Débat pour ou contre les “femmes correcteurs” en 1887

Le 9 jan­vier 1887, la revue belge L’Art moderne publie un article pro­po­sant, comme remède à la fai­blesse actuelle des cor­rec­tions en Bel­gique, l’embauche de « femmes cor­rec­teurs d’imprimerie ». L’ex­po­si­tion de cette « thèse » pro­vo­que­ra (au moins) deux réponses, publiées dans la revue au mois de mai sui­vant, l’une d’un cor­rec­teur, l’autre d’une cor­rec­trice. Heu­reux d’avoir pu recons­ti­tuer cette savou­reuse séquence, je la repro­duis inté­gra­le­ment ci-des­sous. On pour­ra noter que chaque par­tie du débat, quelles que soient ses inten­tions, est pri­son­nière de cer­tains des pré­ju­gés de son temps. Mais lais­sons-leur la parole…

Corps professoral de la première école laïque pour jeunes filles de Bruxelles, dirigée par Isabelle Gatti de Gamond, assise au centre, 1902. Archives privées (no 710-7), Archives de la Ville de Bruxelles.
Corps pro­fes­so­ral de la pre­mière école laïque pour jeunes filles de Bruxelles, diri­gée par Isa­belle Gat­ti de Gamond, assise au centre, 1902. Archives pri­vées (no 710-7), Archives de la Ville de Bruxelles.

LES FEMMES CORRECTEURS D’IMPRIMERIE

"L'Art moderne, revue critique des arts et de la littérature", 9 janvier 1887.
L’Art moderne du 9 jan­vier 1887, numé­ro lan­çant le débat.

C’est une déso­la­tion que la façon dont les cor­rec­tions d’imprimerie se font en Bel­gique. À diverses reprises nous avons dit qu’il n’y a pas chez nous de bons cor­rec­teurs, à une ou deux excep­tions près, par exemple le véné­rable M. Mac­kin­tosh1, le doyen de la pro­fes­sion, croyons-nous, un sur­vi­vant des grands jours de 18302, modèle de ponc­tua­li­té, de sim­pli­ci­té et d’humour brabançon.

Pour­quoi les femmes qu’on a lan­cées dans les postes, les télé­graphes et les télé­phones, n’embrasseraient-elles pas cette car­rière dont la minu­tie, l’attention, la connais­sance des petites règles de la gram­maire et de la syn­taxe, l’expérience du dic­tion­naire sont les qua­li­tés prin­ci­pales, en exacte équa­tion avec leur nature ? Un homme pense trop à ce qu’il lit : une femme arrive plus aisé­ment à ne voir que la forme, les lettres, à res­ter à la sur­face, à ne se pré­oc­cu­per que de la bro­de­rie typographique.

Être correctrice, “un idéal féminin” ?

On nous assomme de jéré­miades sur la per­sé­cu­tion contre les ins­ti­tu­trices et leur extinc­tion, sui­vant un mot qui res­te­ra célèbre3. Qu’on les emploie à cette fonc­tion : elles pour­ront y uti­li­ser leurs connais­sances. S’asseoir, lire, ne pas déran­ger sa coif­fure, ne pas s’ab[î]mer les mains, pou­voir revê­tir une toi­lette d’une élé­gance simple, cau­ser avec beau­coup d’hommes, être en rap­port avec des artistes-écri­vains, mêler un peu de flir­ta­tion aux quo­ti­diens devoirs, n’est-ce pas un idéal féminin ?

Assu­ré­ment les auteurs eux-mêmes ne s’en plain­dront pas. C’est gen­til d’entendre des frou[s]-frous de robe au milieu des frou[s]-frous du papier.

Allons, mes­de­moi­selles, en cam­pagne. Nous vous atten­dons et vous ferons aimable accueil.

Nous nous sou­ve­nons qu’il y a quelques [sic] vingt ans, au temps de notre prime-jeu­nesse [sic], nous étions une demi-dou­zaine de verts esprits à rédi­ger un jour­nal qui eut assez d’entrain et de verve pour qu’on en parle encore aujourd’hui. Le same­di soir, nous allions revoir notre copie. Dans la grande salle d’une vieille demeure bruxel­loise, nous trou­vions les jeunes filles de la mai­son (de fameux cor­rec­teurs, celles-là !), qui tra­vaillaient avec nous, pim­pantes pour la cir­cons­tance, sou­riantes, met­tant dans nos cau­se­ries de jeunes poli­ti­ciens leurs aper­çus gra­cieux et ingé­nieux, par­ta­geant gaî­ment4 une mince col­la­tion de pain, de fro­mage et de bière, que nous fai­sions à minuit au milieu des pla­cards5 et des plumes dans l’odeur de l’encre d’imprimerie.

Quels bons soirs, quels chers sou­ve­nirs, endeuillis [sic] par des morts, hélas !

Oui, mes­de­moi­selles les ins­ti­tu­trices, en avant. Il faut recom­men­cer ça, pas avec nous, vieillis­sants, mais avec d’autres. Ils sont nom­breux les jeunes lit­té­ra­teurs dignes de vous appro­cher et de vous dire, entre deux articles, qu’ils vous trouvent charmantes.


Réponse d’un correcteur

Note de la revue : « Voir l’Art moderne du 9 jan­vier 1887. Nous repro­dui­sons cette inté­res­sante cri­tique d’après le Feuille­ton de la Biblio­gra­phie de Bel­gique, 13e année, no de 1887, p. XI et 3. »

Mon­sieur le Direc­teur,

J’ai lu avec un vif inté­rêt la spi­ri­tuelle bou­tade inti­tu­lée Les femmes cor­rec­teurs d’imprimerie, que repro­duit, d’après votre savant confrère l’Art moderne, votre très inté­res­sant feuille­ton de la Biblio­gra­phie de Bel­gique.

Il y a long­temps que j’ai appe­lé l’attention des impri­meurs, des édi­teurs, des auteurs, sur la façon déplo­rable dont sont cor­ri­gés nos ouvrages.

D’ou vient le mal ? Quel est le remède à y appor­ter ? La ques­tion est plus sérieuse que ne pense le croire l’hu­mo­ris­tique auteur de l’article auquel je réponds et au talent lit­té­raire duquel je m’empresse, d’ailleurs, de rendre un com­plet hommage.

Le mal vient de ce qu’il n’y a plus de cor­rec­teurs chez nous, à de rares excep­tions près.

Pour­quoi n’y en a-t-il plus ? Parce qu’on n’en forme plus ! 

Pour­quoi n’en forme-t-on plus ? Parce que cela coûte trop cher !

Com­men­çons par dire ce que c’est qu’un cor­rec­teur, ou ce que ce devrait être. 

Un correcteur “doit être […] quelque peu universel”

Un cor­rec­teur doit être un homme ins­truit, dou­blé d’un typo­graphe. Il doit connaître à fond la langue, les langues même, être quelque peu poly­glotte, puisqu’il est dans le cas de devoir cor­ri­ger les nom­breuses erreurs qu’il ren­contre jour­nel­le­ment dans les épreuves. Il doit avoir au moins une teinte des sciences, des arts, de tous les sujets, variant à l’infini, qui lui passent sous les yeux (c’est le cas de le dire !). Bref, il doit être, dans la mesure du pos­sible, quelque peu uni­ver­sel, sans être un Pic de la Miran­dole rai­son­nant de omni re sci­bi­li… et qui­bus­dam aliis6. Il doit s’entendre en lit­té­ra­ture et en poé­sie ; il doit connaître ses auteurs, les anciens et les modernes. Il doit être typo­graphe, c’est-à-dire appar­te­nir au métier, être au cou­rant des règles de l’art du com­po­si­teur et de l’imprimeur, — néces­si­té deve­nue d’autant plus iné­luc­table que cet art a bien déchu et que la plu­part des ouvriers qui l’exercent sont mal­heu­reu­se­ment aus­si igno­rants scien­ti­fi­que­ment que pro­fes­sion­nel­le­ment par­lant, parce qu’on met au métier des enfants qui n’ont pas même ache­vé leurs classes pri­maires ; que l’apprentissage, insuf­fi­sant, se fait à la vapeur, et que tout bour­reur de lignes7, le plus sou­vent fort mal­propre, se croit et se pro­clame néces­sai­re­ment bon typographe !

En regard de ces exi­gences de métier indis­cu­tables et qui doivent pré­si­der à la for­ma­tion des bons cor­rec­teurs, pla­çons la situa­tion de fait : qua­si aucun patron ne consen­tant à payer conve­na­ble­ment de tels hommes ; la plu­part des impri­me­ries pri­vées d’un cor­rec­teur, même médiocre ; les impri­meurs se repo­sant du soin de la cor­rec­tion sur les auteurs, qui n’y entendent rien, d’abord comme typo­graphes, ensuite comme écri­vains (car tout auteur n’est pas dou­blé d’un lit­té­ra­teur !), qui, enfin, quand ils savent écrire — ou croient savoir écrire — affec­tionnent, par exemple, cer­taines tour­nures vicieuses, qu’ils caressent parce qu’ils croient avoir don­né le jour à de beaux enfants, qui ne sont que des monstres lin­guis­tiques ou lit­té­raires n’échappant pas au glaive ven­geur d’un habile cor­rec­teur !

Nos impri­meurs sont inca­pables d’un tel sacri­fice : payer conve­na­ble­ment un bon cor­rec­teur ! Dès lors, qui son­ge­ra à se faire cor­rec­teur dans le sens exact du mot, c’est-à-dire avec les qua­li­tés maî­tresses que nous y attachons ?

C’est à nos édi­teurs, aux auteurs eux-mêmes à faire ce sacri­fice intel­li­gent. Mieux leurs livres sont cor­ri­gés, plus ils acquièrent de prix et de valeur. C’est une véri­té qui devrait être com­prise pour le plus grand pro­fit de nos pro­duc­tions natio­nales, qui ont déjà tant de peine à se faire goû­ter chez nous et aux­quelles on ne manque pas d’opposer, comme en l’occurrence de l’article auquel nous répon­dons, « la déso­lante façon dont les cor­rec­tions d’imprimerie se font en Belgique ».

Le remède est-il dans l’appel fait à quelques femmes ins­ti­tu­trices ou bas-bleus8 ? Assu­ré­ment non ! Il y a long­temps que nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus enva­hir le domaine mas­cu­lin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine fémi­nin. Arrière ces cour­tauds de bou­tique qui mesurent du drap et du coton ! Lais­sons cette occu­pa­tion peu virile, peu digne de l’homme, à nos femmes, à nos filles, à nos sœurs, qui n’ont déjà que trop de peine à gagner leur pain de façon à peu près convenable.

À la femme, lais­sons la famille, les enfants, le ménage et ses sou­cis, avec ses joies intimes aus­si, l’éducation et l’instruction du jeune âge, le dé de la cou­tu­rière, de la tailleuse, de la confec­tion­neuse, — la plume de l’écrivain et du savant, je le concède même.

Mais il ne sau­rait être ques­tion de résoudre le grave pro­blème d’une bonne cor­rec­tion de nos livres par des appels à la galan­te­rie, au flir­tage, au sen­ti­men­ta­lisme, très jolis, — nous ne dédai­gnons pas cela à la place où on le doit ren­con­trer ! — mais qui, loin d’être une occa­sion de cor­rec­tion, ne seraient qu’un appel à de nom­breux faux par [sic, pas] typo­gra­phiques, gram­ma­ti­caux et autres.

Chose bizarre et digne de remarque : tout le monde se croit cor­rec­teur. Une foule d’employés de nos admi­nis­tra­tions, des écri­vains à loi­sirs, des étu­diants, des aspi­rants aux pro­fes­sions libé­rales, des génies incom­pris, des offi­ciers peu for­tu­nés, ou leurs veuves et filles, tout ce monde, papillon­nant autour de nos impri­meurs ou édi­teurs, demande gra­ve­ment des épreuves à cor­ri­ger et s’acquitte… très peu gra­ve­ment de cette besogne.

Portrait d’un dandy correcteur

Victor Capoul, ténor français
Vic­tor Capoul, ténor français.

Nous avons connu un mesu­reur de drap dans un maga­sin de Bruxelles, qui se coif­fait à la Capoul9, por­tait des che­mises décou­pées en car­ré à la gorge, des pan­ta­lons-élé­phant, des escar­pins poin­tus, qui se fai­sait accom­pa­gner par­tout d’un chien que, plus cruel qu’Alci­biade, il avait muti­lé en lui cou­pant les oreilles, qui pas­sa du jour au len­de­main du mètre au maître-impri­meur et cor­ri­geait gra­ve­ment en bon10 ! Le cor­rec­teur offi­ciel de la mai­son décrot­tait, suant sang et eau, à 1 franc l’épreuve. M. X… revoyait, mar­quait une vir­gule à droite et à gauche, et comp­tait 4 francs. Il avait tout fait !

Cor­ri­ger une épreuve, mais ce n’est rien cela ! c’est un badi­nage. Il ne faut pas d’apprentissage : les fautes viennent à vous gra­cieu­se­ment, le sou­rire aux lèvres, l’œil en feu, — comme les femmes cor­rec­teurs d’imprimerie, un heu­reux res­sou­ve­nir ! — se faire prendre au trait mor­dant, acé­ré, jus­ti­cier de votre plume ! Et voi­là la ques­tion résolue.

Eh bien ! non, elle est plus sérieuse que cela, cette ques­tion. Elle appelle une autre solu­tion. Que les édi­teurs se décident à faire un sacri­fice et il se for­me­ra non une pléiade, non une légion de bons cor­rec­teurs, qui ne trou­ve­raient pas à uti­li­ser leurs talents, mais un petit noyau, suf­fi­sant aux besoins de notre pays.

Nous sommes élève du véné­rable M. Mac­kin­tosh, dont parle l’Art moderne avec un res­pect que nous par­ta­geons de tous points. Pen­dant vingt ans, nous avons tra­vaillé à ses côtés, sui­vi ses conseils, pro­fi­té de ses leçons, mar­quées au bon coin : sagesse, expé­rience, éru­di­tion pro­fonde, coup d’œil hors ligne, habi­le­té uni­ver­sel­le­ment appré­ciée et à laquelle nous nous fai­sons un devoir d’amitié et de recon­nais­sance de rendre un écla­tant hom­mage. Oui, ce sont de tels cor­rec­teurs qu’il faut res­sus­ci­ter, avec leurs qua­li­tés sérieuses, pour résoudre une ques­tion plus grave qu’on ne pense.

J’entends dire que ma réponse a les allures d’un plai­doyer pro domo. Qu’on ne s’y trompe point, toutefois.

Ce n’est pas une misé­rable affaire d’intérêt qui est ici en jeu. Il nous est arri­vé sou­vent de consa­crer le pro­duit de nos cor­rec­tions d’épreuves à sou­la­ger des misères de femmes et d’enfants. Mais nous aimions mieux faire cette besogne — par­don : exer­cer cet art ! — assez conve­na­ble­ment, pen­sons-nous, que de la voir gâcher par des mains pro­fanes qui venaient tou­cher sans res­pect à l’arche sainte de l’Im­pri­me­rie, — et nous repas­sions à ces mêmes per­sonnes le pro­duit de ce tra­vail qu’elles s’offraient, dans leur inex­pé­rience, à exé­cu­ter, parce que « cor­ri­ger des épreuves, c’est si facile ! » disaient-elles. « Tout le monde peut faire cela ! »

L’art de l’imprimeur n’a que trop péri­cli­té déjà chez nous. Je convie l’Art moderne à tra­vailler avec les amis des belles et bonnes édi­tions à le rele­ver sur des colonnes qui soient plus fermes que les déli­cates épaules de nos jeunes ins­ti­tu­trices et de nos fai­seuses de prose et de vers, — aux grâces des­quelles je rends, d’ailleurs, le plus galant hommage !

Rece­vez, je vous prie, Mon­sieur le Direc­teur, l’assurance de ma plus entière considération.

A. D.
Cor­rec­teur d’imprimerie.

Sous les ini­tiales A. D. se cache vrai­sem­bla­ble­ment Armand Dau­by, cor­rec­teur au Moni­teur belge, né à Bruxelles en 1845, puisqu’il signe la même année un in-8 por­tant le titre Les Femmes cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie, à Bruxelles, chez A. Man­ceaux11.


À l’ar­ticle de A. D., la revue a ajou­té le com­men­taire suivant :

Annon­çons, comme suite à l’intéressant article sur les cor­rec­teurs d’imprimerie que nous publions ci-des­sus, qu’on va créer à Bruxelles une école d’apprentissage typo­gra­phique, dans laquelle on s’attachera à for­mer de bons cor­rec­teurs. La durée des cours sera de cinq années, et les typo­graphes qui auront satis­fait à l’examen de sor­tie rece­vront un diplôme. On nous assure que plu­sieurs des prin­ci­paux impri­meurs de Bruxelles se sont déjà enga­gés à n’admettre dans leurs ate­liers que les appren­tis qui jus­ti­fie­ront de leur pré­sence aux cours, les­quels auront lieu le soir à l’École industrielle.

J’i­gnore si cette école a vu le jour.


Une correctrice répond à la lettre du correcteur

Intro­duc­tion de L’Art moderne :

Elle se corse, cette thèse que nous avons posée dans l’Art moderne du 9 jan­vier, et qui fut com­bat­tue dans la lettre signée A. D., repro­duite dans notre numé­ro du 1er mai. Voi­ci Clo­rinde qui entre en lice et vaillam­ment fond sur Tan­crède12. Son bras est fort et adroit, sa plume piquante. Ce tour­noi nous plaît. Bravo !

Bruxelles, le 18 mai 1887.

Mon­sieur le Directeur,

M’est-il per­mis d’émettre à mon tour quelques idées sur « les Femmes cor­rec­teurs d’imprimerie » en réponse à l’article de M. A. D.13 ? Son auteur met tant de hâte et de désin­vol­ture à nous décla­rer toutes inca­pables et incom­pé­tentes en matière de cor­rec­tions que je ne puis m’empêcher de lui deman­der sur quoi il base son opinion.

Pour­quoi cer­taines d’entre nous ne pour­raient-elles pas arri­ver, par l’étude et la pra­tique, à faire de bons cor­rec­teurs ? Que faut-il pour cela ? De l’érudition. Une éru­di­tion tou­chant à tout, s’étendant à tous les sujets, effleu­rant toutes les sciences sans qu’il soit néces­saire de les appro­fon­dir, ce qui serait impos­sible. La seule chose que le cor­rec­teur doive pos­sé­der à fond, c’est la connais­sance de sa langue ; c’est ce qui lui don­ne­ra le plus de peine à acqué­rir et c’est aus­si ce qui lui fait le plus géné­ra­le­ment défaut.

Un bon cor­rec­teur doit, comme le dit M. A. D., être un peu uni­ver­sel ; je le recon­nais, mais il a, en bien des matières, le droit d’être super­fi­ciel. Croyez-vous, par exemple, qu’il faille avoir lu tout Horace et Vir­gile pour cor­ri­ger conve­na­ble­ment les cita­tions latines qui émaillent les dis­cours ou les ouvrages de nos éru­dits ? Ces cita­tions sont d’ailleurs si variées qu’il suf­fi­rait d’en connaître une cin­quan­taine pour n’être que bien rare­ment embar­ras­sé. Pour ces éven­tua­li­tés invrai­sem­blables, n’avons-nous pas les dic­tion­naires ? Il serait pré­fé­rable sans doute que le cor­rec­teur sût le latin, mais cela n’est pas la mort d’un homme, ni d’une femme.

Donc, il nous faut de l’érudition, et l’érudition s’acquiert par la mémoire, qua­li­té secon­daire mais (M. A. D. ne songe pas à le nier, je sup­pose), essen­tiel­le­ment fémi­nine. La mémoire est indis­pen­sable au cor­rec­teur, elle est pour ain­si dire sa mise de fonds ; ajou­tons-y l’œil, non pas l’œil en feu dont par­lait l’Art moderne, mais l’œil du métier. C’est un don, une apti­tude spé­ciale presque impos­sible à acqué­rir quand on ne l’a pas d’instinct. M. A. D. aura remar­qué sans doute, au cours de sa longue car­rière, que par­mi les auteurs quelques-uns (ils sont rares) ont l’œil et arri­ve­raient faci­le­ment à faire de bons cor­rec­teurs ; la plu­part, au contraire, et ce ne sont pas les moins ins­truits, ren­voient leurs épreuves à peu près comme ils les ont reçues, et croient, de la meilleure foi du monde, n’avoir lais­sé sub­sis­ter aucune erreur. Cela dépend de la déli­ca­tesse de leur organe visuel.

Il ne suf­fit pas de savoir la gram­maire pour cor­ri­ger les fautes d’orthographe, il faut encore les voir. Et c’est en cela que consiste le métier. L’œil est encore indis­pen­sable pour dis­cer­ner les imper­fec­tions typo­gra­phiques, telles que les lettres retour­nées ou qui sont d’un autre œil14 selon l’argot du métier, de même que pour déchif­frer cer­tains manus­crits qui, à pre­mière vue et pour les non[-]initiés, pour­raient pas­ser pour des hiéroglyphes.

“Je crois avoir l’œil”

Je ne traite pas cette ques­tion tout à fait en aveugle (je crois même avoir l’œil), atten­du que j’ai été cor­rec­teur pen­dant plu­sieurs années et que je songe sérieu­se­ment à m’y remettre. Ce qui me gêne, c’est la ques­tion d’érudition, et voi­là aus­si ce qui doit cal­mer les craintes de M. A. D. Jamais nous ne ver­rons le corps pro­fes­so­ral fémi­nin s’avancer en bataillon ser­ré et enva­hir ce domaine dont M. A. D. sur­veille les fron­tières avec un soin si jaloux. Le métier exige un trop long appren­tis­sage, un tra­vail aride, séden­taire et… soli­taire, quoi qu’en ait dit l’Art moderne, en plai­san­tant d’ailleurs.

Et puis, n’avons-nous pas la brillante car­rière que nous offre M. A. D. ? Depuis long­temps, dit-il, « nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus enva­hir le domaine mas­cu­lin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine fémi­nin ». Et, pris d’une indi­gna­tion che­va­le­resque, il s’insurge contre ces cour­tauds de bou­tique qui mesurent du drap et du coton. « Lais­sons cette occu­pa­tion peu virile, peu digne d’un homme à nos femmes, à nos sœurs et à nos filles. » M. A. D. n’a pas de bien hautes pré­ten­tions pour sa famille. Peut-être va-t-il me trou­ver bien exi­geante et bien ambi­tieuse, mais au risque de pas­ser à ses yeux pour un bas[-]bleu, je lui avoue­rai bien hum­ble­ment que, pour ma part, je pré­fère une occu­pa­tion plus virile et plus digne même d’une femme.

Cepen­dant, M. A. D. nous concède le droit de faire œuvre d’écrivain et de savant ; n’y a-t-il pas là quelque chose d’illogique ? Si M. A. D. recon­naît qu’il peut y avoir par­mi nous des savantes, pour­quoi s’oppose-t-il à ce que nous met­tions notre science à pro­fit autre­ment qu’en publiant des ouvrages scien­ti­fiques, ce qui, à mon sens, sort bien plus de nos attri­bu­tions que la cor­rec­tion des épreuves. N’avoir qu’une plume comme gagne-pain, c’est maigre, en Bel­gique sur­tout, et je ne conçois pas bien l’union, le mélange de ces deux occu­pa­tions. Auner du drap, puis, tout en ran­geant les pièces dans les rayons, com­po­ser des poé­sies fugi­tives, cela me paraît aus­si baroque que le mélange de flir­tage, de cor­rec­tion d’épreuves et de galan­te­rie qui fait sou­rire M. A. D.

“Il serait temps d’accorder à la femme les mêmes droits qu’à l’homme”

« La place d’une femme n’est pas là »… L’avons-nous assez enten­due cette phrase ! et ne trou­vez-vous pas comme moi, Mon­sieur le Direc­teur, que la place d’une femme est pré­ci­sé­ment là où elle a envie de se mettre. Libre à ceux qui l’emploient de ne pas la main­te­nir dans cette place si elle l’occupe mal. Il serait bien temps, me semble-t-il, de lui lais­ser un peu plus de liber­té en ces matières et de lui accor­der les mêmes droits qu’à l’homme, là où elle fait preuve des mêmes capacités.

Je n’ai jamais bien com­pris, d’ailleurs, où les hommes ont pui­sé le droit d’en agir autre­ment et d’interdire à la femme l’exercice de n’importe quelle car­rière qu’elle s’est mon­trée apte à rem­plir. Je le répète, l’encombrement n’est pas à craindre car je me hâte de recon­naître notre grande infé­rio­ri­té. Que M. A. D. ait un bon mou­ve­ment, et qu’en homme géné­reux et cha­ri­table, cha­ri­table à ce point qu’il a pas­sé vingt ans de sa vie à se per­fec­tion­ner dans l’art du cor­rec­teur, à seule fin de venir en aide aux femmes et aux enfants néces­si­teux, que cet homme bien­fai­sant nous fasse une petite place à ses côtés ; qu’il laisse « nos mains pro­fanes tou­cher sans res­pect à l’arche sainte de l’imprimerie », nous ne la démo­li­rons pas. On les fait soli­de­ment, les arches, depuis Noé.

Nous ne deman­dons pas que les édi­teurs s’adressent à nous de confiance. Qu’ils nous mettent à l’épreuve, sans jeu de mots et qu’ils ne nous offrent des appoin­te­ments de pre­mières chan­teuses que lorsqu’ils auront pu consta­ter que rien n’échappe à notre glaive ven­geur, comme dit M. A. D.

Ce tra­vail au glaive consti­tue un pro­grès mar­quant sur les anciens pro­cé­dés. Il doit sim­pli­fier la besogne et per­mettre de tran­cher bien des dif­fi­cul­tés. En consa­crant quelques années encore à com­plé­ter mon éru­di­tion, j’espère arri­ver, grâce aux conseils que M. A. D. vou­dra bien me don­ner et a ceux que j’ai déjà reçus de M. Mac­kin­tosh, le doyen de la Facul­té, à être un bon correcteur.

Je n’espère pas atteindre jamais les hau­teurs où plane M. A. D. à la droite et un peu au[-]dessous du père Mac­kin­tosh, mais j’évoluerai dans ma sphère où peut-être j’aurai réus­si à entraî­ner quelques-unes de mes pareilles qui se trouvent trop à l’étroit dans le « domaine fémi­nin » et pour les­quelles l’aunage du drap n’a que des charmes restreints.

M. A. D. ter­mine en ren­dant le plus galant hom­mage à nos grâces. La réserve que m’impose mon sexe ne me per­met pas de lui retour­ner le com­pli­ment ; je me conten­te­rai d’abaisser devant lui mon glaive ven­geur en signe de respect.

Rece­vez, Mon­sieur le Direc­teur, l’assurance de ma par­faite considération. 

M. P.


M. P. res­te­ra sans doute ano­nyme, contrai­re­ment à son oppo­sant. Pour moi, par sa répar­tie et son humour, elle gagne ce « tour­noi » haut la main. Et, même si elle se refuse alors à l’i­ma­gi­ner, je pense qu’elle serait heu­reuse de décou­vrir qu’au­jourd’­hui un « bataillon ser­ré » a « enva­hi ce domaine dont M. A. D. sur­veille les fron­tières avec un soin si jaloux », qu’en­traî­nées loin des « charmes res­treints » de « l’au­nage du drap » ses « pareilles » consti­tuent désor­mais la vaste majo­ri­té de la profession.


Les correcteurs de Berger-Levrault photographiés en 1878

Hier était pour moi un jour de chance. En me pro­me­nant en ville (à Metz, où j’ha­bite), j’entre dans une bou­qui­ne­rie où je vais rare­ment. Après un coup d’œil aux romans récents, je me dirige vers le fond, et là, sur une table consa­crée aux livres sur la Lor­raine, je lis : His­toire d’un impri­meur. Ber­ger-Levrault 1676-19761. Déjà, mon inté­rêt s’éveille. Mais en feuille­tant cet album de 120 pages, très illus­tré, quelle n’est pas ma sur­prise de décou­vrir ceci :

Les correcteurs de l'imprimerie Berger-Levrault, à Nancy, en 1878
Source : Gil­bert Man­gin pour Berger-Levrault.

« 1878 : les cor­rec­teurs. » 1878… Le pre­mier por­trait pho­to­gra­phique datant de 1839, j’ai peu de chances de trou­ver un docu­ment de ce type plus ancien encore. Ou plu­tôt j’ai eu bien de la chance de trou­ver celui-ci !

Née modes­te­ment à Stras­bourg en 1676, l’en­tre­prise Ber­ger-Levrault devien­dra peu à peu un grand impri­meur des docu­ments de l’Ad­mi­nis­tra­tion et des annuaires, entre autres, à l’é­gal de Paul Dupont (Cli­chy) et de Mame (Tours). Elle a aujourd’­hui aban­don­né l’é­di­tion gra­phique pour celle de logi­ciels de gestion.

En 1867, quand Paul Dupont van­tait la moder­ni­té de son impri­me­rie à Cli­chy, il fai­sait encore appel à la gra­vure pour la repré­sen­ter (☞ voir mon article), car la simi­li­gra­vure, pro­cé­dé per­met­tant d’imprimer une pho­to­gra­phie, ne sera inven­tée qu’une bonne dizaine d’années plus tard. 

En 1878, la « notice his­to­rique sur le déve­lop­pe­ment et l’or­ga­ni­sa­tion de la mai­son » Ber­ger-Levrault, que je viens de consul­ter sur Gal­li­ca (et dans laquelle je puise les cita­tions qui sui­vront), est, elle aus­si, illus­trée de gra­vures, mais cette impri­me­rie à échelle indus­trielle ne pou­vait négli­ger une tech­nique moderne : si les pho­tos n’ont pas pu être publiées à l’é­poque, elles existent ! Dans le livre du tri­cen­te­naire que j’ai déni­ché par un heu­reux hasard, on peut donc décou­vrir, sur des cli­chés sépia2, les bureaux, l’a­te­lier de reliure, les presses typo­gra­phiques, la litho­gra­phie, l’a­te­lier de com­po­si­tion et, enfin, les correcteurs. 

Après l’annexion de 1871, Ber­ger-Levrault quitte Stras­bourg pour s’ins­tal­ler à Nan­cy, d’a­bord dans un bâti­ment en bois ache­té à l’an­cienne Manu­fac­ture des tabacs, der­rière les for­ti­fi­ca­tions, lequel bâti­ment sera vic­time d’un incen­die en 1876, puis 18, rue des Gla­cis, « voie ouverte en grande par­tie », cette année-là, « à tra­vers une petite ruelle mal famée » (Wiki­pé­dia).

Vue géné­rale de l’é­ta­blis­se­ment Ber­ger-Levrault, à Nan­cy, en 1878. « La construc­tion affecte la forme d’un immense paral­lé­lo­gramme de 88 mètres de long sur 50 mètres de large, outre les annexes à l’est et dans la cour de ser­vice » (notice, p. 29). Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

L’im­pri­me­rie y applique « le prin­cipe de la sépa­ra­tion des ate­liers […], néces­si­té impé­rieuse, non-seule­ment en vue de la qua­li­té et de la quan­ti­té des pro­duits, mais aus­si dans l’in­té­rêt des ouvriers eux-mêmes ». En effet, « dans un ate­lier unique, […] les cor­rec­teurs […] et les protes sont déran­gés par les tré­pi­da­tions des machines, le mar­teau du relieur, la pous­sière, etc. » (notice, p. 32).

Plan complet de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878
Plan com­plet de l’im­pri­me­rie, sur lequel j’ai entou­ré d’un cercle rouge les trois cabi­nets des cor­rec­teurs et le bureau de la cor­rec­tion en chef. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« La [gale­rie de] Com­po­si­tion a une lon­gueur de 60 mètres ; au milieu est éle­vée une estrade où sont pla­cés les protes ; les cabi­nets des cor­rec­teurs sont situés dans la salle même […] », à proxi­mi­té des bureaux des « employés s’oc­cu­pant des tra­vaux tech­niques » (ibid., p. 33).

Plan partiel de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878, montrant la disposition des bureaux et des ateliers
Plan par­tiel (le der­nier tiers du plan pré­cé­dent) mon­trant la dis­po­si­tion des ate­liers et des bureaux de Ber­ger-Levrault en 1878. Le ves­ti­bule débouche sur les bureaux, les­quels ont accès aux quatre gale­ries de l’u­sine. De gauche à droite, 1) maga­sin à papier, maga­sin des ouvrages édi­tés et maga­sin des impri­més admi­nis­tra­tifs ; 2) façon­nage, reliure et dorure ; 3) presses typo­gra­phiques, méca­niques et à bras ; 4) gale­rie de com­po­si­tion, au milieu de laquelle se trouvent l’es­trade de la « pro­te­rie » et, au bout, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Le jour vient d’en haut ; le toit est dis­po­sé en dents de scie, à l’ins­tar des grands éta­blis­se­ments du Haut-Rhin et de l’An­gle­terre ; la par­tie pour­vue de vitrages est expo­sée au nord, de façon à don­ner aux ate­liers une grande clar­té, tout en évi­tant les rayons du soleil » (ibid., p. 30).

Gravure représentant la galerie de la composition, imprimerie Berger-Levrault, 1878
Gale­rie de la com­po­si­tion. — Au pre­mier plan, on peut voir le marbre près duquel se trou­vaient, selon le plan, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Du haut de l’es­trade, le prote en chef et ses col­lègues peuvent sur­veiller tout ce qui se passe dans la gale­rie, et com­mu­ni­quer sans dépla­ce­ment avec les met­teurs en pages et les prin­ci­paux com­po­si­teurs, qui sont grou­pés aux alen­tours ; près de là se trouve aus­si une presse à épreuves » (ibid., p. 33).

Au bout de la gale­rie des com­po­si­teurs, à droite sur le plan ci-des­sus, près du marbre, se trouvent trois « cabi­nets » de cor­rec­teurs. Les cor­rec­teurs en chef dis­posent d’un bureau sépa­ré, don­nant sur une petite cour. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

D’a­près le tableau du per­son­nel (ibid., p. 34), en 1877, « protes et cor­rec­teurs » sont au nombre de huit. En com­pa­rant la pho­to et le plan, on peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que les cinq cor­rec­teurs ont été réunis, le temps de la prise de vue, dans le bureau de la cor­rec­tion en chef, qui pré­sente l’a­van­tage d’être à la fois plus spa­cieux que leurs trois cabi­nets et éclai­ré par deux grandes fenêtres. 

Comme tous les employés de Ber­ger-Levrault, les cor­rec­teurs tra­vaillaient alors dix heures par jour. Et le tra­vail ne man­quait pas, car pour les seuls pério­diques il fal­lait comp­ter les titres suivants :

Liste des pério­diques impri­més par Ber­ger-Levrault en 1877. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

Auquel s’a­jou­taient « 701 feuilles d’im­pres­sion d’ou­vrages très-impor­tants, sans comp­ter ceux en cours d’exé­cu­tion » ni « une quan­ti­té consi­dé­rable de bro­chures, de thèses et autres bil­bo­quets3 en lignes cou­rantes » (ibid., p. 40). Ça me paraît tout de même beau­coup pour cinq per­sonnes (ou huit, en admet­tant que les protes par­ti­cipent à la relec­ture des épreuves)… Je plains mes loin­tains confrères. D’au­tant que pour relire des annuaires sans défaillir, il faut être hors norme comme « il Pro­fes­sore » ima­gi­né par George Stei­ner (☞ voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire).

☞ Voir aus­si Pho­to de famille : un congrès de cor­rec­teurs, 1936.


Le général de Gaulle défend ses virgules

Le géné­ral de Gaulle écri­vant ses Mémoires à la Bois­se­rie (Colom­bey-les-Deux-Églises), 1954. © Paris-Match. Source : Fon­da­tion Charles de Gaulle.

Dans un livre, Mar­cel Jul­lian (dia­lo­guiste, écri­vain et homme de télé­vi­sion) évoque « ce cor­rec­teur d’imprimerie1, sou­cieux de rigueur typo­gra­phique, qui avait chan­gé la place de chaque vir­gule dans les Dis­cours et Mes­sages de Charles de Gaulle ». 

Il pour­suit : « J’avais vu le géné­ral. De sa plume, une à une, il les avait réta­blies là où il le vou­lait et pour une rai­son qui lui était propre : elles scan­daient son phra­sé. Il s’était même astreint à me démon­trer, de vive voix, que leur mau­vais usage per­met­tait, seul, une res­ti­tu­tion de son dis­cours. 
— Écou­tez… si je le lis comme votre cor­rec­teur l’a écrit, vous ne recon­nais­sez plus de Gaulle… »

Courte sup­plique au roi pour le bon usage des énarques, Maza­rine, 1979.

J’ai déjà don­né mon point de vue sur cette question : 

On peut lire en complément : 

Article mis à jour le 29 sep­tembre 2023.


L’énigme du crayon bleu du correcteur

Crayons bleu de Prusse et ver­millon Mit­su­bi­shi. Source : Pen­cil Talk.

Lors­qu’il débute dans la cor­rec­tion de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son jour­nal1 : 

« Et il faut bien que je m’a­voue, de moi à moi, que j’i­gnore en effet l’A B C du métier : je ne me rap­pelle plus tous les signes conven­tion­nels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »

Et, plus loin, le 11 septembre :

« Huit bouches à nour­rir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du cor­rec­teur… »

En matière de cor­rec­tion, tout un cha­cun pense aus­si­tôt au sty­lo rouge, sym­bole même du métier. Alors pour­quoi donc cette insis­tance sur le crayon bleu ? 

L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai ren­con­trée très récem­ment. Dans son récit d’une séance de cor­rec­tion avec Bau­de­laire (voir mon article), Léon Cla­del raconte : « […] le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. » 

Voi­ci deux autres men­tions du crayon bleu :

Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un cer­tain endroit, le cor­rec­teur avait tra­cé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remar­qua Renan. — Que ce pas­sage est abso­lu­ment inin­tel­li­gible pour moi. »

Et, la même année, dans un article expli­quant la fabri­ca­tion d’un jour­nal4 : « La copie est relue, prête à pas­ser à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indi­quer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels carac­tères cet article doit être com­po­sé. »

Après enquête, il appa­raît que divers usages de cette cou­leur ont coexis­té dans l’im­pri­me­rie : sup­pres­sions, anno­ta­tions, indi­ca­tions typo­gra­phiques ou autres.

Le Gui­chet du savoir (Biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui dis­pa­ru, qui expliquait : 

« Un code cou­leur s’est ins­tau­ré entre édi­teurs et auteurs. Le rouge (uti­li­sé éga­le­ment par les ensei­gnants dans les cor­rec­tions de copies d’é­lèves) est une cou­leur qui res­sort du texte et se remarque. Elle indique à l’au­teur les para­graphes à réécrire com­plè­te­ment. Tan­dis que le bleu, plus dis­cret, sera uti­li­sé pour la mise en forme à des­ti­na­tion des impri­meurs. »

À tel point que les fabri­cants ont inven­té le crayon bico­lore, « d’un côté ver­millon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.

Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.

Le Gui­chet du savoir écrit encore : « […] ce crayon date­rait du xixe siècle. L’ou­vrage inti­tu­lé L’Art d’é­crire un livre, de l’im­pri­mer, et de le publier d’Eu­gène Mou­ton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est pré­cieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens oppo­sé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à sup­pri­mer ; rouge et bleu, à modi­fier, etc.” »

Le blog Pen­cil Talk (en anglais) consacre de belles pages, riche­ment illus­trées, à ces crayons bico­lores à tra­vers le monde. Ils sont aus­si appe­lés « crayons télé­vi­sion », sans doute parce qu’ils servent dans les plan­nings d’organisation du tra­vail (Wiki­pé­dia).

Pour les cor­rec­teurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était sur­tout employé pour des anno­ta­tions (à dis­tin­guer des cor­rec­tions) ou pour des suppressions. 

On en a un aper­çu dans le deuxième feuillet de la pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier du roman L’Insurgé de Jules Val­lès, visible sur Gal­li­ca (BnF). Les cor­rec­tions y sont por­tées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les sup­pres­sions au crayon bleu. 

Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier de L’In­sur­gé de Jules Val­lès. Gal­li­ca (BnF).

Usage qui n’avait appa­rem­ment rien de sys­té­ma­tique, puisque, dans son essai Le Cor­rec­teur Typo­graphe (1924), L.-E. Bros­sard, quand il men­tionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indi­ca­tions doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».

Cela me fait pen­ser au « crayon bleu de la cen­sure », expres­sion née vers 1860 et qu’on ren­contre encore par­fois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je revien­drai peut-être dans un pro­chain billet. Elle existe aus­si en anglais, où to blue-pen­cil, lit­té­ra­le­ment « pas­ser au crayon bleu », c’est « cor­ri­ger » ou « cen­su­rer » (Larousse anglais-fran­çais).

« L’usage du crayon bleu [dans l’é­di­tion et la presse] se raré­fie ; la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur per­met un sys­tème de ges­tion de ver­sions sans pas­ser par l’im­pri­mé », pré­cise Wiki­pé­dia.

PS — Une consœur suisse m’in­forme que dans le Guide du typo­graphe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de pré­pa­ra­tion, de cou­leur bleue » (p. 15) sont tou­jours oppo­sés au « rouge pour la cor­rec­tion des épreuves (p. 18). Mer­ci Catherine.


Une “école de correctrices”, à Paris, dès 1882

École primaire supérieure de jeunes filles Sophie-Germain, Paris 4e. Carte postale, s.d.
École pri­maire supé­rieure de jeunes filles Sophie-Ger­main, Paris 4e. Carte pos­tale, s.d.

À la suite de mes recherches sur les pre­mières cor­rec­trices appa­rais­sant dans les annonces d’emploi (1884-1941), je découvre l’exis­tence d’une école pri­maire supé­rieure de jeunes filles, dont cer­taines élèves pour­raient deve­nir cor­rec­trices1. Trois extraits de jour­naux per­mettent d’en bros­ser un tableau assez pré­cis. Cet éta­blis­se­ment est aujourd’­hui le lycée Sophie-Ger­main, nom de bap­tême que l’é­cole a reçu dès 1888.

plaque de l'école primaire supérieure de jeunes filles Sophie Germain, fondée en 1882
Plaque de l’école.

« L’école pri­maire supé­rieure de jeunes filles de la rue de Jouy [Paris 4e] mérite une men­tion spé­ciale. Fon­dée il y a dix-huit mois [en 1882], diri­gée par une femme de grand talent, Mme Blanche Che­ga­ray, cette école rend des ser­vices inap­pré­ciables, et bien­tôt, du reste, la Ville en ouvri­ra une deuxième, exac­te­ment sem­blable, rue des Martyrs.

« Les jeunes filles y sont admises seule­ment au concours, et lors­qu’elles sortent de l’é­ta­blis­se­ment, après avoir satis­fait aux exa­mens — exa­mens des plus sérieux, — elles sont aptes à entrer dans les postes et télé­graphes. à être cor­rec­trices d’im­pri­me­rie, pre­mières dans des mai­sons de cou­ture, etc. Indé­pen­dam­ment de cela, elles sont dres­sées aux soins du ménage, et le blan­chis­sage des den­telles, la confec­tion du linge et des vête­ments, la cui­sine leur sont ensei­gnés par d’ha­biles pro­fes­seurs. En un mot, à l’é­cole de la rue de Jouy, les jeunes filles reçoivent une ins­truc­tion solide et on leur apprend aus­si à être de vrai[e]s femmes. […] » — Gil Blas, 4 août 1884

Conditions d’admission et personnel enseignant

« La durée des études est fixée à quatre années : trois années d’études nor­males et une année d’études complémentaires.

« L’école est gra­tuite ; elle ne reçoit que des élèves externes.

« Les élèves sont admises à la suite d’un concours. Les jeunes filles qui doivent atteindre l’âge de douze ans révo­lus au 1er octobre, et qui n’ont pas dépas­sé à la même date l’âge de qua­torze ans, sont seules admises à par­ti­ci­per à ce concours.

« Pour le pre­mier concours, devant avoir lieu au moment de l’ouverture de l’école, les jeunes filles devront avoir atteint l’âge de douze ans révo­lus au 1er jan­vier 1882. […]

« Le per­son­nel de l’école est ain­si com­po­sé :
« Une sur­veillante géné­rale fai­sant fonc­tions d’économe, au trai­te­ment de 3,400 à 5,000 francs.
« Des maî­tresses adjointes, char­gées de la sur­veillance des études, des fonc­tions de répé­ti­trices et pou­vant être appe­lées en outre à faire cer­tains cours, au trai­te­ment, de 2,400 à 3,600 fr.
« Des pro­fes­seurs, hommes ou femmes, pour l’enseignement du fran­çais et de la lec­ture, des langues vivantes (anglais et alle­mand), de l’écriture, de l’arithmétique, de la tenue des livres, de l’histoire et de la géo­gra­phie, des sciences phy­siques et natu­relles, de la géo­mé­trie pra­tique et du des­sin linéaire, de la coupe et de la cou­ture, de la gym­nas­tique, du chant, et en deuxième et troi­sième année seule­ment, de la morale, de notions d’économie poli­tique, de légis­la­tion et d’économie domes­tique. » — L’Unité natio­nale, 28 mars 1882

Épreuves du concours

« Le concours com­prend des épreuves écrites et des épreuves orales :
« 1o Epreuves écrites : Ortho­graphe et écri­ture. — Arith­mé­tique et appli­ca­tions pra­tiques de la géo­mé­trie. — Des­sin linéaire. — Des­sin d’ornement. — (La dic­tée d’orthographe sert d’épreuve d’é­cri­ture) ;
« 2o Epreuves orales : His­toire de France. — Géo­gra­phie. — Arith­mé­tique. — Ins­truc­tion morale et civique.

« Les épreuves écrites sont éliminatoires.

« Nota. — Le conseil muni­ci­pal de Paris a déci­dé, en prin­cipe, la créa­tion, dans cha­cune des écoles pri­maires supé­rieures, d’un cer­tain nombre de bourses d’en­tre­tien des­ti­nées à venir en aide aux familles qui n’auraient pas les res­sources néces­saires pour entre­te­nir leurs enfants pen­dant la durée des études d’en­sei­gne­ment pri­maire supé­rieur. » — La Réforme, 9 octobre 1882

École primaire supérieure de jeunes filles Sophie-Germain, grand amphithéâtre. Carte postale, s.d.
École pri­maire supé­rieure de jeunes filles Sophie-Ger­main, grand amphi­théâtre. Carte pos­tale, s.d.

Les correctrices dans les avis de mariage (1904-1941)

mariage, années 1920
Un mariage dans les années 1920. DR.

Après avoir éplu­ché les annonces d’emploi, j’ai eu l’i­dée de faire de même pour les annonces de mariage et de décès. J’y ai ajou­té les éven­tuelles dis­tinc­tions hors médaille du travail.

NB — Ce sont des don­nées volon­tai­re­ment brutes, non cor­ri­gées. Je ne les ai pas alour­dies de guille­mets inutiles : tout ce qui suit est tiré des jour­naux consultés. 

Avis de mariage, de décès et de distinction

1904 — Dame cor­rec­trice anglais dés. mariage pas banal. — Ecrire : Bill. Tuber­cul. 0,905,576, bur. Fon­taine (Le Jour­nal, 16 janvier)

Cor­rec­trice de langues étran­gères dés. mar. riche pas banal. S’abst. d’é­cr. si pas riche. Bou­leau, Bill. Tuber­cu­leux, 0.914.561. Bur. 84. (La Lan­terne, 11 février 1904)

1907 — Par décret du ministre de l’instruction publique, en date du 23 novembre, Mlle Ther, Julie, cor­rec­trice d’imprimerie, à Tours, a été nom­mée offi­cier d’académie [il s’a­git des Palmes aca­dé­miques1]. 
C’est avec plai­sir que nous enre­gis­trons cette nomi­na­tion, plei­ne­ment jus­ti­fiée par les ser­vices ren­dus. 
Nous adres­sons à notre aimable col­la­bo­ra­trice nos bien cor­diales féli­ci­ta­tions. (L’Union libé­rale, 26 décembre)

Le Jour­nal offi­ciel publie les nomi­na­tions sui­vantes : […] 
Au grade d’officier d’académie : Mlle Ther, Julie, cor­rec­trice d’imprimerie à Tours.
(L’Union libé­rale, 30 décembre)

1908 — Eugène-Auguste-Jules Cor­nilleau, clerc d’avoué, rue Saint-Vincent, et Blanche-Vic­to­rine Ter­rier, cor­rec­trice d’imprimerie, rue Saint-Vincent. (L’Ouest-Éclair (Rennes), 6 août (pro­messe), L’Avenir de la Mayenne, 9 août (pro­messe) et 23 août ; La Gazette de Châ­teau-Gon­tier, 27 août)

1908 — Georges-Jean-Alexandre Cor­ne­mil­lot, agent de détaxe, et Marie-Louis Bon­nar­dot, cor­rec­trice au Bien Public. (Le Pro­grès de la Côte-d’Or, 27 août)

1908 — Isi­dore-Eugène Denan­cé, employé de bureau, à Meu­don (Seine-et-Oise), et Anaïs-Augus­tine-José­phine Dubois, cor­rec­trice typo­graphe, rue des Lavan­de­ries. (L’Avenir de la Mayenne, 11 octobre)

1917 — Décès — Marie Fran­çoise Mas­se­rot, céli­ba­taire, 30 ans, cor­rec­trice d’imprimerie, rue de la Made­leine. (L’Écho de la Mayenne, 8 avril, et La Mayenne, 11 avril)

1924 — Gas­ton Eie­ha­cker, ren­tier, rue de la Gare, et Valen­tine Gour­rault, cor­rec­trice d’imprimerie, rue de la Gare. (La Mayenne, 4 mai)

1925 — Gus­tave-Georges Vas­seur [ou Vaseux, selon les annonces], maré­chal des logis au 4e esca­dron du train (T.E.M.) au Mans, et Marie-Louise-Jean­ny Bathilde Morin, cor­rec­trice d’imprimerie, rue de la Made­leine (à Laval). (La Mayenne, 16 et 20 sep­tembre, 4 octobre ; L’Avenir de la Mayenne, 20 septembre)

1926 — Georges-Vic­tor-Marie Mer­cier, chauf­feur d’autos, rue Ambroise-Ges­tière, et Suzanne-Mathilde-Vic­to­rine Fou­coin, cor­rec­trice d’imprimerie, rue Ambroise-Ges­tière. (La Mayenne, 23 mai (bans), La Mayenne, 15 juin, et L’Avenir de la Mayenne, 20 juin) 

1928 — Georges Ter­rier, gra­veur-typo­graphe, à Nantes, et Denise-Solange Jean, cor­rec­trice d’imprimerie, rue Basse-des-Bou­chers, 16. (La Mayenne, 18 et 22 juillet)

1930 — Robert-Fran­çois Hamon, ajus­teur, 31, bou­le­vard de Tours, et Jeanne Ozouf, cor­rec­trice d’imprimerie, 26 [par­fois 21], rue de Cha­pelle. (La Mayenne, 10 août (pro­messe), et L’Avenir de la Mayenne, 3 et 7 septembre)

1930 — Cor­me­rais Armand, artiste lyrique, rue Banas­te­rie, 10 et Gui­rand Marie, cor­rec­trice d’imprimerie, rue Banas­te­rie, 10. (Le Radi­cal de Vau­cluse, 29 octobre)

1932 — Hen­ri Sur­nom, bou­lan­ger à Issou­dun, et Ger­maine-Eli­sa­beth Aubrun, cor­rec­trice mono­ty­piste à Saint-Amand-Mon­trond (Cher). (La Dépêche du Ber­ry, 31 juillet)

1934 — Our­mières, Jean, gen­darme à la 17e légion, avec Moine, Jeanne, cor­rec­trice d’imprimerie. (L’Auvergnat de Paris, 27 jan­vier 1934)

1934 — Cochet Daniel-Raoul-Camille, méca­ni­cien, et Venot Gil­berte-Jean­nine, cor­rec­trice, tous deux à Ven­dôme. (L’Écho du Centre, 23 mars)

1937 — Emile Gous­sin, clerc d’avoué, rue Dugues­clin, et Jeanne Allain, cor­rec­trice d’imprimerie, rue Paul-Lin­tier. (La Mayenne, 26 janvier)

1938 — Fer­nand Genest, com­mis du tré­sor, à Flers, et Marthe Dur­ckel, cor­rec­trice d’imprimerie, place Gam­bet­ta. (La Mayenne, 17 avril)

1941 — Décès de Ger­maine Sillon, épouse Hum­ber­jean, cor­rec­trice d’imprimerie, 60 ans, 9, rue des Ver­ge­lesses, domi­ci­liée 21, rue Félix-Tru­tat. (Le Pro­grès de la Côte-d’Or, 16 juillet)


Les correctrices dans les annonces d’emploi (1884-1941)

Le « marbre » du Jour­nal du Centre, en 1957. Où sont les femmes ?
Source : « Retour en images sur Le Jour­nal du Centre », 27 sep­tembre 2014.

« À l’époque il n’y avait pas beau­coup de femmes dans les impri­me­ries », a décla­ré la cor­rec­trice Annick Béjean, entrée dans la presse pari­sienne en 1979 (☞ lire son témoi­gnage). Com­ment retrou­ver les traces de ces excep­tions ? Com­ment sai­sir l’exis­tence des pre­mières femmes embau­chées comme cor­rec­trices pro­fes­sion­nelles, avant que la socié­té en géné­ral et le monde typo­gra­phique en par­ti­cu­lier les accueillent plus volontiers ? 

Grâce à Retro­News, le site de presse de la BnF, j’ai pu inter­ro­ger 2 000 jour­naux fran­çais de 1631 à 1950. J’ai son­dé, avec un heu­reux suc­cès, les annonces d’emploi (offres et demandes). J’ai exhu­mé quelques lau­réates de la médaille du tra­vail. Les cor­rec­trices au tra­vail appa­raissent aus­si dans quelques extraits de pro­cès et à tra­vers des per­son­nages de feuille­ton. Peu à peu, ces femmes reviennent à la lumière.

NB — Ce sont des don­nées volon­tai­re­ment brutes, non cor­ri­gées. Je ne les ai pas alour­dies de guille­mets inutiles : tout ce qui suit est tiré des jour­naux consultés. 

Au bas de la page, j’ai ajou­té mes pre­miers commentaires. 

Annonces d’emploi, articles judiciaires et feuilletons

1884 — AGENCE Saint-Julien, mai­son fon­dée en 1859 : ventes et achats de fonds de com­merce, recou­vre­ments de créances, etc. 9, place d’Aquitaine. Mme Lataste, direc­trice et cor­rec­trice du jour­nal la Liber­té, de Paris. (La Petite Gironde, 3 juillet)

1886 — Une dame désire entrer dans une impri­me­rie en qua­li­té de cor­rec­trice.
Ecr., L. P., poste res­tante, 50, rue Bona­parte. (Le Mot d’ordre, 15 octobre)

1887 — On demande une cor­rec­trice d’épreuves d’imprimerie.
S’ad. Mme Jau­doin, 65, bd Ara­go. (Le Mot d’ordre et L’Écho de Paris, 17 avril)

1888 — Me MORILLOT, défen­seur de Robert. — Ni l’espoir du gain, car, outre son trai­te­ment, sa femme apporte encore au ménage 3,500 francs, qu’elle gagne comme cor­rec­trice d’imprimerie. (Pierre-Émile Robert, ex-agent de la police de sûre­té, jugé pour usur­pa­tion de fonc­tions, arres­ta­tion illé­gale et vio­la­tion de domi­cile, tri­bu­nal cor­rec­tion­nelle de la Seine, 8e chambre, pré­si­dence de M. Gil­let, audience du 6 décembre 1888, Le Droit, 7 décembre)

annonce imprimerie picarde, 1889
Annonce de l’Im­pri­me­rie picarde, 1889

1889 — ON DEMANDE / Des Appren­ties / COMPOSITRICES / de 13 à 18 ans / Tra­vail agréable et lucra­tif / ATELIER PARTICULIER / On gagne de suite / (Il n’est pas exi­gé de contrat) / ET POUR / CORRECTRICE / une jeune fille ayant le bre­vet élé­men­taire. / A l’Imprimerie Picarde / 71, Rue du Lycée, 71, Amiens (Le Pro­grès de la Somme, 13 janvier)

1889 — Dame veuve diplô­mée demande emploi de cor­rec­trice dans une impri­me­rie.
C. R., 10, ave­nue de Tou­relle, St-Man­dé. (Le Radi­cal, 20 avril)

1893 — Atten­du qu’en fait, il est recon­nu que l’appelant a, le 25 décembre 1893, jour de fête légale et à l’heure énon­cée par le pro­cès-ver­bal, employé treize filles majeures comme com­po­si­trices et une fille majeure comme cor­rec­trice dans l’atelier de son impri­me­rie ; […]
Atten­du que le tra­vail de la cor­rec­trice consiste sur­tout à véri­fier l’identité du manus­crit avec l’imprimé[,] à rec­ti­fier les erreurs maté­rielles telles que le ren­ver­se­ment des lettres, que c’est excep­tion­nel­le­ment qu’elle accom­plit une œuvre pure­ment intel­lec­tuelle pour résoudre des dif­fi­cul­tés qui se pré­sentent sur l’orthographe, la ponc­tua­tion, les dates ; que le carac­tère indus­triel pré­do­mine dans la tâche confiée à l’ouvrière char­gée de la cor­rec­tion des com­po­si­tions typo­gra­phiques ; […]
En consé­quence le condamne : 1o à qua­torze amendes de 1 franc cha­cune pour avoir fait tra­vailler qua­torze filles majeures après neuf heures du soir ; 2o à qua­torze amendes de 1 franc pour avoir fait tra­vailler ces mêmes filles majeures un jour de fête légale recon­nue par la loi, soit en tout vingt-huit amendes de 1 franc cha­cune et aux dépens liqui­dés à 15 fr. 45, outre le coût du pré­sent juge­ment ; fixe au mini­mum de la loi la durée de la contrainte par corps.
(Police cor­rec­tion­nelle, tri­bu­nal de Saint-Etienne, pré­si­dence de M. Gast, audience du 28 avril 1894, La Loi, 12 août 1894)

1895 — Cor­rec­trice connaiss. bien la lect. et le tier­çage est deman­dée p. gde impr., pl. stable Jour­nal A.B.17. (Le Jour­nal, 9 février)

1895 — ON DEMANDE / UNE / CORRECTRICE / A l’imprimerie WATON, / à Bel­le­vue. (Mémo­rial de la Loire et de la Haute-Loire, 19 juillet)

annonce imprimerie Waton
Annonce de l’Im­pri­me­rie Waton, 1897

1897 — BONNE CORRECTRICE / est deman­dée / à l’Imprimerie WATON (Mémo­rial de la Loire et de la Haute-Loire, 29 et 30 sep­tembre, 20 octobre)

1898 — On demande bonne cor­rec­trice typo­graphe, emploi sérieux et rému­né­ra­teur. Réfé­rences exi­gées. — G. M. H., Jour­nal. (Le Jour­nal, 12 février)

1899 — P.-S. — J’é­cri­vais, il y a huit jours, dans mon Sup­plé­ment : « Il fal­lut toute la cour­toi­sie de mon inter­lo­cu­teur (il s’a­gis­sait d’une conver­sa­tion, en wagon, avec un offi­cier) et tout mon désir de ne pas frois­ser un homme convain­cu, pour, etc., etc.
On a impri­mé : « et tout mon désir de ne pas favo­ri­ser ; je prie ceux de mes lec­teurs qui ont ouvert de grands yeux, de réta­blir le texte, et je conjure la cor­rec­trice d’a­voir pitié d’une mal­heu­reuse che­mi­neaude qui ne peut cor­ri­ger ses épreuves. (La Fronde, 17 juin)

1903 — CORRECTRICE impri­me­rie, b. réf., d. pl. M.D.P., post. rest., r. Pierre-Gué­rin (16e) (Le Matin, 19 et 23 février)

1904 — IMPRIMERIE E. ARRAULT et Cie / JEUNE FILLE, ins­truite et sérieuse, est deman­dée pour apprendre le métier de cor­rec­trice. (L’Union libé­rale, 23 avril)

annonce imprimerie Arrault
Annonce de l’Im­pri­me­rie Arrault et Cie, 1904.

1904 — IMPRIMERIE E. ARRAULT ET Cie / ON DEMANDE / UNE CORRECTRICE (L’Union libé­rale, 29 octobre).

1908 — ON DEMANDE un cor­rec­teur ou une cor­rec­trice à l’Imprimerie E. Arrault et Cie. (L’Union libé­rale, 29 et 30 octobre)

1909 — Médailles d’honneur du tra­vail1 (argent, vingt ans). — Mlles Ther Rosa­lie, cor­rec­trice d’imprimerie dans la mai­son Arrault, à Tours ; Ther José­phine, cor­rec­trice d’imprimerie dans la mai­son Arrault à Tours ; […] (L’Union libé­rale, 16 août)

1910 — DEMOISELLE TRÈS SÉRIEUSE, diplô­mée ensei­gne­ment, désire emploi comme cor­rec­trice d’imprimerie. Ferait recherches lit­té­raires ou scien­ti­fiques pour ouvrages ou col­lec­tions. Pour­rait aus­si s’occuper de conten­tieux. — S’adresser à Mme Barin à l’Action. (L’Action, 4 août)

1910 — ANCIENNE cor­rec­trice d’anglais et d’espagnol dans une grande impri­me­rie pari­sienne, connais­sant en outre la sté­no­gra­phie et la machine à écrire, et ayant été employée à l’expédition d’un jour­nal, demande situa­tion à Paris ou en pro­vince ; se conten­te­rait de condi­tions modestes. Ecrire aux bureaux du jour­nal. (L’Univers, nom­breux pas­sages de décembre 1910 à juillet 1911)

1911 — J.f. 23 a., cor­rec­trice, dem. pl. ch. imp. ou édit. b. réf. parle angl. Zabas­ka, 64 r. du Rocher (Le Jour­nal, 13 mai)

1911 — [Béthel] Le pré­sident passe enfin au der­nier fait qui est repro­ché au jeune typo­graphe : le détour­ne­ment de la mineure Suzanne Pin­teau [15 ans].
— Je ne l’ai pas enle­vée, au sens propre du mot, répond Cha­gnoux. Son père s’était rema­rié. Elle vivait chez sa belle-mère et tra­vaillait comme cor­rec­trice à l’imprimerie Cerf où j’étais employé. Je lui avais conseillé de res­ter dans sa famille jusqu’au jour où je l’épouserai. Elle m’a sui­vi volon­tai­re­ment. (L’Indépendant rémois, 30 août)

1912 — Demoi­selle, 35 ans, cor­rec­trice plu­sieurs années même impri­me­rie, cherche situa­tion simi­laire : secré­taire, dame de com­pa­gnie. S’adresser au bureau du jour­nal. (La Mode illus­trée, 7 avril)

1912 — Bne cor­rec­trice [?]em. empl. dans impri­me­rie. Sér. réf. Deva­lière, 5, r. Edgar-Qui­net, Mon­trouge. (Le Jour­nal, 28 août)

1912 — Jeune fille, 22 ans, ayant été cor­rec­trice d’imprimerie, cherche place ana­logue, comp­ta­bi­li­té ou écri­tures. (La Mayenne, 22 et 29 décembre 1912 ; 5 jan­vier 1913)

1914 — J’ai un mot pour une impri­me­rie où je puis faire un rem­pla­ce­ment, comme cor­rec­trice ; c’est la vie assu­rée pour quelque temps, et quelle vie ! Cette pers­pec­tive ne m’a pour­tant pas désar­çon­née. Je demeure le pied à l’étrier, mais pour l’avoir sen­ti glis­ser — oh ! un rien — j’ai per­du un peu de ma belle confiance. Bah ! l’espoir renaî­tra, à la pre­mière éclair­cie. Il faut lais­ser se dis­si­per ce léger nuage. (feuille­ton « Le Retour des choses », Hen­riette Devers, dans L’Homme libre, 11 juillet)

1914 — Jne fem. diri­geant impri­me­rie belge dut quit­ter suite occup. all. dem. place cor­rec­trice, emploi simil. ou vend. R.L., 8, Théo­phile-Gau­tier. (Le Jour­nal, 17 octobre)

1915 — J. FILLE ins­tr., sté­no­dac­ty­lo, cor­rec­trice jour­nal, cherche emploi. Donne leçons st.-dactylo. Prix modé­rés. (Le Phare de la Loire, 15 octobre)

1919 — ON DEMANDE bons typos, met­teur en page, cor­rec­teur ou cor­rec­trice connais­sant si pos­sible l’anglais et l’italien, impri­me­rie Ged, 4, rue Para­dis. (Le Petit Pro­ven­çal, 25 avril)

1921 — Impri­me­rie Lang, 75, rue Cham­pion­net, Paris, demande cor­rec­trice. Offres et référ. par écrit. (Le Jour­nal, 11 mars)

1921 — ON DEMANDE Cor­rec­teur ou cor­rec­trice, bles­sé ou veuve de guerre, connais­sant par­fai­te­ment le fran­çais, pour ser­vice de cinq à six heures par jour. — S’adresser au bureau du jour­nal. (Le Nord mari­time, 17 octobre)

1922 — On demande bon cor­rec­teur ou cor­rec­trice pour impri­me­rie Paris. Ecrire avec référ. et pré­ten­tions à Fanon, 3, rue d’Orainville, Athis-Mons (S.-et-Oise). (L’Intransigeant, 28 septembre)

1922 — On demande bonne cor­rec­trice d’épreuves. S’adr. av. réfé­rences, de 9 à 10 h., Impri­me­rie, 20, r. Tur­got (9e (L’Intransigeant, 9 octobre)

1923 — Médaille du tra­vail (argent) — Mlle Seguin Marie-Cathe­rine-Alphon­sine, ouvrière cor­rec­trice dans la mai­son Paul Féron-Vrau, impri­meur de la « Bonne Presse », à Aigui­perse. (Cour­rier du Puy-de-Dôme, 8 avril)

1923 — Pro­cès du ren­voi injus­ti­fié de Rirette Mai­tre­jean, cor­rec­trice d’imprimerie (article à venir). 

1925 — Jeune fille, au cou­rant rech. biblio­gr., bonne cor­rec­trice épreuves, cherche emploi secré­taire dac­ty­lo. Connaît le russe. Mlle Chei­nisse, 19, ave­nue d’Orléans, à Paris. (La Jour­née indus­trielle, 11 décembre)

1928 — CORRECTRICE épreuves impri­me­rie. Se prés. 4 à 6 h. Imp. Uni­ver­selle, 48, r. Claude-Vel­le­faux. (L’Intransigeant, 10 janvier)

1929 — CORRECTEUR / ou CORRECTRICE / deman­dé par l’Imprimerie Daran­tière, rue Paul-Cabet, 13, Dijon (Le Pro­grès de la Côte-d’Or, 25 et 28 avril)

1929 — URGENT / Cor­rec­teur ou Cor­rec­trice, / connais­sances géné­rales et anglais, / Dac­ty­lo­graphe habile, / pour être uti­li­sée au cla­vier de machine à com­po­ser, deman­dés à l’Imprimerie Daran­tière, 13, rue Paul-Cabet, Dijon. (Le Pro­grès de la Côte-d’Or, 28 juillet)

1930 — Médaille du tra­vail (ver­meil, trente ans) — Mlle Gros­lier, cor­rec­trice à l’Imprimerie Clerc, à Saint-Amand. (La Dépêche du Ber­ry, 1er août)

1932 — On demande jeune femme 20-25 ans, pos­sé­dant bre­vet élé­men­taire pour emploi aide-cor­rec­trice. Ecrire avant se pré­sen­ter / à l’Imprimerie DRAEGER, / 46, rue de Bagneux, Mon­trouge. (Le Jour­nal, 28 mai)

1932 — Médaille du tra­vail (argent) — Mme Augon­net, née Vanier Marie-Alice-Antoi­nette, ex-cor­rec­trice à l’imprimerie Bus­sière, à Saint-Amand. (La Dépêche du Ber­ry, 28 juillet)

1932 — Médaille du tra­vail (argent) — Mlle Alli­mand (Marie-Made­leine-Jeanne), cor­rec­trice à la Socié­té ano­nyme de l’imprimerie Théo­lier, à St-Etienne. (Mémo­rial de la Loire et de la Haute-Loire, 31 juillet)

1932 — Da. con. l’assurance meill. réf. d. pl. jour ou 1/2 ch. cour­tier, ou cor­rec­trice p. éd. art. g.d.l. Ecr. P.R. N° 8277, P.A., 25, rue Royale. (Paris-soir, 20 octobre)

1933 — Dem. place cor­rec­trice pr impres­sion franç. ou étrang. Ecr. Irène Pes­té, 43, Bd. St-Mar­tin 3e. (Paris-soir, 29 novembre)

1936 — Médaille du tra­vail (argent) — Mlle Char­vet (Berthe), cor­rec­trice à l’imprimerie de Sceaux, à Sceaux. (Jour­nal offi­ciel de la Répu­blique fran­çaise, 16 janvier)

1936 — ON dem. une cor­rec­trice et des ouvrières estam­peuses de cli­chés. S’ad. S.I.P., 21, r. Mont­sou­ris. (L’Intransigeant, 22 mars)

1938 — Bonne cor­rec­trice rapide pour jour­naux et trav. impri­me­rie. Place stab. Ecr. réf. prétent. M. Fabre, ab. POP, 121, r. Lafayette. (Paris-soir, 19 octobre)

1938 — Dame typo­graphe et cor­rec­trice dem. empl. 2 ou 3 jrs p. semaine. Ecr. No 7765. Paris-soir (Paris-soir, 17 novembre)

1941 — Je ter­mi­nais à peine ma fas­ti­dieuse besogne de cor­rec­trice, inter­rom­pus [sic] seule­ment par l’absorption rapide de deux sand­wiches, que Mme Jehanne d’Irounac revint de ses agapes lit­té­raires, rouge et conges­tion­née sous son fard can­dide. (feuille­ton « Le Pirate », Alex Ber­ry, Le Réveil du Nord, 12 avril)


Premiers enseignements de ces données 

On peut être embau­chée dès 15 ans, avec pour tout bagage le bre­vet élé­men­taire (qui devien­dra le BEPC en 1947), être employée sur­tout pour com­pa­rer l’épreuve à la copie (être « aide-cor­rec­trice » ou « ouvrière cor­rec­trice »), comme être diplô­mée, maî­tri­ser des langues étran­gères, et pro­po­ser ses ser­vices pour des « recherches lit­té­raires ou scien­ti­fiques pour ouvrages ou collections ». 

En 1904, l’Imprimerie Arrault et Cie, à Tours, cherche exclu­si­ve­ment une cor­rec­trice et se déclare prête à la for­mer. Sté­no­dac­ty­lo, pré­po­sée aux écri­tures, voire dame de com­pa­gnie, sont, pour cer­taines de ces femmes, des « emplois similaires ». 

L’histoire s’invite dans ces situa­tions pro­fes­sion­nelles : en 1914, une direc­trice d’imprimerie a fui l’occupation alle­mande ; en 1921, on embauche une veuve de guerre… 

Les deux demoi­selles, Rosa­lie et José­phine Ther, à qui on remet en 1909 la médaille d’honneur du Tra­vail ont donc déjà vingt ans de métier, ce qui date leur entrée dans l’im­pri­me­rie à 1889. 

Enfin, quelles impres­sions de ce métier les cor­rec­trices des feuille­tons ont-elles ? « Quelle vie ! » (1914) ou « fas­ti­dieuse besogne » (1941). 

☞ Lire aus­si Les cor­rec­trices dans les annonces de mariage et de décès (1904-1941).


L’orthographe de “gaieté” fait débat au “Figaro”, 1878

C’est une frian­dise que je vous pro­pose aujourd’hui, un entre­fi­let trou­vé dans le Figa­ro du 22 mars 1878. Vous don­ne­ra-t-il un peu de gaie­té ? C’est mon but, en tout cas. 

entrefilet dans "Le Figaro", 22 mars 1878
Le Figa­ro, 22 mars 1878.

Intro­duite en seconde posi­tion dans le Dic­tion­naire de l’Académie en 1798, l’orthographe gaî­té est donc admise en 1878, date de l’article du Figa­ro, mais la pre­mière, gaie­té, est la seule que l’Académie emploie dans ses défi­ni­tions depuis 1740 : « Avoir de la gaie­té. Perdre toute sa gaie­té. Reprendre sa gaie­té. Mon­trer de la gaie­té. Témoi­gner une grande gaie­té. Il est d’une gaie­té folle. Il a de la gaie­té dans l’esprit. » 

Ces mes­sieurs les cor­rec­teurs sui­vaient donc la pré­fé­rence de l’Académie.

Pré­cé­dem­ment (1694, 1714), l’Académie écri­vait gaye­té – pro­non­cé en trois syl­labes, comme on le voit dans ces vers : 

« Mais je vous avoue­rai que cette gaye­té 
Sur­prend au dépour­vu toute ma fer­me­té »
— Molière, Don Gar­cie de Navarre ou le Prince jaloux (1661), V, 6.

Ensuite, elle écri­ra gaie­té seul (1718, 1762), choix auquel elle revien­dra en 1935.

L’édition actuelle du Dic­tion­naire de l’Académie conserve la seule gaie­té, mais pré­cise en bas de défi­ni­tion : « On trouve aus­si gaî­té » et « Peut s’écrire gai­té, selon les rec­ti­fi­ca­tions ortho­gra­phiques de 1990 ». 

Dans les faits, gaie­té reste net­te­ment majo­ri­taire, gaî­té ne se ren­contre plus que dans des noms propres (théâtre de la Gaî­té) ; gai­té n’a pas encore pris. 

Ajou­tons, pour le plai­sir, qu’en 1878 les gaie­tés dési­gnaient aus­si « des paroles ou des actions folâtres que disent ou que font les jeunes personnes ».

Je vous sou­haite donc, en ce dimanche, d’avoir de la gaie­té ou de faire de petites gaietés. 

PS – Les cor­rec­teurs auront noté, au pas­sage, que la confu­sion mise à/au jour avait déjà cours.

Photo de famille : un congrès de correcteurs, 1936

25e congrès de l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France, Rennes, 31 mai 1936, L’Ouest-Éclair (édi­tion de Rennes), ce même jour.

C’est avec une cer­taine émo­tion que j’ai décou­vert cette « pho­to de famille ». Elle rend leur visage aux membres du 25e congrès de l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France, à Rennes, le 31 mai 1936, dont le pré­sident est alors E. Gre­net (suc­ces­seur de Théo­tiste Lefèvre1, qui offi­cia jus­qu’en 1921, et de A. Geoffrois).

E. Grenet, président général de l'Amicale des Protes et Correcteurs de France, 1936
E. Gre­net, dans L’Ouest-Éclair (Rennes), 31 mai 1936.

Fon­dée à Per­pi­gnan, en 1897, par Joa­chim Comet (1856-1921), cette col­lec­ti­vi­té a connu plu­sieurs noms2. En 1905, elle « compte […] plus de 500 membres […] [et] a pour but la défense des inté­rêts pro­fes­sion­nels et maté­riels de ses membres ; c’est une socié­té de secours mutuels, de pré­voyance et d’assurance pour le cas d’invalidité et pour la vieillesse3 ». En jan­vier 1921, elle avait « un effec­tif de 750 membres envi­ron, dont 300 cor­rec­teurs au plus », écrit L.-E. Bros­sard4

Concours Delmas
L’Im­pri­meur, chef d’in­dus­trie et com­mer­çant. Concours Del­mas, 1909.

Concrè­te­ment, on sait, par exemple, que le congrès de Tou­louse, en 1904, « s’est prin­ci­pa­le­ment occu­pé des offices de pla­ce­ment ; de la divi­sion ration­nelle de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs en sec­tions régio­nales [d’a­bord au nombre de sept, elles seront qua­torze à par­tir de 1911] ; du contrat d’apprentissage et du concours Del­mas5.
« Une inté­res­sante ques­tion, celle de la “coti­sa­tion-décès” en faveur de la famille des membres actifs de la socié­té qui vien­draient à mou­rir, a été réso­lue dans un sens net­te­ment mutua­liste.
« Le congrès s’est occu­pé aus­si de la ques­tion des retraites et a for­mu­lé ses réponses au ques­tion­naire rela­tif au rap­port Tau­dou6, pré­sen­té à Lyon en 19037. »

Des comptes rendus peu informatifs

S’ils sont assez nom­breux dans la presse, les comptes ren­dus des ban­quets annuels et congrès de cor­rec­teurs sont géné­ra­le­ment ennuyeux : ils déroulent de longues listes d’intervenants, tout le monde se remer­cie et se congra­tule. Sont sou­vent pré­sents le maire de la ville et quelques conseillers muni­ci­paux, un ou plu­sieurs maîtres impri­meurs locaux, éven­tuel­le­ment un direc­teur de jour­nal. Dans la presse régio­nale, on trouve des pas­sages de ce genre : 

« Au des­sert, le pré­sident de la sec­tion, M. F. Riou, le visage rayon­nant, se lève et se défen­dant tout d’abord de vou­loir faire un dis­cours, salua en excel­lents termes les dames et les ami­ca­listes pré­sents, puis résu­ma notre pro­gramme de soli­da­ri­té, de mutua­li­té et de pré­voyance sociale. […] Puis, gagné par la cha­leur com­mu­ni­ca­tive, cha­cun y alla de sa romance ou de son mono­logue, et après une sor­tie fami­liale vers Saint-Laurent l’on revint trin­quer à la san­té des pré­sents et… des absents8. »

On a tous les détails de l’organisation des jour­nées ; on sait dans quel bon res­tau­rant tout ce beau monde a déjeu­né (mais pas de quoi, hélas !) ; on nous dit que les dis­cours, nom­breux, ont été très applau­dis, mais on en apprend peu sur les ques­tions débat­tues. À croire qu’il s’agit sur­tout de se régaler… 

une blague du "Figaro"
Une blague du Figa­ro, 28 mai 1912.

J’ai tout de même appris que le congrès de Saint-Étienne, du 15 mai 1910, « s’est occu­pé de la situa­tion pré­caire des cor­rec­teurs, sou­vent moins rétri­bués que les typos. Une nou­velle inter­ven­tion aura lieu auprès des syn­di­cats des Maîtres impri­meurs, en les priant de prendre en consi­dé­ra­tion les vœux qui leur seront sou­mis à nou­veau. Ces vœux visent à la fois les salaires, la consi­dé­ra­tion due aux cor­rec­teurs, les locaux mal­sains dans les­quels ils tra­vaillent9. »

Et qu’en 1926, « le Congrès […] a adop­té un vœu deman­dant huit jours de congé payé par an pour les cor­rec­teurs et les chefs de ser­vice […]10 ». Il fau­dra attendre encore un peu…

Se fédérer, une nécessité

Dès 1880, dans l’an­nonce d’un ban­quet annuel de cor­rec­teurs au Palais-Royal (Paris), pré­si­dé par Eugène Bout­my11, on peut décou­vrir le bien­fait de telles rencontres : 

« L’invitation s’adresse, non-seule­ment aux membres de la socié­té, mais encore et sur­tout aux cor­rec­teurs qui n’en font pas par­tie. Les cor­rec­teurs n’ont que de rares rela­tions ; ils se connaissent dans une impri­me­rie, et encore ! La réunion annuelle a pour but de faire connaître, et par consé­quent appré­cier à tous, la néces­si­té du grou­pe­ment12. » 

Des sujets abor­dés lors de ce « superbe ban­quet [qui] réunis­sait […] un grand nombre des membres de la Socié­té des cor­rec­teurs de Paris », on sait ceci :

« M. E. Mas­sard a insis­té sur la néces­si­té d’établir une soli­da­ri­té étroite entre les com­po­si­teurs et les cor­rec­teurs, et mani­fes­té le désir de voir tous les cor­rec­teurs se grou­per pour faire ces­ser l’exploitation dont ils sont l’objet. Ces tra­vailleurs sala­riés ont besoin de leur appui mutuel pour triom­pher des injus­tices dont ils sont jour­nel­le­ment vic­times de la part des maîtres impri­meurs. 
« Le délé­gué de la Socié­té typo­gra­phique a répon­du que les com­po­si­teurs syn­di­qués seront pro­chai­ne­ment invi­tés à n’accepter dans leurs ate­liers que des cor­rec­teurs éga­le­ment syn­di­qués. Le pré­sident a pris acte de cette impor­tante décla­ra­tion13. […] »

La saveur des “actualités” du passé

Contraint de « cou­vrir » l’é­vè­ne­ment, le rédac­teur du jour­nal local tire par­fois bra­ve­ment à la ligne pour rem­plir ses colonnes. Ain­si, quand les congres­sistes de Rennes, en 1936, partent visi­ter le Mont-Saint-Michel, la plume se fait lyrique : 

« Les cars roulent, main­te­nant, sur la digue, entre des sables de traî­trise, et encore fri­sés de la caresse du flot. Entre Tom­be­laine et le Mont, une pro­ces­sion lil­li­pu­tienne, croix d’or, fai­sant en tête un point lumi­neux, s’avance. Le Mont-Saint-Michel ! tout le monde des­cend ! et c’est l’entrée de la cara­vane par la Bavolle, la Cour du Lion, le bou­le­vard, et enfin cette rampe pit­to­resque, aux mai­sons rap­pro­chées, comme à la cas­bah, avec ses cui­vre­ries de Vil­le­dieu, qui sont bien un peu mau­resques ! Elles tintin[n]abulent aux échop[p]es, sous le tou­cher curieux. Les invites sont pres­santes, le suc­cès de l’omelette renom­mée est le secret de chaque hos­tel­le­rie et de par­tout on vous pro­met vue sur la mer, du haut de la ter­rasse. […]14 »

Les congres­sistes de Rennes, en 1936. Cœur de l’i­mage (la par­tie la plus nette).

Pour la bonne bouche, j’ai rete­nu deux autres pas­sages de ces articles com­pas­sés. À lire avec l’in­to­na­tion des spea­kers de l’époque.

1904 — « Dimanche, jour de Pâques, la sec­tion bor­de­laise de l’Association ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de pro­vince a célé­bré son ban­quet annuel, auquel — gra­cieuse inno­va­tion — les dames ajou­taient le charme de leur pré­sence.
Comme par le pas­sé, l’hôtel Gobi­neau jus­ti­fia sa renom­mée si légi­ti­me­ment acquise, et ses hôtes, tou­jours fidèles, trou­vèrent le fin menu qui leur fut ser­vi en har­mo­nie avec l’élégance de la table15. »

1907 — « À midi, une sur­prise atten­dait les excur­sion­nistes à l’hôtel Bel­le­vue, dont — entre paren­thèses — le Vatel se sur­pas­sa. […] Delu­meau, direc­teur de la Socié­té vini­cole blayaise ; Patrouillet et Bru­nette, impri­meurs à Blaye, […] pré­ve­naient qu’ils se fai­saient repré­sen­ter à ce dîner intime par d’excellentes caisses de vin vieux. Aus­si, quand vint l’instant de débou­cher ces véné­rables fla­cons, ce fut un feu croi­sé de toasts où les remerci[e]ments les plus cha­leu­reux allèrent aux géné­reux dona­teurs, aux orga­ni­sa­teurs aus­si. 
« Enfin, l’heure son­na du retour, et — après un court et mer­veilleux voyage — celle, suprême, de la dis­lo­ca­tion. Ce fut le seul nuage de ces deux belles jour­nées, — bien vite dis­si­pé par l’espérance de l’au-revoir pro­chain, au Congrès géné­ral de Nantes16. »

Ces folles agapes nous paraissent bien lointaines…

« L’Amicale des “Protes” Sté­pha­nois don­nait dimanche son ban­quet annuel », Mémo­rial de la Loire et de la Haute-Loire, 8 juillet 1936. Cette fois, les épouses étaient conviées.

Article mis à jour le 28 novembre 2024.

Hommage au correcteur, dans “La Démocratie”, 1914

Je repro­duis ci-des­sous un texte publié en une du quo­ti­dien La Démo­cra­tie (Paris), le 17 avril 1914, sous le titre de rubrique « Libres propos ».

« S’il est homme cri­ti­qué, c’est bien le cor­rec­teur, celui qui s’est don­né dans sa vie, la très fâcheuse mis­sion de cor­ri­ger dans une toute petite pièce don­née comme l’on donne une aumône, les inévi­tables « coquilles » si géné­reu­se­ment dis­tri­buées par les typo­graphes. Sa besogne est aride, par­fois amère : sous la blanche lumière d’une lampe, il par­court de ses yeux fati­gués des épreuves plus ou moins lisibles ; un doigt de sa main gauche fixé sur la copie de l’auteur, suit la suc­ces­sion inin­ter­rom­pue des lignes et le fil d’Ariane d’une pen­sée dont le reflet est par­fois rebelle et dont la conti­nui­té s’interrompt sou­dain sous le fâcheux effet d’un quel­conque distraction.

« Der­rière l’humble per­sonne de ce tra­vailleur modeste, les lino­types chantent leur mono­tone mélo­pée : elle n’a rien d’har­mo­nieux cette suc­ces­sion de bruits qui imite à s’y méprendre le cli­que­tis de fan­tas­tiques cisailles qui s’a­gi­te­raient dans le vide : une désa­gréable odeur de plomb fon­du s’at­tarde dans l’atmosphère de l’atelier : les lampes élec­triques pro­jettent sur les machines et sur les gens le brillant reflet de leur impas­sible clar­té. Obs­ti­né­ment pen­ché sur les pla­cards que le prote trans­met avec une déses­pé­rante régu­la­ri­té, le cor­rec­teur exa­mine soi­gneu­se­ment les lignes rigides, fixe les lettres, sur­veille une ponc­tua­tion capri­cieuse et veille avec un soin jaloux à ce que rien ne défi­gure la pen­sée d’un auteur inconnu.

« Ô l’obscure tâche !

« Les connais­sances de ce paria des ate­liers de typo­gra­phie doivent être assez éten­dues pour qu’elles puissent faci­le­ment embras­ser tous les domaines de l’intellectualité : un dic­tion­naire est le com­pa­gnon fidèle et dis­cret, le pré­cieux arbitre qui résout tous les conflits entre l’orthodoxie et la syn­taxe : la patience est la ver­tu néces­saire et son rôle est d’au­tant plus ingrat qu’elle doit s’exercer en des heures de fièvre et de sur­me­nage, alors que la pen­sée devance avec une inquié­tude fébrile une plume trop rétive et trop lente à son gré.

marbre typographique
« […] le cor­rec­teur à ses rares ins­tants de loi­sirs voit les formes du jour­nal s’emplir… » DR.

« La mono­to­mie [sic] appa­rente des heures sombre dans le sou­ci de ne point retar­der le labeur des typo­graphes : aus­si, est-ce d’un œil bien­veillant que le cor­rec­teur à ses rares ins­tants de loi­sirs voit les formes du jour­nal s’emplir : les lignes s’a­joutent aux lignes[,] les para­graphes aux para­graphes, les colonnes aux colonnes : une masse uni­for­mé­ment noire donne à ces heures une de ces joies que des pro­fanes ne soup­çonnent point : nous n’au­rions jamais cru que le plomb, ce vil et popu­laire métal, pût éveiller d’aus­si douces émotions…

« Dans la soli­tude de ton bureau, tra­vaille petit cor­rec­teur : obs­tine-toi avec amour sur l’in­grate tâche et songe à ceux qui, le len­de­main, liront ce jour­nal sur lequel tes yeux se sont si patiem­ment attar­dés : songe à tout cela, songe au bien que pour­ront faire dans les âmes les lignes cor­ri­gées par toi, et dis-toi que ton humble tra­vail a contri­bué à repro­duire avec le plus de fidé­li­té pos­sible, la pen­sée de ceux qui se sont consa­crés au rude apos­to­lat de la plume.

L. de J. »