Lorsqu’il débute dans la correction de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son journal1 :
« Et il faut bien que je m’avoue, de moi à moi, que j’ignore en effet l’A B C du métier : je ne me rappelle plus tous les signes conventionnels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »
Et, plus loin, le 11 septembre :
« Huit bouches à nourrir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du correcteur… »
En matière de correction, tout un chacun pense aussitôt au stylo rouge, symbole même du métier. Alors pourquoi donc cette insistance sur le crayon bleu ?
L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai rencontrée très récemment. Dans son récit d’une séance de correction avec Baudelaire (voir mon article), Léon Cladel raconte : « […] le sévère correcteur soulignait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ainsi que les gants de peau. »
Voici deux autres mentions du crayon bleu :
Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un certain endroit, le correcteur avait tracé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remarqua Renan. — Que ce passage est absolument inintelligible pour moi. »
Et, la même année, dans un article expliquant la fabrication d’un journal4 : « La copie est relue, prête à passer à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indiquer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels caractères cet article doit être composé. »
Après enquête, il apparaît que divers usages de cette couleur ont coexisté dans l’imprimerie : suppressions, annotations, indications typographiques ou autres.
Le Guichet du savoir (Bibliothèque municipale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui disparu, qui expliquait :
« Un code couleur s’est instauré entre éditeurs et auteurs. Le rouge (utilisé également par les enseignants dans les corrections de copies d’élèves) est une couleur qui ressort du texte et se remarque. Elle indique à l’auteur les paragraphes à réécrire complètement. Tandis que le bleu, plus discret, sera utilisé pour la mise en forme à destination des imprimeurs. »
À tel point que les fabricants ont inventé le crayon bicolore, « d’un côté vermillon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.
Le Guichet du savoir écrit encore : « […] ce crayon daterait du xixe siècle. L’ouvrage intitulé L’Art d’écrire un livre, de l’imprimer, et de le publier d’Eugène Mouton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est précieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens opposé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à supprimer ; rouge et bleu, à modifier, etc.” »
Le blog Pencil Talk (en anglais) consacre de belles pages, richement illustrées, à ces crayons bicolores à travers le monde. Ils sont aussi appelés « crayons télévision », sans doute parce qu’ils servent dans les plannings d’organisation du travail (Wikipédia).
Pour les correcteurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était surtout employé pour des annotations (à distinguer des corrections) ou pour des suppressions.
On en a un aperçu dans le deuxième feuillet de la préparation de copie pour l’édition Charpentier du roman L’Insurgé de Jules Vallès, visible sur Gallica (BnF). Les corrections y sont portées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les suppressions au crayon bleu.
Usage qui n’avait apparemment rien de systématique, puisque, dans son essai Le Correcteur Typographe (1924), L.-E. Brossard, quand il mentionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indications doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».
Cela me fait penser au « crayon bleu de la censure », expression née vers 1860 et qu’on rencontre encore parfois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je reviendrai peut-être dans un prochain billet. Elle existe aussi en anglais, où to blue-pencil, littéralement « passer au crayon bleu », c’est « corriger » ou « censurer » (Larousse anglais-français).
« L’usage du crayon bleu [dans l’édition et la presse] se raréfie ; la publication assistée par ordinateur permet un système de gestion de versions sans passer par l’imprimé », précise Wikipédia.
PS — Une consœur suisse m’informe que dans le Guide du typographe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de préparation, de couleur bleue » (p. 15) sont toujours opposés au « rouge pour la correction des épreuves (p. 18). Merci Catherine.
- Fifi roi, éd. de l’Élan, 1947, p. 270 et 281.
- La mention « crayon, à encre » peut surprendre, les mines de crayon de couleur étant « faites de pigments mélangés à de l’argile et de la gomme ou de la résine » (Wikipédia). Il s’agit là, sans doute, d’un crayon à l’aniline : « Jusqu’à la généralisation du stylo à bille, les crayons à l’aniline dits aussi “crayons à encre”, permettaient d’obtenir un trait bleu intense et pratiquement indélébile. Il fallait pour cela mouiller la pointe de la mine, ce qui se faisait couramment avec la langue, pratique qui pouvait causer certains désagréments, l’aniline étant toxique » (Wikipédia). Des crayons à l’aniline étaient fournis aux poilus dans les tranchées : « Les lettres ne sont pas toujours faciles à déchiffrer : elles sont écrites avec un crayon bleu qui avait une mine contenant une matière colorante et qu’il fallait mouiller pour écrire et “l’encre” est parfois effacée. » — « Paroles de poilus de Liorac pendant la guerre de 14-18 », site Loirac.info de Marie-France Castang-Coutou.
- La Libre parole, 24 décembre 1902, p. 1.
- G. Bonnefont, « Comment on fait un journal », La République française, 25 octobre 1902, p. 1.
- « Le “crayon bleu” de la censure : le contrôle, le contournement et la circulation des informations dans les régimes non-démocratiques au xxe siècle ». Colloque international transdisciplinaire (colloque junior du Centre d’histoire), Paris, France, 2 octobre 2020.