“Des plus facile” ou “des plus faciles” ?

chapô du "Monde" présentant une difficulté grammaticale
Cha­pô récent d’un article du Monde. Faut-il écrire piquant ou piquants ?

Un récent article du Monde1 me donne l’occasion d’évoquer un cas de gram­maire liti­gieux. Son exis­tence même est peu connue, même des pro­fes­sion­nels de l’écrit, dont les correcteurs. 

« Dans un roman gra­phique des plus piquant […] », écrit le quo­ti­dien. Fal­lait-il écrire piquants ? 

Cette hési­ta­tion est ancienne. Dans la cor­res­pon­dance de Sten­dhal, par exemple, on trouve à la fois L’état sani­taire de cette ville [= Mar­seille] et de Lyon est des plus satis­fai­sant (t. VIII, p. 14) et L’intérêt était des plus minimes (t. IX, p. 269).

Même « avec un sin­gu­lier dis­tinct pho­né­ti­que­ment du plu­riel » (Gre­visse, § 993 g), on trouve aus­si bien Le gros public s’étonne tou­jours qu’un homme, sur un point, puisse être extra­va­gant, et sur tous les autres des plus nor­mal (Mon­ther­lant) que Je le tiens pour un écri­vain des plus moraux (A. France). 

Pour la GMF (voir sigles en bas de page), l’accord au sin­gu­lier est « spo­ra­dique ».

Quelle est la règle ?

Si l’on creuse la ques­tion, on se rend vite compte que la règle est diver­se­ment édic­tée par les gram­mai­riens et lexi­co­graphes. Lançons-nous. 

Chez Jouette, on trouve à plus : Un accueil des plus cor­diaux ou « avec la valeur de très », un accueil des plus cor­dial. Mais com­ment tran­cher ? Et dans l’en­ca­dré Le super­la­tif : « Après des plus […] l’ad­jec­tif se met au plu­riel si le sujet est net­te­ment déter­mi­né. […] Un accueil des plus cor­diaux. […] Si l’on trouve le sin­gu­lier dans ce cas, c’est contre l’A­ca­dé­mie. » Nous voi­là peu éclairés. 

Obser­va­teur de l’usage, Le Petit Robert dis­tingue tou­jours le super­la­tif rela­tif des plus – « par­mi les plus. Il n’est pas des plus malins. « c’é­tait quel­qu’un dont le com­merce était des plus aimables » (Cliff) » – de l’u­sage adver­bial : « Extrê­me­ment (adj. sou­vent au sing.). La situa­tion est des plus embar­ras­sante. »

Le Grand Robert, lui, ne traite le second cas qu’en remarque : Chez « cer­tains auteurs », quand l’expression des plus est prise « au sens de “au plus haut point”, l’ad­jec­tif rest[e] alors au sin­gu­lier s’il y a lieu. […] Ce spec­tacle est des plus immo­ral […]. » Une seconde remarque signale un cas par­ti­cu­lier : « Si l’ad­jec­tif se rap­porte à un pro­nom neutre, il reste géné­ra­le­ment au sin­gu­lier. »

Cette der­nière règle est plus affir­mée chez Hanse et Blam­pain (à adjec­tifs qua­li­fi­ca­tifs, 2.6) : « Il [l’adjectif] se met tou­jours au sin­gu­lier […] s’il se rap­porte à un pro­nom neutre : Il lui était des plus dif­fi­cile de s’abstenir. Cela est des plus natu­rel. » « C’est l’usage géné­ral et logique », com­mentent-ils. C’est aus­si « tout à fait logique pour Le Gre­visse de l’étudiant (De Boeck, 2018, p. 238). Ex. don­né : Ce n’est pas des plus facile.

Pas­sons à Giro­det, arbitre des élé­gances. « Que le nom soit au sin­gu­lier ou au plu­riel, l’adjectif se met nor­ma­le­ment au plu­riel et s’accorde en genre avec le nom : Ce pro­cé­dé est des plus légaux. Ces pro­cé­dés sont des plus légaux. Cette femme est des plus belles. Ces femmes sont des plus belles. Voi­là une mai­son des plus élé­gantes. — En revanche, inva­ria­bi­li­té quand l’adjectif se rap­porte à un pro­nom neutre ou à un verbe : Cela n’est pas des plus facile. Il lui est des plus natu­rel de se conduire en galant homme. Connaître le secret du code n’était pas des plus compliqué. »

Même règle pour Péchoin et Dau­phin (Larousse) : « S’il se rap­porte à un verbe ou à un sujet neutre, l’adjectif reste inva­riable : Il n’est pas des plus facile d’arrêter de fumer. « Natu­rel­le­ment inva­riable », disait déjà Tho­mas (Larousse, 1956). 

Cette règle n’est entrée dans le Dic­tion­naire de l’Académie qu’à la der­nière édi­tion : « L’adjectif se met au sin­gu­lier lorsque le sujet est un pro­nom neutre ou un infi­ni­tif. Cela est des plus vrai­sem­blable. Se conduire ain­si me semble des plus cavalier. »

Tout cela est bien compliqué ! 

Qu’est-ce qui explique cette exception ? 

« Quand des plus se rap­porte à un pro­nom neutre ou à un infi­ni­tif, il ne peut s’analyser comme équi­valent de par­mi les plus (et impli­quer l’ellipse d’un nom expri­mé aupa­ra­vant) » (Gre­visse).
Lire est des plus agréable. 

« Dans ce cas, le plu­riel est un peu sur­pre­nant, mais il se trouve pour­tant. » 
Trou­ver un coin pai­sible n’y est pas des plus faciles (Eche­noz, Je m’en vais, p. 11).

Mais reve­nons au choix du Monde qui a moti­vé ce billet… Point de pro­nom neutre ni d’infinitif, dans leur phrase, mais un groupe nomi­nal, un roman gra­phique

Péchoin et Dau­phin (Larousse) contestent ce choix : « REM. Cer­tains gram­mai­riens, voyant en des plus un super­la­tif, sans idée de plu­riel, ont pré­co­ni­sé une per­sonne des plus brillante, sans s (= une per­sonne brillante au plus haut point). Cette règle peu logique n’est plus sui­vie aujourd’hui. »

Tho­mas (Larousse, 1956), dont ils se sont ins­pi­rés, le reje­tait déjà :

« L’adjectif qui suit des plus (des moins, des mieux) se met en géné­ral au plu­riel, l’usage ayant écar­té les sub­ti­li­tés oppo­sées par les lin­guistes, qui n’admettaient que le sin­gu­lier. […]
Cer­tains ont esti­mé que des plus ame­nait un super­la­tif, et que par consé­quent il n’y avait pas de plu­riel dans l’idée : un homme des plus loyal était un homme loyal au plus haut point, le plus loyal pos­sible, extrê­me­ment loyal, etc. “Mais ce n’est pas la règle la plus sui­vie ni la plus logique” (Larousse du XXe s. [1928-1933]). »

Alors, on fait quoi ? 

La locu­tion des plus fait par­tie des « formes […] deve­nues inana­ly­sables » (GGF). Elle est deve­nue « une locu­tion adver­biale inten­sive » (GMF). « […] ori­gi­nai­re­ment super­la­tif rela­tif […] [elle] sert sim­ple­ment à expri­mer un haut degré […] (Gre­visse). 

Ce qui devrait être « nor­ma­le­ment au plu­riel » pour Giro­det se trouve donc au sin­gu­lier dans Le Monde. « Peu logique » et contraire à l’usage pour les auteurs de Larousse, aus­si bien dans les années 1930 qu’aujourd’hui, ce choix est tou­jours sui­vi par certains. 

Il me semble lire là plu­tôt une évo­lu­tion de l’analyse gram­ma­ti­cale qu’une résis­tance de puristes.

On le constate à l’Académie. En 1935 (8e éd. de son dic­tion­naire), des plus n’était encore, pour elle, qu’un super­la­tif rela­tif : « Par­mi les plus. Il est des plus dif­fi­ciles. Ce tra­vail est des plus déli­cats. » Aujourd’hui, elle inter­prète de plus uni­que­ment comme « très, énor­mé­ment », et laisse le choix de l’accord : « Ce per­son­nage est des plus far­fe­lus. Cette affaire est des plus banales ou des plus banale. »

Quel que soit votre choix, j’espère que vous aurez trou­vé dans cet article les argu­ments pour le justifier. 


GMF : Gram­maire métho­dique du fran­çais, PUF, 7e éd., 2018, p. 621 — GGF = Grande gram­maire du fran­çais, ver­sion numé­rique, ch. VIII, 7.1.3.

Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées ici, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

“Faites emmerdant”, ou la rigueur journalistique selon Adrien Hébrard

À pro­pos du style jour­na­lis­tique, deux cita­tions his­to­riques sont res­tées célèbres. 

Georges Clemenceau, atelier Nadar, sans date.
Georges Cle­men­ceau, ate­lier Nadar, s.d.

La pre­mière est due à Georges Cle­men­ceau, alors rédac­teur en chef (1903-1906) de L’Aurore. Plu­sieurs variantes cir­culent, mais il s’agissait sans doute d’une cir­cu­laire adres­sée aux rédac­teurs du jour­nal, for­mu­lée ainsi : 

« Faites des phrases courtes.
Vous ne devez pas oublier qu’une phrase se com­pose d’un sujet, d’un verbe et d’un com­plé­ment
Ceux qui vou­dront user d’un adjec­tif pas­se­ront me voir dans mon bureau
Ceux qui emploie­ront un adverbe seront fou­tus à la porte. »

Cle­men­ceau avait son franc par­ler. Par­mi les nom­breuses cita­tions qu’il nous a lais­sées, celle-ci est par­ti­cu­liè­re­ment savou­reuse : « Don­nez-moi qua­rante trous du cul et je vous fais une Aca­dé­mie fran­çaise. » On voit que la « vieille dame du quai Conti » était déjà tenue en haute estime !

“Le Temps”, fruit d’une volonté de sérieux et de qualité

L’autre phrase sou­vent citée à pro­pos de l’écriture jour­na­lis­tique est due à Adrien Hébrard. Qui ça ? 

« Adrien Hébrard [1833-1914] s’efface der­rière son œuvre et les his­to­riens contem­po­rains doivent se conten­ter de quelques ren­sei­gne­ments signa­lé­tiques » (J.-G. Padio­leau1). S’il fut long­temps séna­teur de la Haute-Garonne (1879-1897), il n’est mon­té qu’une fois à la tri­bune. On sait aus­si que, doué en affaires, il inves­tit dans les tra­vaux publics, l’élec­tri­ci­té, le télé­phone, la métal­lur­gie, et mou­rut très riche (Wiki­pé­dia). 

Sur­tout, pour ce qui nous concerne ici, il diri­gea le quo­ti­dien Le Temps de 1871 à sa mort, en 1914, et en fit une puis­sance poli­tique et financière. 

En 1861, en lan­çant Le Temps, Auguste Nefft­zer en avait annon­cé le prin­cipe direc­teur : « De la mis­sion d’éducation publique que nous assi­gnons à la presse, notre pro­gramme découle tout natu­rel­le­ment. […] nous devrons nous atta­cher à sol­li­ci­ter le libre rai­son­ne­ment de nos conci­toyens et […] nous cher­che­rons moins à leur incul­quer une opi­nion toute faite qu’à les mettre en état de s’en for­mer par eux-mêmes » (P. Éve­no2).

Sérieux et qua­li­té étaient donc au programme. 

Dix ans plus tard, Nefft­zer lais­sa la direc­tion du jour­nal au rédac­teur en chef Adrien Hébrard, dont le mot d’ordre fut plus suc­cinct : « Sur­tout, faites emmerdant ! »

« Expres­sion d’une recherche presque manié­rée de l’aus­té­ri­té, mais aus­si réac­tion salu­taire contre la vul­ga­ri­té ou la faci­li­té des nou­veaux grands de la presse quo­ti­dienne (Le Petit Pari­sien, Le Jour­nal) et le sen­sa­tion­na­lisme agres­sif et dif­fa­ma­toire du Matin […] »  (Ency­clopæ­dia Uni­ver­sa­lis3).

Peut-être était-ce aus­si « pour inci­ter sa rédac­tion à creu­ser les sujets au risque de déplaire, sans crainte de las­ser » (O. Maniette4).

Quo­ti­dien répu­bli­cain et conser­va­teur, Le Temps se sabor­da pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, le 30 novembre 1942. « Ses locaux réqui­si­tion­nés et son maté­riel sai­si à la Libé­ra­tion per­mettent le lan­ce­ment le 18 décembre 1944 du Monde qui le rem­place comme organe de réfé­rence » (BNF5).

« Long­temps, Le Monde a été l’hé­ri­tier [du] jan­sé­nisme [d’Adrien Hébrard]. Plus per­sonne n’é­tait là pour enjoindre de “faire emmer­dant”, mais le style mai­son refu­sait toute fri­vo­li­té. Du gris par­tout, du gris à satié­té. Telle était la norme dans les années 1950 et 1960 » (Le Monde6).

Aujourd’­hui, « Faites des phrases courtes » reste de bon conseil. « Faites emmer­dant », je suis moins sûr.

☞ Lire aus­si Apprendre à écrire un article de presse.


Le rire, ça fait “ah ah” ou “ha ha” ?

Pho­to de Pixa­bay, Pexels.

Com­ment riez-vous par écrit ? Faites-vous « ah ah » ou « ha ha » ?

D’a­près un article de Libé­ra­tion en 2019, il y aurait débat sur la ques­tion. Il leur semble alors, « après une enquête toute sub­jec­tive », que « ah ah » est plus fréquent. 

Pour­tant, le quo­ti­dien explique que les deux ono­ma­to­pées sont admises, aus­si bien par l’A­ca­dé­mie que par le Robert. 

Mais entre « Ah ! ah ! ah ! que c’est drôle ! » et « Ha ! ha ! ha ! comme c’est drôle ! », selon l’A­ca­dé­mie, il y aurait une nuance d’af­fec­ta­tion. Avec « ha ha », on fait plus sem­blant de rire qu’on ne rit vraiment.

Pour ce qui est de la ponc­tua­tion, vous avez le choix entre « Ah ! ah ! ah ! » et « Ah, ah, ah ! » (J’ai une pré­fé­rence pour la seconde option, plus légère.)

Vous pou­vez aus­si faire « hi hi » si ça vous chante. Par contre, « hé hé » sert plu­tôt à « mar­quer une sorte d’adhésion gour­mande, de com­pli­ci­té, par­fois railleuse ou iro­nique » (Acad.). « Hé, hé, je ne dis pas non. » – à ne pas confondre avec « eh eh », qui « exprime un sous-enten­du, géné­ra­le­ment iro­nique ou grivois ». 

Quant à « ho ho », c’est une exclu­si­vi­té du père Noël.

Rire en ligne, c’est tout un art !


Entrées du Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie : ah ah ; ha ha ; hi hi ; hé hé ; eh eh.

Le “calendrier de l’avent”, une tradition majuscule

Calen­drier de l’avent « Céleste » de Ladu­rée.

1er décembre, pre­mier jour de l’avent et, bien sûr, défilent, sur les réseaux sociaux et ailleurs, billets et articles sur­fant sur le « calen­drier de l’avent » ou, plus sou­vent, « de l’Avent ». Pour­quoi cette hési­ta­tion graphique ? 

Ancien­ne­ment advent (vers 1119), avent vient du latin chré­tien adven­tus (« arri­vée, avè­ne­ment ») et désigne la « période de l’année litur­gique de quatre semaines qui pré­cède et pré­pare la fête de Noël » (Larousse).

Un calen­drier de l’avent est une boîte « com­pre­nant vingt-quatre volets à ouvrir chaque jour, du 1er décembre à Noël, pour décou­vrir une frian­dise, une sur­prise » (Robert).

Dans un cas comme dans l’autre, la minus­cule s’impose. 

Le logi­ciel Anti­dote pré­cise :
« Comme c’est toute une période qui est dési­gnée par le mot avent et non pas un jour de fête unique, il est recom­man­dé de l’écrire avec une minus­cule, comme pour le nom du carême ou du rama­dan. La gra­phie Avent, avec une majus­cule, est déconseillée. »

On peut le véri­fier dans les dic­tion­naires sui­vants : Robert, Jouette, Giro­det, Dour­non, Lit­tré ; dans les ency­clo­pé­dies Uni­ver­sa­lis et Wiki­pé­dia, ain­si que dans la Vitrine lin­guis­tique (Qué­bec).

Seul Larousse (et le TLFI) main­tient la majus­cule. Est-ce pour « bien dis­tin­guer l’Avent, temps de la litur­gie catho­lique qui pré­cède Noël, de la pré­po­si­tion avant » ? L’argument me paraît mince. 

Même le dic­tion­naire de la si conser­va­trice Aca­dé­mie a aban­don­né la majus­cule depuis son édi­tion de 1835.

Pour­tant, cette tra­di­tion – de la majus­cule – a la vie dure.

Avent dans calen­drier de l’avent serait-il per­çu comme le « nom spé­ci­fique », sur le modèle de minis­tère de l’Économie ? S’agit-il de l’expression d’une défé­rence à l’égard de la reli­gion ? Ou encore d’un exemple de la « majus­cu­lite » commerciale ?

J’avoue que l’explication m’échappe. Les hypo­thèses sont les bienvenues. 

NB – La plu­part des sources men­tion­nées ici figurent dans La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Le Bled, souvenir d’enfance de nombreux correcteurs

"Premières leçons d'orthographe", d'Edouard et Odette Bled
Pre­mières leçons d’or­tho­graphe, d’É­douard et Odette Bled, 1965.

J’i­gnore dans quel manuel les éco­liers d’au­jourd’­hui apprennent les règles d’or­tho­graphe et de gram­maire, mais pour ceux de ma géné­ra­tion, c’é­tait un fameux livre blanc et bleu, le Bled. Nous pro­non­cions conscien­cieu­se­ment le d final, et voi­ci que, cin­quante ans plus tard, je découvre dans Wiki­pé­dia qu’on pro­nonce « blé1 ».

Un article du JDD Maga­zine2, où l’on peut enfin iden­ti­fier « E. & O. » — Édouard (1899-1996) et Odette (1906-1991) — et décou­vrir le sym­pa­thique visage de ces deux ins­ti­tu­teurs, me donne l’oc­ca­sion d’une petite séquence nos­tal­gie. J’en publie quelques extraits.

« Les mots étaient des amis qui me contaient des his­toires. Quand j’en décou­vrais un nou­veau, je le notais sur un petit car­net. » — Édouard Bled

À l’école, les époux Bled cherchent de nou­velles façons d’enseigner et d’aider les élèves à apprendre. Et ils pro­fitent des vacances pour tra­vailler sur une nou­velle péda­go­gie. Leurs méthodes com­mencent à intri­guer : des ins­pec­teurs viennent même visi­ter leurs classes pour obser­ver leurs façons de faire. En 1937, ils entament la rédac­tion de leur pre­mier livre. […] 

Automne 1941. Le couple pré­sente une pre­mière ver­sion de son manus­crit à Hachette. « Votre ouvrage est une nou­veau­té péda­go­gique qui a rete­nu notre atten­tion, leur dit-on. Mais le papier est contin­gen­té et réser­vé aux titres déjà exis­tants. D’autre part, ce qui nous inté­resse, c’est une col­lec­tion qui cou­vri­rait toute la sco­la­ri­té. Êtes-vous prêts à vous lan­cer dans un tel tra­vail ? » Édouard et Odette répondent oui d’une seule voix, sans même avoir pris le temps de se concerter.

Après signa­ture du contrat, en mai 1945, « […] le couple publie­ra plu­sieurs ver­sions de son manuel. Qui se ven­dra à plu­sieurs dizaines de mil­lions d’exemplaires – et se vend encore. »

Édouard et Odette Bled, ins­ti­tu­teurs. Archives muni­ci­pales de Saint-Maur. Source : fiche Mai­tron d’É­douard Bled.

Apprendre à écrire un article de presse

Hédi Kaddour, "Inventer sa phrase", ediSens, 2021

Qu’est-ce qu’un bon article de presse ? Com­ment ça marche ? Com­ment trans­mettre l’information brute tout en sus­ci­tant l’intérêt ? Com­ment don­ner à voir, à entendre, à sen­tir ? Com­ment réus­sir une attaque, une relance, une chute ? Quel est le poids d’un on, d’un déjà ou d’un impar­fait ? Com­ment émou­voir sans sor­tir les vio­lons ? Pour­quoi les cli­chés sont-ils impor­tants dans la rubrique faits divers ? Qu’est-ce que l’écriture « froide » et l’écriture « sèche » ? Com­ment un rédac­teur peut-il faire pas­ser un choix poli­tique pour le seul pos­sible, en diri­geant les regards ailleurs ? Com­ment un autre peut-il s’exprimer sur une affaire en cours sans craindre d’être atta­qué pour atteinte à la pré­somp­tion d’innocence ? 

Dans ce petit livre, lumi­neux d’intelligence, sans jar­gon aucun, Hédi Kad­dour répond à toutes ces ques­tions et à beau­coup d’autres. 

Une lec­ture que je recom­mande chau­de­ment pour apprendre à écrire des articles… ou à mieux les lire.

Pré­sen­ta­tion de l’éditeur : 

« Un sujet, un verbe, un com­plé­ment. Et pour les adjec­tifs, vous vien­drez me voir ». Telle est la consigne que les rédac­teurs en chef sont cen­sés don­ner aux jeunes jour­na­listes débu­tants. La bonne phrase du jour­na­liste fait, en effet, pen­ser au coup de pin­ceau de l’aquarelliste : pas le temps de lécher la besogne, car le soleil va dis­pa­raître ; pas le temps d’un retour, car on ne ferait que diluer ; pas non plus trente-six choses à déployer, car il n’y a qu’un angle de prise de vue. Dans ce guide, l’auteur se sai­sit d’une phrase, de quelques lignes d’un para­graphe parues dans la presse, les décor­tique, les ana­lyse, les cri­tique pour mon­trer com­ment ils répondent ou non aux exi­gences de l’écriture jour­na­lis­tique. Une invi­ta­tion à amé­lio­rer son style, à inven­ter sa phrase. »

Hédi Kad­dour est, par ailleurs, l’au­teur d’un gros roman, fort remar­qué en 2005, Wal­ten­berg, qui figure dans ma – trop longue – liste de lec­tures à venir.

☞ Pour d’autres réfé­rences, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Hédi Kad­dour, Inven­ter sa phrase, 2e éd., edi­Sens, 2021, 128 p.

Corriger un édito : attention, danger !

faux éditorial (illustration)

« Pour­quoi un tel article n’a-t-il pas été cor­ri­gé, repei­gné ? Aucun jour­nal ne manque de com­pé­tence au point de ne pas dis­po­ser d’un secré­taire de rédac­tion capable de voir qu’il y a là quelque chose de mena­çant pour l’i­mage même du jour­nal, pour la “une” où figure cet édi­to­rial. Mais la grosse dif­fi­cul­té avec l’é­di­to­rial, c’est que per­sonne n’ose y tou­cher. Texte poli­tique par excel­lence, il ne sau­rait pas­ser à la relec­ture, ni se faire reprendre pour cause de bêtise ou de confu­sion sty­lis­tique. Celui qui l’é­crit jouit d’une cer­taine forme de pou­voir, et affirme ce pou­voir en écri­vant. 
Si l’é­di­to­rial est le lieu même grâce auquel le lec­teur peut s’i­den­ti­fier à son jour­nal, on se demande dans quel mépris l’au­teur tient son public, pour lui des­ti­ner une telle bouillie. […] »

J’en sais quelque chose : pour avoir osé cri­ti­quer la qua­li­té d’un édi­to, en arguant qu’il était « la porte d’en­trée de la revue », on m’a viré. Je crois aus­si que le direc­teur de la rédac­tion, qui en était l’au­teur, cher­chait déjà à faire l’é­co­no­mie d’un cor­rec­teur. C’é­tait il y a deux ans. 

Hédi Kad­dour, Inven­ter sa phrase, Vic­toires Édi­tions, 2007, p. 96. Rééd. edi­Sens, 2021.

Source de l’illus­tra­tion : Le blog de philippenoviant.com.

Pour en finir avec l’interdiction de “par contre”

Savez-vous qu’il existe en France des gens tel­le­ment sou­cieux de « pro­té­ger la pure­té de la langue fran­çaise » qu’ils estiment l’Académie dan­ge­reu­se­ment laxiste ? 

Récem­ment, sur Quo­ra, quelqu’un pré­ten­dait nous inter­dire d’employer par contre, par consé­quent et par extra­or­di­naire, selon lui « gram­ma­ti­ca­le­ment incorrects ». 

Je l’ai alors ren­voyé à l’avis de l’Académie, laquelle écrit : 

Loc. adv. Par consé­quent, par une suite logique. Vous l’avez pro­mis et, par consé­quent, vous y êtes obli­gé1.

Loc. adv. Par extra­or­di­naire, par excep­tion ou par une cir­cons­tance tout à fait inha­bi­tuelle, par hasard, par chance. Par extra­or­di­naire, j’étais sor­ti ce soir-là. C’est un men­teur fief­fé, mais, cette fois, par extra­or­di­naire, il a dit la véri­té2.

Par contre, en revanche, d’un autre côté, en contre­par­tie, en com­pen­sa­tion, à l’inverse.

Remarque : Condam­née par Lit­tré d’après une remarque de Vol­taire, la locu­tion adver­biale Par contre a été uti­li­sée par d’excellents auteurs fran­çais, de Sten­dhal à Mon­ther­lant, en pas­sant par Ana­tole France, Hen­ri de Régnier, André Gide, Mar­cel Proust, Jean Girau­doux, Georges Duha­mel, Georges Ber­na­nos, Paul Morand, Antoine de Saint-Exu­pé­ry, etc. Elle ne peut donc être consi­dé­rée comme fau­tive, mais l’usage s’est éta­bli de la décon­seiller, chaque fois que l’emploi d’un autre adverbe est pos­sible3.

Pour ma part, j’écris par contre si je veux. Dans mes tra­vaux de cor­rec­teur, je ne le rem­place par en revanche que si l’éditeur l’exige. Le client est roi. 

Mais je ne peux m’empêcher de gar­der en tête l’excellent exemple d’André Gide : « Trou­ve­riez-vous décent qu’une femme vous dise : Oui, mon frère et mon mari sont reve­nus saufs de la guerre ; en revanche j’y ai per­du mes deux fils ?4 »

« En effet, par contre marque une simple oppo­si­tion entre deux énon­cés, alors que en revanche et en com­pen­sa­tion, en plus de mar­quer l’opposition, intro­duisent nor­ma­le­ment un énon­cé pré­sen­tant un avan­tage. On peut donc dif­fi­ci­le­ment uti­li­ser ces locu­tions devant une pro­po­si­tion expri­mant un désa­van­tage ou un incon­vé­nient. Dans ce contexte, il est inutile de cher­cher à évi­ter la locu­tion par contre », détaille la Vitrine lin­guis­tique.

De même, je ne cor­rige plus le second accent d’évè­ne­ment, depuis que l’A­ca­dé­mie a enfin rec­ti­fié (soit dans la der­nière édi­tion de son dic­tion­naire5) une erreur qui a duré trois siècles6.


“De ces exemples tout à fait banaux…”

Tom­bant sur cet accord de l’adjectif banal sous la plume de Mar­cel Cres­sot (Le Style et ses tech­niques, PUF, 1947, accord main­te­nu dans l’édition « mise à jour » par Lau­rence James en 1983, p. 16), je repense à ce jour où, ayant un ins­tant hési­té dans une conver­sa­tion entre banals et banaux, je m’étais fait taqui­ner par un ami. Avais-je tout à fait tort ? 

Concer­nant le sens figu­ré1, « Qui est extrê­me­ment com­mun, sans ori­gi­na­li­té », je lis dans Le Grand Robert : « Plur. : banals ; excep­tion­nel­le­ment, banaux. » Plu­riel excep­tion­nel mais pas fau­tif, apparemment. 

Chez Hanse et Blam­pain, je lis aus­si : « […] au sens figu­ré, cou­rant, il fait géné­ra­le­ment banals ; des com­pli­ments banals. Mais banaux se répand [en 2012, date de leur ouvrage ? Affir­ma­tion éton­nante] ; beau­coup hésitent à employer le pluriel. »

Pour­sui­vons notre recherche sur le site de l’Académie2

L’adjectif final fait ordi­nai­re­ment finals au mas­cu­lin plu­riel, mais on ren­contre aus­si finaux, notam­ment en lin­guis­tique et en éco­no­mie. On observe le même phé­no­mène avec banal, dont le mas­cu­lin plu­riel, ordi­nai­re­ment banals (des com­pli­ments banals), est banaux quand cet adjec­tif appar­tient au voca­bu­laire de la féo­da­li­té et qua­li­fie ce qui était mis à la dis­po­si­tion de tous moyen­nant le paie­ment d’une rede­vance au sei­gneur (des mou­lins banaux). Cette dis­tinc­tion n’a pas tou­jours été res­pec­tée : Mar­cel Cohen en témoigne, dans ses Regards sur la langue fran­çaise, quand il signale que, en juin 1904 en Sor­bonne, Émile Faguet employait la locu­tion des mots banaux tan­dis que Fer­di­nand Bru­not, dans une salle voi­sine, disait des mots banals… On s’efforcera tout de même, un siècle plus tard, d’essayer de l’appliquer.

Enfin, chez Gre­visse (§ 553), je trouve :

L’usage pré­sente des hési­ta­tions pour cer­tains adjec­tifs.
Banal, comme terme de féo­da­li­té, fait au mas­cu­lin plu­riel banaux : Fours, mou­lins banaux. — Quand il signi­fie « sans ori­gi­na­li­té », il fait banals ou, un peu moins sou­vent, banaux. […]
Ex. de banaux « sans ori­gi­na­li­té » : Un des banaux acci­dents (Jammes, M. le curé d’Ozeron, p. 218). — Quelques mots banaux (R. Rol­land, Jour­nal, dans les Nou­velles litt., 6 déc. 1945). — Nous sommes une mosaïque ori­gi­nale d’éléments banaux (J. Ros­tand, Pens. d’un biol., p. 11). — Les rap­ports entre chefs et subor­don­nés, dans cette uni­té, ne sont pas banaux (Lacou­ture, A. Mal­raux, p. 300) [et d’autres, dont mon « Cres­sot » du début, seule­ment men­tion­nés dans la marge].

Le gra­phique Ngram Vie­wer que four­nit le site La Langue fran­çaise3 me four­nit une expli­ca­tion de mon hésitation : 

Comparaison de la fréquence des pluriels "banals" et "banaux" dans le corpus de l'outil de lexicométrie Ngram Viewer.
Com­pa­rai­son de la fré­quence des plu­riels banals et banaux dans le cor­pus de l’ou­til de lexi­co­mé­trie Ngram Viewer.

La même recherche dans la presse fran­çaise avec Gal­li­ca­gram donne un résul­tat approchant :

Comparaison de la fréquence des pluriels "banals" et "banaux" dans le corpus "presse" avec l'outil de lexicométrie Gallicagram.
Com­pa­rai­son de la fré­quence des plu­riels banals et banaux dans le cor­pus « presse » avec l’ou­til de lexi­co­mé­trie Gallicagram.

Le plu­riel banaux a pré­do­mi­né à l’écrit jusqu’aux années 1970 (et ce n’est pas le sens propre, lié à la féo­da­li­té, qui peut l’ex­pli­quer). Or je lis beau­coup de roman­ciers du xixe siècle. Tout s’éclaire.


Pour les réfé­rences des ouvrages qui ne sont pas don­nées ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Trois beaux hommages aux correcteurs de presse

Je réunis ici trois hom­mages publiés dans les jour­naux par des gens qui connaissent bien la valeur des relec­teurs pro­fes­sion­nels, puisque leurs écrits passent sous ces yeux atten­tifs. On trou­ve­ra d’autres hom­mages dans ma page Actua­li­té du métier

Alexandre Vialatte
Alexandre Via­latte. (DR.)

L’hom­mage d’Alexandre Via­latte aux cor­rec­teurs – « des hommes pâles avec de gros crayons qu’on ren­contre dans les impri­me­ries » –  est rela­ti­ve­ment connu. Dans une de ses chro­niques à La Mon­tagne, il écrit en 1962 : 

Les cor­rec­teurs. On fait une faute, ils la cor­rigent ; on la main­tient, ils la recor­rigent ; on l’exige, ils la refusent ; on se bat au télé­phone, on remue des biblio­thèques, on s’aperçoit qu’ils ont rai­son. Mieux vaut aban­don­ner tout de suite. […]

Mais Via­latte est un far­ceur, et il poursuit : 

Ils savent au point qu’ils peuvent cor­ri­ger les yeux fer­més. Il y en a un, chez Plon, m’a-t-on dit, qui est aveugle. C’est le plus rapide. Quel­que­fois même, pour par­tir plus vite, il fait les cor­rec­tions d’avance […]1.

En 1997, Pierre Georges, rédac­teur en chef du Monde, à pro­pos d’une coquille lais­sée dans une chro­nique trai­tant du bac phi­lo, dédoua­nait les cor­rec­teurs, qui « ne sau­raient cor­ri­ger que ce qui leur est sou­mis dans les temps ».

Jean-Pierre Colignon
Jean-Pierre Coli­gnon, dont la « bande » est van­tée par Pierre Georges en 1997. (DR2.)

[…] Et les cor­rec­teurs, direz-vous ? Les cor­rec­teurs n’y sont pour rien. Les cor­rec­teurs sont des amis très chers. Une esti­mable cor­po­ra­tion que la bande à Coli­gnon3 ! Une admi­rable entre­prise de sau­ve­tage en mer. Tou­jours prête à sor­tir par gros temps, à voguer sur des accords démon­tés, des accents déchaî­nés, des ponc­tua­tions fan­tai­sistes. Jamais un mot plus haut que l’autre, les cor­rec­teurs. Ils connaissent leur monde, leur Monde même. Ils savent, dans le secret de la cor­rec­tion, com­bien nous osons fau­ter, et avec quelle constance. Si les cor­rec­teurs pou­vaient par­ler !
Heu­reu­se­ment, ils ont fait, une fois pour toutes, vœu de silence, nos trap­pistes du dic­tion­naire. Pas leur genre de moquer la clien­tèle, d’accabler le pécheur, de dépri­mer l’abonné à la cor­rec­tion. Un cor­rec­teur cor­rige comme il rit, in pet­to. Il fait son office sans ameu­ter la gale­rie. Avec dis­cré­tion, soin, scru­pules, dili­gence. Ah ! Comme il faut aimer les cor­rec­teurs, et trices d’ailleurs. Comme il faut les ména­ger, les câli­ner, les cour­ti­ser, les célé­brer avant que de livrer notre copie et notre répu­ta­tion à leur science de l’au­top­sie. Par­fois, au marbre, devant les cas d’école, cela devient beau comme un Rem­brandt, la Leçon4 de cor­rec­tion5 !

Enfin, Ber­nard Pivot, à l’oc­ca­sion de la sor­tie du livre de Muriel Gil­bert Au bon­heur des fautes6, consa­cré au métier de cor­rec­teur (elle-même a choi­si d’employer le mas­cu­lin), payait un tri­but de recon­nais­sance à celles qui veillent en secret. 

C’est grâce à elle [Muriel Gil­bert] et à ses sem­blables, cor­rec­trices de presse et cor­rec­trices de mai­son d’é­di­tion, que les jour­na­listes et écri­vains paraissent avoir tous une excel­lente maî­trise du fran­çais. Ma recon­nais­sance à leur égard est immense. Que ce soit au Jour­nal du Dimanche ou chez mes édi­teurs, en par­ti­cu­lier Albin Michel, que de petites fautes ou de méchantes âne­ries elles ont su expur­ger de ma prose ! Je ne sais pas tout, je ne vois pas tout. Elles non plus. Muriel Gil­bert recon­naît modes­te­ment qu’il peut lui arri­ver de pas­ser à côté d’une bourde. […] Les cor­rec­teurs, c’est leur métier, c’est leur talent, voient ce qui nous échappe par manque d’at­ten­tion ou absence de doute, par manque aus­si de temps pour les articles de der­nière heure. S’ils n’é­taient pas tenus par une sorte de secret pro­fes­sion­nel, s’ils publiaient un pal­ma­rès nomi­na­tif des erreurs les plus gros­sières rele­vées dans les copies et les manus­crits, que de répu­ta­tions mises à mal7 !

Bernard et Cécile Pivot
Ber­nard Pivot et sa fille Cécile, jour­na­liste, écri­vaine et cor­rec­trice d’é­di­tion, au moment de la sor­tie de leur livre com­mun, Lire ! (Flam­ma­rion, 2018). (Pho­to Agnès Pivot.)