Aurais-je retrouvé des correcteurs du Grand Siècle ?

Jean de La Caille, "Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689". Paris, Jean II de La Caille, 1689. Bandeau historié non signé. Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 163.
Ban­deau his­to­rié non signé, dans Jean de La Caille, His­toire de l’imprimerie et de la librai­rie, où l’on voit son ori­gine & son pro­grès, jusqu’en 1689. Paris, Jean II de La Caille, 1689.

À quoi pou­vaient donc res­sem­bler les cor­rec­teurs du Grand Siècle ? On en a — peut-être ! — une idée grâce à deux illus­tra­tions d’époque.

Ce sont là deux visions fan­tas­mées d’une impri­me­rie. La pre­mière (ci-des­sus) pré­sente un lieu idéal par l’espace vaste et lumi­neux, la déco­ra­tion (fenêtres, biblio­thèque, pan­neaux) et l’abondance de per­son­nel pour si peu de machines. 

Sébastien Leclerc (?), "L’Imprimerie royale au Louvre". Fin du <span class=ptescap>xvii</span><sup>e</sup> s. Dessin à la plume et au lavis anonyme, attribué à Sébastien Leclerc. 320 × 220 mm. Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 171.
Sébas­tien Leclerc (?), L’Imprimerie royale au Louvre. Fin du XVII s. Des­sin à la plume et au lavis ano­nyme, attri­bué à Sébas­tien Leclerc. 320 × 220 mm.

La seconde (ci-des­sus) est cen­sée repré­sen­ter l’Impri­me­rie royale, fon­dée en 1640 à l’initiative de Riche­lieu et ins­tal­lée dans une gale­rie du Louvre. Elle n’était sans doute pas aus­si gran­diose que l’artiste la dépeint.

Mais ce qui m’intéresse ici, c’est qu’on pour­rait bien y voir des cor­rec­teurs. À moins qu’il ne s’agisse d’auteurs : les his­to­riens com­men­tant ces images laissent place au doute. (À quoi recon­naît-on un cor­rec­teur au travail ?)

Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689. Paris, Jean II de La Caille, 1689. Bandeau historié non signé (détail). Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 163.
Détail du ban­deau his­to­rié non signé (1689) repro­duit en tête de l’ar­ticle. Il pour­rait s’a­gir de deux cor­rec­teurs au travail.

Sur la pre­mière image, au fond à droite, de part et d’autre d’une table ou d’un bureau, deux per­son­nages sont occu­pés à relire et à anno­ter des épreuves (l’un d’eux tient une plume à la main).

Sébastien Leclerc (?), L’Imprimerie royale au Louvre" (détail). Fin du XVII s. Dessin à la plume et au lavis anonyme, attribué à Sébastien Leclerc. 320 × 220 mm. Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 171.
Détail du des­sin à la plume et au lavis attri­bué à Sébas­tien Leclerc (fin du XVII s.). Il pour­rait s’a­gir d’un (ou du ?) cor­rec­teur de l’Im­pri­me­rie royale.

De même, au pre­mier plan de la seconde image, un homme écrit sur des feuilles posées devant lui, tout en tenant une autre feuille de sa main gauche. Com­pare-t-il la copie à l’épreuve imprimée ? 

Portrait de Raphaël Trichet du Fresne (1611-1661).
Raphaël Tri­chet du Fresne.

En tout cas, on connaît le nom du pre­mier cor­rec­teur de l’Imprimerie royale : Raphaël Tri­chet du Fresne (1611-1661).

Je ne les ima­gi­nais pas ain­si, mes confrères d’alors ! Mais il est vrai que la mode de la per­ruque était assez répan­due dans la noblesse et la bourgeoisie.

☞ On voit peut-être aus­si deux cor­rec­teurs dans une gra­vure alle­mande du début du siècle. Voir « Ortho­ty­po­gra­phia, manuel du cor­rec­teur, 1608 ».

Source des images et de leur com­men­taire : Fré­dé­ric Bar­bier (dir.), Paris, capi­tale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au xxe siècle. Paris, Paris-Biblio­thèques, Presses uni­ver­si­taires de France, 2007, p. 162-163 et 170-171. — Com­plé­ment dans Jeanne Vey­rin-For­rer, La lettre et le texte : trente années de recherches sur l’his­toire du livre. Paris, École nor­male supé­rieure de jeunes filles, 1987, p. 269-270. — Por­trait de Raphaël Tri­chet du Fresne tiré du site Fontes Inedi­ti Numis­ma­ti­cae Anti­quae (FINA).

Il y a un siècle paraissait “Le Correcteur Typographe”

Page de titre du "Correcteur Typographe" de Louis-Emmanuel Brossard, t. I : "Essai historique, documentaire et technique", Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
Page de titre du Cor­rec­teur Typo­graphe de Louis Emma­nuel Bros­sard, t. I : Essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.

1924 est une date impor­tante pour les cor­rec­teurs. Quelqu’un, enfin, leur consa­crait un ouvrage com­plet et sérieux. Il fal­lait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien cor­rec­teur deve­nu impri­meur, Louis Emma­nuel Bros­sard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1Le Cor­rec­teur Typo­graphe : essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique. D’a­près lui, « le fond de ce tra­vail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des cir­cons­tances et des lec­tures », que « des loi­sirs for­cés [… l’]ont inci­té à déve­lop­per »2.

Bros­sard déclare avoir « cher­ché à conden­ser […] les connais­sances indis­pen­sables au cor­rec­teur, ce tra­vailleur intel­lec­tuel dont nous nous hono­rons d’avoir si long­temps por­té le titre ». Dans cette syn­thèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la défi­ni­tion du cor­rec­teur (cha­pitre pre­mier) et son his­toire (II), son ins­truc­tion (III), ses devoirs (IV), la pré­pa­ra­tion du manus­crit (V), le code typo­gra­phique (VI) et les signes de cor­rec­tion (VII), la lec­ture en pre­mières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la cor­rec­tion des jour­naux (XI) et, pour finir, la situa­tion morale et maté­rielle du cor­rec­teur (XII).

Le manus­crit a été relu par J. Lemoine, cor­rec­teur à l’Imprimerie natio­nale3

Comme Bros­sard rend hom­mage, avec modes­tie, à ses nom­breux devan­ciers (auteurs de manuels typo­gra­phiques, his­to­riens, lit­té­ra­teurs et autres), je dois recon­naître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus dif­fi­cile à écrire.

Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”

Le second tome, Les Règles typo­gra­phiques, paraît dix ans plus tard (pro­duit par l’imprimerie que dirige désor­mais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châ­te­lau­dren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce tra­vail fut d’abord « publié, par frac­tions, dans la Cir­cu­laire des Protes5, au cours des années 1925 et sui­vantes, et ser­vit de base aux tra­vaux de la Com­mis­sion du Code typo­gra­phique6 » — lequel paraî­tra en 19287.

Ce nou­vel ouvrage est bien accueilli par la pro­fes­sion8 : 

Tous nos col­lègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Bros­sard. Cha­cun sait la somme de maté­riaux qu’il a patiem­ment accu­mu­lés, se rap­por­tant à l’exer­cice de notre chère typo­gra­phie. Il vient de les coor­don­ner et de les édi­ter dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divi­sées en trente-quatre cha­pitres. C’est assez dire l’im­por­tance du tra­vail dont nous annon­çons la paru­tion. 
[…]
Il nous est impos­sible d’a­na­ly­ser un aus­si impor­tant tra­vail dans une courte notice. Qu’il nous suf­fise de dire que Louis Bros­sard, en le fai­sant paraître, a droit à la recon­nais­sance des typo­graphes pré­sents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand inté­rêt à ne pas per­mettre qu’elles tombent dans l’ou­bli.
Le second volume du Cor­rec­teur typo­graphe a sa place mar­quée dans toutes les biblio­thèques tech­niques, comme dans toutes les écoles et cours pro­fes­sion­nels du Livre9.

“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”

Mais qui est cette « per­son­na­li­té injus­te­ment oubliée », comme l’écrit Luce Der­mi­gny dans le Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fon­da­men­tal [… ] fit prendre conscience, dans une pers­pec­tive his­to­rique du pro­blème, des enjeux de la cor­rec­tion des textes » ?

« Né le 16 octobre 1870 [à Che­mil­lé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Bros­sard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’im­pri­me­rie Des­lis10, à Tours, en qua­li­té de cor­rec­teur, il devint chef d’a­te­lier [prote] en 1902. Plus tard, il s’é­ta­blit impri­meur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hal­le­bar­dier, à Tours11 ; Ménard lui céde­ra ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite direc­teur de l’im­pri­me­rie de Châ­te­lau­dren en 192313. »

Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tail­bois14, sans pro­fes­sion, ori­gi­naire de Saint-Cyr15, qui lui don­ne­ra trois enfants, Emma­nuel16, Jeanne17 et André18. (Le pre­mier tome du Cor­rec­teur Typo­graphe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)

En 1938, « la croix de che­va­lier de la Légion d’hon­neur19 [vient] récom­pen­ser une œuvre consi­dé­rable accom­plie sans bruit20 ».  À cette occa­sion, la Cir­cu­laire des Protes écrit : 

Tra­vailleur infa­ti­gable autant que modeste et silen­cieux, diri­geant dans un coin de Bre­tagne une impor­tante impri­me­rie dont il a été, croyons-nous, autant l’ar­chi­tecte que l’a­ni­ma­teur tech­nique21, notre ami Louis Bros­sard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’A­mi­cale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre grou­pe­ment connaissent sa valeur et son savoir, et ils recon­naî­tront avec nous que la dis­tinc­tion qu’il vient de rece­voir ne pou­vait être mieux pla­cée.
Qu’il nous soit per­mis de rap­pe­ler à cette occa­sion que Louis Bros­sard fut un des pre­miers arti­sans du Code typo­gra­phique et que la docu­men­ta­tion qu’il avait éta­blie à ce sujet a ser­vi de base aux tra­vaux de la com­mis­sion char­gée de son élaboration.

Une mort tragique

Hélas, Louis Bros­sard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pom­piers, intoxi­qué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incen­die dans son imprimerie.

Incendie de l'imprimerie de Chatelauden (Côtes-du-Nord), "Le Petit Journal", 9 juin 1939
Incen­die de l’im­pri­me­rie du Petit Écho de la mode, à Cha­te­lau­den (Côtes-du-Nord), Le Petit Jour­nal, 9 juin 1939.

La Cir­cu­laire des Protes fait un récit détaillé du drame : 

Un incen­die bénin, dont les causes pré­cises demeurent encore incon­nues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un maga­sin à papier qui ser­vait aus­si de réserve de matières et d’in­gré­dients.
La fumée sor­tant d’un van­tail le signale au pas­sant. On alerte le direc­teur et bien­tôt, dans le can­ton bre­ton, toute la foule se pré­ci­pite vers l’im­pri­me­rie, qui est la seule grande indus­trie du pays… Le foyer trou­vé, des lances sont mises en action. Dans l’af­fo­le­ment qui existe tou­jours un peu en ces cas-là, des bon­bonnes d’a­cides sont cas­sées, et notam­ment toute une réserve d’a­cide nitrique entre­po­sée pour la pho­to­gra­vure, que la fumée empê­chait de voir et qui est bous­cu­lée par un extinc­teur de 100 litres mon­té sur cha­riot. Les sau­ve­teurs ne prennent pas garde à l’a­cide qui s’é­coule, ils conti­nuent à noyer l’in­cen­die et à déver­ser la mousse des extinc­teurs.
Le feu est éteint après une heure d’ef­forts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heu­reux d’a­voir été assez vite maître du fléau.
Bros­sard quitte un des der­niers le lieu du sinistre. Et voi­ci qu’un peu plus tard, plu­sieurs de ceux qui ont com­bat­tu l’in­cen­die res­sentent quelques malaises, qui prennent bien­tôt un carac­tère de gra­vi­té telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxi­qués graves23.

Employés dans l’im­pri­me­rie et intoxi­qués eux aus­si, Emma­nuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.

Le Cor­rec­teur Typo­graphe est dis­po­nible sur Gal­li­ca (t. I, t. II) et sur Wiki­source. Bien évi­dem­ment, je vous le recommande.


  1. Lire « Aujourd’hui, 6 mai, nous célé­brons les 140 ans de la nais­sance de l’imprimerie Arrault ! », Bulls Mar­ket Group, s.d. ↩︎
  2. « Ce qu’est cette étude », p. XI. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Actuelles Côtes-d’Ar­mor. ↩︎
  5. Bul­le­tin men­suel de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. ↩︎
  6. Avant-pro­pos du tome II. ↩︎
  7. Voir Un poème fête la nais­sance du Code typo­gra­phique, 1928. ↩︎
  8. Je n’ai pas encore trou­vé de compte ren­du du pre­mier tome. ↩︎
  9. Cir­cu­laire des Protes, n° 406, juin 1934. ↩︎
  10. 6, rue Gam­bet­ta, à Tours. Louis Des­lis sera témoin à son mariage. ↩︎
  11. Devant Mes Lai­né et Ruf­fin, notaires à Tours, le 19 novembre 1908. Le Tou­ran­geau, 29 novembre 1908. ↩︎
  12. Devant Me Ruf­fin, notaire à Tours, le 26 juillet 1913. L’U­nion libé­rale, 30 juillet 1913. ↩︎
  13. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  14. Jour­nal d’Indre-et-Loire, 25 octobre 1893. ↩︎
  15. Actuel Saint-Cyr-sur-Loire. ↩︎
  16. Né le 14 août 1894, à Tours. ↩︎
  17. Née le 6 jan­vier 1896, à Tours. ↩︎
  18. Né le 12 décembre 1898, à Tours. ↩︎
  19. « Pour être admis au grade de che­va­lier, il faut jus­ti­fier de ser­vices publics ou d’ac­ti­vi­tés pro­fes­sion­nelles d’une durée mini­mum de vingt années, assor­tis dans l’un et l’autre cas de mérites émi­nents » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  20. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  21. Bros­sard l’ex­plique dans l’A­vant-pro­pos du tome II. ↩︎
  22. Sept en tout, selon Le Matin, Le Peuple et Le Petit Jour­nal du 9 juin 1939. ↩︎
  23. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎

Le premier correcteur d’imprimerie de l’histoire

Psau­tier de Mayence, impri­mé par Fust et Schoef­fer en 1457. Exem­plaire de la Royal Collection.

Ma consœur San­drine Decroix m’a mis sur la piste du tout pre­mier cor­rec­teur d’imprimerie. Son nom figure dans l’Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques (Paris, l’au­teur, 1943), signée du typo­graphe René Billoux (1870-1949), que San­drine a eu l’occasion de feuilleter.

"Encyclopédie chronologique des arts graphiques", René Billoux, 1943
Cou­ver­ture de l’Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques (1943), de René Billoux.

Il s’agit donc du moine béné­dic­tin Adria­nus Brie­lis : il a cor­ri­gé les épreuves du Psal­te­rium (ou Psau­tier de Mayence, 1457) et du Psal­te­rium Bene­dic­ti­num (1459), impri­més par Johannes Fust et Peter Schoef­fer, anciens asso­ciés de Guten­berg (ils ont rom­pu avec lui en 1455, après l’édition de la Bible à 42 lignes).

Le cata­logue d’une vente Aguttes (PDF), à Drouot en 2022, nous apprend que Peter Schoef­fer a ensuite confié à notre moine la pre­mière édi­tion aug­men­tée des lettres de saint Jérôme :

« On imprime quatre édi­tions des Lettres de saint Jérôme entre 1468 et 1470 : ces édi­tions contiennent entre 70 et 130 lettres. La pré­sente édi­tion renou­ve­lée de Peter Schoef­fer contient plus de 200 épîtres, orga­ni­sées thé­ma­ti­que­ment. Schoef­fer fit l’effort de recher­cher dans les biblio­thèques ecclé­sias­tiques et monas­tiques des lettres inédites. Il employa pour ce faire Adria­nus Brie­lis, un moine béné­dic­tin de l’abbaye Mons S. Jaco­bi [abbaye Saint-Jacques de Mayence], qui aug­men­ta le cor­pus et super­vi­sa les cor­rec­tions. On connait deux ver­sions ou états du texte, et [l’historienne du livre] Lotte Hel­lin­ga a pu mon­trer qu’environ 150 feuillets (sur 408) ont été réim­pri­més pour incor­po­rer des cor­rec­tions. Hel­lin­ga a aus­si pu trou­ver des cor­rec­tions rajou­tées à la main, témoin de ce sou­ci de cor­rec­tion et d’amélioration du texte de la part des édi­teurs, des impri­meurs et lec­teurs avisés. »

Page enlu­mi­née des Epis­to­lae (Lettres) de saint Jérôme édi­tées par Adria­nus Brie­lis, impri­mées par Peter Schoef­fer en 1470. Exem­plaire ven­du par Christie’s le 7 juillet 2010.

Adria­nus Brie­lis est mort deux ans plus tard.

Ajou­tons, pour l’anecdote, que le Psau­tier de Mayence contient aus­si la pre­mière coquille de l’histoire : on lit dans son colo­phon Spal­mo­rum pour Psal­mo­rum.

P.-S. — Jérôme de Stri­don est le saint patron des biblio­thé­caires et des traducteurs.

Articles sur l’histoire du métier de correcteur

Pour les per­sonnes qui seraient inté­res­sées par l’his­toire du métier, je ras­semble ici une sélec­tion thé­ma­tique de mes articles, ain­si que des sources exté­rieures. Je suis le plan de la visio­con­fé­rence que j’ai don­née, en deux par­ties, à l’in­vi­ta­tion de l’Asso­cia­tion des cor­rec­teurs de langue fran­çaise (ACLF), les 7 et 21 novembre 2023.

Ire partie

Histoire et histoire du livre

Articles Wiki­pé­dia : His­toire sociale — Michelle Per­rot — Lucien Febvre — Hen­ri-Jean Mar­tinRoger Char­tier

Présentation de mon blog

Avant l’imprimerie (la plume)

La typographie (le plomb)

Articles Wiki­pé­dia : Impri­me­rie — Typo­gra­phie — Com­po­si­tion — CasseCom­pos­teurGalée — Caté­go­rie : Typographie

Orthographe et dictionnaires

Articles Wiki­pé­dia : Ortho­graphe du fran­çais (his­toire)César-Pierre Riche­letAntoine Fure­tièreDic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie fran­çaisePierre-Claude-Vic­tor Boiste

Le bureau des correcteurs

Belles exceptions

La copie et sa correction

Tout change au XIXe siècle

Articles Wiki­pé­dia : Révo­lu­tion indus­trielle — Édi­teur — Pierre-Jules Het­zelPapier (his­toire)His­toire de la presse — Sté­réo­ty­pie — Illu­sions per­dues (Bal­zac) — Le roman­tisme en lit­té­ra­ture — Réa­lisme (lit­té­ra­ture) — Funé­railles de Vic­tor HugoEncre — Machine à écrireMachine à com­po­serRéforme de l’or­tho­graphe fran­çaise de 1835Ponc­tua­tion (his­toire)

IIe partie

Éditeurs et auteurs de dictionnaires

Articles Wiki­pé­dia : Pierre LarousseLe Petit LarousseLouis HachetteÉmile Lit­tréDic­tion­naire de la langue fran­çaise (Lit­tré) — Paul Robert Le Petit RobertLivre de poche 

Syndicalisme 

La fin de la typographie

Articles Wiki­pé­dia : Typo­gra­phie (com­po­si­tion auto­ma­ti­sée et au-delà) — Lino­typeMono­typePho­to­com­po­si­tion — Off­setPubli­ca­tion assis­tée par ordi­na­teurPré­presse

Vincent Auger, un des der­niers typo­graphes français

Manuels et codes typographiques

Poètes-correcteurs

Le correcteur devient un personnage

Les correctrices 

Le métier aujourd’hui

Ce que la PAO a chan­gé au métier de correcteur

Conclusion et débat

Petite histoire de la correction en rouge

La correction au stylo rouge, une évidence pour Internet (images proposées par iStock).
La cor­rec­tion au sty­lo rouge, une évi­dence pour Inter­net (images pro­po­sées par iStock).

Il y a deux ans, j’avais par­lé d’un article d’Actua­Lit­té consa­cré à une tablette égyp­tienne antique, pro­duite entre 1981 et 1802 av. J.-C : elle ser­vait de sup­port à un exer­cice d’élève scribe et pré­sen­tait des cor­rec­tions en rouge. La récente lec­ture du pas­sion­nant ouvrage de Michel Pas­tou­reau Rouge. His­toire d’une cou­leur (Seuil, 2016) a sus­ci­té chez moi des recherches com­plé­men­taires. En voi­ci la synthèse.

L’encre rouge n’était pas employée par les scribes égyp­tiens qu’à des fins péda­go­giques. Dans les textes, elle avait sur­tout les trois fonc­tions suivantes :

1. Mettre en évi­dence (rubri­ca­tion [du latin rubri­co, « colo­rer en rouge »] des titres et inci­pit ; addi­tions, inser­tions, cor­rec­tions ; dates, totaux, quan­ti­tés et pro­por­tions dans les papy­rus docu­men­taires ; incan­ta­tions dans les papy­rus magiques) ; 2. signa­ler le carac­tère dan­ge­reux, dans les papy­rus magiques, par cette cou­leur qui est celle de la terre rouge du désert (noms des démons et, en géné­ral, ce qui est de mau­vais augure) ; 3. orga­ni­ser le texte, sépa­rer, ponc­tuer (lignes rouges pour sépa­rer les sec­tions ; points rouges ou « points de vers »)1.

En ce qui concerne les papy­rus lit­té­raires grecs et latins, une enquête (Marie-Hélène Mar­ganne, 2019) a mon­tré que 

« l’utilisation de l’encre rouge est excep­tion­nelle à la période hel­lé­nis­tique, occa­sion­nelle à l’époque romaine et plus fré­quente à la période byzan­tine2, spé­cia­le­ment dans les codices de par­che­min ». Elle « […] pour­suit des buts à la fois fonc­tion­nels (orga­ni­ser le texte, mettre en évi­dence) et esthé­tiques (agré­men­ter le texte)3. »

Au Moyen Âge, la rubri­ca­tion est cou­rante : les moines rubri­ca­teurs ajoutent des rubriques (par­ties de texte en rouge) aux manus­crits « pour mar­quer la fin d’une sec­tion d’un texte et le début d’une autre […,] pour intro­duire le sujet d’une sec­tion sui­vante ou pour décla­rer son but ou sa fonc­tion » (Wiki­pé­dia). Le rouge sert aus­si à orner les let­trines et les enluminures. 

Rubrication et lettrine historiée dans la "Bible de Malmesbury", manuscrit de 1407.
Rubri­ca­tion et let­trine his­to­riée dans la Bible de Mal­mes­bu­ry, manus­crit de 1407. Pour d’autres exemples de rubri­ca­tion, voir cette page en anglais.

Les men­tions de cor­rec­tions en rouge dans les manus­crits médié­vaux sont très rares, et cette pra­tique semble avoir dis­pa­ru tout à fait avec l’invention de l’im­pri­me­rie, et ce, pour plu­sieurs siècles. 

Cepen­dant, dans les pre­miers temps de la typo­gra­phie, où l’on ne connais­sait pas encore les erra­ta, l’im­pri­meur anglais William Cax­ton [v. 1422 – v. 1492] cor­ri­geait dans les tirages défi­ni­tifs, à la plume et à l’encre rouge, les fautes d’im­pres­sion qu’il avait com­mises4.

Le manus­crit de la tra­duc­tion des Psaumes (1517) par Mar­tin Luther (1483-1546) porte éga­le­ment des cor­rec­tions en rouge5. On peut en voir une page sur Ala­my.

Plus tard, on a aus­si obser­vé la pré­sence de quelques marques au crayon rouge, de la main de César de Mis­sy, dans un manus­crit de Vol­taire, la pièce Maho­met, datée de 17426. Mis­sy était alors cha­pe­lain de l’église fran­çaise de Saint-James à Londres, et Vol­taire sou­hai­tait qu’il l’aide à y faire édi­ter sa pièce.

Le rouge des épreuves

Selon Michel Pas­tou­reau7, le rouge est la « cou­leur pre­mière » (pen­ser à l’art parié­tal), bien avant de deve­nir une des trois cou­leurs pri­maires. Aris­tote le situe « à mi-che­min entre le blanc et le noir, aus­si éloi­gné de l’un que de l’autre ». « Sans rival pen­dant des siècles, voire des mil­lé­naires », il est « sym­bo­li­que­ment plus fort que n’importe quelle autre cou­leur ». Le rouge de la jus­tice, de la faute, de la puni­tion, entre autres, avait tout pour se glis­ser entre le blanc du papier et le noir de l’encre. Son sym­bo­lisme explique, d’ailleurs, pour­quoi il est par­fois mal per­çu par les éco­liers, comme par cer­tains auteurs.

Pas­tou­reau date l’ap­pa­ri­tion du rouge dans les épreuves d’im­pri­me­rie de la fin du xixe siècle8. Il l’illustre par une double page d’un jeu d’épreuves de Jamais un coup de dés n’abolira le hasard9, « grand poème typo­gra­phique et cos­mo­go­nique » (P. Clau­del) et ultime œuvre de Sté­phane Mal­lar­mé, en 1897. 

La des­crip­tion qu’en four­nit la BnF est riche de précisions :

« Le poème du Coup de dés parut d’abord en mai 1897 dans la revue Cos­mo­po­lis […]. Le mar­chand d’art Ambroise Vol­lard se pro­po­sa de le publier sous forme de livre, en l’accompagnant de trois litho­gra­phiques [sic] d’Odilon Redon. La mai­son Didot impri­ma de juillet à novembre 1897 cinq tirages d’épreuves suc­ces­sifs, et de cha­cun plu­sieurs jeux : Mal­lar­mé en cor­ri­geait deux, l’un pour l’imprimeur et l’autre pour lui. Dix-sept exem­plaires sont aujourd’hui connus, plus ou moins com­plets et cor­ri­gés. Le pré­sent exem­plaire est celui du pre­mier tirage que Mal­lar­mé ren­voya à l’imprimeur, com­plet, et il est le plus anno­té de tous. Il est consti­tué d’un jeu d’épreuves, cor­ri­gé par l’auteur à l’encre noire et au crayon rouge, por­tant le cachet de l’imprimerie Fir­min-Didot et la date du 2 juillet 1897. En plus des cor­rec­tions à la plume, les remarques au crayon rouge y sont comme les notes d’orchestration d’une par­ti­tion. La mort de Mal­lar­mé, le 9 sep­tembre 1898, mit un terme à la publi­ca­tion. […] » (Pour plus de détails, lire cet article.)

Pour ma part, j’ai choi­si, tou­jours à la BnF, une « mise au net » d’un manus­crit de Jules Verne, Sans des­sus des­sous10, légè­re­ment anté­rieure (1888) et pré­sen­tant de nom­breuses cor­rec­tions en rouge — ain­si que des anno­ta­tions d’im­pri­me­rie au crayon bleu

Jules Verne, "Sans dessus dessous". Mise au net ayant servi pour l'impression, 1888. Coll. BnF.
Jules Verne, Sans des­sus des­sous. Mise au net ayant ser­vi pour l’im­pres­sion, 1888, 1er feuillet. Coll. BnF.

L’encre rouge était aus­si employée dans l’é­di­tion musi­cale. En témoigne la notice d’un manus­crit de Ravel pos­sé­dé par la BnF : 3 Poèmes de Sté­phane Mal­lar­mé. Il s’a­git des secondes épreuves cor­ri­gées de l’é­di­tion pour chant et pia­no, par A. Durand & fils, 1914. « Les cor­rec­tions au crayon, de la main de Jane Batho­ri ; à l’encre rouge du cor­rec­teur des édi­tions Durand11. »

Il faut savoir que l’encre rouge alors dis­po­nible était de qua­li­té inégale. Mar­cel­lin-Aimé Brun note en 182512 :

Il y a des Cor­rec­teurs qui marquent leurs cor­rec­tions avec de l’encre rouge : c’est un très-bon usage quand l’encre est bonne ; mais quand elle est mau­vaise, les cor­rec­tions ne se voient pas, sur­tout à la lumière ; alors il vaut mieux se ser­vir d’encre noire.

Cepen­dant, dès 1855, Théo­tiste Lefevre écrit que « les cor­rec­tions ajou­tées après coup sur une épreuve déjà lue, ou quel­que­fois cor­ri­gée, doivent être entou­rées ou écrites à l’encre rouge, afin d’é­vi­ter, pour leur recherche, une perte de temps inutile13 ».

À la suite de son confrère, le même sou­ci est expri­mé par Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (1880) : « […] il [le cor­rec­teur] relit cette der­nière épreuve, revê­tue du visa de l’au­teur, en ayant soin de dis­tin­guer ses propres cor­rec­tions par une encre de cou­leur dif­fé­rente14. »

On ne trouve aucune men­tion de la cou­leur des cor­rec­tions dans la Cir­cu­laire des protes (bul­le­tin de la Socié­té des protes de pro­vince, la col­lec­tion dis­po­nible en ligne cou­vrant la période 1895-1940).

Dans les années 1920, les rares allu­sions qu’y fait Louis-Emma­nuel Bros­sard15 montrent que l’u­sage n’est tou­jours pas fixé : 

• […] sur le manus­crit [en cas de bour­don], le pas­sage omis est entou­ré d’une manière spé­ciale (au crayon bleu ou rouge, ou autre­ment) […].
• Le cor­rec­teur signale — au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière, sui­vant les conven­tions — les lettres d’œil dif­fé­rent. 
• Sur la copie, le terme illi­sible est entou­ré d’un trait de crayon rouge ou bleu très appa­rent, des­ti­né à atti­rer l’attention de l’auteur […].

Les cor­rec­tions en rouge appa­raissent seule­ment, par l’exemple, dans les pro­to­coles publiés par Charles Gou­riou (196116) et par Daniel Auger (197617), proches de celui que pro­pose Wiki­pé­dia :

Mémento des signes de correction proposé par Wikipédia.
Mémen­to des signes de cor­rec­tion pro­po­sé par Wikipédia.

Mais l’u­ti­li­sa­tion de l’encre rouge res­tait encore une simple recom­man­da­tion pour Jean-Pierre Lacroux, il y a une ving­taine d’an­nées18 :

« Les cor­rec­tions doivent être écrites à l’encre (sty­lo, sty­lo-bille, feutre, etc.) : les indi­ca­tions tra­cées au crayon ne sont pas prises en compte par le com­po­si­teur. À l’évidence, il est pré­fé­rable d’employer une cou­leur dif­fé­rente de celle du texte com­po­sé. Celui-ci étant géné­ra­le­ment noir, le meilleur contraste est obte­nu avec l’encre rouge. »

L’u­sage de l’encre rouge pour la cor­rec­tion, qui nous semble une évi­dence aujourd’­hui, a donc connu bien des fluctuations. 

Article mis à jour le 2 novembre 2023.


Le correcteur antique, qu’en savons-nous ?

Le Scribe accrou­pi, du musée du Louvre. Source : Louvre.fr.

On peut légi­ti­me­ment sup­po­ser que le métier de cor­rec­teur est presque aus­si vieux que l’écriture. « Le jour où le copiste était né, le cor­rec­teur avait paru ; sitôt qu’une ligne, qu’une page avait été écrite, elle avait dû être lue », affirme Louis-Emma­nuel Bros­sard (1924)19. Mais qu’en savons-nous exac­te­ment ? On ne peut pas dire que les livres d’histoire soient très bavards sur la ques­tion… En com­plé­tant la par­tie his­to­rique de l’es­sai de Bros­sard par des lec­tures de tra­vaux récents, j’ai fini par ras­sem­bler de quoi rédi­ger cet article. 

Notons, avant d’al­ler plus loin, que de nom­breux manus­crits anciens pré­sentent des traces de cor­rec­tion, ce qui ne signi­fie pas néces­sai­re­ment qu’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel les a relus. En effet, il faut dis­tin­guer la fonc­tion de cor­rec­tion du métier de cor­rec­teur. Les phi­lo­logues emploient par­fois le terme de « cor­rec­teur antique » (ou médié­val, selon la période) pour dési­gner la main qui a tra­cé des signes de cor­rec­tion20, sans for­cé­ment inter­ro­ger le sta­tut de son pro­prié­taire (il peut s’a­gir d’un lec­teur ayant anno­té son exemplaire).

Manus­crit byzan­tin des pièces d’Eu­ri­pide, pro­ba­ble­ment du xie s. « Une seconde main médié­vale pré­sente des variantes mar­gi­nales ou inter­li­néaires » (Vanes­sa Des­claux, « Euri­pide mss grec 2713 », L’An­ti­qui­té à la BnF, 1er juin 2018). Source : Gallica/BnF.

Cepen­dant, « l’é­cri­ture, consi­dé­rée comme un métier manuel, était dans l’an­ti­qui­té21 une affaire de pro­fes­sion­nels (esclaves ou affran­chis)22 ». Même s’ils ne rece­vaient pas de salaire, c’é­tait bien leur état.

Égypte ancienne

Il y a 4 500 ans, des ouvriers (lapi­cides) ont gra­vé sur des parois de pierre les plus anciens écrits reli­gieux du monde. Il s’agit des Textes des pyra­mides, la somme des concep­tions funé­raires des Égyp­tiens de l’Ancien Empire. Il semble que le texte de base ait été un ori­gi­nal sur papy­rus, auquel on a com­pa­ré la copie. 

Une fois le texte hié­ro­gly­phique gra­vé, un scribe a pro­cé­dé à une relec­ture du texte. Il a signa­lé les erreurs aux sculp­teurs en ins­cri­vant les modi­fi­ca­tions à appor­ter avec de la pein­ture noire ou rouge (☞ voir aus­si Cor­ri­ger en rouge, une pra­tique antique). Les textes de la pyra­mide d’Ou­nas pré­sentent ain­si 163 modi­fi­ca­tions [… Elles] vont d’un seul signe hié­ro­gly­phique à des pas­sages entiers […]. On a pro­cé­dé à la cor­rec­tion, à l’in­ver­sion, à la sup­pres­sion ou à l’in­ser­tion d’un signe hié­ro­gly­phique ; à l’in­ser­tion ou à la sup­pres­sion d’un mot ou d’une phrase ou à la sub­sti­tu­tion d’un mot à un autre.
[…] lors­qu’il a fal­lu chan­ger le texte, les anciens hié­ro­glyphes ont été cachés par une couche de plâtre, puis le nou­veau texte a été gra­vé par-des­sus23

C’est la plus ancienne men­tion de l’intervention d’un cor­rec­teur que j’aie lue à ce jour24. Une belle découverte.

Grèce antique 

« Chez les Grecs, une même per­sonne, tour à tour copiste (biblio­gra­phus), relieur (biblio­pe­gus) et mar­chand (biblio­phi­la), assu­mait la confec­tion ain­si que la vente des manus­crits » (Bros­sard, op. cit., p. 19). 

On sait qu’il exis­tait en Grèce antique25 des cor­rec­teurs ou dior­thote, par­fois fran­ci­sés en dior­thontes. Les cor­rec­tions (ou dior­thoses26, du grec ancien διόρθωσις, diór­thô­sis, « rec­ti­fi­ca­tion, redres­se­ment ») les plus célèbres sont celles des œuvres d’Homère et de Pla­ton. Il s’agit alors plu­tôt d’é­di­tions cri­tiques que du tra­vail habi­tuel d’un cor­rec­teur. Pour plus d’informations, consulter :

Antimaque de Colophon
Anti­maque de Colo­phon, un des dior­thote d’Homère.

Sur la cor­rec­tion telle que pra­ti­quée par les dior­thote, voir plus bas « Signes de cor­rec­tion dans l’An­ti­qui­té ».

Rome antique 

L’ex­po­sé de Bros­sard donne davan­tage d’in­for­ma­tions sur la librai­rie dans la capi­tale de l’Em­pire romain. 

École romaine. Stèle du iie s., retrou­vée à Trier, Alle­magne. Source : « Lire et écrire dans la Rome antique », La Toge et le Glaive, 19 jan­vier 2014.

On sait qu’à Rome nombre de copistes tenaient en même temps bou­tique de libraires ; ils étaient dési­gnés sous le nom de libra­rii […]. La plu­part d’entre eux étaient des affran­chis ou des étran­gers ; ils ven­daient pour leur compte les tra­vaux qu’ils avaient minu­tieu­se­ment et lon­gue­ment trans­crits. […]
Les copistes qui se livraient à la trans­crip­tion des ouvrages anciens étaient dési­gnés du nom par­ti­cu­lier d’anti­qua­rii […].

Par­mi ces libraires de l’an­cienne Rome l’his­toire a sur­tout conser­vé le sou­ve­nir des frères Socio [sic, Sosii], qui furent les édi­teurs d’Horace (65-8 av. J.-C), et de Pom­po­nius Alliais [Pom­po­nius Élien ou Aelia­nus], l’a­mi de Cicé­ron (106-43 av. J.-C.) et le plus grand libraire de l’é­poque. D’a­près Cor­ne­lius Nepos [ou Cor­né­lius Népos], ces mar­chands avaient à leur ser­vice un nombre éle­vé de lec­teurs, d’é­cri­vains, de cor­rec­teurs, de relieurs, […] avec les­quels ils pou­vaient, en un temps rela­ti­ve­ment court, repro­duire un manus­crit à plu­sieurs mil­liers d’exemplaires.

Au milieu d’un pro­fond silence, le lec­teur dic­tait le texte aux copistes : esclaves de condi­tion, sou­vent éle­vés et ins­truits à grands frais, ceux-ci étaient d’ha­biles écri­vains qui, pour toute rému­né­ra­tion, rece­vaient la nour­ri­ture, le loge­ment et l’entretien […].

[La copie ache­vée,] le par­che­min était alors confié au cor­rec­teur, gram­ma­rien ou édi­teur de pro­fes­sion, char­gé de revi­ser le texte, de rec­ti­fier les inter­pré­ta­tions erro­nées du lec­teur et de cor­ri­ger les fautes du copiste27.

Selon René Ménard (1883), « le nom du cor­rec­teur figu­rait avec celui de l’au­teur28 ». J’ai l’in­tui­tion que cette géné­ra­li­sa­tion pour­rait être nuan­cée. Il est vrai que les nom­breux livres antiques qui nous ont été trans­mis par copie médié­vale portent une sous­crip­tion chré­tienne. Or, explique Wiki­pé­dia, « c’é­tait un bref appen­dice, qui décri­vait quand le livre avait été reco­pié, et qui l’a­vait relu pour s’as­su­rer de sa confor­mi­té. Ce type de sous­crip­tion était pro­ba­ble­ment usuel aus­si avant les temps chré­tiens, au moins pour les livres de valeur. Il témoi­gnait de l’o­ri­gine et de l’exac­ti­tude de la copie. » Néan­moins, là encore, il ne s’a­git pas néces­sai­re­ment d’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel29.

Signes de correction dans l’Antiquité

Sur la pra­tique même de la cor­rec­tion, d’autres détails inté­res­sants sont four­nis par un texte de Daniel Delattre (direc­teur de recherche émé­rite CNRS-IRHT), à pro­pos de la biblio­thèque des Papy­rus, à Her­cu­la­num (Ita­lie), où furent retrou­vés de nom­breux textes, notam­ment de phi­lo­so­phie grecque (Lucrèce, Épi­cure, Phi­lo­mène de Gada­ra). Un cours col­lec­tif en ligne, Le Livre de l’Antiquité à la Renais­sance, dont il a écrit une par­tie, com­plète ce qui suit (les notes pré­cisent la source des dif­fé­rents extraits) :

Les rou­leaux conser­vés dans la biblio­thèque d’Her­cu­la­num sont géné­ra­le­ment soi­gnés et ont été relus avec atten­tion et cor­ri­gés par le scribe lui-même, par­fois aus­si par un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel (un dior­thô­tès). Des inter­ven­tions nom­breuses en témoignent, qui sou­vent sont faites avec un égal sou­ci de lisi­bi­li­té et de dis­cré­tion30

[…] cela [la relec­ture par un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel] était pro­ba­ble­ment de règle dans les ate­liers de librai­rie, par exemple celui d’At­ti­cus, ami et édi­teur de Cicé­ron31.

« J’ai lais­sé pas­ser une erreur énorme. J’ai confon­du les noms d’A­ris­to­phane et d’Eu­po­lis. Est-ce que tu as moyen de faire cor­ri­ger les copies déjà mises en circulation ? »

Cicé­ron à son ami et édi­teur Atti­cus32.

En quoi les inter­ven­tions du cor­rec­teur consistaient-elles ?

La plu­part des cor­rec­tions sont faites dans l’in­ter­ligne qui pré­cède la ligne fau­tive, et en carac­tères plus petits33. Les prin­cipes de cor­rec­tion sont simples : quand une ou plu­sieurs lettres erro­nées sont à sup­pri­mer, on les exponc­tue, c’est-à-dire qu’un point noir est pla­cé au-des­sus de la (ou des) lettre(s) à annu­ler ; dans cer­tains cas, la lettre est sim­ple­ment bif­fée. Si la lettre est à rem­pla­cer par une autre, le point est rem­pla­cé par la nou­velle lettre, cen­trée au-des­sus de la lettre erro­née (quel­que­fois, le scribe réécrit direc­te­ment sur cette der­nière). Si une lettre a été omise, elle est tra­cée dans l’in­ter­ligne à che­val au-des­sus des deux lettres entre les­quelles il faut l’in­sé­rer. Dans cer­tains cas, si c’est une ligne entière qui a été omise par le copiste, elle est ajou­tée de la même manière dans l’in­ter­ligne, le début étant pla­cé au-des­sus du point d’in­ser­tion dans la ligne à com­plé­ter. En revanche, si ce qui est à rajou­ter est trop long, on peut trou­ver, déta­ché en marge gauche, un signe du type « ancre » (flèche oblique mon­tante ou des­cen­dante, selon que l’a­jout est repor­té dans la marge supé­rieure ou infé­rieure), un trait oblique ou encore une « diplè simple » [un che­vron], qui ont alors leur cor­res­pon­dant dans l’une des deux marges, devant ce qui a été omis34.

Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom Les Sources docu­men­taires du Livre IV des Com­men­taires sur la musique de Phi­lo­dème (réa­li­sa­tion : Ins­ti­tut de Papy­ro­lo­gie de la Sor­bonne – uni­ver­si­té de la Sor­bonne, Paris IV), Paris, 2007.

Manuscrits orientaux  

J’ai trou­vé peu d’informations sur la cor­rec­tion antique hors du monde gré­co-romain35. Je ne trai­te­rai donc que le cas des manus­crits arabes — où la notion de texte ori­gi­nal était consi­dé­rée dif­fé­rem­ment qu’en Occi­dent —, sur les­quels j’ai été infor­mé par un article de Chris­tine Jungen : 

[…] dans le monde arabe et musul­man[,] la copie manus­crite […] a consti­tué le mode prin­ci­pal de trans­mis­sion des textes jus­qu’au milieu du xixe siècle, voire au-delà. […] Exé­cu­tées par des copistes pro­fes­sion­nels, par des let­trés ou par des étu­diants, les copies pro­duites se sin­gu­la­risent par leur matière [… mais] éga­le­ment par leur conte­nu […]. Chaque copie est un exem­plaire unique, qui, au-delà des dif­fé­rences de ver­sion, par­fois infimes, entre copies d’un même texte, peut éga­le­ment dif­fé­rer de ses copies « parentes » soit par l’ajout d’une intro­duc­tion ou de com­men­taires in tex­to par le copiste ou le com­man­di­taire de la copie, soit par l’introduction de marques de véri­fi­ca­tion ou de confir­ma­tion (effec­tuées lors de la copie ou de lec­tures publiques). À ces inter­ven­tions s’ajoutent les anno­ta­tions por­tées en marge par les lec­teurs. Sans cesse amen­dé et cor­ri­gé au fil des copies et des lec­tures (dont témoignent les mul­tiples marques de véri­fi­ca­tion, d’audition et de cor­rec­tion que portent les manus­crits), le kitâb, le « livre », s’est long­temps défi­ni, dans sa tra­di­tion manus­crite, comme un sup­port d’écriture mou­vant et dyna­mique appe­lé à être sans cesse modi­fié au cours des pra­tiques let­trées36.

Double page extraite du Livre de Siba­wayh, manus­crit de la BnF. 

De telles cor­rec­tions ont été étu­diées par Gene­viève Hum­bert sur un manus­crit trou­vé à Milan du Livre de Siba­wayh (Kitâb Sîba­wayh), un trai­té de gram­maire arabe (dont la BnF pos­sède un manus­crit copié à quatre mains).

Le Kitâb de Sîba­way­hi fut rédi­gé au iie/viiie siècle. Bien que l’au­teur soit consi­dé­ré comme l’un des plus grands gram­mai­riens arabes, on ne connaît rien de sa bio­gra­phie, ce qui est bien illus­tré par le simple fait que même la date de sa mort est située dans une “four­chette” qui peut aller de 160-161/776-777 à 194/809-810. La même incer­ti­tude se trouve autour du Kitâb37.

Pour plus d’in­for­ma­tions, on peut lire Gene­viève Hum­bert, Les Voies de la trans­mis­sion du Kitâb de Sîba­way­hi, Stu­dies in Semi­tic Lan­guages and Lin­guis­tics, XX, Lei­den, E. J. Brill, 1995, en par­ti­cu­lier « Le tra­vail du cor­rec­teur et la bana­li­sa­tion d’un texte », p. 172-176 (pages en libre accès dans l’a­per­çu sur Google Livres).

Bonus : corriger sur tablette de cire

Styles. Illus­tra­tion dans Le Livre d’Al­bert Cim, p. 65.

Les tablettes de cire « sont des sup­ports d’é­cri­ture effa­çables […] et réuti­li­sables, connus depuis la haute anti­qui­té et qui ont été uti­li­sés jus­qu’au milieu du xixe siècle » (Wiki­pé­dia). Dans sa somme, Le Livre (1905), Albert Cim dévoile que, tels cer­tains de nos crayons de papier équi­pés d’une gomme, le style com­por­tait un embout de correction.

Le style, qui ser­vait à écrire sur les tablettes de cire, « était un petit ins­tru­ment d’os, de fer, de cuivre ou d’argent, long de quatre à cinq pouces, mince, effi­lé et poin­tu à l’une de ses extré­mi­tés, tan­dis que l’autre, assez forte, était apla­tie… La pointe tra­çait l’écriture sur la cire, et, si l’on avait une lettre ou un mot à cor­ri­ger ou à effa­cer, on retour­nait le style et l’on employait l’extrémité apla­tie pour faire dis­pa­raître la lettre ou le mot réprou­vé, pour rendre unie, dans cet endroit, la sur­face de la cire, et pou­voir sub­sti­tuer un autre mot à celui qu’on venait d’effacer. L’expression ver­tere sty­lum, retour­ner le style, pas­sait en pro­verbe chez les Romains pour dire cor­ri­ger un ouvrage38 […]. »

Autres sources consultées :

☞ Article à venir : Le cor­rec­teur médiéval.

Article mis à jour le 5 octobre 2023.


Critique du correcteur ivrogne, 1608

« [Le cor­rec­teur] doit évi­ter avec le plus grand soin le vice de l’ivrognerie, de peur de ne plus rien voir du tout, ou, au contraire, de voir plus qu’il n’y a en réa­li­té. Quand un ivrogne essaie de prendre une chan­delle pour s’éclairer, sa vue défaille et il tré­buche. Donc, un homme qui est char­gé de cette mis­sion et qui boit volon­tiers, boit sans avan­tage et pour un dom­mage qui atteint beau­coup d’autres. Cet homme inutile39 est un bon à rien et si le maître ou le rec­teur d’atelier typo­gra­phique le voyait sou­vent dans cet état, il ne serait pas éton­nant qu’il lui dise : « Dehors, scé­lé­rat. » Que celui qui est lié à cette charge s’acquitte donc de son tra­vail avec sobrié­té, pas à tra­vers un écran de vapeurs exha­lées par excès de boissons. »

Cor­rec­teur, te voi­là pré­ve­nu : boire ou relire, il faut choi­sir40 !

Jérôme Horn­schuch, Ortho­ty­po­gra­phia, 1608. Trad. du latin par Susan Bad­de­ley, éd. des Cendres, 1997, p. 63-64.

Lire aus­si mon article :

Article modi­fié le 30 sep­tembre 2023.


Le “Jouette” du XVIIIe siècle s’appelait le “Restaut”

"Traité de l'orthographe française en forme de dictionnaire" de Charles Leroy et Pierre Restaut, 1752, page de titre

Je viens de récu­pé­rer le « Jouette41 » des cor­rec­teurs du xviiie siècle. Pour eux, c’était le « Restaut ».

Ce nom désigne la qua­trième édi­tion (1752), revue et consi­dé­ra­ble­ment aug­men­tée par Pierre Res­taut42, du Trai­té de l’orthographe fran­çaise en forme de dic­tion­naire, connu sous le nom de Dic­tion­naire de Poi­tiers, publié pour la pre­mière fois en 1739 par Charles Leroy de La Cor­bi­naye (par­fois appe­lé Leroy ou Le Roy, 1690-1739), lexi­co­graphe et prote d’imprimerie dans cette ville43. Le PDF que j’ai trou­vé est celui d’une réédi­tion de 1765 (à Poi­tiers, chez Jean-Félix Fau­con, comme toutes les édi­tions, sauf celle de 1792, chez Fran­çois Bar­bier (même ville), et les nom­breuses contre­fa­çons fran­çaises et étran­gères). Une édi­tion revue par Laurent-Étienne Ron­det paraî­tra en 1775.

« Il ne s’agit pas du pre­mier livre consa­cré au sujet, mais l’auteur se montre inno­vant en créant un outil “por­ta­tif”, c’est-à-dire ramas­sé en un seul volume et pré­sen­té dans un for­mat maniable et facile à consul­ter. » — Le Dico­pathe.

La noto­rié­té du révi­seur de 1752 a pris le pas sur l’identité de l’auteur ori­gi­nel, mort peu avant la sor­tie de son livre.

« Né à Beau­vais, Pierre Res­taut (1696-1764) est le fils d’un mar­chand de draps. Il fut d’abord char­gé de leçons par­ti­cu­lières au col­lège de Louis-le-Grand, puis se fit rece­voir avo­cat au par­le­ment. Dis­tin­gué par d’Aguesseau, il est pour­vu d’une charge d’avocat au conseil du roi en 1740.

« C’est l’ouvrage Prin­cipes géné­raux et rai­son­nés de la Gram­maire fran­çaise (1730) qui fit sa répu­ta­tion : ce fut le pre­mier manuel élé­men­taire com­po­sé pour l’étude du fran­çais. Adop­té par l’Université de Paris et pour l’éducation des enfants de France, il est abré­gé par l’auteur lui-même (1732), puis aug­men­té d’un trai­té de ver­si­fi­ca­tion, et connait neuf édi­tions du vivant de l’auteur, la der­nière datant de 1819. » — Wiki­pé­dia.

"Traité de l'orthographe française en forme de dictionnaire" de Charles Leroy et Pierre Restaut, 1752, lettre A
Trai­té de l’or­tho­graphe fran­çoise en forme de dic­tion­naire, de Charles Leroy et Pierre Res­taut, 1765, lettre A.

« Plus tard, les abré­gés de Wailly, de Gat­tel, de Cati­neau, de Mar­gue­ry, firent oublier ceux de Res­taut », selon La Presse du 26 octobre 1846.

Dans son Trai­té élé­men­taire de l’imprimerie (1793), Antoine-Fran­çois Momo­ro écrit : 

« Il est […] indis­pen­sable pour un com­po­si­teur fran­çais de savoir bien sa langue : pour cela il doit en étu­dier les prin­cipes dans la Gram­maire de Wailly ou de Res­taut, se pro­cu­rer le Trai­té de l’orthographe de ce der­nier, qui est géné­ra­le­ment le plus sui­vi

« Il est bien des auteurs qui veulent que l’on suive, dans l’impression de leurs ouvrages, l’ort[h]ographe de l’académie ; mais elle dif­fère peu de celle de Res[t]aut ; aux accens graves près, et à quelques lettres doubles sup­pri­mées, c’est la même. »

Des brou­tilles… 

Pour plus d’in­for­ma­tion sur cet ouvrage, lire l’ex­cellent article du Dico­pathe, dans lequel j’ai pui­sé quelques détails pour mon propre texte.

Marque de l’im­pri­meur Jean-Félix Faul­con. Source : Poi­tiers, Biblio­thèque uni­ver­si­taire, Fonds ancien, 33609, via Biblio­DeL.

Deux vidéos montrent les métiers du livre au XVIe siècle

Les gens du livre à Lyon au xvie siècle sont pré­sen­tés par l’ENS (École nor­male supé­rieure) de Lyon dans une vidéo de 12 minutes, illus­trée de gra­vures et de livres d’é­poque. Pré­sen­ta­tion du site : 

Au milieu du xvie siècle, 500 ou 600 per­sonnes vivent de l’im­pri­me­rie à Lyon : leurs iden­ti­tés et leurs fonc­tions sont diverses et leur his­toire est faite de tra­jets indi­vi­duels, de mou­ve­ments col­lec­tifs et par­fois de conflits.
Par leurs com­pé­tences tech­niques ou com­mer­ciales, ces gens du livre nouent des rela­tions avec dif­fé­rents acteurs, rési­dents ou pas­sa­gers, de la vie lyon­naise : finan­ciers sus­cep­tibles d’in­ves­tir dans le mar­ché des livres, pro­tec­teurs par­fois issus de la cour royale, savants et écri­vains en quête de publi­ca­tion.
C’est en entrant dans les ate­liers et en par­cou­rant les rues de la ville, grâce aux gra­vures du xvie siècle, et aus­si en ouvrant les livres eux-mêmes, que l’on peut ten­ter de recons­ti­tuer l’u­ni­vers de ces gens du livre.

Le texte de nar­ra­tion est signé Benoît Auti­quet, André Bay­rou et Michel Jourde.

Gravure de Moses Thym présentant un atelier d'imprimerie au XVIe siècle
Sur la gra­vure de Moses Thym, j’ai mis en lumière le bureau des correcteurs.

Le cor­rec­teur y est men­tion­né deux fois, entre la 5e minute et la 6e minute et demie, le com­men­taire pre­nant pour appui la gra­vure de Moses Thym, célèbre des his­to­riens du livre, qui figu­rait dans Ortho­ty­po­gra­phia, pre­mier manuel du cor­rec­teur, écrit par Jérôme Horn­schuch en 1608 (voir mon article).

Dans une autre vidéo, de 16 minutes, un fabri­cant de papier (Mou­lin Richard-de-Bas, Ambert, Auvergne) et une typo­graphe d’au­jourd’­hui, Fer­nande Nicaise (musée de l’Im­pri­me­rie et de la Com­mu­ni­ca­tion gra­phique, Lyon) réa­lisent les gestes ances­traux de leurs métiers res­pec­tifs. On voit donc Fer­nande Nicaise réa­li­ser la fonte d’un carac­tère, la com­po­si­tion manuelle, l’en­crage et l’im­pres­sion, avec les outils de l’é­poque. Le pliage et la reliure sont évo­qués pour finir. Passionnant !

La nar­ra­tion est signée Benoît Auti­quet, Edgar Hens­sien et Michel Jourde.

Dans ce plan, la typo­graphe montre com­ment elle jus­ti­fie la ligne en y ajou­tant des espaces égaux.

Noter que la typo­graphe dit : « […] les espaces étant tou­jours fabri­qués plus courts pour ne pas impri­mer sur le papier. » L’emploi du genre fémi­nin pour ce mot n’est donc pas aus­si sys­té­ma­tique qu’on veut bien l’af­fir­mer. Voir aus­si “Une espace”, vrai­ment ?

☞ Lire aus­si Cor­ri­ger au temps de Guten­berg.

Les erreurs de typographie dues au correcteur, 1886

D’a­vril à novembre 1886, le Bul­le­tin de l’im­pri­me­rie & de la librai­rie a publié en feuille­ton un long article inti­tu­lé « Des erreurs en typo­gra­phie », et pré­sen­té comme suit : « M. J.-B. Prod­homme, cor­rec­teur à l’Imprimerie Natio­nale44, a écrit sur ce sujet une dis­ser­ta­tion com­plète que nous résu­mons ici. Sauf quelques rares appré­cia­tions dont les années ont dimi­nué l’exac­ti­tude, les plaintes et les desi­de­ra­ta qu’il for­mu­lait sont mal­heu­reu­se­ment d’au­tant plus justes que le mal qu’il signa­lait, il y a une ving­taine d’an­nées, est plus grave encore aujourd’­hui. » Prod­homme exa­mine suc­ces­si­ve­ment les « fautes » incom­bant à l’au­teur, à l’é­di­teur, au maître impri­meur, à la copie, au com­po­si­teur ou paque­tier, au met­teur en pages, au prote, à l’é­preuve, à l’ap­pren­ti, à la presse (au sens pre­mier, la machine à impri­mer) et, bien sûr, au cor­rec­teur. Je repro­duis cette der­nière sec­tion, en y ajou­tant des intertitres.

Les qualités d’un bon correcteur

J’ai déjà fait connaître suc­cinc­te­ment les qua­li­tés prin­ci­pales que doit pos­sé­der un cor­rec­teur digne de ce nom.

S’il n’est pas néces­saire qu’il soit un ency­clo­pé­diste, ce qui serait impos­sible, ni un savant de pre­mier ordre, comme l’ont été plu­sieurs des cor­rec­teurs de l’origine de l’imprimerie, qui avaient sou­vent à res­ti­tuer des textes fort alté­rés par les copistes, les talents variés qu’il doit pos­sé­der sont encore assez rares pour que l’on s’é­tonne de voir le peu de consi­dé­ra­tion dont les cor­rec­teurs jouissent auprès des maîtres imprimeurs.

Peu sou­cieux de la cor­rec­tion des textes des ouvrages qu’ils publient, les impri­meurs de nos jours tiennent à avoir des cor­rec­teurs au rabais, faut-il s’é­ton­ner que les livres four­millent de fautes45 ?

Conditions de travail

La posi­tion des cor­rec­teurs est si peu avan­ta­geuse, que la plu­part ne regardent leur pro­fes­sion que comme un pis-aller qu’ils quit­te­ront à la pre­mière occa­sion favo­rable. En effet, ils n’ont aucune chance d’a­van­ce­ment, ils sont tou­jours expo­sés à voir dimi­nuer leurs appoin­te­ments ; jamais ils ne reçoivent le moindre témoi­gnage de satis­fac­tion, et c’est presque un bon­heur pour eux de pas­ser un jour sans rece­voir des reproches ; ils sont les boucs émis­saires de la mai­son, et il ne fau­drait pas qu’ils cher­chassent à se jus­ti­fier, quelque juste et modé­rée que fût leur défense.

Il ne faut donc pas s’é­ton­ner si l’on trouve beau­coup de cor­rec­teurs en pre­mières qui sont trop inha­biles, soit qu’ils n’aient pas de connais­sances lit­té­raires ou scien­ti­fiques assez éten­dues, soit qu’ils ne connaissent pas suf­fi­sam­ment les règles de la typo­gra­phie. Sous ce der­nier rap­port, les met­teurs en pages ins­truits seraient de bons cor­rec­teurs, mais la plu­part per­draient au change, sous le rap­port pécu­niaire, aus­si se montrent-ils peu dis­po­sés à accepter.

Mais ce n’est là qu’un faible échan­tillon des désa­gré­ments qu’un cor­rec­teur subit. 

II est toute la jour­née dans un réduit si étroit et sou­vent si obs­cur, qu’on ne le croi­rait pas des­ti­né à ser­vir d’ha­bi­ta­tion à une créa­ture humaine.

Corriger sans documentation

Le cor­rec­teur aurait besoin d’a­voir à sa dis­po­si­tion une petite biblio­thèque d’ou­vrages scien­ti­fiques et lit­té­raires, et à peine se décide-t-on à lui accor­der un dic­tion­naire de la langue ; s’il en veut d’autres, il est obli­gé de se les pro­cu­rer à ses frais.

Il exis­tait, dans l’ancienne typo­gra­phie, un usage que l’on a bien fait d’a­bo­lir sous cer­tains rap­ports, mais que l’on aurait dû conser­ver sous d’autres. C’étaient les copies de cha­pelle, c’est-à-dire des exem­plaires de chaque ouvrage impri­mé dans la mai­son. Plu­sieurs ouvriers y avaient droit, et le pro­duit que l’on reti­rait de la vente de ces ouvrages était consa­cré à un ban­quet. La vente des ouvrages et le ban­quet ont été abo­lis avec rai­son. Mais ce que l’on aurait bien dû conser­ver, c’est le droit du cor­rec­teur à un exem­plaire de chaque feuille de l’ouvrage, non pas seule­ment pour faire la table46, mais encore pour aug­men­ter sa biblio­thèque, afin qu’il pût avoir le moyen de déve­lop­per chaque jour ses connais­sances, ce qu’il ne peut faire la plu­part du temps, vu sa posi­tion beau­coup trop modeste.

“Au milieu d’un atelier bruyant”

Pour qu’un cor­rec­teur s’ac­quit­tât conve­na­ble­ment de ses fonc­tions, il fau­drait qu’il fût pla­cé dans un lieu iso­lé, loin du bruit, tan­dis que la plu­part du temps il est au milieu d’un ate­lier bruyant. Les cor­rec­teurs ont, en géné­ral, assez de sujets de dis­trac­tion dans les rela­tions obli­gées avec les ouvriers pour le tra­vail, et il est aus­si indigne de leur carac­tère que pré­ju­di­ciable à une bonne lec­ture de se livrer près d’eux à des conver­sa­tions fri­voles ou tout au moins intem­pes­tives.

Physiologie du correcteur 

« Une chose étrange, bizarre et inex­pli­cable, dit M. Bre­ton47, c’est que l’attention la plus sou­te­nue, les soins les plus scru­pu­leux ne puissent pas conduire à l’épuration com­plète d’une épreuve ; on pour­rait même admettre qu’une trop grande ten­sion d’es­prit n’est pas sans incon­vé­nient dans ce genre de tra­vail, en ce qu’elle jette la per­tur­ba­tion dans les centres ner­veux, pro­voque l’afflux du sang vers les régions supé­rieures, cause de l’engourdissement dans toute la péri­phé­rie du crâne, et par suite le trouble de la vue ; ces acci­dents mor­bides se ren­contrent sou­vent chez les cor­rec­teurs, sur­tout aujourd’­hui qu’ils sont astreints à pas­ser dix heures consé­cu­tives, et quel­que­fois davan­tage, dans une espèce d’échoppe que l’on décore du nom de bureau. Là, le cor­rec­teur, atteint déjà mora­le­ment par la nature de son tra­vail, souffre encore phy­si­que­ment de la pos­ture qu’il est obli­gé de tenir : la barre d’a­bord d’un pupitre trop haut, le bord angu­leux d’une table trop basse, lui meur­trissent le tho­rax, et ses heures de tra­vail sont des heures de tor­ture que chaque jour aggrave. »

Un rythme intenable

Non seule­ment on exige du cor­rec­teur de longues heures de tra­vail, mais sou­vent encore on l’oblige à four­nir un cer­tain nombre d’é­preuves par jour ; si, pour lire conscien­cieu­se­ment, il y met un peu plus de temps, il est cou­pable, il n’a pas rem­pli sa tâche.

Quand il est aux pièces48, on le met dans l’alternative, ou de lire trop vite pour gagner de quoi vivre, ou d’employer tout le soin que la cor­rec­tion exige de ses yeux et de son esprit, ce qui est nui­sible à ses inté­rêts ; et on ne lui en sait nul gré, car on dit alors qu’il n’a fait que son devoir.

Subir le teneur de copie

Mais de tous les désa­gré­ments du cor­rec­teur en pre­mières, celui qui, à lui seul, sur­passe tous les autres, c’est la néces­si­té de lire avec un apprenti.

La lec­ture sans teneur de copie est vue de mau­vais œil par les patrons, et cepen­dant elle est infi­ni­ment pré­fé­rable, sous tous les rap­ports, à celle faite avec un apprenti.

Elle est plus exacte, car il peut s’ar­rê­ter dans tous les endroits dif­fi­ciles autant de temps que c’est néces­saire ; elle est réel­le­ment aus­si rapide, car il n’est pas sans cesse obli­gé de lut­ter contre la mau­vaise volon­té, la négli­gence, l’inattention, la fatigue de son teneur de copie. On pré­tend qu’il est plus facile de lais­ser pas­ser des bour­dons quand on lit seul ; c’est plus que dou­teux, vu les causes d’er­reur que je viens d’in­di­quer, et beau­coup d’autres que j’omets.

Lire dans le désordre

Ce qui est éga­le­ment nui­sible à la bonne lec­ture, c’est l’usage qui s’est intro­duit de faire quit­ter une épreuve com­men­cée pour en prendre une autre plus pres­sée. Com­ment l’attention du cor­rec­teur ne serait-elle pas dis­traite si on le fait pas­ser aus­si brus­que­ment d’un sujet à un autre, et cela plu­sieurs fois dans la journée ?

Mais ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, c’est l’habitude que l’on a aujourd’­hui de par­ta­ger la copie en une infi­ni­té de petites cotes, comme on fait pour les jour­naux.

Ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, avons-nous dit, c’est l’habitude de divi­ser la copie en une infi­ni­té de petites cotes49 ; cha­cune d’elles n’est com­po­sée que de dix à douze lignes ; quel­que­fois la der­nière est faite avant la pre­mière, et ain­si des autres, et il faut que cha­cune d’elles soit lue dans l’ordre où elle arrive50. Conçoit-on quelque chose de plus contraire au bon sens qu’une telle lec­ture ? Si au moins, pour en atté­nuer les incon­vé­nients, il était pos­sible de relire la feuille en pages avant de l’envoyer à l’auteur, mais non, il faut tout sacri­fier à la rapi­di­té de la lecture.

Quel­que­fois, lors même que la feuille est en pages, on est si pres­sé de l’envoyer, que le cor­rec­teur est prié d’en faire une lec­ture rapide, comme si l’on pou­vait lire vite et bien. Une telle lec­ture n’a aucune valeur ; cepen­dant, si des fautes nom­breuses res­tent après une telle cor­rec­tion, c’est néces­sai­re­ment le cor­rec­teur qui est cou­pable, car il doit être res­pon­sable de tout, même de ce qu’il fait mal­gré lui.

Complexité de la tâche

La trop grande rapi­di­té de la lec­ture n’est pas la seule cause ordi­naire des nom­breuses fautes qui res­tent après une pre­mière lec­ture, cela tient aus­si à ce que l’on exige que le cor­rec­teur exa­mine trop de choses à la fois. Il doit, en lisant, aus­si rapi­de­ment que pos­sible, une feuille d’un ouvrage quel­conque, exa­mi­ner : 1o si tous les mots sont bien ortho­gra­phiés ; 2o s’ils ne contiennent pas quelques coquilles, des lettres retour­nées, des lettres d’un œil51 dif­fé­rent ; 3o s’il y a des dou­blons, des bour­dons ; 4o si le com­po­si­teur ne s’est pas écar­té de sa copie ; 5o s’il a bien eu égard à toutes les addi­tions ou cor­rec­tions de la copie ; 6o s’il a sui­vi une marche régu­lière dans l’emploi des capi­tales et de l’italique ; 7o s’il ne s’est pas écar­té des règles de la typo­gra­phie dans cer­tains cas ; 8o enfin, si la ponc­tua­tion est régu­lière. Et il faut que le cor­rec­teur fasse toutes ces obser­va­tions à la fois, car s’il remet­tait l’examen de cer­tains détails après avoir lu la feuille, elle ne serait pas prête à temps. Tout doit être sacri­fié à la rapi­di­té de l’exécution, une mau­vaise écri­ture ne doit pas prendre plus de temps qu’une écri­ture cal­li­gra­phiée : l’heure s’y oppose. Si on ajoute que, dans la même mai­son, il faut suivre tel sys­tème d’or­tho­graphe dans un ouvrage, et dans un autre, tel autre sys­tème ; que quel­que­fois un auteur ne ponc­tue pas ou ponc­tue mal ; que les com­po­si­teurs, obli­gés de mettre la ponc­tua­tion, n’ont d’autre guide que la rou­tine, et que sou­vent le cor­rec­teur se voit contraint de lais­ser sub­sis­ter une ponc­tua­tion vicieuse, parce qu’elle entraî­ne­rait de trop nom­breuses cor­rec­tions et retar­de­rait l’envoi de l’épreuve, on n’au­ra qu’une faible idée des dif­fi­cul­tés qui se rencontrent.

Pen­dant que le cor­rec­teur est bien appli­qué à son tra­vail, il est inter­rom­pu par la tur­bu­lence de son teneur de copie, par des com­po­si­teurs qui viennent le prier de leur déchif­frer un pas­sage illi­sible, ou lui deman­der des ren­sei­gne­ments sur dif­fé­rents objets.

Une orthographe encore mal fixée

Que ceux qui sont dis­po­sés à jeter la pierre au cor­rec­teur, méditent les réflexions sui­vantes de M. Bre­ton : « La cor­rec­tion n’est pas plus un tra­vail mathé­ma­tique qu’un tra­vail manuel, et, s’il repose sur quelques règles géné­rales,  comme la connais­sance des langues et l’expérience que réclame une bonne exé­cu­tion typo­gra­phique, il est le plus sou­vent sou­mis à l’arbitraire, et ne cède par consé­quent que fort peu à l’habitude. Il ne suf­fit pas, en effet, de pos­sé­der à fond la connais­sance des lettres pour s’ac­quit­ter au mieux de l’emploi de cor­rec­teur, il faut encore avoir acquis une connais­sance par­faite de la typo­gra­phie, c’est-à-dire être bon com­po­si­teur et savoir appré­cier le tra­vail des impri­meurs. Il faut qu’une longue expé­rience de l’imprimerie et de l’impression ait for­mé l’œil et le juge­ment du cor­rec­teur. Il est impos­sible de se faire une idée des mille dif­fi­cul­tés qui se dressent devant celui qui cor­rige une épreuve pour la pre­mière fois. Il est facile d’é­crire, la plume vole, la ponc­tua­tion se sème au hasard, on ortho­gra­phie selon Boiste, Noël, Napo­léon Lan­dais, l’A­ca­dé­mie même ; on n’est point arrê­té par l’emploi rai­son­né des majus­cules, des minus­cules, de l’italique, des points d’in­ter­ro­ga­tion, d’ex­cla­ma­tion, par l’accord des mots entre eux, par l’emploi des guille­mets, des paren­thèses, des traits d’u­nion ; on n’est pas contraint sur­tout et régu­liè­re­ment à l’observation des règles de tel ou tel dic­tion­naire, de celui de l’A­ca­dé­mie, par exemple, vrai laby­rinthe dans lequel viennent se perdre les répu­ta­tions les mieux éta­blies, qui écrit la Bohême avec un accent cir­con­flexe, le Bohème avec un accent grave, le Bohé­mien avec un accent aigu ; séve avec un accent aigu52, fève avec un accent grave ; des pot-au-feu, quand tous les autres écrivent des pots-au-feu, Grand-Sei­gneur avec une capi­tale et une divi­sion, sa sei­gneu­rie sans capi­tale, et mille autres mots entre les­quels l’A­ca­dé­mie éta­blit des dis­tinc­tions bizarres, absurdes, sans comp­ter les nom­breuses excep­tions créées par le caprice du maître, qui n’est pas tou­jours consé­quent avec lui-même, et qui n’en exige pas moins que le cor­rec­teur se conforme tou­jours à sa volonté.

Se conformer au choix de l’auteur

Le cor­rec­teur, au contraire, ne voit autour de lui que dif­fi­cul­tés ou écueils ; il se doit tout entier à l’ob­ser­va­tion reli­gieuse des règles dont les écri­vains s’af­fran­chissent sans scru­pule, et son esprit, ten­du dès la pre­mière page d’un ouvrage, est condam­né à ne pas en perdre de vue un seul ins­tant la marche53, le détail et l’ensemble. Tan­tôt un auteur lui impo­se­ra des prin­cipes géné­raux d’or­tho­graphe ; tan­tôt il l’enfermera dans un laby­rinthe gram­ma­ti­cal qui lui est propre ; les uns vou­dront le t au plu­riel, d’autres le pros­cri­ront54 ; ceux-ci exi­ge­ront encore l’o à l’imparfait55, ceux-là écri­ront tems sans p56, et si, dans une mai­son, trois ouvrages se ren­contrent sou­mis cha­cun à une ortho­graphe par­ti­cu­lière, le cor­rec­teur s’é­pui­se­ra en efforts de mémoire pour satis­faire aux exi­gences de cha­cun, et voyez avec quelle faci­li­té les auteurs éla­borent leurs ouvrages, avec quel lais­ser-aller ils pro­cèdent57. Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc.58, et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’as­sez nom­breuses obser­va­tions sur la langue.

Vol­taire est bien loin d’être le seul écri­vain où l’on ren­contre de ces irré­gu­la­ri­tés. En voi­ci de sem­blables dans une lettre auto­graphe de Mon­tes­quieu, dont je ne donne que le com­men­ce­ment : « Je vous ecris, mon cher confrere, auj’ourd’­huy, ven­dre­di, parce que demain matin je dois aller a la cam­pagne pour tout le jour ; jecri­vis à mon­sieur de Vesis par lex­tra­or­di­naire du mer­cre­di et lui deman­day excuse davoir lais­sé pas­ser deux cour­riers sans lui écrire, etc. »

Je ne parle pas de Mme de Sévi­gné ; tout le monde sait que son ortho­graphe lais­sait beau­coup à désirer. 

Béran­ger, dont le lan­gage est si pur, fut obli­gé de quit­ter l’imprimerie, où il était entré comme appren­ti com­po­si­teur, parce qu’il ne put se far­cir la mémoire des rêve­ries ortho­gra­phiques de la langue fran­çaise.

Il faut donc que les cor­rec­teurs apportent à l’orthographe une atten­tion d’au­tant plus minu­tieuse, que les savants ne sont pas forts sur cet article, qu’ils traitent de baga­telle. En effet, si l’auteur a le génie, la pro­prié­té du style, au cor­rec­teur appar­tient la régu­la­ri­té ortho­gra­phique. Un livre dans lequel les fautes four­millent n’est pas seule­ment un mau­vais livre, une œuvre informe, un sal­mi­gon­dis lit­té­raire, c’est un livre dan­ge­reux. En effet, quoique l’imprimerie ait beau­coup per­du de son ancienne splen­deur, il est encore une foule de gens qui ont une telle foi en toute chose impri­mée, qu’une phrase, quelle qu’elle soit, est pour eux tou­jours logique. Jean Fro­ben, ami d’Érasme, disait : « Un livre où il y a des fautes n’est pas un livre. »

Le sans-faute, objectif inatteignable

S’il est facile d’é­vi­ter l’énorme quan­ti­té des fautes qui déparent beau­coup de nos ouvrages modernes, il est à peu près impos­sible de publier un livre sans fautes. Si le cor­rec­teur s’oc­cupe trop des détails, il laisse pas­ser des fautes gros­sières ; dans le cas contraire, il laisse faci­le­ment filer la coquille, ce qui donne quel­que­fois lieu à de sin­gu­lières bévues. C’est une inat­ten­tion de ce genre qui a cau­sé l’impression de cette sin­gu­lière phrase dans un rituel : « Ici le prêtre ôte sa culotte (calotte) et baise l’autel. »

Sui­vant mon confrère Aug. Ber­nard, cor­rec­teur à l’Imprimerie impé­riale, « les fautes sont pour ain­si dire inhé­rentes à l’imprimerie ; elles naissent sou­vent même du soin que l’on prend de les évi­ter ; et, une fois l’ennemi dans la place, il est bien dif­fi­cile de l’en expul­ser. Si le cor­rec­teur court trop atten­ti­ve­ment après les coquilles, le sens géné­ral du texte lui échappe, et il laisse échap­per de grosses balour­dises ; si, au contraire, il s’at­tache trop au sens, il ne voit que ce qu’il devrait y avoir et non ce qu’il y a. »

Coquilles historiques

Il est si facile de lais­ser échap­per des fautes, même gros­sières, que Boi­leau avait dit d’a­bord dans son Art poé­tique :

Que votre âme et vos mœurs, peints dans tous vos ouvrages, 

sans que ni les com­po­si­teurs, ni les cor­rec­teurs, ni les amis de l’auteur, ni les cri­tiques qui lui étaient le plus hos­tiles, se dou­tassent du solé­cisme, et cette erreur est res­tée dans plu­sieurs édi­tions suc­ces­sives. Cepen­dant, à la fin, un ami de Boi­leau, plus clair­voyant que les autres, la signa­la au poète, qui s’empressa de sub­sti­tuer au vers fau­tif le vers sui­vant, qui est resté :

Que votre âme et vos mœurs, peintes en vos ouvrages.

Une des erreurs lit­té­raires les plus célèbres est celle de l’édition de la Vul­gate par Sixte-Quint. Sa Sain­te­té sur­veilla soi­gneu­se­ment la cor­rec­tion de chaque épreuve ; mais, au grand éton­ne­ment de l’univers catho­lique, l’ouvrage se trou­va rem­pli de fautes. Le livre fit une figure très bizarre avec les cor­rec­tions rap­por­tées, et four­nit des armes aux incré­dules sur l’infaillibilité du pape. La plu­part des exem­plaires furent reti­rés, et l’on fit les plus grands efforts pour n’en pas lais­ser sub­sis­ter. Il en reste cepen­dant encore, grâce au ciel, pour satis­faire la curio­si­té des biblio­manes. À une vente de livres à Londres, la Bible de Sixte-Quint a mon­té à 60 gui­nées (1,562 fr. 82 c.). On s’a­mu­sa sur­tout de la bulle du pon­tife et du nom de l’éditeur dont l’autorité excom­mu­niait tous les impri­meurs qui s’a­vi­se­raient, en réim­pri­mant cet ouvrage, de faire quelque chan­ge­ment dans le texte.

Dom Ger­vaise, qui a écrit la vie de l’abbé Suger, rap­porte, à la page 31 du tome Ier, que, dans un acte de par­tage fait par les reli­gieux de Saint-Denis, ceux-ci exi­geaient, entre autres choses, qu’on leur four­nit onze cents bœufs par an. Quelque idée que l’on ait de la vora­ci­té des moines, quelque nom­breux que fussent ceux de Saint-Denis, encore ne peut-on croire qu’il leur fal­lût onze cents bœufs par an. L’ab­bé Gro­sier, un des rédac­teurs de l’Année lit­té­raire, réso­lut d’é­clair­cir ce fait ; il recou­rut au titre ori­gi­nal, qui prou­va qu’au lieu de onze cents bœufs, il fal­lait lire onze cents œufs. L’er­reur venait du typographe.

Le sati­rique Des­pazes, tom­bé main­te­nant dans l’oubli, avait glis­sé dans ses rimes le nom d’un cer­tain Dabaud. On impri­ma Dubaud. Je ne sais quel chef d’ad­mi­nis­tra­tion qui por­tait ce nom se tint pour offen­sé. II alla trou­ver le poète, qui tâcha inuti­le­ment de se dis­cul­per. Il fal­lut se battre, et le sati­rique mal­en­con­treux fut blessé.

Plaintes des auteurs

Ce que je viens de dire doit suf­fire, ce me semble, pour prou­ver que le métier de cor­rec­teur n’est pas aus­si facile qu’on le sup­pose. Corn. Kilian, cor­rec­teur dis­tin­gué du sei­zième siècle, disait ce qui suit des écri­vains de son temps :  « Notre fonc­tion est de cor­ri­ger les fautes des livres et de rele­ver les pas­sages défec­tueux. Mais un méchant brouillon, empor­té par la rage d’é­crire, fait des com­pi­la­tions sans dis­cer­ne­ment, couvre les feuillets de ratures et souille le papier. Il ne passe pas des années à polir ce tra­vail ; mais il se hâte de faire impri­mer ses rêve­ries par des presses dili­gentes ; et, lorsque des savants pro­clament qu’il écrit en dépit des Muses et d’A­pol­lon, notre brouillon enrage ; il se défend de toutes ses forces et s’en prend au cor­rec­teur. Eh ! cesse donc, lour­daud, d’at­tri­buer au cor­rec­teur un tort qu’il n’a pas. Ce qu’il y a de bien dans ton livre, l’a-t-il gâté ? Désor­mais, débar­bouille toi-même tes petits. »

On dit que Mal­herbe avait d’a­bord rédi­gé ain­si le pas­sage sui­vant de sa belle ode à Duper­rier, sur la mort de sa fille : 

Et Roselle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Roselle, pré­nom assez rare, n’é­tait connu ni du com­po­si­teur ni du cor­rec­teur ; à l’imprimerie on crut devoir faire la cor­rec­tion suivante :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Mal­herbe fut loin de se plaindre d’une aus­si heu­reuse erreur, et peut-être, à l’exemple de ses confrères, aurait-il été dis­po­sé à s’at­tri­buer le mérite de cette cor­rec­tion, si le public n’en avait été ins­truit, je ne sais com­ment. Per­sonne n’i­gnore en effet que, de tout temps, les auteurs ont reje­té leurs bévues sur les impri­meurs, et que, par com­pen­sa­tion, ils ne sont pas fâchés qu’on leur attri­bue les cor­rec­tions faites à l’imprimerie.

Maîtres imprimeurs d’autrefois

On croi­rait que les nom­breuses et gros­sières fautes qui se trouvent dans les ouvrages ne devraient exis­ter que dans ceux qui ont été com­po­sés sur des copies manus­crites ou sur impri­més accom­pa­gnés de nom­breux chan­ge­ments. Il n’en est rien ; on voit sou­vent des ouvrages d’une facile exé­cu­tion, impri­més pour la ving­tième fois et avec le plus grand luxe, n’être point exempts de fautes typographiques.

S’il en est ain­si, com­ment se fait-il donc qu’il y a des ouvrages à peu près cor­rects ? Cela vient de ce qu’il se trouve encore des libraires et des impri­meurs dignes de ce nom, qui ne reculent devant aucune dépense pour atteindre ce but.

Un célèbre libraire étran­ger, avant de publier des œuvres impor­tantes, fai­sait suc­ces­si­ve­ment affi­cher, aux portes de l’Université les feuilles impri­mées, et accor­dait une gra­ti­fi­ca­tion pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui était signa­lée. Les Estienne recou­raient au même moyen pour leurs belles édi­tions. De nos jours, le libraire Tauch­nitz, à Leip­zig, connu par ses édi­tions sté­réo­types d’au­teurs grecs et latins, offrit aus­si une récom­pense pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui serait signa­lée dans ses édi­tions. Chez nous, le libraire Lenor­mant a don­né plu­sieurs fois des primes en livres aux per­sonnes qui lui envoyaient le plus grand nombre d’ob­ser­va­tions sur les cor­rec­tions à faire, et même sur les amé­lio­ra­tions à intro­duire dans les dic­tion­naires latins de Noël. Il est bien peu d’é­di­teurs qui recourent à ce moyen, qu’ils trouvent trop dispendieux.

Quoique l’immense majo­ri­té des édi­teurs tienne à avoir des cor­rec­teurs au rabais, il s’en trouve encore quelques-uns qui agissent tout autre­ment. Un libraire59 de Paris a payé, dit-on, jus­qu’a 48 fr. la feuille la lec­ture d’une col­lec­tion in-32 de clas­siques latins. Il est vrai que les carac­tères employés à cette col­lec­tion étaient infi­ni­ment petits ; mais si, dans des pro­por­tions équi­tables, le maître impri­meur conforme son tarif à cet exemple, il aura droit d’exi­ger de ses cor­rec­teurs beau­coup de temps, de soin et de savoir, et les abus de l’imprimerie dis­pa­raî­tront, en même temps que les erra­ta ces­se­ront de dépré­cier les livres aux yeux du public. 

On assure que P. Didot, à l’exemple de Robert Estienne, pour obte­nir des livres pur­gés de toute erreur, don­nait 3 fr. par chaque faute qui lui était signa­lée ; ce qui n’empêcha pas P. Didot de faire une belle fortune.

Non seule­ment ces dignes édi­teurs, ain­si que leurs hono­rables devan­ciers, ne recu­laient devant aucune dépense pou­vant ame­ner la la plus par­faite cor­rec­tion pos­sible, mais encore ils recou­raient aux pro­cé­dés de lec­ture les plus par­faits. Alde Manuce, entre autres, avait pla­cé cette ins­crip­tion sur la porte de son cabi­net : Ne m’in­ter­rom­pez que pour des choses utiles. Fran­cois Ier lui-même, dans une de ses fré­quentes visites à l’illustre Robert Estienne, son savant ami, lui dit un jour : Res­tez, j’at­ten­drai la fin de votre lec­ture ; et il atten­dit en effet.

De nos jours, P. Didot s’en­fer­mait, pour faire ses lec­tures, dans un cabi­net reti­ré, dont les appar­te­ments voi­sins étaient inha­bi­tés ou silen­cieux. Là, entou­ré d’une biblio­thèque nom­breuse, il lisait debout, à haute voix, arti­cu­lant assez len­te­ment pour que sa vue pût dis­tin­guer les lettres une à une ; une per­sonne qui lui était bien chère sui­vait atten­ti­ve­ment la copie, et ne l’interrompait que lors de besoin abso­lu. Qu’on vint [sic] le deman­der, il n’y était pas, à moins que ce ne fût pour des motifs d’une urgence extrême. Mal­gré le choix préa­lable de très bons com­po­si­teurs, et quoique la pre­mière épreuve, lue avec soin, n’of­frit ordi­nai­re­ment que quelques coquilles, P. Didot fai­sait encore lire une double épreuve par un excellent gram­mai­rien et fort habile typo­graphe, M. Lequien60 ; de plus, les tierces étaient confé­rées61 et relues avec une grande atten­tion. Eh bien ! rare­ment arri­vait-il que dans un exem­plaire tout bro­ché, il ne ren­con­trât encore quelques incor­rec­tions qui néces­si­taient un car­ton62. C’est par de tels moyens que P. Didot a pu annon­cer une édi­tion latine de Vir­gile sans faute, mer­veille peut-être unique en typo­gra­phie, car si les anciens typo­graphes ven­daient des ouvrages sans faute, ils enten­daient par là des ouvrages dans les­quels les fautes n’é­taient ni trop fré­quentes ni trop gros­sières.

Correction insuffisante

Qu’il y a loin de ces belles édi­tions à ces livres au rabais, aus­si incor­rects que des contre­fa­çons ! À quelque bas prix qu’on les cote, ils sont tou­jours ven­dus beau­coup au delà63 de leur valeur. 

Pour la plu­part des ouvrages de ville on se contente ordi­nai­re­ment d’une lec­ture, mal­gré les nom­breuses et gros­sières erreurs qui résultent de cet usage. On fait de même pour les jour­naux quo­ti­diens ; et aujourd’­hui la plu­part des livres sont aus­si peu soi­gnés que les jour­naux. Cepen­dant il serait dans l’intérêt bien enten­du de l’imprimeur ou du libraire de pro­por­tion­ner au moins les soins de la cor­rec­tion au mérite et à la nature de l’ouvrage, c’est-à-dire de réunir tous ses efforts pour faire aus­si cor­rects que pos­sible toute pro­duc­tion trans­cen­dante, tout ouvrage scien­ti­fique ou qui a pour objet le cal­cul, etc.

Il est même des ouvrages où une erreur pré­sen­te­rait de très graves incon­vé­nients, tels sont, par exemple, les trai­tés et manuels phar­ma­ceu­tiques, où un chiffre pour un autre, dans la dose des médi­ca­ments, pour­rait occa­sion­ner la mort ou de funestes accidents.

Employer des correcteurs spéciaux

Non seule­ment les pre­miers impri­meurs tenaient à avoir chez eux des savants de pre­mier ordre, mais ils avaient encore des cor­rec­teurs spé­ciaux pour chaque genre d’ou­vrages : théo­lo­gie, juris­pru­dence, méde­cine, etc. Ne serait-il pas conve­nable que les impri­meurs de nos jours, qui sont à la tête de mai­sons impor­tantes, sui­vissent cet exemple, et que, dans celles où cela ne serait pas pos­sible, on employât, quand cela serait néces­saire, un cor­rec­teur spé­cial pour cor­ri­ger les ouvrages remar­quables com­po­sés sur diverses branches des connais­sances humaines ou écrits en langues étran­gères ? Mais allez donc faire une telle pro­po­si­tion aux typo­graphes de nos jours ; ils vous consi­dé­re­ront comme un rêveur, comme un homme entiè­re­ment étran­ger aux habi­tudes de notre siècle. Peu d’entre eux pous­se­raient l’amour de leur art jusqu’à imi­ter Charles Cra­pe­let, que l’on a vu cor­ri­ger des épreuves la nuit même de ses noces64.

L’auteur n’est pas un correcteur

Si la lec­ture des épreuves pré­sente de si grandes dif­fi­cul­tés pour les per­sonnes qui sont habi­tuées à ce genre de tra­vail, il est facile de pen­ser com­bien est impar­faite celle que font les auteurs, même ceux qui connaissent la typo­gra­phie ; ils ne s’oc­cupent la plu­part du temps que du sens géné­ral, s’en remet­tant pour le reste à l’imprimerie. Quel­que­fois même ils ne tiennent pas compte des endroits sur les­quels le cor­rec­teur attire leur atten­tion. L’au­teur d’un ouvrage sur les juges de paix avait insé­ré dans son trai­té la loi sur l’intérêt de l’argent, et en note, il avait pla­cé deux obser­va­tions, mais les notes dif­fé­raient si peu des ren­vois en marge, que le com­po­si­teur avait intro­duit les notes dans le texte ; j’a­vais deman­dé sur l’épreuve que les notes fussent réta­blies comme elles étaient dans le manus­crit ; le com­po­si­teur n’a pas vou­lu faire cette cor­rec­tion, parce qu’il a pré­ten­du qu’il n’é­tait pas pos­sible de dis­tin­guer les notes du texte. La faute est res­tée au bon à tirer, et, bien qu’elle ait été signa­lée à l’auteur, il n’y a fait nulle atten­tion, et l’ouvrage a paru avec ce texte de loi altéré.

Aujourd’­hui, les fautes typo­gra­phiques ne relèvent plus que de la cri­tique des gens éclai­rés, mal­heu­reu­se­ment trop peu nom­breux. Il n’en était pas de même autre­fois. Les anciennes ordon­nances exi­geaient qu’on réfor­mât par des car­tons les fautes trop consi­dé­rables, et que l’on confis­quât les livres dont la cor­rec­tion avait été visi­ble­ment négli­gée, le tout aux frais des maîtres ou cor­rec­teurs spé­ciaux. Un cor­rec­teur fut fouet­té et chas­sé d’une ville pour avoir mis, dans je ne sais quel mot, une lettre qui le ren­dait mal­son­nant65. De tels cor­rec­teurs, fort rares du reste, devaient sans doute être rétri­bués en conséquence.

Si de telles ordon­nances exis­taient de nos jours, qu’il y aurait peu de livres qui pour­raient évi­ter la condamnation ! 

Comment améliorer la situation

Sans pous­ser le rigo­risme jusque-là, ne pour­rait-on, en amé­lio­rant le sort de ceux qui sont spé­cia­le­ment char­gés de la cor­rec­tion des ouvrages, cher­cher à rele­ver la typo­gra­phie de l’état déplo­rable où elle est tombée ?

Pour­quoi, par exemple, dit M. Bre­ton, rétri­bue-t-on moins un cor­rec­teur en pre­mière qu’un cor­rec­teur en seconde ? Le tra­vail de l’un n’est-il pas aus­si utile que celui de l’autre ? N’est-il pas démon­tré, en effet, que la seconde lec­ture ne sau­rait être par­faite si la pre­mière a été négli­gée ? Cepen­dant, il n’est guère pos­sible qu’elle ne le soit pas quand elle est accom­plie dans les condi­tions que j’ai indi­quées plus haut.

Mais, pour avoir des épreuves bien cor­ri­gées, il ne suf­fi­rait pas que les pre­mières eussent été bien lues avec soin par le cor­rec­teur et cor­ri­gées exac­te­ment sur le plomb par lc com­po­si­teur ; il serait indis­pen­sable qu’elles fussent confé­rées à l’imprimerie avant d’être envoyées à l’auteur, car il est impos­sible de comp­ter sur l’auteur, la plu­part du temps étran­ger au méca­nisme de l’imprimerie, pour véri­fier les cor­rec­tions faites dans la pre­mière épreuve typo­gra­phique, sur­tout lors­qu’il y a des rema­nie­ments, des reports, des trans­po­si­tions, etc., qui ont pu don­ner nais­sance à des erreurs plus consi­dé­rables que les erreurs pre­mières ; et l’on n’est pas tou­jours sûr de rele­ver à la der­nière épreuve typo­gra­phique les fautes nou­velles qui sont ain­si intro­duites, sur­tout lorsque l’on n’a plus à  sa dis­po­si­tion la copie de l’auteur.

Quelques écri­vains recom­mandent, après la lec­ture en pre­mière, de reve­nir sur les pas­sages char­gés de coquilles et autres fautes, car, dans ces pas­sages, la per­cep­tion du sens col­lec­tif a néces­sai­re­ment été sus­pen­due. Cette mesure serait excel­lente ; mais la rapi­di­té avec laquelle on veut que le tra­vail soit exé­cu­té ne le per­met­trait pas.

Il serait bon aus­si que les cor­rec­teurs en pre­mière pussent consul­ter, toutes les fois que cela serait néces­saire, les bons à tirer, pour savoir à quoi s’en tenir sur cer­tains cas embar­ras­sants que pré­sente l’ouvrage, sur la marche adop­tée par les cor­rec­teurs en seconde, qui est celle que l’on a adop­tée défi­ni­ti­ve­ment. Il est sou­vent très dif­fi­cile de se les pro­cu­rer, et d’ailleurs, le temps man­que­rait presque tou­jours pour le faire.

Pour arri­ver à éta­blir une régu­la­ri­té dési­rable dans chaque labeur, on a pro­po­sé deux moyens : 1o Le même cor­rec­teur lirait constam­ment les pre­mières épreuves du même ouvrage ; cela devrait être, mais on s’é­carte sou­vent de cette règle pour avoir ter­mi­né le tra­vail plus vite ; 2o on for­me­rait, par ordre alpha­bé­tique, une sorte de cale­pin, dans lequel on ins­cri­rait cha­cun des mots sur lequel [sic] il peut y avoir doute, car la mémoire la plus heu­reuse ne peut se les rap­pe­ler tous. C’est là un de ces desi­de­ra­ta qui res­te­ront pro­ba­ble­ment à l’état de vœu, les cor­rec­teurs n’ayant pas assez de temps à leur dis­po­si­tion pour le réaliser.

Le cor­rec­teur en seconde, débar­ras­sé du teneur de copie, peut lire avec plus de soin et plus d’at­ten­tion que le cor­rec­teur en pre­mière. C’est lui qui est char­gé de régu­la­ri­ser la marche de l’ouvrage, de signa­ler les erreurs que la pre­mière lec­ture, tou­jours rapide et impar­faite, a lais­sées, ain­si que celles que les com­po­si­teurs ont pu com­mettre en corrigeant.

Si le cor­rec­teur en seconde aper­çoit quelque faute gros­sière échap­pée à l’auteur, il doit la lui signa­ler, quand c’est pos­sible. C’est pour­quoi il serait bien pré­fé­rable de ne pas envoyer la pre­mière d’au­teur immé­dia­te­ment après la cor­rec­tion de la pre­mière typo­gra­phique, mais seule­ment après la lec­ture du cor­rec­teur en seconde. Que de fautes on évi­te­rait par là !

Apres la cor­rec­tion du bon à tirer, on fait une nou­velle épreuve, appe­lée tierce, parce qu’elle est sou­vent la troisième.

II est essen­tiel de voir la tierce dans l’ordre numé­rique des pages ; par là, on est sûr de décou­vrir un folio faux non mar­qué ou mal réta­bli depuis l’épreuve précédente.

Avant la véri­fi­ca­tion des cor­rec­tions, il faut jeter un coup d’œil rapide sur toutes les pages du bon à tirer, afin de recon­naître si quelque cor­rec­tion a dû occa­sion­ner des reports, et aus­si pour s’as­su­rer s’il existe, à la pre­mière page ou plus loin, quel­qu’une de ces cor­rec­tions signa­lées par l’auteur une fois pour toutes, et que le lec­teur aurait omis de renou­ve­ler dans sa lecture.

Si l’on vise à une entière pure­té du texte, on relit la tierce tout entière après l’avoir véri­fiée ; mais dans tous les cas, il faut relire les folios, les titres cou­rants, les pages char­gées de cor­rec­tions, les lignes rema­niées, trans­po­sées, tom­bées en pâte, puis recom­po­sées, les addi­tions peu nom­breuses, et en entier les tableaux ou ouvrages de ville légers.

Qu’il y ait eu ou non rema­nie­ment, il faut s’as­su­rer si chaque page de la tierce finit et com­mence comme au bon66.

Dans le cas de report, si le met­teur en pages a négli­gé de le mar­quer sur le bon, il faut l’y ajouter.

Si quelque cor­rec­tion ne se montre pas là où elle aurait dû être faite, il ne faut pas se bor­ner à l’indiquer sur la tierce, car une inad­ver­tance, plus ou moins excu­sable, l’aura fait pla­cer dans le voisinage.

Si l’on ne ter­mine pas la véri­fi­ca­tion de la tierce par une nou­velle et entière lec­ture, il faut au moins par­cou­rir atten­ti­ve­ment l’intérieur de chaque page, et sur­tout les bords des lignes ; mais ce qui serait pré­fé­rable, et ce qui ne se fait presque jamais, ce serait de la relire entiè­re­ment, car il est presque impos­sible de trou­ver une seule feuille tirée où il ne reste pas des fautes, même après la lec­ture la plus atten­tive, faite par les hommes les plus habiles. Aus­si a-t-on grand tort de remettre sous presse, sans les relire, les formes conser­vées ; on se contente d’exa­mi­ner les bouts de ligne, pour voir s’il n’est pas tom­bé quelques lettres.

Enfin, quand la tierce est trop char­gée de fautes, il est pru­dent de deman­der une revi­sion, c’est-à-dire une nou­velle épreuve, pour que l’on puisse s’as­su­rer si toutes les cor­rec­tions ont été faites et bien faites.