Le 9 janvier 1887, la revue belge L’Art moderne publie un article proposant, comme remède à la faiblesse actuelle des corrections en Belgique, l’embauche de « femmes correcteurs d’imprimerie ». L’exposition de cette « thèse » provoquera (au moins) deux réponses, publiées dans la revue au mois de mai suivant, l’une d’un correcteur, l’autre d’une correctrice. Heureux d’avoir pu reconstituer cette savoureuse séquence, je la reproduis intégralement ci-dessous. On pourra noter que chaque partie du débat, quelles que soient ses intentions, est prisonnière de certains des préjugés de son temps. Mais laissons-leur la parole…
LES FEMMES CORRECTEURS D’IMPRIMERIE
C’est une désolation que la façon dont les corrections d’imprimerie se font en Belgique. À diverses reprises nous avons dit qu’il n’y a pas chez nous de bons correcteurs, à une ou deux exceptions près, par exemple le vénérable M. Mackintosh1, le doyen de la profession, croyons-nous, un survivant des grands jours de 18302, modèle de ponctualité, de simplicité et d’humour brabançon.
Pourquoi les femmes qu’on a lancées dans les postes, les télégraphes et les téléphones, n’embrasseraient-elles pas cette carrière dont la minutie, l’attention, la connaissance des petites règles de la grammaire et de la syntaxe, l’expérience du dictionnaire sont les qualités principales, en exacte équation avec leur nature ? Un homme pense trop à ce qu’il lit : une femme arrive plus aisément à ne voir que la forme, les lettres, à rester à la surface, à ne se préoccuper que de la broderie typographique.
Être correctrice, “un idéal féminin” ?
On nous assomme de jérémiades sur la persécution contre les institutrices et leur extinction, suivant un mot qui restera célèbre3. Qu’on les emploie à cette fonction : elles pourront y utiliser leurs connaissances. S’asseoir, lire, ne pas déranger sa coiffure, ne pas s’ab[î]mer les mains, pouvoir revêtir une toilette d’une élégance simple, causer avec beaucoup d’hommes, être en rapport avec des artistes-écrivains, mêler un peu de flirtation aux quotidiens devoirs, n’est-ce pas un idéal féminin ?
Assurément les auteurs eux-mêmes ne s’en plaindront pas. C’est gentil d’entendre des frou[s]-frous de robe au milieu des frou[s]-frous du papier.
Allons, mesdemoiselles, en campagne. Nous vous attendons et vous ferons aimable accueil.
Nous nous souvenons qu’il y a quelques [sic] vingt ans, au temps de notre prime-jeunesse [sic], nous étions une demi-douzaine de verts esprits à rédiger un journal qui eut assez d’entrain et de verve pour qu’on en parle encore aujourd’hui. Le samedi soir, nous allions revoir notre copie. Dans la grande salle d’une vieille demeure bruxelloise, nous trouvions les jeunes filles de la maison (de fameux correcteurs, celles-là !), qui travaillaient avec nous, pimpantes pour la circonstance, souriantes, mettant dans nos causeries de jeunes politiciens leurs aperçus gracieux et ingénieux, partageant gaîment4 une mince collation de pain, de fromage et de bière, que nous faisions à minuit au milieu des placards5 et des plumes dans l’odeur de l’encre d’imprimerie.
Quels bons soirs, quels chers souvenirs, endeuillis [sic] par des morts, hélas !
Oui, mesdemoiselles les institutrices, en avant. Il faut recommencer ça, pas avec nous, vieillissants, mais avec d’autres. Ils sont nombreux les jeunes littérateurs dignes de vous approcher et de vous dire, entre deux articles, qu’ils vous trouvent charmantes.
Réponse d’un correcteur
Note de la revue : « Voir l’Art moderne du 9 janvier 1887. Nous reproduisons cette intéressante critique d’après le Feuilleton de la Bibliographie de Belgique, 13e année, no de 1887, p. XI et 3. »
Monsieur le Directeur,
J’ai lu avec un vif intérêt la spirituelle boutade intitulée Les femmes correcteurs d’imprimerie, que reproduit, d’après votre savant confrère l’Art moderne, votre très intéressant feuilleton de la Bibliographie de Belgique.
Il y a longtemps que j’ai appelé l’attention des imprimeurs, des éditeurs, des auteurs, sur la façon déplorable dont sont corrigés nos ouvrages.
D’ou vient le mal ? Quel est le remède à y apporter ? La question est plus sérieuse que ne pense le croire l’humoristique auteur de l’article auquel je réponds et au talent littéraire duquel je m’empresse, d’ailleurs, de rendre un complet hommage.
Le mal vient de ce qu’il n’y a plus de correcteurs chez nous, à de rares exceptions près.
Pourquoi n’y en a-t-il plus ? Parce qu’on n’en forme plus !
Pourquoi n’en forme-t-on plus ? Parce que cela coûte trop cher !
Commençons par dire ce que c’est qu’un correcteur, ou ce que ce devrait être.
Un correcteur “doit être […] quelque peu universel”
Un correcteur doit être un homme instruit, doublé d’un typographe. Il doit connaître à fond la langue, les langues même, être quelque peu polyglotte, puisqu’il est dans le cas de devoir corriger les nombreuses erreurs qu’il rencontre journellement dans les épreuves. Il doit avoir au moins une teinte des sciences, des arts, de tous les sujets, variant à l’infini, qui lui passent sous les yeux (c’est le cas de le dire !). Bref, il doit être, dans la mesure du possible, quelque peu universel, sans être un Pic de la Mirandole raisonnant de omni re scibili… et quibusdam aliis6. Il doit s’entendre en littérature et en poésie ; il doit connaître ses auteurs, les anciens et les modernes. Il doit être typographe, c’est-à-dire appartenir au métier, être au courant des règles de l’art du compositeur et de l’imprimeur, — nécessité devenue d’autant plus inéluctable que cet art a bien déchu et que la plupart des ouvriers qui l’exercent sont malheureusement aussi ignorants scientifiquement que professionnellement parlant, parce qu’on met au métier des enfants qui n’ont pas même achevé leurs classes primaires ; que l’apprentissage, insuffisant, se fait à la vapeur, et que tout bourreur de lignes7, le plus souvent fort malpropre, se croit et se proclame nécessairement bon typographe !
En regard de ces exigences de métier indiscutables et qui doivent présider à la formation des bons correcteurs, plaçons la situation de fait : quasi aucun patron ne consentant à payer convenablement de tels hommes ; la plupart des imprimeries privées d’un correcteur, même médiocre ; les imprimeurs se reposant du soin de la correction sur les auteurs, qui n’y entendent rien, d’abord comme typographes, ensuite comme écrivains (car tout auteur n’est pas doublé d’un littérateur !), qui, enfin, quand ils savent écrire — ou croient savoir écrire — affectionnent, par exemple, certaines tournures vicieuses, qu’ils caressent parce qu’ils croient avoir donné le jour à de beaux enfants, qui ne sont que des monstres linguistiques ou littéraires n’échappant pas au glaive vengeur d’un habile correcteur !
Nos imprimeurs sont incapables d’un tel sacrifice : payer convenablement un bon correcteur ! Dès lors, qui songera à se faire correcteur dans le sens exact du mot, c’est-à-dire avec les qualités maîtresses que nous y attachons ?
C’est à nos éditeurs, aux auteurs eux-mêmes à faire ce sacrifice intelligent. Mieux leurs livres sont corrigés, plus ils acquièrent de prix et de valeur. C’est une vérité qui devrait être comprise pour le plus grand profit de nos productions nationales, qui ont déjà tant de peine à se faire goûter chez nous et auxquelles on ne manque pas d’opposer, comme en l’occurrence de l’article auquel nous répondons, « la désolante façon dont les corrections d’imprimerie se font en Belgique ».
Le remède est-il dans l’appel fait à quelques femmes institutrices ou bas-bleus8 ? Assurément non ! Il y a longtemps que nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus envahir le domaine masculin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine féminin. Arrière ces courtauds de boutique qui mesurent du drap et du coton ! Laissons cette occupation peu virile, peu digne de l’homme, à nos femmes, à nos filles, à nos sœurs, qui n’ont déjà que trop de peine à gagner leur pain de façon à peu près convenable.
À la femme, laissons la famille, les enfants, le ménage et ses soucis, avec ses joies intimes aussi, l’éducation et l’instruction du jeune âge, le dé de la couturière, de la tailleuse, de la confectionneuse, — la plume de l’écrivain et du savant, je le concède même.
Mais il ne saurait être question de résoudre le grave problème d’une bonne correction de nos livres par des appels à la galanterie, au flirtage, au sentimentalisme, très jolis, — nous ne dédaignons pas cela à la place où on le doit rencontrer ! — mais qui, loin d’être une occasion de correction, ne seraient qu’un appel à de nombreux faux par [sic, pas] typographiques, grammaticaux et autres.
Chose bizarre et digne de remarque : tout le monde se croit correcteur. Une foule d’employés de nos administrations, des écrivains à loisirs, des étudiants, des aspirants aux professions libérales, des génies incompris, des officiers peu fortunés, ou leurs veuves et filles, tout ce monde, papillonnant autour de nos imprimeurs ou éditeurs, demande gravement des épreuves à corriger et s’acquitte… très peu gravement de cette besogne.
Portrait d’un dandy correcteur
Nous avons connu un mesureur de drap dans un magasin de Bruxelles, qui se coiffait à la Capoul9, portait des chemises découpées en carré à la gorge, des pantalons-éléphant, des escarpins pointus, qui se faisait accompagner partout d’un chien que, plus cruel qu’Alcibiade, il avait mutilé en lui coupant les oreilles, qui passa du jour au lendemain du mètre au maître-imprimeur et corrigeait gravement en bon10 ! Le correcteur officiel de la maison décrottait, suant sang et eau, à 1 franc l’épreuve. M. X… revoyait, marquait une virgule à droite et à gauche, et comptait 4 francs. Il avait tout fait !
Corriger une épreuve, mais ce n’est rien cela ! c’est un badinage. Il ne faut pas d’apprentissage : les fautes viennent à vous gracieusement, le sourire aux lèvres, l’œil en feu, — comme les femmes correcteurs d’imprimerie, un heureux ressouvenir ! — se faire prendre au trait mordant, acéré, justicier de votre plume ! Et voilà la question résolue.
Eh bien ! non, elle est plus sérieuse que cela, cette question. Elle appelle une autre solution. Que les éditeurs se décident à faire un sacrifice et il se formera non une pléiade, non une légion de bons correcteurs, qui ne trouveraient pas à utiliser leurs talents, mais un petit noyau, suffisant aux besoins de notre pays.
Nous sommes élève du vénérable M. Mackintosh, dont parle l’Art moderne avec un respect que nous partageons de tous points. Pendant vingt ans, nous avons travaillé à ses côtés, suivi ses conseils, profité de ses leçons, marquées au bon coin : sagesse, expérience, érudition profonde, coup d’œil hors ligne, habileté universellement appréciée et à laquelle nous nous faisons un devoir d’amitié et de reconnaissance de rendre un éclatant hommage. Oui, ce sont de tels correcteurs qu’il faut ressusciter, avec leurs qualités sérieuses, pour résoudre une question plus grave qu’on ne pense.
J’entends dire que ma réponse a les allures d’un plaidoyer pro domo. Qu’on ne s’y trompe point, toutefois.
Ce n’est pas une misérable affaire d’intérêt qui est ici en jeu. Il nous est arrivé souvent de consacrer le produit de nos corrections d’épreuves à soulager des misères de femmes et d’enfants. Mais nous aimions mieux faire cette besogne — pardon : exercer cet art ! — assez convenablement, pensons-nous, que de la voir gâcher par des mains profanes qui venaient toucher sans respect à l’arche sainte de l’Imprimerie, — et nous repassions à ces mêmes personnes le produit de ce travail qu’elles s’offraient, dans leur inexpérience, à exécuter, parce que « corriger des épreuves, c’est si facile ! » disaient-elles. « Tout le monde peut faire cela ! »
L’art de l’imprimeur n’a que trop périclité déjà chez nous. Je convie l’Art moderne à travailler avec les amis des belles et bonnes éditions à le relever sur des colonnes qui soient plus fermes que les délicates épaules de nos jeunes institutrices et de nos faiseuses de prose et de vers, — aux grâces desquelles je rends, d’ailleurs, le plus galant hommage !
Recevez, je vous prie, Monsieur le Directeur, l’assurance de ma plus entière considération.
A. D.
Correcteur d’imprimerie.
Sous les initiales A. D. se cache vraisemblablement Armand Dauby, correcteur au Moniteur belge, né à Bruxelles en 1845, puisqu’il signe la même année un in-8 portant le titre Les Femmes correcteurs d’imprimerie, à Bruxelles, chez A. Manceaux11.
À l’article de A. D., la revue a ajouté le commentaire suivant :
Annonçons, comme suite à l’intéressant article sur les correcteurs d’imprimerie que nous publions ci-dessus, qu’on va créer à Bruxelles une école d’apprentissage typographique, dans laquelle on s’attachera à former de bons correcteurs. La durée des cours sera de cinq années, et les typographes qui auront satisfait à l’examen de sortie recevront un diplôme. On nous assure que plusieurs des principaux imprimeurs de Bruxelles se sont déjà engagés à n’admettre dans leurs ateliers que les apprentis qui justifieront de leur présence aux cours, lesquels auront lieu le soir à l’École industrielle.
J’ignore si cette école a vu le jour.
Une correctrice répond à la lettre du correcteur
Introduction de L’Art moderne :
Elle se corse, cette thèse que nous avons posée dans l’Art moderne du 9 janvier, et qui fut combattue dans la lettre signée A. D., reproduite dans notre numéro du 1er mai. Voici Clorinde qui entre en lice et vaillamment fond sur Tancrède12. Son bras est fort et adroit, sa plume piquante. Ce tournoi nous plaît. Bravo !
Bruxelles, le 18 mai 1887.
Monsieur le Directeur,
M’est-il permis d’émettre à mon tour quelques idées sur « les Femmes correcteurs d’imprimerie » en réponse à l’article de M. A. D.13 ? Son auteur met tant de hâte et de désinvolture à nous déclarer toutes incapables et incompétentes en matière de corrections que je ne puis m’empêcher de lui demander sur quoi il base son opinion.
Pourquoi certaines d’entre nous ne pourraient-elles pas arriver, par l’étude et la pratique, à faire de bons correcteurs ? Que faut-il pour cela ? De l’érudition. Une érudition touchant à tout, s’étendant à tous les sujets, effleurant toutes les sciences sans qu’il soit nécessaire de les approfondir, ce qui serait impossible. La seule chose que le correcteur doive posséder à fond, c’est la connaissance de sa langue ; c’est ce qui lui donnera le plus de peine à acquérir et c’est aussi ce qui lui fait le plus généralement défaut.
Un bon correcteur doit, comme le dit M. A. D., être un peu universel ; je le reconnais, mais il a, en bien des matières, le droit d’être superficiel. Croyez-vous, par exemple, qu’il faille avoir lu tout Horace et Virgile pour corriger convenablement les citations latines qui émaillent les discours ou les ouvrages de nos érudits ? Ces citations sont d’ailleurs si variées qu’il suffirait d’en connaître une cinquantaine pour n’être que bien rarement embarrassé. Pour ces éventualités invraisemblables, n’avons-nous pas les dictionnaires ? Il serait préférable sans doute que le correcteur sût le latin, mais cela n’est pas la mort d’un homme, ni d’une femme.
Donc, il nous faut de l’érudition, et l’érudition s’acquiert par la mémoire, qualité secondaire mais (M. A. D. ne songe pas à le nier, je suppose), essentiellement féminine. La mémoire est indispensable au correcteur, elle est pour ainsi dire sa mise de fonds ; ajoutons-y l’œil, non pas l’œil en feu dont parlait l’Art moderne, mais l’œil du métier. C’est un don, une aptitude spéciale presque impossible à acquérir quand on ne l’a pas d’instinct. M. A. D. aura remarqué sans doute, au cours de sa longue carrière, que parmi les auteurs quelques-uns (ils sont rares) ont l’œil et arriveraient facilement à faire de bons correcteurs ; la plupart, au contraire, et ce ne sont pas les moins instruits, renvoient leurs épreuves à peu près comme ils les ont reçues, et croient, de la meilleure foi du monde, n’avoir laissé subsister aucune erreur. Cela dépend de la délicatesse de leur organe visuel.
Il ne suffit pas de savoir la grammaire pour corriger les fautes d’orthographe, il faut encore les voir. Et c’est en cela que consiste le métier. L’œil est encore indispensable pour discerner les imperfections typographiques, telles que les lettres retournées ou qui sont d’un autre œil14 selon l’argot du métier, de même que pour déchiffrer certains manuscrits qui, à première vue et pour les non[-]initiés, pourraient passer pour des hiéroglyphes.
“Je crois avoir l’œil”
Je ne traite pas cette question tout à fait en aveugle (je crois même avoir l’œil), attendu que j’ai été correcteur pendant plusieurs années et que je songe sérieusement à m’y remettre. Ce qui me gêne, c’est la question d’érudition, et voilà aussi ce qui doit calmer les craintes de M. A. D. Jamais nous ne verrons le corps professoral féminin s’avancer en bataillon serré et envahir ce domaine dont M. A. D. surveille les frontières avec un soin si jaloux. Le métier exige un trop long apprentissage, un travail aride, sédentaire et… solitaire, quoi qu’en ait dit l’Art moderne, en plaisantant d’ailleurs.
Et puis, n’avons-nous pas la brillante carrière que nous offre M. A. D. ? Depuis longtemps, dit-il, « nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus envahir le domaine masculin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine féminin ». Et, pris d’une indignation chevaleresque, il s’insurge contre ces courtauds de boutique qui mesurent du drap et du coton. « Laissons cette occupation peu virile, peu digne d’un homme à nos femmes, à nos sœurs et à nos filles. » M. A. D. n’a pas de bien hautes prétentions pour sa famille. Peut-être va-t-il me trouver bien exigeante et bien ambitieuse, mais au risque de passer à ses yeux pour un bas[-]bleu, je lui avouerai bien humblement que, pour ma part, je préfère une occupation plus virile et plus digne même d’une femme.
Cependant, M. A. D. nous concède le droit de faire œuvre d’écrivain et de savant ; n’y a-t-il pas là quelque chose d’illogique ? Si M. A. D. reconnaît qu’il peut y avoir parmi nous des savantes, pourquoi s’oppose-t-il à ce que nous mettions notre science à profit autrement qu’en publiant des ouvrages scientifiques, ce qui, à mon sens, sort bien plus de nos attributions que la correction des épreuves. N’avoir qu’une plume comme gagne-pain, c’est maigre, en Belgique surtout, et je ne conçois pas bien l’union, le mélange de ces deux occupations. Auner du drap, puis, tout en rangeant les pièces dans les rayons, composer des poésies fugitives, cela me paraît aussi baroque que le mélange de flirtage, de correction d’épreuves et de galanterie qui fait sourire M. A. D.
“Il serait temps d’accorder à la femme les mêmes droits qu’à l’homme”
« La place d’une femme n’est pas là »… L’avons-nous assez entendue cette phrase ! et ne trouvez-vous pas comme moi, Monsieur le Directeur, que la place d’une femme est précisément là où elle a envie de se mettre. Libre à ceux qui l’emploient de ne pas la maintenir dans cette place si elle l’occupe mal. Il serait bien temps, me semble-t-il, de lui laisser un peu plus de liberté en ces matières et de lui accorder les mêmes droits qu’à l’homme, là où elle fait preuve des mêmes capacités.
Je n’ai jamais bien compris, d’ailleurs, où les hommes ont puisé le droit d’en agir autrement et d’interdire à la femme l’exercice de n’importe quelle carrière qu’elle s’est montrée apte à remplir. Je le répète, l’encombrement n’est pas à craindre car je me hâte de reconnaître notre grande infériorité. Que M. A. D. ait un bon mouvement, et qu’en homme généreux et charitable, charitable à ce point qu’il a passé vingt ans de sa vie à se perfectionner dans l’art du correcteur, à seule fin de venir en aide aux femmes et aux enfants nécessiteux, que cet homme bienfaisant nous fasse une petite place à ses côtés ; qu’il laisse « nos mains profanes toucher sans respect à l’arche sainte de l’imprimerie », nous ne la démolirons pas. On les fait solidement, les arches, depuis Noé.
Nous ne demandons pas que les éditeurs s’adressent à nous de confiance. Qu’ils nous mettent à l’épreuve, sans jeu de mots et qu’ils ne nous offrent des appointements de premières chanteuses que lorsqu’ils auront pu constater que rien n’échappe à notre glaive vengeur, comme dit M. A. D.
Ce travail au glaive constitue un progrès marquant sur les anciens procédés. Il doit simplifier la besogne et permettre de trancher bien des difficultés. En consacrant quelques années encore à compléter mon érudition, j’espère arriver, grâce aux conseils que M. A. D. voudra bien me donner et a ceux que j’ai déjà reçus de M. Mackintosh, le doyen de la Faculté, à être un bon correcteur.
Je n’espère pas atteindre jamais les hauteurs où plane M. A. D. à la droite et un peu au[-]dessous du père Mackintosh, mais j’évoluerai dans ma sphère où peut-être j’aurai réussi à entraîner quelques-unes de mes pareilles qui se trouvent trop à l’étroit dans le « domaine féminin » et pour lesquelles l’aunage du drap n’a que des charmes restreints.
M. A. D. termine en rendant le plus galant hommage à nos grâces. La réserve que m’impose mon sexe ne me permet pas de lui retourner le compliment ; je me contenterai d’abaisser devant lui mon glaive vengeur en signe de respect.
Recevez, Monsieur le Directeur, l’assurance de ma parfaite considération.
M. P.
M. P. restera sans doute anonyme, contrairement à son opposant. Pour moi, par sa répartie et son humour, elle gagne ce « tournoi » haut la main. Et, même si elle se refuse alors à l’imaginer, je pense qu’elle serait heureuse de découvrir qu’aujourd’hui un « bataillon serré » a « envahi ce domaine dont M. A. D. surveille les frontières avec un soin si jaloux », qu’entraînées loin des « charmes restreints » de « l’aunage du drap » ses « pareilles » constituent désormais la vaste majorité de la profession.