Sur la polysémie du mot “correcteur”

Der­niè­re­ment, j’ai reçu de Lin­ke­dIn des offres d’emploi de « correcteur/rice - mon­teur en ins­tal­la­tions sani­taires » et de « chef correcteur/rice bou­lan­ger ». Éton­nant, non ? Cela m’a don­né l’idée de reve­nir à la poly­sé­mie du mot cor­rec­teur.

Dès le début de mes recherches, il y a trois ans, j’ai été confron­té au manque de per­ti­nence des résul­tats ren­voyés par Google, dû au fait que cor­rec­teur et cor­rec­trice sont à la fois des noms et des adjec­tifs. Ain­si, tout ce qui cor­rige est cor­rec­teur (cor­rec­tif est plus rare). Verres, appa­reils, dis­po­si­tifs divers (cor­rec­teur de tona­li­té, cor­rec­teur gazo­mé­trique, cor­rec­teur de pos­ture, etc.) ou actions. Lan­cer le mot-clé cor­rec­teur ren­voie donc des résul­tats liés à l’optique, à la chi­rur­gie, à l’orthodontie, à la cos­mé­tique, à la gym­nas­tique, etc.

Il m’a fal­lu aus­si éli­mi­ner des résul­tats les cor­rec­teurs d’examens (ou de copies, nou­velle poly­sé­mie, la copie étant, dans l’é­di­tion et l’im­pri­me­rie, le texte des­ti­né à être sai­si et trai­té en com­po­si­tion), ou exa­mi­na­teurs, « chargé[s] de cor­ri­ger et de noter les devoirs rele­vant de [leur] spé­cia­li­té » (TLF), tels les deux exemples avec les­quels j’ai commencé.

Correcteur Tipp-Ex
Cor­rec­teur Tipp-Ex.

Il m’a fal­lu éli­mi­ner encore les pro­duits blancs per­met­tant d’ef­fa­cer les fautes de frappe (pho­to ci-contre) et, sur­tout, les cor­rec­teurs ortho­gra­phiques, logi­ciels ins­tal­lés dans nos ordi­na­teurs et nos télé­phones por­tables, et qui nous valent bien des mésaventures. 

Mais, au fil de mes recherches, j’ai décou­vert d’autres cor­rec­teurs plus inat­ten­dus, dans l’histoire.

Ain­si, le cor­rec­teur dési­gnait autre­fois, dans les col­lèges, un employé char­gé de fouet­ter les éco­liers : 

"Dictionnaire du fouet et de la fessée", PUF, 2022
Isa­belle Pou­trin, Éli­sa­beth Lus­set (dir.), Dic­tion­naire du fouet et de la fes­sée. Cor­ri­ger et punir, PUF, 2022.

« De mon temps, le cor­rec­teur était encore un vivant sou­ve­nir, et la clas­sique férule de cuir jouait avec hon­neur son ter­rible rôle. » — Bal­zac, Louis Lam­bert, 1832.

« La plu­part de ces magis­trats me rap­pellent tou­jours le col­lège où les cor­rec­teurs ont une cabane auprès des com­mo­di­tés, et n’en sortent que pour don­ner le fouet. » — Cham­fortMaximes et pen­sées, 1795.

« Toutes ses pro­tes­ta­tions furent inutiles ; le prin­ci­pal fut inflexible, et fit mon­ter le cor­rec­teur. » — Jean-Bap­tiste-Joseph Cham­pa­gnac (1796-1858).

Au bagne était aus­si dit cor­rec­teur « l’homme, for­çat ou geô­lier admi­nis­trant le fouet ; terme admi­nis­tra­tif » — Esnault, Notes com­pl. dict. Dele­salle, 1947, cité par le TLF (voir aus­si Bob : dic­tion­naire d’argot).

Une phrase de Remy de Gour­mont (1858-1915) fait d’ailleurs le lien entre la cor­rec­tion lit­té­raire et le châtiment :

« Nous n’a­vons jamais de textes abso­lu­ment cor­rects, l’au­teur même ayant sou­vent été le plus négligent des cor­rec­teurs, ayant été son propre bour­reau, son propre saboteur. »

Dans l’histoire romaine, le cor­rec­teur était un « magis­trat adjoint aux consu­laires et aux pré­si­dents, pour concou­rir à l’administration des pro­vinces » (Larousse).

Dans l’histoire reli­gieuse, c’était un « supé­rieur [ou une supé­rieure] dans cer­tains ordres monas­tiques tels que les minimes » (ibid.). 

Tou­jours au couvent, j’ai trou­vé un sur­pre­nant couple lec­trice-cor­rec­trice, dans la règle de saint Augus­tin : 

extrait de la règle de saint Augustin
Extrait des « Regles de celle qui cor­rige les fautes qui se com­mettent en la lec­ture de table. », La Règle de saint Augus­tin, 1747.

« 1. La Cor­rec­trice des fautes qui se font par­mi la lec­ture de table, ins­trui­ra dou­ce­ment la Lec­trice qui seroit nou­vel­le­ment employée en cet exer­cice, ou qui autre­ment auroit besoin qu’on lui mon­trât la façon de s’en bien acquit­ter.
« 2. Lorsqu’en lisant par­mi le repas la Lec­trice aura fait quelque faute sur un mot ou syl­labe, le pro­non­çant mal, ou pren­nant l’un pour l’autre & ne se cor­ri­ge­ra sur le champ dira modes­te­ment, repe­tés, & en cas que la Lec­trice en le repe­tans ne le dit comme il faut, la Cor­rec­trice cor­ri­ge­ra tout haut le mot, où se trouve la faute.
« 3. Si nean­moins la Lec­trice se trou­bloit, ou se trou­voit confuse ou affli­gée, se voyant sou­vent & tout à coup reprise pour des fautes legeres, la Cor­rec­trice en pour­ra lais­ser une par­tie des moindres sans cor­rec­tion en public, & l’en aver­ti­ra après en par­ti­cu­lier cha­ri­ta­ble­ment, moyennent que ceci s’approuve par la Supé­rieure1. »

Avant les offi­ciers de la Cour des comptes, nous avions les correc­teurs des comptes. On pou­vait « ache­ter un office de cor­rec­teur en la chambre des comptes de Paris ».

Le bureau des cor­rec­teurs des comptes s’appelait la cor­rec­tion (por­ter un compte à la cor­rec­tion), de même que le bureau des cor­rec­teurs d’un jour­nal peut être appe­lé la cor­rec­tion (employer dans ce sens le mot cas­se­tin relève du jar­gon des cor­rec­teurs professionnels). 

Mais toute « action de cor­ri­ger, de chan­ger en mieux, de rame­ner à la règle » (Robert) est une cor­rec­tion. On ne cor­rige donc pas seule­ment les textes, mais aus­si les défauts, les vices, les abus, les mœurs, les habi­tudes, etc.

Les rema­nie­ments qu’apporte un auteur à son texte sont aus­si des cor­rec­tions

« Rien n’est plus propre à for­mer le goût que de démê­ler, dans les cor­rec­tions d’un grand écri­vain, le motif des arrêts qu’il a pro­non­cés contre lui-même. » — D’Alembert, Éloges, Des­préaux.

Je n’ai pas besoin de pré­sen­ter les mai­sons de cor­rec­tion, ni de pré­ci­ser ce que rece­voir, méri­ter, subir une cor­rec­tion peut signifier. 

La cor­rec­tion, c’est enfin, en lit­té­ra­ture et dans les beaux-arts, la « qua­li­té de ce qui est cor­rect, pure­té, absence de fautes ou d’écarts » : 

« […] cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. cor­rec­tion du style. cor­rec­tion du des­sin. Les Anglais n’étaient pas encore par­ve­nus, du temps de Wal­ler, à écrire avec cor­rec­tion. (Volt.) Ce qui consti­tue une lettre bien écrite ne consiste pas seule­ment dans la cor­rec­tion du style. (Mon­crif.) La cor­rec­tion consiste dans l’observation scru­pu­leuse des règles de la gram­maire et des usages de la langue. (Beau­zée.) Il y a dans le style des qua­li­tés qui tiennent à la véri­té du sen­ti­ment, il y en a qui dépendent de la cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. (Mme de Staël.) La cor­rec­tion semble de la pédan­te­te­rie [sic], et bien­tôt le style lit­té­raire aura besoin de com­men­ta­teurs. (Th. Gaut.) » — Larousse.

On devine qu’il faut reje­ter à la mer beau­coup de pois­sons quand on part à la pêche au cor­rec­teur.

NB — Les men­tions du Larousse font réfé­rence à Pierre Larousse, Grand dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle, 1866-1877.


  1. LA REGLE DE S. AUGUSTIN / A L’USAGE DES RELIGIEUSES / De son Ordre, dites de la Congré­ga­tion de Nostre Dame. […] Sui­vant la Copie impri­mée à Nan­cy en 1647, Luxem­bourg, André Che­va­lier, 1747, p. 358-359.