Nécrologie de Louis Ganderax, par Émile Henriot, 1940

Portrait de Louis Ganderax, "Revue de Paris", 1910
Por­trait de Louis Gan­de­rax, Revue de Paris, 1910.

Le 12 février 1940, dans le quo­ti­dien Le Temps, le jour­na­liste et écri­vain Émile Hen­riot rend hom­mage à son ami Louis Gan­de­rax (1855-1940), ancien direc­teur de la Revue de Paris et fin correcteur.

Un correcteur 

« Un homme vient de mou­rir, aus­si dis­cret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’é­tait en sage chas­te­ment reti­ré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a pas­sé inaper­çu, alors qu’en d’autres temps sa nécro­lo­gie aurait fait lon­gue­ment flo­rès dans les gazettes lit­té­raires. Pré­ci­sé­ment à cause de la guerre, où toutes les valeurs fran­çaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut don­ner le sou­ve­nir de l’a­mi­tié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écri­vains durent beau­coup, qui s’ap­pe­lait Louis Ganderax.

« Quand on aura dit, d’a­bord, qu’il fut l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire d’Hen­ri Meil­hac — le Meil­hac de la Vie pari­sienne et de Frou­frou, avec lequel il avait même col­la­bo­ré et fait repré­sen­ter Pépa sur la scène du Théâtre-Fran­çais, — on aura situé dans le temps ce char­mant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la pro­duc­tion lit­té­raire de cet âge sera un peu plus dif­fi­cile, car, bien qu’il ait assez écrit, Gan­de­rax ne fai­sait guère figure de pro­duc­teur. D’an­ciens lec­teurs de la Revue des Deux Mondes se sou­viennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’an­nées, la rubrique de la cri­tique dra­ma­tique avec autant de goût que d’au­to­ri­té, et qu’il l’a­ban­don­na un jour (en 1888, soyons pré­cis) pour une rai­son qui paraî­tra aujourd’­hui extra­or­di­naire. C’est qu’à cette date Gan­de­rax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et cri­tique, et déci­da que le fait d’être lui-même appe­lé à être jugé lui ôtait toute qua­li­té pour juger autrui. On avait de ces scru­pules autre­fois. Celui-ci suf­fi­ra pour faire appré­cier le galant homme.

« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »

« Son mérite est autre, pour­tant. Louis Gan­de­rax était deve­nu, dans les années 90, direc­teur de la Revue de Paris. Il n’y écri­vit point, que je sache, pas plus que Buloz et Val­lette, ces deux autres grands direc­teurs de revue, n’é­cri­virent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mer­cure. Le rôle de direc­teur d’un impor­tant pério­dique lit­té­raire est ailleurs que dans la pro­duc­tion lit­té­raire per­son­nelle. Il consiste à cher­cher les talents pour les impo­ser au public, à les exci­ter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Gan­de­rax fut incom­pa­rable. Il aimait les lettres à la pas­sion ; il les ser­vit à sa manière, et ce qu’il accom­plit, dans ses quinze ou vingt ans de direc­tion, à la Revue de Paris, dont il fit la mai­son de France, de Loti, de Lemaître, de Bar­rès, d’Abel Her­mant, d’Hen­ri de Régnier, de Boy­lesve, de d’An­nun­zio, de Gérard d’Hou­ville et de la com­tesse de Noailles, sans comp­ter de plus jeunes débu­tants, porte témoi­gnage de son dis­cer­ne­ment et de son goût. Mais ce goût ne l’in­ci­tait pas seule­ment à choi­sir ; il sut en outre le mettre au ser­vice de ceux mêmes qu’il avait choi­sis ; et les plus illustres, et les plus accom­plis même dans leur art, il fut pour eux, dans la cou­lisse, le col­la­bo­ra­teur le plus actif, le plus dés­in­té­res­sé, le plus vigi­lant, en s’ins­ti­tuant leur cor­rec­teur. Car aucun de ceux qu’il avait accep­tés dans son équipe ne rece­vait jamais la moindre épreuve d’im­pri­me­rie de la Revue, qu’il s’a­gît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le pre­mier état (on appelle cela un pla­card), cri­blée, constel­lée, zébrée, rayée en tous sens de sou­li­gnures, de points d’in­ter­ro­ga­tion, de ren­vois et de cor­rec­tions pro­po­sées, toutes fon­dées sur l’eu­pho­nie, la pro­prié­té des termes, la jus­tesse du sens, la gram­maire, l’hor­reur des répé­ti­tions de mots et de la fré­quence des tours, et autres mal­fa­çons d’é­cri­ture, qui échappent par­fois au plus judi­cieux écri­vain et au plus raf­fi­né styliste…

« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »

« Gan­de­rax était né cor­rec­teur. Il y aurait, pour un biblio­phile let­tré, une jolie col­lec­tion à for­mer, des épreuves si volup­tueu­se­ment cor­ri­gées de sa main, par­faites leçons de bien dire. Il por­tait au génie le don qu’il avait de la cor­rec­tion et l’art d’a­per­ce­voir, à quatre pages d’in­ter­valle, une conso­nance dou­teuse, une redon­dance, un dou­ble­ment d’ef­fet, une iden­ti­té de timbre ou de cou­leur. Jusque dans l’in­té­rieur d’un mot ou d’un com­po­sé, son œil et son oreille sour­cilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sour­cilleuse ?) trou­vaient un sujet de cha­grin ; et je me sou­viens de la joie lyrique que met­tait Mme de Noailles à mon­trer telle épreuve qu’elle avait reçue du redou­table Gan­de­rax, où il avait sou­li­gné plu­sieurs fois d’une plume indi­gnée ces simples mots Afrique équa­to­riale dont le « fri­que­qua » lui parais­sait into­lé­rable à entendre et seule­ment à lire. Gan­de­rax aurait, à cet égard, repris le sévère Mal­herbe lui-même, qui a écrit quelque part « com­pa­rable à la flamme », sans s’a­vi­ser que « para­bla­la­fla » est une hor­reur pour qui­conque a l’o­reille déli­cate et le tym­pan fin… Il est pos­sible que le scru­pu­leux Gan­de­rax ait par­fois un peu exa­gé­ré le sen­ti­ment qu’il avait de l’eu­pho­nie ; mais si galant homme et si spi­ri­tuel qu’il était, sans fana­tisme d’au­cune sorte, il lui suf­fi­sait d’a­voir signa­lé à ses auteurs leurs bourdes, pata­quès ou caco­pho­nies, et sug­gé­ré le syno­nyme ou l’é­qui­valent ; et il n’o­bli­geait per­sonne à accep­ter d’au­to­ri­té les cor­rec­tions qu’il « pro­po­sait ». Il en pro­po­sa même un jour, je crois bien, à Ana­tole France, dont il était l’a­mi. Et France, qui le tutoyait de longue date, pous­sa ce jour-là le tutoie­ment jus­qu’à l’éner­gie mili­taire, en lui retour­nant ses épreuves cor­ri­gées, avec un delea­tur sur les « cor­rec­tions pro­po­sées », accom­pa­gnées de cette remarque : « Tu as rai­son, mais je t’.….. ! » — J’i­ma­gine que, pour toute ven­geance, Gan­de­rax dut se conten­ter de mettre un point d’in­ter­jec­tion en face de ce verbe incorrect.

Émile Henriot, vers 1930
Émile Hen­riot, vers 1930.

« Jeux raf­fi­nés, goût déli­cieux, cas de conscience d’au­tre­fois ! Comme tout cela doit paraître péri­mé à nos scri­bouilleurs d’au­jourd’­hui, qui tiennent l’im­par­fait du sub­jonc­tif pour une pose, et l’ac­cord des temps pour une ridi­cule conven­tion ! — N’empêche que c’est Louis Gan­de­rax qui avait rai­son, en main­te­neur et juge du meilleur par­ler de chez nous. Beau­coup de ceux qui ont tra­vaillé avec lui ont gar­dé un sou­ve­nir affec­tueux et recon­nais­sant de ses sou­riantes sévé­ri­tés. En leur épar­gnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rap­pe­lé ce que c’é­tait que l’art d’é­crire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse. 

Émile Hen­riot. »

L’orthographe de “gaieté” fait débat au “Figaro”, 1878

C’est une frian­dise que je vous pro­pose aujourd’hui, un entre­fi­let trou­vé dans le Figa­ro du 22 mars 1878. Vous don­ne­ra-t-il un peu de gaie­té ? C’est mon but, en tout cas. 

entrefilet dans "Le Figaro", 22 mars 1878
Le Figa­ro, 22 mars 1878.

Intro­duite en seconde posi­tion dans le Dic­tion­naire de l’Académie en 1798, l’orthographe gaî­té est donc admise en 1878, date de l’article du Figa­ro, mais la pre­mière, gaie­té, est la seule que l’Académie emploie dans ses défi­ni­tions depuis 1740 : « Avoir de la gaie­té. Perdre toute sa gaie­té. Reprendre sa gaie­té. Mon­trer de la gaie­té. Témoi­gner une grande gaie­té. Il est d’une gaie­té folle. Il a de la gaie­té dans l’esprit. » 

Ces mes­sieurs les cor­rec­teurs sui­vaient donc la pré­fé­rence de l’Académie.

Pré­cé­dem­ment (1694, 1714), l’Académie écri­vait gaye­té – pro­non­cé en trois syl­labes, comme on le voit dans ces vers : 

« Mais je vous avoue­rai que cette gaye­té 
Sur­prend au dépour­vu toute ma fer­me­té »
— Molière, Don Gar­cie de Navarre ou le Prince jaloux (1661), V, 6.

Ensuite, elle écri­ra gaie­té seul (1718, 1762), choix auquel elle revien­dra en 1935.

L’édition actuelle du Dic­tion­naire de l’Académie conserve la seule gaie­té, mais pré­cise en bas de défi­ni­tion : « On trouve aus­si gaî­té » et « Peut s’écrire gai­té, selon les rec­ti­fi­ca­tions ortho­gra­phiques de 1990 ». 

Dans les faits, gaie­té reste net­te­ment majo­ri­taire, gaî­té ne se ren­contre plus que dans des noms propres (théâtre de la Gaî­té) ; gai­té n’a pas encore pris. 

Ajou­tons, pour le plai­sir, qu’en 1878 les gaie­tés dési­gnaient aus­si « des paroles ou des actions folâtres que disent ou que font les jeunes personnes ».

Je vous sou­haite donc, en ce dimanche, d’avoir de la gaie­té ou de faire de petites gaietés. 

PS – Les cor­rec­teurs auront noté, au pas­sage, que la confu­sion mise à/au jour avait déjà cours.

Photo de famille : un congrès de correcteurs, 1936

25e congrès de l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France, Rennes, 31 mai 1936, L’Ouest-Éclair (édi­tion de Rennes), ce même jour.

C’est avec une cer­taine émo­tion que j’ai décou­vert cette « pho­to de famille ». Elle rend leur visage aux membres du 25e congrès de l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France, à Rennes, le 31 mai 1936, dont le pré­sident est alors E. Gre­net (suc­ces­seur de Théo­tiste Lefèvre1, qui offi­cia jus­qu’en 1921, et de A. Geoffrois).

E. Grenet, président général de l'Amicale des Protes et Correcteurs de France, 1936
E. Gre­net, dans L’Ouest-Éclair (Rennes), 31 mai 1936.

Fon­dée à Per­pi­gnan, en 1897, par Joa­chim Comet (1856-1921), cette col­lec­ti­vi­té a connu plu­sieurs noms2. En 1905, elle « compte […] plus de 500 membres […] [et] a pour but la défense des inté­rêts pro­fes­sion­nels et maté­riels de ses membres ; c’est une socié­té de secours mutuels, de pré­voyance et d’assurance pour le cas d’invalidité et pour la vieillesse3 ». En jan­vier 1921, elle avait « un effec­tif de 750 membres envi­ron, dont 300 cor­rec­teurs au plus », écrit L.-E. Bros­sard4

Concours Delmas
Concours Del­mas, 1909.

Concrè­te­ment, on sait, par exemple, que le congrès de Tou­louse, en 1904, « s’est prin­ci­pa­le­ment occu­pé des offices de pla­ce­ment ; de la divi­sion ration­nelle de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs en sec­tions régio­nales [d’a­bord au nombre de sept, elles seront qua­torze à par­tir de 1911] ; du contrat d’apprentissage et du concours Del­mas5.
« Une inté­res­sante ques­tion, celle de la “coti­sa­tion-décès” en faveur de la famille des membres actifs de la socié­té qui vien­draient à mou­rir, a été réso­lue dans un sens net­te­ment mutua­liste.
« Le congrès s’est occu­pé aus­si de la ques­tion des retraites et a for­mu­lé ses réponses au ques­tion­naire rela­tif au rap­port Tau­dou6, pré­sen­té à Lyon en 19037. »

Des comptes rendus peu informatifs

S’ils sont assez nom­breux dans la presse, les comptes ren­dus des ban­quets annuels et congrès de cor­rec­teurs sont géné­ra­le­ment ennuyeux : ils déroulent de longues listes d’intervenants, tout le monde se remer­cie et se congra­tule. Sont sou­vent pré­sents le maire de la ville et quelques conseillers muni­ci­paux, un ou plu­sieurs maîtres impri­meurs locaux, éven­tuel­le­ment un direc­teur de jour­nal. Dans la presse régio­nale, on trouve des pas­sages de ce genre : 

« Au des­sert, le pré­sident de la sec­tion, M. F. Riou, le visage rayon­nant, se lève et se défen­dant tout d’abord de vou­loir faire un dis­cours, salua en excel­lents termes les dames et les ami­ca­listes pré­sents, puis résu­ma notre pro­gramme de soli­da­ri­té, de mutua­li­té et de pré­voyance sociale. […] Puis, gagné par la cha­leur com­mu­ni­ca­tive, cha­cun y alla de sa romance ou de son mono­logue, et après une sor­tie fami­liale vers Saint-Laurent l’on revint trin­quer à la san­té des pré­sents et… des absents8. »

On a tous les détails de l’organisation des jour­nées ; on sait dans quel bon res­tau­rant tout ce beau monde a déjeu­né (mais pas de quoi, hélas !) ; on nous dit que les dis­cours, nom­breux, ont été très applau­dis, mais on en apprend peu sur les ques­tions débat­tues. À croire qu’il s’agit sur­tout de se régaler… 

une blague du "Figaro"
Une blague du Figa­ro, 28 mai 1912.

J’ai tout de même appris que le congrès de Saint-Étienne, du 15 mai 1910, « s’est occu­pé de la situa­tion pré­caire des cor­rec­teurs, sou­vent moins rétri­bués que les typos. Une nou­velle inter­ven­tion aura lieu auprès des syn­di­cats des Maîtres impri­meurs, en les priant de prendre en consi­dé­ra­tion les vœux qui leur seront sou­mis à nou­veau. Ces vœux visent à la fois les salaires, la consi­dé­ra­tion due aux cor­rec­teurs, les locaux mal­sains dans les­quels ils tra­vaillent9. »

Et qu’en 1926, « le Congrès […] a adop­té un vœu deman­dant huit jours de congé payé par an pour les cor­rec­teurs et les chefs de ser­vice […]10 ». Il fau­dra attendre encore un peu…

Se fédérer, une nécessité

Dès 1880, dans l’an­nonce d’un ban­quet annuel de cor­rec­teurs au Palais-Royal (Paris), pré­si­dé par Eugène Bout­my11, on peut décou­vrir le bien­fait de telles rencontres : 

« L’invitation s’adresse, non-seule­ment aux membres de la socié­té, mais encore et sur­tout aux cor­rec­teurs qui n’en font pas par­tie. Les cor­rec­teurs n’ont que de rares rela­tions ; ils se connaissent dans une impri­me­rie, et encore ! La réunion annuelle a pour but de faire connaître, et par consé­quent appré­cier à tous, la néces­si­té du grou­pe­ment12. » 

Des sujets abor­dés lors de ce « superbe ban­quet [qui] réunis­sait […] un grand nombre des membres de la Socié­té des cor­rec­teurs de Paris », on sait ceci :

« M. E. Mas­sard a insis­té sur la néces­si­té d’établir une soli­da­ri­té étroite entre les com­po­si­teurs et les cor­rec­teurs, et mani­fes­té le désir de voir tous les cor­rec­teurs se grou­per pour faire ces­ser l’exploitation dont ils sont l’objet. Ces tra­vailleurs sala­riés ont besoin de leur appui mutuel pour triom­pher des injus­tices dont ils sont jour­nel­le­ment vic­times de la part des maîtres impri­meurs. 
« Le délé­gué de la Socié­té typo­gra­phique a répon­du que les com­po­si­teurs syn­di­qués seront pro­chai­ne­ment invi­tés à n’accepter dans leurs ate­liers que des cor­rec­teurs éga­le­ment syn­di­qués. Le pré­sident a pris acte de cette impor­tante décla­ra­tion13. […] »

La saveur des “actualités” du passé

Contraint de « cou­vrir » l’é­vè­ne­ment, le rédac­teur du jour­nal local tire par­fois bra­ve­ment à la ligne pour rem­plir ses colonnes. Ain­si, quand les congres­sistes de Rennes, en 1936, partent visi­ter le Mont-Saint-Michel, la plume se fait lyrique : 

« Les cars roulent, main­te­nant, sur la digue, entre des sables de traî­trise, et encore fri­sés de la caresse du flot. Entre Tom­be­laine et le Mont, une pro­ces­sion lil­li­pu­tienne, croix d’or, fai­sant en tête un point lumi­neux, s’avance. Le Mont-Saint-Michel ! tout le monde des­cend ! et c’est l’entrée de la cara­vane par la Bavolle, la Cour du Lion, le bou­le­vard, et enfin cette rampe pit­to­resque, aux mai­sons rap­pro­chées, comme à la cas­bah, avec ses cui­vre­ries de Vil­le­dieu, qui sont bien un peu mau­resques ! Elles tintin[n]abulent aux échop[p]es, sous le tou­cher curieux. Les invites sont pres­santes, le suc­cès de l’omelette renom­mée est le secret de chaque hos­tel­le­rie et de par­tout on vous pro­met vue sur la mer, du haut de la ter­rasse. […]14 »

Les congres­sistes de Rennes, en 1936. Cœur de l’i­mage (la par­tie la plus nette).

Pour la bonne bouche, j’ai rete­nu deux autres pas­sages de ces articles com­pas­sés. À lire avec l’in­to­na­tion des spea­kers de l’époque.

1904 — « Dimanche, jour de Pâques, la sec­tion bor­de­laise de l’Association ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de pro­vince a célé­bré son ban­quet annuel, auquel — gra­cieuse inno­va­tion — les dames ajou­taient le charme de leur pré­sence.
Comme par le pas­sé, l’hôtel Gobi­neau jus­ti­fia sa renom­mée si légi­ti­me­ment acquise, et ses hôtes, tou­jours fidèles, trou­vèrent le fin menu qui leur fut ser­vi en har­mo­nie avec l’élégance de la table15. »

1907 — « À midi, une sur­prise atten­dait les excur­sion­nistes à l’hôtel Bel­le­vue, dont — entre paren­thèses — le Vatel se sur­pas­sa. […] Delu­meau, direc­teur de la Socié­té vini­cole blayaise ; Patrouillet et Bru­nette, impri­meurs à Blaye, […] pré­ve­naient qu’ils se fai­saient repré­sen­ter à ce dîner intime par d’excellentes caisses de vin vieux. Aus­si, quand vint l’instant de débou­cher ces véné­rables fla­cons, ce fut un feu croi­sé de toasts où les remerci[e]ments les plus cha­leu­reux allèrent aux géné­reux dona­teurs, aux orga­ni­sa­teurs aus­si. 
« Enfin, l’heure son­na du retour, et — après un court et mer­veilleux voyage — celle, suprême, de la dis­lo­ca­tion. Ce fut le seul nuage de ces deux belles jour­nées, — bien vite dis­si­pé par l’espérance de l’au-revoir pro­chain, au Congrès géné­ral de Nantes16. »

Ces folles agapes nous paraissent bien lointaines…

« L’Amicale des “Protes” Sté­pha­nois don­nait dimanche son ban­quet annuel », Mémo­rial de la Loire et de la Haute-Loire, 8 juillet 1936. Cette fois, les épouses étaient conviées.

“La Coquille”, nouvelle de Jacques des Gachons, 1908

Jacques des Gachons, 1927
Jacques des Gachons. Agence Rol, 1927. © BNF.

Le 27 juin 1908, dans son sup­plé­ment lit­té­raire, Le Figa­ro publiait une nou­velle inédite de Jacques des Gachons (1868-1945), inti­tu­lée La Coquille. J’en repro­duis un large extrait. 

Récem­ment ins­tal­lé en ban­lieue de Paris, le nar­ra­teur est intri­gué par une des vil­las de son quar­tier et par son pro­prié­taire. Le soir, avant de ren­trer chez lui, il observe son voi­sin, et ses curieuses habi­tudes de lec­ture, à tra­vers la fenêtre éclai­rée de son salon. 

La Coquille, nouvelle inédite, titre du journal

« […] La Coquille, quel joli nom pour la mai­son d’un sage ! […]
On m’avait dit le nom de l’hôte de la Coquille, Isi­dore Bonin. Sans doute, s’il avait écrit, l’avait-il fait sous un pseu­do­nyme. Mais qu’im­por­tait ce mys­tère. Ce qui m’in­té­res­sait, ce n’é­tait pas le pas­sé, c’é­tait le pré­sent, c’é­tait la vil­la la Coquille.

« […] M. Isi­dore Bonin lit. Il lit gra­ve­ment, les doigts le long de sa belle barbe blanche. On sent qu’à mesure qu’il avance dans sa lec­ture, le plai­sir, comme un philtre, pénètre en lui ; par­fois, il hoche la tête à petits coups appro­ba­teurs ; d’autrefois [sic], le visage illu­mi­né, il sai­sit un crayon, sou­ligne un pas­sage, ajoute une croix en marge, puis il jette les bras en l’air et il rit, il rit. J’entends son rire de l’allée où je marche à petits pas peu­reux. M. Isi­dore Bonin, par­fois, rit trop fort. Cela me contra­rie un peu. Il est peu de livres qui pro­curent un si gros éclat de rire et M. Bonin rit très souvent.

« M. Bonin est métho­dique. À huit heures, il allume sa pipe et se carre un peu plus dans son fau­teuil. Sans doute, il rumine la nour­ri­ture intel­lec­tuelle qu’il vient de mâcher page à page. Il ferme les yeux et remue la tête de gauche à droite et de droite à gauche, vive­ment, avec une sorte de sou­rire. Ah ! il ne laisse pas le suc des livres s’échapper de lui à mesure qu’il lui arrive : il le retient, le retourne, le savoure ; il le fait sien.

« La pipe ache­vée, il reprend son crayon, feuillette le livre ter­mi­né et reporte au com­men­ce­ment du tome le numé­ro des pages anno­tées. Par­fois, il n’y résiste pas et lit, tout haut, à sa femme, qui, d’avance, approuve un des pas­sages par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant. La cita­tion se ter­mine d’ordinaire par une pan­to­mime que je n’ai jamais bien com­prise. Il compte avec ses doigts, jusqu’à cinq, par­fois jusqu’à neuf, devient grave, hausse les épaules, reste un moment immo­bile, puis il esquisse un geste d’irresponsabilité et laisse le sou­rire chas­sé reve­nir dans ses yeux.

« C’est cette petite scène finale qui, renou­ve­lée, m’intrigua tel­le­ment que je fus bien­tôt mor­du par le désir de faire la connais­sance de cet homme qui trou­vait tant de plai­sir dans les livres. »

N’y tenant plus, le nar­ra­teur cherche le moyen de péné­trer chez son voi­sin. Une ques­tion de voi­rie fait l’affaire.

« […] 
— Excu­sez-moi, mon­sieur, de vous avoir déran­gé, lui dis-je. Je n’aurais garde d’abuser de vos pré­cieux moments. Moi aus­si je vis par­mi les livres et je sais com­bien l’on aime peu à voir vio­ler leur bonne retraite. II faut plaindre ceux dont le logis n’est pas tapis­sé de ces chers amis…
D’un coup d’œil cir­cu­laire, je cares­sai les six ran­gées de reliures…
— Sans doute, sans doute, mur­mu­ra le vieillard, un peu confus.
— Les livres sont immor­tels. Ils ne meurent jamais que d’accident… Il nous en vient des temps les plus recu­lés… Il en est qui vivront peut-être des mil­liers de siècles après nous… Ce sont les fruits de l’homme et de Dieu…
— Sans doute, sans doute…
Je conti­nuai mon dithy­rambe, pour me mettre à l’unisson des sen­ti­ments de cet homme.
— Que vous êtes heu­reux, de bai­gner votre vieillesse dans leur éter­nelle jou­vence. Par­don­nez-moi mon indis­cré­tion, mais j’ai vu, en pas­sant, le soir, devant votre mai­son, que vous aimiez les livres…
Enfin, je me tais. Le vieux biblio­phile put pla­cer un mot :
— Ah ! oui, mon­sieur, j’aime les livres. J’en ai tant fait, pen­dant qua­rante années…
— Mais qui donc êtes-vous, mon cher maître ? mur­mu­rai-je ému sou­dain à cette décla­ra­tion.
— Voi­ci ma ran­gée, dit-il, pen­ché vers le second rayon de sa biblio­thèque. Ils ne sont pas tous là. Ma mai­son serait trop petite pour les conte­nir tous ! Mais ce sont, en quelque sorte, mes pré­fé­rés, ceux aux­quels j’ai pu appor­ter tous mes soins.
Du doigt, il gui­da mes regards et je lus sur les dos ali­gnés : « Vic­tor Cher­bu­liez, Edmond About, Louis Enault, Fran­cis Wey, Oui­da… »
Le vieillard, sans doute, se moquait de moi. Je me mis à rire.
— Tous ne sont pas à votre goût, peut-être, s’empressa-t-il d’ajouter. Moi, j’ai mes rai­sons…
Quelle dés­illu­sion ! Mon voi­sin était fou ! Je crus devoir flat­ter sa manie. J’avisai quelques ouvrages récents qui for­maient une pile sur la table. Il y avait des romans de Bazin, de Loti, de Rod…
— Vos der­nières œuvres, sans doute ?
— Oh ! non, mon­sieur, répon­dit-il, j’ai ces­sé tout tra­vail. Mais on ne quitte pas les livres du jour au len­de­main. J’achète les der­niers romans pour res­ter au cou­rant des tra­vaux de mes confrères. Et, soit dit entre nous, tout ce qui paraît ne vaut pas tri­pette. Ça ne tient pas debout !…
— Vous êtes sévère.
— Je suis clair­voyant. De mon temps, mon­sieur, on était conscien­cieux.
Ce n’était pas là le pro­pos d’un insen­sé.
— Com­bien je suis de votre avis ! dis-je, pris à son accent sin­cère.
— On ne sait plus écrire. Les points, les accents, les vir­gules, les lettres majus­cules, l’orthographe, la syn­taxe, on ignore tout. Aujourd’hui, on lit en cou­rant, pour­quoi n’écrirait-on pas de même ? Il y a des excep­tions, certes. Quelques ouvrages de luxe sont pré­sen­tables. Il y a des mai­sons hono­rables qui res­tent dans la bonne tra­di­tion. Mais ouvrez un peu ceci, et cela.
Il me ten­dit un roman de Paul Adam, un livre de nou­velles de Jean Lor­rain.
— C’est tel­le­ment exé­crable, mon­sieur, que cela en devient déli­cieux. C’est un régal. Tout ce rayon est consa­cré à mes trou­vailles en ce genre. Jetez un œil sur ce volume de vers.
Je pris le livre dans mes mains et l’ouvris, pour ne point déso­bli­ger mon hôte. En marge, au crayon, s’alignaient une file inin­ter­rom­pue de cor­rec­tions : vers faux, ortho­graphe inha­bi­tuelle, lettre trans­po­sée, lettre d’un corps dif­fé­rent du reste du poème, pagi­na­tion erro­née, titre cou­rant omis, déléa­tur, etc.

« Un nuage à l’horizon se déchi­ra, et je vis clair dans la vil­la de la Coquille.
J’étais chez un vieux cor­rec­teur en retraite.
Il ne lisait pas, le soir, sous la lampe[,] il épe­lait. Il col­lec­tion­nait les coquilles[.]
[…] »

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

Hommage au correcteur, dans “La Démocratie”, 1914

Je repro­duis ci-des­sous un texte publié en une du quo­ti­dien La Démo­cra­tie (Paris), le 17 avril 1914, sous le titre de rubrique « Libres propos ».

« S’il est homme cri­ti­qué, c’est bien le cor­rec­teur, celui qui s’est don­né dans sa vie, la très fâcheuse mis­sion de cor­ri­ger dans une toute petite pièce don­née comme l’on donne une aumône, les inévi­tables « coquilles » si géné­reu­se­ment dis­tri­buées par les typo­graphes. Sa besogne est aride, par­fois amère : sous la blanche lumière d’une lampe, il par­court de ses yeux fati­gués des épreuves plus ou moins lisibles ; un doigt de sa main gauche fixé sur la copie de l’auteur, suit la suc­ces­sion inin­ter­rom­pue des lignes et le fil d’Ariane d’une pen­sée dont le reflet est par­fois rebelle et dont la conti­nui­té s’interrompt sou­dain sous le fâcheux effet d’un quel­conque distraction.

« Der­rière l’humble per­sonne de ce tra­vailleur modeste, les lino­types chantent leur mono­tone mélo­pée : elle n’a rien d’har­mo­nieux cette suc­ces­sion de bruits qui imite à s’y méprendre le cli­que­tis de fan­tas­tiques cisailles qui s’a­gi­te­raient dans le vide : une désa­gréable odeur de plomb fon­du s’at­tarde dans l’atmosphère de l’atelier : les lampes élec­triques pro­jettent sur les machines et sur les gens le brillant reflet de leur impas­sible clar­té. Obs­ti­né­ment pen­ché sur les pla­cards que le prote trans­met avec une déses­pé­rante régu­la­ri­té, le cor­rec­teur exa­mine soi­gneu­se­ment les lignes rigides, fixe les lettres, sur­veille une ponc­tua­tion capri­cieuse et veille avec un soin jaloux à ce que rien ne défi­gure la pen­sée d’un auteur inconnu.

« Ô l’obscure tâche !

« Les connais­sances de ce paria des ate­liers de typo­gra­phie doivent être assez éten­dues pour qu’elles puissent faci­le­ment embras­ser tous les domaines de l’intellectualité : un dic­tion­naire est le com­pa­gnon fidèle et dis­cret, le pré­cieux arbitre qui résout tous les conflits entre l’orthodoxie et la syn­taxe : la patience est la ver­tu néces­saire et son rôle est d’au­tant plus ingrat qu’elle doit s’exercer en des heures de fièvre et de sur­me­nage, alors que la pen­sée devance avec une inquié­tude fébrile une plume trop rétive et trop lente à son gré.

marbre typographique
« […] le cor­rec­teur à ses rares ins­tants de loi­sirs voit les formes du jour­nal s’emplir… » DR.

« La mono­to­mie [sic] appa­rente des heures sombre dans le sou­ci de ne point retar­der le labeur des typo­graphes : aus­si, est-ce d’un œil bien­veillant que le cor­rec­teur à ses rares ins­tants de loi­sirs voit les formes du jour­nal s’emplir : les lignes s’a­joutent aux lignes[,] les para­graphes aux para­graphes, les colonnes aux colonnes : une masse uni­for­mé­ment noire donne à ces heures une de ces joies que des pro­fanes ne soup­çonnent point : nous n’au­rions jamais cru que le plomb, ce vil et popu­laire métal, pût éveiller d’aus­si douces émotions…

« Dans la soli­tude de ton bureau, tra­vaille petit cor­rec­teur : obs­tine-toi avec amour sur l’in­grate tâche et songe à ceux qui, le len­de­main, liront ce jour­nal sur lequel tes yeux se sont si patiem­ment attar­dés : songe à tout cela, songe au bien que pour­ront faire dans les âmes les lignes cor­ri­gées par toi, et dis-toi que ton humble tra­vail a contri­bué à repro­duire avec le plus de fidé­li­té pos­sible, la pen­sée de ceux qui se sont consa­crés au rude apos­to­lat de la plume.

L. de J. »

SR et correcteurs au “Petit Journal”, 1938

Le secrétaire de rédaction annote les dépêches et la copie qu'il vient de recevoir

« On tire une épreuve de ce pre­mier jet (comme la créa­tion spi­ri­tuelle, la créa­tion méca­nique implique des retouches) et on trans­met cette épreuve aux cor­rec­teurs. 
Pen­chés sous des fais­ceaux de lumière, comme des arti­sans sous la lampe, les cor­rec­teurs confrontent l’épreuve qu’ils viennent de rece­voir avec le texte ori­gi­nal. Confrontent. Il fau­drait écrire : recons­ti­tuent. Gloire à eux qui arrivent à faire par­ler les pattes de mouches, à décou­vrir des clar­tés dans des textes plus impé­né­trables que les énigmes du Sphinx…
Conscien­cieu­se­ment, ils redressent les petites entorses à l’orthographe, ils res­ti­tuent au papier les para­graphes oubliés et — confes­sons-le — sou­vent ils redonnent un sens à la pen­sée de l’auteur qui a écrit trop vite et oublié le verbe qui asseyait la phrase… 
La tâche accom­plie, ils redonnent l’épreuve au chef prote.

Correcteurs, grands redresseurs de torts…

« Après cette retouche, ce fil­trage sup­plé­men­taire, voi­ci le “papier” avec son titre dans sa forme défi­ni­tive. Il quitte la réunion [sic, rédac­tion ?] pour gagner le marbre. 
Le marbre est une longue table d’acier (elle était de marbre dans les anciennes impri­me­ries) sur laquelle on “monte” les pages. 
Les articles, revus et cor­ri­gés, se groupent près des formes, ces cadres d’acier qui épousent la “forme” des pages et retrouvent, cli­chées, les pho­to­gra­phies que le secré­taire de rédac­tion a choi­sies pour illus­trer ses articles. 
Les articles spor­tifs sont ain­si ras­sem­blés près de la forme des sports… Les articles de tête, près de la forme de la “une” : la pre­mière page.

Les secrétaires de rédaction composent les pages

« Les secré­taires de rédac­tion — cha­cun res­pon­sable d’une page — sont à leur poste devant leur forme… 
Et le mon­tage com­mence… 
Dis­po­sant ses cli­chés, ses titres gras ou maigres, selon l’importance qu’il leur assigne en indi­quant leurs carac­tères, le secré­taire, len­te­ment, éla­bore son chef-d’œuvre. 
Il essaye de faire chan­ter tout cet uni­vers qu’on lui a appor­té, de don­ner une forme har­mo­nieuse à ces lourdes colonnes de plomb, de com­po­ser un poème vivant avec des lignes, des filets, des traits pleins. 
Il a pré­vu une maquette. 

« Les négo­cia­tions de M. Eden sur deux colonnes, en tête. Bon. Mais, à la der­nière minute, M. Spaak ne sera pas reçu par M. Eden. Toutes les négo­cia­tions de M. Eden, subi­te­ment, perdent de leur impor­tance. Et deux colonnes en tête, c’est beau­coup trop… 
La maquette — toute une soi­rée de réflexion et de com­po­si­tion — ne tient plus… M. Eden a tout gâché. 

« — Vite ! très vite ! — l’heure inexo­rable du pre­mier train qui doit empor­ter l’édition approche — il faut impro­vi­ser une autre maquette. 
Et sou­vent, grâce à une trou­vaille de der­nière heure, la page se pré­sen­te­ra dans sa per­fec­tion, équi­li­brée comme la rai­son, heu­reuse comme la ligne du Temple antique, dans la lumière bleue de l’Acropole… 

Un dernier coup d'œil à la morasse

« — Vite une morasse !
Un peu d’encre, une feuille blanche. Quelques coups de brosse éner­giques. Voi­ci à la lettre, le pre­mier tirage : l’exemplaire no 1.
Le secré­taire de rédac­tion contemple cette morasse comme la fille bien-aimée de ses efforts et de sa pen­sée. Il la scrute du regard pour voir si elle est digne de lui, si une erreur, dans un titre ou dans une légende, ne l’obligerait pas demain à la renier… 

« Tout va bien. Ce titre est clair comme une aurore. Celui en “romain”, sur un papier rela­tif à l’Italie, appa­raît mas­sif et ordon­né, comme un défi­lé de che­mises noires. 
C’est par­fait. En avant !
— Cha­riot ! 
Déjà, voi­ci que s’avance, en grin­çant, pous­sée par des bras mus­clés, cette petite table d’acier que le secré­taire de rédac­tion accueille tou­jours avec le sou­rire, car elle emporte son œuvre… annonce sa libération. » 

Titre Une journée au "Petit Journal"

René Armand, « Une jour­née au “Petit Jour­nal” », Le Petit Jour­nal, 1er février 1938, p. 1-2.

“Sur Pierre Hermé” et autres emplois de “sur”

La dif­fu­sion épi­dé­mique de la pré­po­si­tion sur n’est plus une nou­veau­té. Pen­ser à je tra­vaille sur Paris (for­mule à laquelle j’ai consa­cré un article) et à la désor­mais célèbre locu­tion on est sur… (par exemple, sur un foie de veau, voir la chro­nique de Muriel Gil­bert).

Mais voi­ci quelques curieuses exten­sions d’emploi de sur, tirées du pro­cès-ver­bal d’une réunion d’une CSSCT1 : 

Le point de vente était en rup­ture sur un pro­duit d’entretien, c’est pour­quoi ils sont allés sur un autre point de vente pour récu­pé­rer du pro­duit pour effec­tuer leur lavage. Ce pro­duit a été trans­va­sé dans un réci­pient type gobe­let. Le gobe­let a été rame­né sur Pierre Her­mé et a été posé à côté du lava­bo, endroit où un col­la­bo­ra­teur effec­tuait son net­toyage. Vu qu’il s’agissait d’un gobe­let stan­dard sans indi­ca­tion par­ti­cu­lière, la vic­time, en voyant le gobe­let, a pen­sé que c’était du jus de fruit et en a bu une gor­gée2.

On y constate sur un pro­duit d’entretien mis pour d’un pro­duit d’entretien, sur un autre point de vente mis pour dans (ou à) un autre point de vente et, sur­tout, sur Pierre Her­mé mis pour dans (ou à) la bou­tique Pierre Her­mé, ce qui consti­tue un rac­cour­ci par­ti­cu­liè­re­ment audacieux.

L’ef­fet invo­lon­tai­re­ment comique de tels énon­cés semble échap­per aux locuteurs.


“De toutes les nuits, les amants”, de Mieko Kawakami

« Après les jours fériés de début mai, où tout du long le temps n’avait pas été fameux, j’ai été sou­dain très occupée. 

« Non seule­ment j’avais les épreuves d’un ouvrage très épais en deux volumes à relire, mais en plus c’était une pré­pa­ra­tion de copie. Pen­dant près de trois semaines, j’ai pas­sé plus de quinze heures par jour à ma table de tra­vail. Et cela n’a pas suffi. 

« Plus je me concen­trais, plus j’avais l’impression que les mots s’éparpillaient et s’échappaient dans tous les sens. Je les pin­çais un par un par le col­let et je les remet­tais en rang sur le papier. Je tra­quais le moindre sens du moindre mot, je les pas­sais au tamis. Et je les soup­çon­nais tous a prio­ri, comme tou­jours, tous sys­té­ma­ti­que­ment. Sur le prin­cipe, à part la quan­ti­té, cela ne dif­fé­rait en rien du tra­vail habi­tuel, mais cette fois, peut-être parce que le texte trai­tait d’un sujet qui ne m’était pas fami­lier, ça avait déra­pé et ça avait fini par me cas­ser la tête. Plus j’essayais de trou­ver mon rythme, plus tout me glis­sait des mains. Un vrai cercle vicieux. Mes yeux deve­naient de plus en plus lents à tra­quer les mots. Fina­le­ment il ne m’était res­té qu’une seule solu­tion : télé­pho­ner à Hiji­ri pour deman­der un délai sup­plé­men­taire de trois jours. […]

[Deux jours plus tard] 

« Fina­le­ment, à l’aube, j’ai tour­né la der­nière page de mon quo­ta du mois. 

« J’ai regar­dé la pile de feuilles entiè­re­ment cor­ri­gées, j’ai pous­sé un gros sou­pir, j’ai posé mes mains des­sus, j’ai lis­sé la pile de papier de la main, et j’ai de nou­veau pous­sé un sou­pir. Sur la table, des deux côtés, mes dic­tion­naires encore ouverts, des livres que je n’aurais jamais tou­chés de ma vie si ça n’avait pas été pour le tra­vail, rem­plis d’une quan­ti­té de marque-pages vert clair, les mon­tagnes de pho­to­co­pies effec­tuées en biblio­thèque, au bord de l’éboulement.

« Je les ai tous ran­gés à leur place, j’ai retaillé mes crayons aux pointes com­plè­te­ment usées, je les ai remis dans leur boîte ou dans le pot à crayons, je suis allée à la salle d’eau prendre une douche […]. Mon dos et mes hanches, com­plè­te­ment sclé­ro­sés au point que j’avais l’impression que j’allais tom­ber en mille mor­ceaux au moindre mou­ve­ment, ont petit à petit repris de l’élasticité, ma nuque a retrou­vé un peu de sou­plesse et j’ai pen­sé que l’eau chaude c’était quand même formidable. »

Mie­ko Kawa­ka­mi, De toutes les nuits, les amants, trad. du japo­nais par Patrick Hon­no­ré, Actes Sud, 2014, p. 55-57. Voir la fiche de l’éditeur.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

couverture du roman "De toutes les nuits, les amants" de Mieko Kawakami

On n’aide plus, on accompagne

Accom­pa­gner est un mot à la mode. Les ser­vices admi­nis­tra­tifs comme les cabi­nets-conseils ne vous aident plus dans votre vie per­son­nelle ou pro­fes­sion­nelle, ils vous accom­pagnent. Et cela tord par­fois la langue. On ren­contre des accom­pa­gner à + infinitif.

Copie d'écran d'une vidéo d'une thérapeute caennaise: «Pourquoi je peux t’accompagner à passer d’un statut de salarié à un statut d'indépendant à succès».
Image extraite d’une vidéo d’une thé­ra­peute caen­naise : « Pour­quoi je peux t’accompagner à pas­ser d’un sta­tut de sala­rié à un sta­tut d’in­dé­pen­dant à succès ».

Jusqu’alors, on accom­pa­gnait quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose. Et si on l’accom­pa­gnait à, cela était sui­vi d’un nom de lieu (à la gare, à la mai­rie…).

La pré­po­si­tion sur étant aus­si deve­nue à la mode, désor­mais, on vous accom­pagne sur sur le choix de votre acti­vi­té, sur un sta­tut pro­fes­sion­nel, etc.

Accom­pa­gner quelqu’un, c’était l’escorter, lui ser­vir de guide. On l’accompagnait jusqu’à sa voi­ture comme… à sa der­nière demeure. Depuis une ving­taine d’années, on vous accom­pagne dans vos démarches.

 Fré­quence de accom­pagne dans vos dans le cor­pus de Gal­li­ca­gram.

Le verbe s’employait aus­si en soins pal­lia­tifs. Accom­pa­gner un malade, c’était « l’entourer, le sou­te­nir mora­le­ment et phy­si­que­ment à la fin de sa vie » (Robert).

Si nous avons tous tel­le­ment besoin d’être accom­pa­gnés, n’est-ce pas une preuve que le monde est bien malade ?

Comment se corriger soi-même : ma méthode

« On n’est pas bon cor­rec­teur de soi-même. » C’est un prin­cipe assez connu, en tout cas des cor­rec­teurs et des écri­vains. Pour­tant, je m’en sors plu­tôt bien – j’espère que vous serez d’ailleurs d’accord avec cette décla­ra­tion affir­ma­tion immo­deste ! Com­ment est-ce que je m’y prends ? 

J’ai mis en place un pro­ces­sus très assez simple. Le pre­mier jet, je le rédige en texte brut (dans Tex­tE­dit, sur Mac). Sans autre enri­chis­se­ment que l’italique ou les guille­mets, selon la des­ti­na­tion du texte. J’utilise tou­jours la même police à empat­te­ments, qui m’assure une fami­lia­ri­té avec la sil­houette des mots. Le cor­rec­teur de sai­sie m’assure, lui, contre les fautes de frappe, puisqu’un mot mal écrit sera aus­si­tôt sou­li­gné de poin­tillés rouges.

Je lance ensuite le cor­rec­teur Anti­dote, notam­ment pour pla­cer les espaces insé­cables. Le cas échéant Si néces­saire, j’applique les sug­ges­tions qu’il me fait.

Puis je copie-colle ce texte dans l’éditeur de des­ti­na­tion : le CMS Word­Press de mon blog, le modèle module de post sur Lin­ke­dIn, etc., où j’effectue quelques ajus­te­ments. Cela donne déjà un regard dif­fé­rent sur le texte. Je n’invente rien : il est éta­bli que modi­fier la police ou la cou­leur d’un texte aide à se rafraî­chir son l’œil. C’est sou­vent à ce moment-là que je me rends compte d’ remarque avoir tapé un mot pour un autre – ma plus grosse fai­blesse en la matière. (Sans tri­cher, vous voyez bar­rés dans ce texte les mots que j’ai dû rem­pla­cer ou supprimer.)

On peut aus­si « lais­ser repo­ser » le texte quelques heures, une nuit, voire plu­sieurs jours. C’est idéal pour le retrou­ver avec un regard plus frais.

Je suis bien pla­cé pour savoir que ce pro­ces­sus ne rem­place vaut pas une relec­ture pro­fes­sion­nelle – qui pou­vait aurait pu, notam­ment, d’ m’ap­por­ter des sug­ges­tions sty­lis­tiques –, mais le plus ris­qué est évité. 

Enfin, je publie le texte. Qua­si sys­té­ma­ti­que­ment, je découvre alors des détails qui me déplaisent et que je cor­rige aus­si­tôt, autant de fois que nécessaire.

Enfin, Je relis beau­coup, à toutes les étapes, avant et après publication.

Rien de révo­lu­tion­naire, mais c’est efficace.

C’est plu­tôt sur le fond que je suis par­fois pris de doutes. Auquel cas je demande à un ou deux confrères de confiance ce qu’ils en pensent. (Raphaël, Nel­son, mer­ci de votre disponibilité !)