Dans un recueil d’essais publié en 2015, Roger Chartier étudie la nécessité pour l’historien, « lecteur de textes littéraires, […] de savoir faire la part entre la main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur ». En effet, « à une époque de faible reconnaissance de l’écrivain comme tel […] ses livres, dans leur matérialité (ponctuation, divisions internes, paragraphes, etc. qui en fixaient le sens), étaient d’abord l’œuvre des correcteurs, des typographes et de l’imprimeur ».
Ces professionnels de l’imprimé sont particulièrement cités dans le chapitre VIII, « Ponctuations ». Le célèbre historien y traite de la « tension » entre la ponctuation qui « transcrit ou guide les manières de dire » et la ponctuation « soumise aux règles de la grammaire, dans une logique qui est celle de la syntaxe et non de la profération ».
Parmi « les acteurs qui […] décidaient quant aux points et aux virgules », Roger Chartier cite bien sûr les correcteurs :
Dès 1608, dans son Orthotypographia (premier « code typographique », auquel j’ai consacré un article), le correcteur Jérôme Hornschuch « vilipende les auteurs qui remettent aux imprimeurs des manuscrits qu’ils ont rédigés avec négligence » et « demande à l’auteur de prendre un soin particulier de la ponctuation ».
Une telle exigence, nous dit Chartier, « ne pouvait qu’être déçue, puisque, aux xvie siècle et xviie siècles, les manuscrits des auteurs n’étaient presque jamais utilisés par les typographes […]. La copie qu’ils utilisaient était un texte mis au propre par un scribe professionnel qui introduisait la ponctuation souvent absente ou rare dans le manuscrit autographe. Les mains qui ponctuaient les textes tels qu’ils étaient imprimés étaient donc rarement les auteurs. » Mais il cite quelques contre-exemples, que nous allons voir.
Vers la ponctuation grammaticale
L’historien nous rappelle que les bases de la ponctuation ont été jetées par l’imprimeur Étienne Dolet. Dans La Punctuation de la langue françoise, « il définit en 1540 les nouvelles conventions typographiques qui doivent distinguer, selon la durée des silences et la position dans la phrase, le “point à queue ou virgule”, le “comma” (ou point-virgule) […] et le point rond (ou point final) […]». Système qu’enregistreront les dictionnaires de langue de la fin du xviie siècle avec « déjà, la distance prise entre la voix lectrice et la ponctuation, considérée désormais, selon le terme du dictionnaire de Furetière [1619-1688], comme une “observation grammaticale” qui marque les divisions du discours ».
C’est le cas de Ronsard (1524-1585) avec le point d’exclamation. Le poète adresse au lecteur des quatre premiers livres de La Franciade [1572] la supplique suivante : « où tu verras cette marque ! vouloir un peu eslever ta voix pour donner grace à ce que tu liras ».
De son côté, La Bruyère (1645-1696), dans l’ultime édition des Caractères publiée de son vivant, « privilégie l’usage de la virgule, traitée comme un soupir, refuse les guillemets et, surtout, traite chaque “remarque” comme une phrase musicale unique, qui alterne les séquences rapides et agitées, rythmées par les césures, avec des périodes plus longues, sans ponctuation ».
Majuscules d’intensité chez Racine
Mais c’est l’exemple du point d’interrogation chez Racine (1639-1699) qui m’a le plus surpris.
Virgules abondantes chez Molière
On rencontre le même procédé dans les premières éditions des pièces de Molière, accompagné d’un certain nombre de virgules rythmiques :
Sous l’influence des typographes du xixe siècle, dont les conventions ont inspiré nos codes typographiques, les correcteurs d’aujourd’hui sont généralement attachés à la ponctuation strictement grammaticale. Certes, elle présente l’avantage de permettre un découpage logique, quasi scientifique, du discours, mais on y perd le souffle et la sensibilité de l’auteur. À juste titre, Jacques Drillon a critiqué son emploi systématique, irréfléchi, dans son Traité de la ponctuation française. Cet essai de Roger Chartier nous fournit de glorieux exemples de résistance.