taire répon­dit dans un moment de mau­vaise humeur :
« J’ai le linge sale de votre roi à blan­chir, il faut que le vôtre attende9. »

Un modeste cor­rec­teur d’imprimerie n’aurait pu se per­mettre un tel comportement. 


Étienne, dans “L’Épaisseur d’un cheveu”, de Claire Berest

J’avais repé­ré, par­mi les nou­veau­tés de la ren­trée lit­té­raire, le roman de Claire Berest, L’Épaisseur d’un che­veu (Albin Michel). D’un des deux pro­ta­go­nistes, Ouest-France écri­vait : « Étienne […], cor­rec­teur dans l’édition, obses­sion­nel, épris de Ver­laine, dis­si­mule ses pen­chants para­noïaques sous une rigueur socia­le­ment accep­table1. » Il est en fait « le seul et véri­table per­son­nage du livre », pré­ci­sait L’Éclaireur Fnac2.

Une consœur a lu ce roman et m’a gen­ti­ment trans­mis les pages où est évo­qué le métier (mer­ci Catherine !).

C’est après une pre­mière expé­rience en fac de lettres, alors qu’un ami lui a confié son manus­crit, cor­ri­gé « comme dans un corps-à-corps avec un ani­mal furieux et non domes­ti­qué », qu’Étienne a choi­si ce métier. 

Employé aux édi­tions de l’Instant fou, il se voit en « Homme réduit à un seul labeur : il en avait tant cor­ri­gé de manus­crits. Textes cochon­nés, truf­fés d’écueils, de pla­ti­tudes, par­se­més d’erreurs et de mal­adresses, il avait tant redres­sé, net­toyé, déman­te­lé, purifié. » 

Frus­tré de n’être que cor­rec­teur, et non édi­teur, il a per­du ses illu­sions de jeu­nesse d’intervenir dans le « des­tin de la lit­té­ra­ture fran­çaise » et regrette l’« imper­son­na­li­té pro­gres­sive impo­sée à sa fonc­tion » « Les cor­rec­teurs […] ne sont jamais nom­més dans les livres aux­quels ils ont contri­bué », de même que le sculp­teur fran­çais Daniel Druet qui ten­ta, dans un pro­cès, de se faire recon­naître cocréa­teur de cer­taines œuvres de l’artiste ita­lien Mau­ri­zio Cat­te­lan, pro­cès évo­qué dans le roman3.

La rigueur obses­sion­nelle d’É­tienne ne l’at­teint pas que dans le tra­vail : « […] il pre­nait du temps sur ses loi­sirs pour signa­ler les erreurs sys­té­ma­tiques qu’il rele­vait dans les revues ou à la radio, il fal­lait bien que quelqu’un s’en charge » (on pense à Fan­ti­no, le cor­rec­teur mis en scène par Mar­co Lodo­li, voir l’ex­trait que j’ai publié). Sa com­pagne lui reproche aus­si de clas­ser leur biblio­thèque par ordre alpha­bé­tique des titres d’ouvrages.

Mal­gré sa « sus­cep­ti­bi­li­té légen­daire », les édi­teurs recon­naissent qu’il abat « un tra­vail colos­sal » : « Il cor­ri­geait entre qua­rante et soixante manus­crits par an, sans comp­ter quelques dizaines de textes de pré­sen­ta­tion ou com­mu­ni­qués de presse […] ». Le rythme de tra­vail est évo­qué aus­si à un autre endroit : « […] il avait ce matin cor­ri­gé près de trente-cinq pages du manus­crit en cours, ce qui était un bon ren­de­ment car il était à la peine […] ».

Comme le Pro­fes­sore ima­gi­né par George Stei­ner (voir ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »), Étienne est d’une effi­ca­ci­té redoutable : 

« Il ne lou­pait aucune coquille ni aucune faute d’orthographe. Il tra­quait en limier les répé­ti­tions, les inco­hé­rences, redon­dances, et toute rup­ture de rythme ou de registre non jus­ti­fiée. Chaque contexte his­to­rique, poli­tique, géo­gra­phique, chaque anec­dote réelle uti­li­sée dans un manus­crit était pas­sée au tamis de ses talents de cher­cheur maniaque et exhaus­tif. Il allait véri­fier si la men­tion des attri­buts d’une obs­cure espèce de planc­ton dans un roman était cor­recte ; et si l’au­teur par­lait du soleil qui régnait sur Paris le 17 avril 1684, il était capable de lui signi­fier qu’il en était déso­lé mais qu’il pleu­vait ce jour-là. Il était une machine4. »

Il est pour­tant trai­té avec peu d’égards : « Aux édi­tions de l’Instant fou, il par­ta­geait un coin de table chè­re­ment convoi­té, en alter­nance avec trois autres col­lègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité […] ».

Jusqu’ici, rien de très nou­veau dans la des­crip­tion lit­té­raire du métier. 

Plus ori­gi­nale est l’évocation du sta­tut social actuel du cor­rec­teur. Étienne est, en effet, « un des der­niers sala­riés d’une mai­son dans son sec­teur d’activité ». Un sta­tut « deve­nu une arlé­sienne dans le milieu, cela ne se pra­ti­quait plus ».

« Le reste des troupes était à son compte, les impé­ra­tifs bud­gé­taires de l’é­di­tion avaient guillo­ti­né les têtes des cor­rec­teurs, tous deve­nus autoen­tre­pre­neurs. Et depuis 2016 : micro-entre­pre­neurs ! Des êtres aux micro-aspi­ra­tions, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tran­ché d’in­vi­sibles scribes de la loi Pinel5 […] Lui était fier d’être res­té sala­rié, d’a­voir résis­té. […] Depuis que les édi­tions de l’IF avaient été ache­tées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nou­veaux amé­na­ge­ments suin­taient sans arrêt des cou­loirs. Mais il appar­te­nait à l’an­cienne école, […], celle qu’on ne débou­lonne pas avec faci­li­té. Il avait son bout de bureau et son salaire men­suel, il les garderait. »

Pro­blème pour Katia Roll­man, l’éditrice : « […] tu ne cor­riges pas les textes, tu les réécris entiè­re­ment. » Pour Étienne, c’est au nom de son « éthique pro­fes­sion­nelle » qu’il réécrit ces « navets illi­sibles sans inté­rêt ». Mais :

« […] s’il avait réel­le­ment réécrit le texte [il] n’au­rait rien gar­dé […]. Il aurait pris les quatre cent trente-deux pages de cet auteur fat nar­cis­sique insi­pide et sur­co­té et il aurait jeté ça dans la cuvette […] il n’a­vait insé­ré que cent cin­quante-sept post-it indis­pen­sables, il était res­té à sa place, il s’en était tenu à la réso­lu­tion de pro­blèmes mani­festes de syn­taxe – du niveau d’un enfant qui entre en CE1 – et avait ten­té de remé­dier LÉGÈREMENT à l’in­di­gence du vocabulaire. »

Claire Berest évoque alors l’arrivée de l’intelligence arti­fi­cielle dans le métier de l’édition :

« Sou­hai­te­raient-ils un appa­reil de cor­rec­tion auto­ma­tique pour le rem­pla­cer, une connec­tique sans états d’âme ni goût de l’ex­cel­lence ? Ils pour­raient tout aus­si bien créer une machine qui scan­ne­rait les textes comme des codes-barres, l’al­go­rithme lis­se­rait le bazar pour le trans­for­mer en un insi­pide brouet de mots creux. »

Sont même men­tion­nées les craintes sus­ci­tées par le modèle de lan­gage ChatGPT. « Comme s’il fal­lait craindre qu’une machine puisse être Kaf­ka ou Céline ! Insensé ! »

Le che­mi­ne­ment inté­rieur qui condui­ra Étienne au crime n’est pas sans rap­pe­ler celui d’É­mile Virieu, le cor­rec­teur de La Cage de verre (1971) de Georges Sime­non (voir « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »).

Claire Berest, L’Épaisseur d’un che­veu, Albin Michel, 240 pages.


“Coquilles” de Léon-Paul Fargue, 1944

Léon-Paul Fargue dans son lit, par Gisèle Freund, en 1938.

« Un édi­teur digne de ce nom fait lire les épreuves, avant de les envoyer à l’auteur, dont après tout ce n’est pas le métier, par le cor­rec­teur de l’imprimerie, d’abord, et les fait lire par son cor­rec­teur par­ti­cu­lier1, ensuite, quand il ne les revoit pas lui‑même. Mais le cor­rec­teur, pour cause de défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle, ne regarde qu’à la typo­gra­phie, tan­dis que vous ne regar­dez qu’au sens. Le cor­rec­teur sait tou­jours, par exemple, que Cle­men­ceau ne prend pas d’accent aigu sur l’e, mais il vous lais­se­ra pas­ser, sans sour­ciller, l’anachronisme le plus hon­teux, la cata­chrèse la plus vicieuse et le pata­quès le plus granuleux.

« Par­fois aus­si, et c’est là le plus dan­ge­reux, le cor­rec­teur se mêle de vous cor­ri­ger. Ce fut ce qui arri­va à La Fon­taine qui avait écrit : que la sage Minerve sor­tit tout armée de la cuisse de Jupi­ter. Le typo­graphe flai­ra l’erreur, et fit sor­tir la déesse de la cui­sine. Il y a aus­si la pêche au cacha­lot deve­nue la pêche au cho­co­lat, Albé­ric II pour Albé­ric Second, la pom­made contre la chute des che­vaux, et autres gentillesses…

« Je n’ai jamais don­né le bon à tirer d’un de mes livres sans trem­bler. Mais je n’en ai pas un sur deux qui soit exempt de sco­ries. Il arrive que l’on m’apporte quelque pla­quette à signer. Croyez‑vous que cela me fasse tou­jours plai­sir ? Je n’en pro­fite pas pour évo­quer les beaux jours de ma jeu­nesse. Je me sai­sis rageu­se­ment d’une plume et je com­mence par cor­ri­ger, pages 6, 8 ou 53, j’y vais natu­rel­le­ment “les yeux fer­més”, les insup­por­tables coquilles dont je devrais avoir la sagesse de me dire que je suis seul, sans doute, ou à peu près seul à les connaître, pour en souf­frir naïvement.

« Je pro­fite donc de l’occasion pour réta­blir, dans un de mes der­niers livres, Refuges, une phrase dont le cor­ri­gé n’avait pas été repor­té par moi sur les der­nières épreuves et qui m’empêche de dor­mir. Il faut lire, à la page 53, ligne 23 (si vous lisez…) : “Les formes d’une nuit qu’ils pour­raient se flat­ter d’avoir per­cée à jour” (etc.).

« Mais ne croyez‑vous pas que la matière de l’imprimerie fait des blagues et qu’il y a, comme dans Samuel But­ler, une révolte des machines ? Moi, je pres­sens des mee­tings : les carac­tères qui ne sont pas “de bonne com­po­si­tion” sortent de leurs com­pos­teurs, se groupent par affi­ni­tés et com­mencent à par­lo­ter : “Et toi ? On t’a cor­ri­gé ? Et tu as cédé ? grand lâche ! Moi, je saute !” Et il y a aus­si les loustics‑fantômes qui changent les marbres de place, comme les étu­diants far­ceurs du temps de Guy de la Faran­dole2 chan­geaient de porte les chaus­sures dans les hôtels.

« Mais il y a peut‑être aus­si une “reine” des carac­tères, comme il y a une reine des abeilles, des four­mis ou des termites… »

Extrait de Léon-Paul Fargue [1876-1947], « Coquilles », dans Lan­terne magique, Robert Laf­font, 1944 ; Seghers, 1982, p. 9-13.


“Parler d’amour”, romance d’un correcteur, 1939

Dans une nou­velle inédite de Lucien Ray, publiée par la revue Ciné­monde, Sté­pan Arkai­le­vitch, amou­reux de Simone, n’ose lui avouer un ter­rible secret : pour sur­vivre, il a dû, un temps, se résoudre à « d’obs­cures besognes de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie ». Mais en lui bat « un cœur affec­tueux et tendre ». Extraits.

photo illustrant la nouvelle "Parler d'amour" dans "Cinémonde" n° 576, novembre 1939
Illus­tra­tion de la nou­velle « Par­ler d’a­mour », dans Ciné­monde, 1939.

Une ten­dresse ardente et sin­cère unis­sait ces deux êtres qui n’a­vaient pas de secret l’un pour l’autre. Une confiance entière et jus­ti­fiée s’é­tait éta­blie entre eux une fois pour toutes.

Pour­tant, en dépit d’une entente par­faite, il y a des sujets que les couples les plus unis pré­fèrent ne pas aborder.

Quel être n’a pas sa tare secrète, sa souf­france cachée qu’il redoute de dévoi­ler même à l’être qu’il aime le mieux au monde et qui pour­tant est capable de com­prendre et de cal­mer sa dou­leur ? Simone en voyant son mari si défait com­prit aus­si­tôt le motif de sa détresse, de son angoisse.

Sté­pan, d’o­ri­gine étran­gère, était arri­vé très jeune à Paris où il avait fait ses études et connu des débuts dif­fi­ciles. Des années durant, il lui avait fal­lu lut­ter pour pour­suivre ses cours, vivre misé­ra­ble­ment d’obs­cures besognes de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie, tra­vaillant la nuit dans une atmo­sphère char­gée de vapeurs plom­bées, au milieu du vacarme des lino­types, du fra­cas des rota­tives.

Sté­pan, avec beau­coup de cou­rage, avait lut­té, lut­té contre la fatigue, contre la faim et contre l’amour.

C’est contre l’a­mour qu’il devait com­battre avec le plus d’o­pi­niâ­tre­té, parce qu’il avait un cœur affec­tueux et tendre, un besoin d’ai­mer invin­cible, une soif de ten­dresse qui le tour­men­tait nuit et jour. Mais il ne se sen­tait pas le droit de lier à son exis­tence pré­caire une autre exis­tence. Pour ne pas suc­com­ber à la ten­ta­tion, il adop­ta une atti­tude néga­tive devant l’a­mour. Il en rit, il le nia, il le raya de sa vie.

Cela dura long­temps ain­si, jus­qu’au jour où il ren­con­tra Simone. Ce jour-là, mal­gré ses théo­ries, il tom­ba éper­du­ment amou­reux et il dut recon­naître que sa tris­tesse en fut toute illu­mi­née. De longs mois, il ado­ra en silence Simone qu’il voyait chaque jour et qui ne se dou­tait pas de la pas­sion qu’elle avait éveillée.

Mais tout finit bien :

Gal­va­ni­sé par cette admi­rable com­pré­hen­sion fémi­nine, il osa sor­tir de son sous-sol empuan­ti. Il s’en­har­dit, lui, le cor­rec­teur, jus­qu’à pro­po­ser des articles et des contes à la rédac­tion, du deuxième étage. Cette ascen­sion était sym­bo­lique. Peu à peu, il sor­tit de l’or­nière, il écri­vit des scé­na­rios. Il réus­sit même à en faire tour­ner un.

Ciné­monde, no 576, novembre 1939.

Les sombres débuts d’un jeune correcteur, 1882

Page de titre de la revue "La Jeune Belgique", 1882

Le 15 août 1882, la revue lit­té­raire La Jeune Bel­gique (lien Wiki­pé­dia1) publie le texte d’un cer­tain John Keat nar­rant son embauche comme cor­rec­teur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fic­tion. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phti­sie à 24 ans. Le signa­taire de ce texte (ou son per­son­nage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pen­du à une corde qui « le défiait » au-des­sus de son bureau. On passe bru­ta­le­ment du natu­ra­lisme, mou­ve­ment défen­du par la revue, à l’hor­reur ! Je n’ai trou­vé aucune infor­ma­tion sup­plé­men­taire au sujet de ce John Keat. Ce texte est sur­tout inté­res­sant par sa des­crip­tion de l’u­ni­vers de travail.

CORRECTEUR !

Aujourd’­hui pour la pre­mière fois, je suis entré dans l’a­te­lier où j’ai obte­nu la place de correcteur.

C’est une grande salle allon­gée, cou­verte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux ran­gées de casses ados­sées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de char­rette de bras­seur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régu­liè­re­ment rou­lant sur ses rails, tan­dis que les cour­roies qui s’é­lèvent obli­que­ment vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscil­la­tion lente, et le tiroir avance tou­jours et recule, éter­nel­le­ment. Des filles per­chées sur un tabou­ret pré­sentent du papier aux griffes de la presse, un rou­leau tourne, la feuille dis­pa­raît, une autre est hap­pée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.

Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, com­posent avec un mou­ve­ment d’au­to­mate, sans par­ler ; les petits appren­tis vous passent entre les jambes et vont cher­cher de la bière pour les assoiffés.

De temps en temps une mar­geuse fre­donne une chan­son mono­tone qu’ac­com­pagnent dans le fond les conduc­teurs et les gamins, et la chan­son s’enfle en bour­don­nant, bête et traî­narde, jus­qu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.

M. Lou­tard, le contre-maître, m’a don­né une place au fond, près des marbres. Il m’a pré­sen­té à mon confrère Mali­cot, un char­mant gar­çon très-chauve qui se pique de beau lan­gage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la cen­tau­rée. « C’est bon pour l’es­to­mac, dit-il. »

Mali­cot me passe des épreuves à cor­ri­ger : Cahier des charges : Pavage à exé­cu­ter sur la route de Namur à Bruxelles par Water­loo, sur une lon­gueur de 16o m. dans la tra­verse de Sombreffe.

Cela m’a pris deux heures à cor­ri­ger. Il est vrai que comme inté­rêt brut, c’é­tait folâtre.

Mali­cot m’a appris ce que c’est qu’un bour­don, une espace, un cadra­tin, un lin­got, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.

Aujourd’­hui le patron a fait le tour des ate­liers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grin­cheux. Il a dai­gné me dire que mon épreuve était bien corrigée.

Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modes­tie est la ver­tu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.

Il fait triste à l’a­te­lier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.

Mali­cot est par­ti. Il a man­gé trop de centaurée.

Son pupitre est désert et des­sus se pré­lasse une épreuve de l’His­toire contem­po­raine de A. P… Cette épreuve m’at­tire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Lou­tard m’a regar­dé. Il arrive. Hor­reur ! il m’a don­né douze folios de chiffres, des chiffres mal impri­més avec un nimbe noir qui fait papillo­ter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est hor­rible. J’ai peur de me trans­for­mer en chiffre, de m’ar­ron­dir en 6, de me hacher en 4, de me cou­leu­vrer en 8 ; je deviens arith­mo­mé­trique, je sens des ver­tiges, les lobes de mon cer­veau s’en vont ; je les vois s’en­vo­ler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…

« Je deviens arith­mo­mé­trique… » Com­po­si­tion d’origine.

Mali­cot est reve­nu ; il cor­rige la Revue du Nord et mâche de la cen­tau­rée (pour l’es­to­mac). Heu­reux homme ! il a lu presque entiè­re­ment un article de M. X… sur les Amé­lio­ra­tions des che­mins de fer bra­ban­çons, sans comp­ter un cha­pitre com­plet d’un roman de Zénaïde Fleu­riot — roman­cier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage com­plet à cor­ri­ger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un com­men­ce­ment et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres blo­quées ; et puis il me semble qu’au plus pal­pi­tant du livre, il y aura une cou­pure nette et… des annonces de pas­tilles anti-asthmatiques.

Il y a une corde qui pend au-des­sus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pour­quoi est-elle là ? Elle m’a­gace, elle a l’air de me défier, je la couperai…

John Keat.

N. B. — Il s’y est pendu. 


Pré­ci­sion : Dans la mise en page ori­gi­nelle, le nota et la signa­ture figurent sur la même ligne. 

La Jeune Bel­gique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.

La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.