“Une espace”, vraiment ?

« Le logi­ciel Word affiche : “espaces non com­pris”. Espace est un mot fémi­nin, c’est le comble pour un cor­rec­teur ortho­gra­phique. » C’est, en sub­stance, ce que je lis dans les publi­ca­tions en ligne de nombre de confrères.

Fenêtre des sta­tis­tiques d’un docu­ment Word, qui en affiche les « carac­tères (espaces compris) ».

Certes, espace est bien, tra­di­tion­nel­le­ment, un sub­stan­tif fémi­nin en typo­gra­phie, mais Word est un logi­ciel tous publics, pas un outil réser­vé aux spé­cia­listes. Je com­prends que Micro­soft ait choi­si le genre le plus courant. 

Voir ce qu’en dit Anti­dote : 

En typo­gra­phie, le mot espace est géné­ra­le­ment fémi­nin, par­ti­cu­liè­re­ment quand il désigne la lamelle qu’on inter­ca­lait entre les carac­tères de plomb, de façon que les mots à impri­mer soient sépa­rés les uns des autres. Il y avait plu­sieurs varié­tés d’espaces, selon leur chasse (lar­geur) : espace fine, espace forte, espace moyenne, etc. De plus, par méto­ny­mie, les typo­graphes emploient sou­vent espace au fémi­nin pour dési­gner le blanc obte­nu entre les mots impri­més sur le papier, même si les tech­niques modernes d’impression ne font plus appel aux lamelles, mais à des carac­tères numé­riques, pour les­quels on a repris cer­taines anciennes appel­la­tions, comme espace fine. Cela dit, dans le lan­gage cou­rant, il n’est pas incor­rect de don­ner le genre mas­cu­lin à espace dans le sens géné­ral d’« inter­valle entre deux mots », puisqu’un des sens géné­riques du mot mas­cu­lin un espace est celui d’« inter­valle entre deux objets ».

De même, on trouve dans Le Grand Robert , à l’en­trée espace n. m., cette phrase : « L’es­pace entre deux mots est pro­duit par une espace. »

Dans le dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie : « En écri­vant, il faut ména­ger entre les mots un espace suffisant. »

Sa 8e édi­tion (1935) pré­ci­sait encore : « En termes de Typo­gra­phie, il désigne des Petites pièces de fonte, plus basses que la lettre, qui ne marquent point sur le papier, et qui servent à sépa­rer les mots l’un de l’autre. Dans ce sens il est fémi­nin. »

Enfin, dans le TLFI, on peut lire cette cita­tion : « Les carac­tères [des Contes de Per­rault] sont ceux du xviie siècle […] il y a de l’es­pace et un espace égal entre les mots, l’air y cir­cule à tra­vers avec une sorte d’ai­sance » (Sainte-Beuve, Nouv. lun­dis, t. 1, 1863-69, p. 297).

À l’ère de la publi­ca­tion entiè­re­ment infor­ma­ti­sée, l’at­ta­che­ment au genre fémi­nin pour espace est un choix dis­cu­table. L’u­sage tranchera. 

PS – Dans un docu­ment de 1965, dif­fu­sé dans un tweet par le syn­di­cat Cor­rec­teurs CGT, je lis : « Le même espace tu met­tras / Entre les mots exac­te­ment. » Tiens, donc ! D’a­près une cou­pure de presse publiée par le blog Biblio­Mag, ce texte remon­te­rait au milieu du xixe siècle, tou­jours avec « le même espace ». Voi­là qui confirme les sources pré­cé­dentes : même en typo­gra­phie, le mot espace n’est fémi­nin que lors­qu’il désigne le carac­tère. L’es­pace (le blanc) entre les mots reste masculin.

Les Commandements du typographe, 1965, où on lit "le même espace".
Les Com­man­de­ments du typo­graphe, 1965.