Pour en finir avec l’interdiction de “par contre”

Savez-vous qu’il existe en France des gens tel­le­ment sou­cieux de « pro­té­ger la pure­té de la langue fran­çaise » qu’ils estiment l’Académie dan­ge­reu­se­ment laxiste ? 

Récem­ment, sur Quo­ra, quelqu’un pré­ten­dait nous inter­dire d’employer par contre, par consé­quent et par extra­or­di­naire, selon lui « gram­ma­ti­ca­le­ment incorrects ». 

Je l’ai alors ren­voyé à l’avis de l’Académie, laquelle écrit : 

Loc. adv. Par consé­quent, par une suite logique. Vous l’avez pro­mis et, par consé­quent, vous y êtes obli­gé1.

Loc. adv. Par extra­or­di­naire, par excep­tion ou par une cir­cons­tance tout à fait inha­bi­tuelle, par hasard, par chance. Par extra­or­di­naire, j’étais sor­ti ce soir-là. C’est un men­teur fief­fé, mais, cette fois, par extra­or­di­naire, il a dit la véri­té2.

Par contre, en revanche, d’un autre côté, en contre­par­tie, en com­pen­sa­tion, à l’inverse.

Remarque : Condam­née par Lit­tré d’après une remarque de Vol­taire, la locu­tion adver­biale Par contre a été uti­li­sée par d’excellents auteurs fran­çais, de Sten­dhal à Mon­ther­lant, en pas­sant par Ana­tole France, Hen­ri de Régnier, André Gide, Mar­cel Proust, Jean Girau­doux, Georges Duha­mel, Georges Ber­na­nos, Paul Morand, Antoine de Saint-Exu­pé­ry, etc. Elle ne peut donc être consi­dé­rée comme fau­tive, mais l’usage s’est éta­bli de la décon­seiller, chaque fois que l’emploi d’un autre adverbe est pos­sible3.

Pour ma part, j’écris par contre si je veux. Dans mes tra­vaux de cor­rec­teur, je ne le rem­place par en revanche que si l’éditeur l’exige. Le client est roi. 

Mais je ne peux m’empêcher de gar­der en tête l’excellent exemple d’André Gide : « Trou­ve­riez-vous décent qu’une femme vous dise : Oui, mon frère et mon mari sont reve­nus saufs de la guerre ; en revanche j’y ai per­du mes deux fils ?4 »

« En effet, par contre marque une simple oppo­si­tion entre deux énon­cés, alors que en revanche et en com­pen­sa­tion, en plus de mar­quer l’opposition, intro­duisent nor­ma­le­ment un énon­cé pré­sen­tant un avan­tage. On peut donc dif­fi­ci­le­ment uti­li­ser ces locu­tions devant une pro­po­si­tion expri­mant un désa­van­tage ou un incon­vé­nient. Dans ce contexte, il est inutile de cher­cher à évi­ter la locu­tion par contre », détaille la Vitrine lin­guis­tique.

De même, je ne cor­rige plus le second accent d’évè­ne­ment, depuis que l’A­ca­dé­mie a enfin rec­ti­fié (soit dans la der­nière édi­tion de son dic­tion­naire5) une erreur qui a duré trois siècles6.


“De ces exemples tout à fait banaux…”

Tom­bant sur cet accord de l’adjectif banal sous la plume de Mar­cel Cres­sot (Le Style et ses tech­niques, PUF, 1947, accord main­te­nu dans l’édition « mise à jour » par Lau­rence James en 1983, p. 16), je repense à ce jour où, ayant un ins­tant hési­té dans une conver­sa­tion entre banals et banaux, je m’étais fait taqui­ner par un ami. Avais-je tout à fait tort ? 

Concer­nant le sens figu­ré1, « Qui est extrê­me­ment com­mun, sans ori­gi­na­li­té », je lis dans Le Grand Robert : « Plur. : banals ; excep­tion­nel­le­ment, banaux. » Plu­riel excep­tion­nel mais pas fau­tif, apparemment. 

Chez Hanse et Blam­pain, je lis aus­si : « […] au sens figu­ré, cou­rant, il fait géné­ra­le­ment banals ; des com­pli­ments banals. Mais banaux se répand [en 2012, date de leur ouvrage ? Affir­ma­tion éton­nante] ; beau­coup hésitent à employer le pluriel. »

Pour­sui­vons notre recherche sur le site de l’Académie2

L’adjectif final fait ordi­nai­re­ment finals au mas­cu­lin plu­riel, mais on ren­contre aus­si finaux, notam­ment en lin­guis­tique et en éco­no­mie. On observe le même phé­no­mène avec banal, dont le mas­cu­lin plu­riel, ordi­nai­re­ment banals (des com­pli­ments banals), est banaux quand cet adjec­tif appar­tient au voca­bu­laire de la féo­da­li­té et qua­li­fie ce qui était mis à la dis­po­si­tion de tous moyen­nant le paie­ment d’une rede­vance au sei­gneur (des mou­lins banaux). Cette dis­tinc­tion n’a pas tou­jours été res­pec­tée : Mar­cel Cohen en témoigne, dans ses Regards sur la langue fran­çaise, quand il signale que, en juin 1904 en Sor­bonne, Émile Faguet employait la locu­tion des mots banaux tan­dis que Fer­di­nand Bru­not, dans une salle voi­sine, disait des mots banals… On s’efforcera tout de même, un siècle plus tard, d’essayer de l’appliquer.

Enfin, chez Gre­visse (§ 553), je trouve :

L’usage pré­sente des hési­ta­tions pour cer­tains adjec­tifs.
Banal, comme terme de féo­da­li­té, fait au mas­cu­lin plu­riel banaux : Fours, mou­lins banaux. — Quand il signi­fie « sans ori­gi­na­li­té », il fait banals ou, un peu moins sou­vent, banaux. […]
Ex. de banaux « sans ori­gi­na­li­té » : Un des banaux acci­dents (Jammes, M. le curé d’Ozeron, p. 218). — Quelques mots banaux (R. Rol­land, Jour­nal, dans les Nou­velles litt., 6 déc. 1945). — Nous sommes une mosaïque ori­gi­nale d’éléments banaux (J. Ros­tand, Pens. d’un biol., p. 11). — Les rap­ports entre chefs et subor­don­nés, dans cette uni­té, ne sont pas banaux (Lacou­ture, A. Mal­raux, p. 300) [et d’autres, dont mon « Cres­sot » du début, seule­ment men­tion­nés dans la marge].

Le gra­phique Ngram Vie­wer que four­nit le site La Langue fran­çaise3 me four­nit une expli­ca­tion de mon hésitation : 

Comparaison de la fréquence des pluriels "banals" et "banaux" dans le corpus de l'outil de lexicométrie Ngram Viewer.
Com­pa­rai­son de la fré­quence des plu­riels banals et banaux dans le cor­pus de l’ou­til de lexi­co­mé­trie Ngram Viewer.

La même recherche dans la presse fran­çaise avec Gal­li­ca­gram donne un résul­tat approchant :

Comparaison de la fréquence des pluriels "banals" et "banaux" dans le corpus "presse" avec l'outil de lexicométrie Gallicagram.
Com­pa­rai­son de la fré­quence des plu­riels banals et banaux dans le cor­pus « presse » avec l’ou­til de lexi­co­mé­trie Gallicagram.

Le plu­riel banaux a pré­do­mi­né à l’écrit jusqu’aux années 1970 (et ce n’est pas le sens propre, lié à la féo­da­li­té, qui peut l’ex­pli­quer). Or je lis beau­coup de roman­ciers du xixe siècle. Tout s’éclaire.


Pour les réfé­rences des ouvrages qui ne sont pas don­nées ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Trois beaux hommages aux correcteurs de presse

Je réunis ici trois hom­mages publiés dans les jour­naux par des gens qui connaissent bien la valeur des relec­teurs pro­fes­sion­nels, puisque leurs écrits passent sous ces yeux atten­tifs. On trou­ve­ra d’autres hom­mages dans ma page Actua­li­té du métier

Alexandre Vialatte
Alexandre Via­latte. (DR.)

L’hom­mage d’Alexandre Via­latte aux cor­rec­teurs – « des hommes pâles avec de gros crayons qu’on ren­contre dans les impri­me­ries » –  est rela­ti­ve­ment connu. Dans une de ses chro­niques à La Mon­tagne, il écrit en 1962 : 

Les cor­rec­teurs. On fait une faute, ils la cor­rigent ; on la main­tient, ils la recor­rigent ; on l’exige, ils la refusent ; on se bat au télé­phone, on remue des biblio­thèques, on s’aperçoit qu’ils ont rai­son. Mieux vaut aban­don­ner tout de suite. […]

Mais Via­latte est un far­ceur, et il poursuit : 

Ils savent au point qu’ils peuvent cor­ri­ger les yeux fer­més. Il y en a un, chez Plon, m’a-t-on dit, qui est aveugle. C’est le plus rapide. Quel­que­fois même, pour par­tir plus vite, il fait les cor­rec­tions d’avance […]1.

En 1997, Pierre Georges, rédac­teur en chef du Monde, à pro­pos d’une coquille lais­sée dans une chro­nique trai­tant du bac phi­lo, dédoua­nait les cor­rec­teurs, qui « ne sau­raient cor­ri­ger que ce qui leur est sou­mis dans les temps ».

Jean-Pierre Colignon
Jean-Pierre Coli­gnon, dont la « bande » est van­tée par Pierre Georges en 1997. (DR2.)

[…] Et les cor­rec­teurs, direz-vous ? Les cor­rec­teurs n’y sont pour rien. Les cor­rec­teurs sont des amis très chers. Une esti­mable cor­po­ra­tion que la bande à Coli­gnon3 ! Une admi­rable entre­prise de sau­ve­tage en mer. Tou­jours prête à sor­tir par gros temps, à voguer sur des accords démon­tés, des accents déchaî­nés, des ponc­tua­tions fan­tai­sistes. Jamais un mot plus haut que l’autre, les cor­rec­teurs. Ils connaissent leur monde, leur Monde même. Ils savent, dans le secret de la cor­rec­tion, com­bien nous osons fau­ter, et avec quelle constance. Si les cor­rec­teurs pou­vaient par­ler !
Heu­reu­se­ment, ils ont fait, une fois pour toutes, vœu de silence, nos trap­pistes du dic­tion­naire. Pas leur genre de moquer la clien­tèle, d’accabler le pécheur, de dépri­mer l’abonné à la cor­rec­tion. Un cor­rec­teur cor­rige comme il rit, in pet­to. Il fait son office sans ameu­ter la gale­rie. Avec dis­cré­tion, soin, scru­pules, dili­gence. Ah ! Comme il faut aimer les cor­rec­teurs, et trices d’ailleurs. Comme il faut les ména­ger, les câli­ner, les cour­ti­ser, les célé­brer avant que de livrer notre copie et notre répu­ta­tion à leur science de l’au­top­sie. Par­fois, au marbre, devant les cas d’école, cela devient beau comme un Rem­brandt, la Leçon4 de cor­rec­tion5 !

Enfin, Ber­nard Pivot, à l’oc­ca­sion de la sor­tie du livre de Muriel Gil­bert Au bon­heur des fautes6, consa­cré au métier de cor­rec­teur (elle-même a choi­si d’employer le mas­cu­lin), payait un tri­but de recon­nais­sance à celles qui veillent en secret. 

C’est grâce à elle [Muriel Gil­bert] et à ses sem­blables, cor­rec­trices de presse et cor­rec­trices de mai­son d’é­di­tion, que les jour­na­listes et écri­vains paraissent avoir tous une excel­lente maî­trise du fran­çais. Ma recon­nais­sance à leur égard est immense. Que ce soit au Jour­nal du Dimanche ou chez mes édi­teurs, en par­ti­cu­lier Albin Michel, que de petites fautes ou de méchantes âne­ries elles ont su expur­ger de ma prose ! Je ne sais pas tout, je ne vois pas tout. Elles non plus. Muriel Gil­bert recon­naît modes­te­ment qu’il peut lui arri­ver de pas­ser à côté d’une bourde. […] Les cor­rec­teurs, c’est leur métier, c’est leur talent, voient ce qui nous échappe par manque d’at­ten­tion ou absence de doute, par manque aus­si de temps pour les articles de der­nière heure. S’ils n’é­taient pas tenus par une sorte de secret pro­fes­sion­nel, s’ils publiaient un pal­ma­rès nomi­na­tif des erreurs les plus gros­sières rele­vées dans les copies et les manus­crits, que de répu­ta­tions mises à mal7 !

Bernard et Cécile Pivot
Ber­nard Pivot et sa fille Cécile, jour­na­liste, écri­vaine et cor­rec­trice d’é­di­tion, au moment de la sor­tie de leur livre com­mun, Lire ! (Flam­ma­rion, 2018). (Pho­to Agnès Pivot.)

Baudelaire, infatigable relecteur des “Fleurs du mal”

couverture du livre "Crénom, Baudelaire" de Jean Teulé

Le talen­tueux et non moins sym­pa­thique Jean Teu­lé vient, hélas, de nous quit­ter pré­ma­tu­ré­ment. Cette triste actua­li­té est venue me rap­pe­ler que, peu de temps après sa publi­ca­tion, j’avais ébau­ché un article ins­pi­ré d’un de ses der­niers livres, Cré­nom, Bau­de­laire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dan­dys. Per­son­na­li­té insup­por­table, le poète l’é­tait aus­si par ses exi­gences infi­nies à l’égard de son édi­teur pari­sien, Auguste Pou­let-Malas­sis, un des grands édi­teurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trou­vait à Alen­çon, dans l’Orne. 

portrait d'Auguste Poulet-Malassis
Pou­let-Malas­sis.

La Biblio­thèque natio­nale a gar­dé trace des épreuves des Fleurs du mal cor­ri­gées par Bau­de­laire1 – le manus­crit ori­gi­nal, lui, n’a jamais été retrou­vé. Jean Teu­lé s’en amuse dans les cha­pitres 41 à 56 (de la livrai­son du der­nier poème com­po­sant le recueil jus­qu’à la signa­ture du bon à tirer). Les deux typo­graphes com­mis à la com­po­si­tion de ses vers, qu’il pré­nomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indé­fi­ni­ment leurs formes – et de se faire « engueuler ». 

Ain­si, dans « La Fon­taine de sang », Bau­de­laire se plaint qu’on ait com­po­sé capi­teux au lieu de cap­tieux. Denis recon­naît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai com­pris. Il n’est pas obli­gé de m’en col­ler une tar­tine et de salo­per le haut de la feuille avec des gri­bouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)

deleatur tracé par Baudelaire
Un des très artis­tiques delea­tur tra­cés par Bau­de­laire (BNF).

De plus en plus excé­dés, voire au bord de l’épuisement, les deux typo­graphes le men­tionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne ful­mine : « J’ignore si c’est la ber­lue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me ren­voie cette page et il y a tou­jours quelque chose à modi­fier ! Je vais le faire savoir aux deux édi­teurs2. En plus du jour­nal local, la com­po­si­tion et l’impression des for­mu­laires de la pré­fec­ture nous suf­fi­saient bien… Pour­quoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)

En effet, comme le raconte Claude Pichois3, spé­cia­liste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de pla­cards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves conte­nant des ques­tions comme des impré­ca­tions. Rare­ment, impri­meur fut plus mal­trai­té par un auteur et il ne fal­lait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malas­sis por­tait à Bau­de­laire pour que n’intervînt pas la rupture. »

“Un Sisyphe de l’écriture”

En 2015, les Édi­tions des Saints-Pères ont publié un fac-simi­lé des pré­cieuses épreuves anno­tées, illus­tré par treize des­sins inédits d’Au­guste Rodin. 

Bon à tirer de Baudelaire
Extrait des épreuves des Fleurs du mal édi­tées en fac-simi­lé par les Édi­tions des Saint-Pères.

« Dans ce docu­ment manus­crit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Bau­de­laire appa­raît comme un Sisyphe de l’écriture, aban­don­nant dou­lou­reu­se­ment l’œuvre de sa vie et cher­chant, dans les inces­sants rema­nie­ments de son texte, une forme de per­fec­tion esthé­tique. Des notes à l’attention de son édi­teur alertent le lec­teur sur le type de rela­tions – tein­tées d’agacement ! – qui unis­saient Bau­de­laire à Pou­let-Malas­sis. Le poète, déçu par le copiste ayant reco­pié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigi­lant que de coutume… 

« Avant de don­ner son “bon à tirer” défi­ni­tif, Bau­de­laire retra­vaille plu­sieurs fois son recueil. Il rema­nie plu­sieurs fois l’architecture géné­rale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chro­no­lo­gique de leur écri­ture. Il rec­ti­fie, se reprend, rature, sol­li­cite l’avis de son édi­teur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraî­tra jamais, tant Bau­de­laire peine à ter­mi­ner ses corrections. »

Sur la page de garde, Pou­let-Malas­sis (que son ami poète appelle « Coco mal per­ché ») se plaint : « Mon cher Bau­de­laire, voi­là 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir impri­mé cinq feuilles. »

Correction de Baudelaire : «Je tiens absolument à cette virgule»
« Je tiens abso­lu­ment à cette vir­gule », note de Bau­de­laire, page 6 des épreuves des Fleurs du mal (BNF).

« On découvre un Bau­de­laire tatillon, défen­seur de la vir­gule, de l’accent aigu plu­tôt que de l’accent grave, de l’u­sage ou non de l’ac­cent cir­con­flexe. Dans la marge de “Béné­dic­tion”, un des pre­miers poèmes du recueil, Bau­de­laire s’in­ter­roge ain­si sur le mot blas­phême tel qu’il est impri­mé sur l’é­preuve à cor­ri­ger. “Blas­phême ou blas­phème ? gare aux ortho­graphes modernes !” met-il en garde » (Livres Heb­do4).

hésitation graphique de Baudelaire : chariot ou charriot
« Cha­riot / char­riot ? » Autre hési­ta­tion gra­phique de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 235.

“Les correcteurs qui font défaut”

« Pou­let-Malas­sis avait une chance, explique Claude Pichois : Bau­de­laire ne pou­vait pas se rendre à Alen­çon, rete­nu qu’il était à Paris par la publi­ca­tion des Aven­tures d’Arthur Gor­don Pym dans Le Moni­teur uni­ver­sel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit mari­time et fan­tas­tique de Poe donne beau­coup de “tin­touin” au tra­duc­teur. Sinon, il ne se serait pas pri­vé d’intervenir à l’imprimerie même dans la com­po­si­tion, liber­té ou licence par­fois accor­dée à l’auteur puisque la com­po­si­tion était manuelle. »

« Grande atten­tion pour ces cor­rec­tions », note de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 141.

« La seconde édi­tion (1861), raconte aus­si Claude Pichois, fut impri­mée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entre­te­nu de bonnes rela­tions et qui, sans doute, ne lui per­met­tait pas d’accéder fré­quem­ment à ses ate­liers. Bau­de­laire se plaint d’avoir trou­vé “de grosses négli­gences” dans les épreuves :

Dans cette mai­son-là, c’est les cor­rec­teurs qui font défaut. Ain­si, ils ne com­prennent pas la ponc­tua­tion, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aus­si des lettres cas­sées, des lettres tom­bées, des chiffres romains de gros­seur et de lon­gueur inégale5.

Cette cri­tique, qu’on trouve dans une lettre à Pou­let-Malas­sis, est un éloge indi­rect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souf­frir des remarques, inter­ven­tions, cor­rec­tions du poète. »

« Le dérou­le­ment de cette publi­ca­tion nous reste incon­nu, pré­cise Andrea Schel­li­no6, puisque ni les échanges épis­to­laires entre Bau­de­laire et Pou­let-Malas­sis, ni les épreuves de cette seconde édi­tion des Fleurs du mal n’ont été conser­vés. Une lettre que Bau­de­laire envoie le 20 novembre 1860 au cor­rec­teur Rigaud laisse entre­voir que le poète-édi­teur n’avait pas réduit ses exigences :

Je serai bien­tôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des vir­gules, de retour­ner des lettres, de réta­blir des mots dans les épreuves que vous me retour­nez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sor­nettes pour Son­nettes, ita­liens pour cita­dins, je vous trouve vrai­ment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs7.

L’œil de Bau­de­laire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fau­tive que l’édition de 1857.

« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Bau­de­laire, pour avoir asso­cié si étroi­te­ment la créa­tion et, au sens noble du terme, la fabri­ca­tion des livres », conclut Claude Pichois.


“Histoire d’un livre”, de Mary-Lafon, 1857

Je cite, ci-des­sous, trois longs extraits d’His­toire d’un livre (1857), petit ouvrage signé de Jean-Ber­nard Mary-Lafon, his­to­rien, lin­guiste et dra­ma­turge fran­çais (1810-1884). L’au­teur se pro­pose de démon­trer, à un cer­tain Jean Duval, ancien pro­cu­reur, et à ses six fils, dont l’un sou­haite deve­nir auteur, que rien n’est plus beau ni plus utile que la car­rière d’homme de lettres. Du désir d’être publié à la mise en vente du livre, en pas­sant par les divers ate­liers de l’im­pri­me­rie, se déroule un aimable récit, volon­tai­re­ment décou­su, mêlé de réfé­rences pui­sées dans divers ouvrages, dont les Études pra­tiques et lit­té­raires sur la typo­gra­phie publiées vingt ans plus tôt par l’im­pri­meur Georges-Adrien Cra­pe­let. Il y est bien sûr ques­tion des cor­rec­teurs, notam­ment à tra­vers deux anec­dotes his­to­riques que Mary-Lafon se délecte à raconter… 

Une visite de l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers

« […] je vous pein­drai mal l’im­pres­sion pro­fonde que je rap­por­tai d’une visite faite, en com­pa­gnie d’un lin­guiste célèbre, dans l’an­cienne impri­me­rie de Plan­tin, à Anvers. C’é­tait le 3 mai 18361 ; le soleil fai­sait jaillir à tra­vers la brume mati­nale ces doux rayons d’or qu’ai­mait tant Rubens. J’at­ten­dais depuis une heure avec mon col­lègue sur la place Ven­dre­di, lors­qu’un homme de bonnes manières, que je sus depuis être un des­cen­dant de Plan­tin, par les femmes, nous intro­dui­sit dans le vieil édi­fice. L’a­te­lier, construit en 1554, est plein de débris pou­dreux, que nous consi­dé­rions comme autant de reliques. Il y a là deux presses du temps, cin­quante à soixante com­pos­teurs en bois, de vieilles galées, des manches de pointes, un tré­pied et une chaise en bois tors. Nous pas­sâmes ensuite dans le bureau de Plan­tin, dont les registres et les livres de comptes et d’af­faires sont encore ran­gés sur les tablettes, comme s’il venait de sor­tir. À côté s’ouvre le cabi­net des correcteurs. 

La salle des cor­rec­teurs du musée Plan­tin-More­tus, à Anvers, de nos jours. DR.
Juste Lipse par Rubens, dans "Les Quatre Philosophes", vers 1615.
Juste Lipse par Rubens (Les Quatre Phi­lo­sophes [détail], vers 1615).

Figu­rez-vous une assez grande pièce, ten­due en cuir doré, avec de ces beaux des­sins de la Renais­sance, à peine effa­cés par le temps. Le jour y est superbe, et tout a si fidè­le­ment gar­dé le cachet du pas­sé qu’en m’ap­pro­chant du bureau, et fer­mant les yeux, il me sem­bla que j’é­tais der­rière Juste Lipse2, cour­bé sur les épreuves, et que j’en­ten­dais ce bon, ce digne Cor­neille Kilian3, le phé­nix des cor­rec­teurs morts et vivants, mur­mu­rer, en se frot­tant les mains, cette petite satire que je vous tra­duis du latin :

Nous cor­ri­geons des livres les erreurs,
Et nous notons les fautes des auteurs ;
Mais un brouillon, que la fureur d’é­crire 
Pour nos péchés dans les lettres attire,
De ce bel art fai­sant un vil métier,
Souille la plume et tache le papier.
Loin de lécher son our­son, il s’empresse 
De le jeter dans les bras de la presse ;
Et si l’on rit de son avor­te­ment,
Voi­là ce sot de furie écu­mant.
Tout aus­si­tôt il s’en prend pour excuse 
Au cor­rec­teur : c’est lui seul qu’il accuse.
— Eh ! mon ami ! laisse le cor­rec­teur 
Débar­bouiller les mar­mots de l’au­teur !
C’est bien assez que ce pauvre homme-lige 
Soit l’en­ne­mi de tous ceux qu’il corrige !…

De ce cabi­net, où Cor­neille Kilian expur­gea des épreuves pen­dant cin­quante ans, ce qui suf­fit, et au delà, pour faire par­don­ner sa bou­tade en vers latins contre les brouillons du temps, on nous fit pas­ser dans la salle des orne­ments typo­gra­phiques. […] » (p. 47-49)

Récriminations éternelles des auteurs

« Impri­meur cor­ri­geant une épreuve ». Gra­vure illus­trant un extrait du livre de Mary-Lafon publié dans Musée des familles. Lec­tures du soir, 1849-1850.

« La cor­rec­tion des épreuves est à l’im­pri­me­rie ce que l’âme est au corps, ce que la vue est à l’homme. Un fou et un aveugle, en effet, peuvent seuls don­ner l’i­dée d’une épreuve cor­ri­gée impar­fai­te­ment ou sans intel­li­gence. Sui­vez-moi dans le cabi­net relé­gué au fond de l’im­pri­me­rie, et regar­dez dis­crè­te­ment. Un enfant de Paris, à mine éveillée et mutine sous son tri­corne de papier, est là, debout, lisant la copie à haute voix, tan­dis que le cor­rec­teur, cour­bé, à son bureau, sur l’é­preuve, suit atten­ti­ve­ment et l’ar­rête pour noter chaque faute.

Si vous vou­lez main­te­nant connaître le résul­tat de cette pre­mière expur­ga­tion, hâtons-nous d’ac­com­pa­gner l’é­preuve chez l’au­teur, et de lui deman­der ce qu’il en pense… Notre ques­tion est à peine for­mu­lée que celui-ci répond furieux :

« C’est une espèce de gâteau de plomb à don­ner mille indi­ges­tions lit­té­raires. Vous trou­vez dans vos lignes sen­ti­men­tales des refrains de vau­de­ville et des débris de conver­sa­tions les plus gro­tesques. L’i­dée écar­te­lée en pages, par­quée en lignes, dis­si­pée en mots, hachée par la jus­ti­fi­ca­tion, l’i­dée qui sou­riait encore pleure. Elle trouve sa cel­lule si étroite ! elle se frappe aux bar­reaux de sa cage4. »

Portrait du poète Joachim du Bellay
Joa­chim du Bel­lay (1522-1560).

Et ne croyez pas que ces plaintes datent d’hier ; elles sont aus­si vieilles que l’im­pri­me­rie elle-même. Voi­ci, par exemple, un auteur du sei­zième siècle, Joa­chim du Bel­loy, qui s’é­criait en 1561 [sic, il est mort l’an­née pré­cé­dente] : « Si tu trouves, amy lec­teur, quelque faute en l’im­pres­sion, tu ne t’en dois prendre à moi, qui m’en suis rap­por­té à la foy d’au­truy. Puis, le labeur de la cor­rec­tion est une œuvre telle que tous les yeux d’Ar­gus5 ne suf­fi­roient pas pour y voir les fautes qui s’y trouvent. »

Le car­di­nal Duper­ron6 ne se plai­gnit pas, vingt-six ans plus tard, avec moins d’a­mer­tume.
« Il faut, disait-il, mettre ordre aux impri­meurs ; en ma harangue ils ont impri­mé les bar­bares Grecs, au lieu de bar­bares Gètes. Ils appellent bar­bare la nation la plus polie qui ait jamais été ! »

Aus­si le grave et savant doc­teur Horn­schuch7, qui cor­ri­geait, en 1608, à Leip­sick8, donne à ses confrères de ter­ribles ins­truc­tions.
« Le cor­rec­teur, dit-il, doit évi­ter avec le plus grand soin de s’a­ban­don­ner à la colère, à la tris­tesse, à la galan­te­rie, enfin à toutes les émo­tions vives. Il doit sur­tout fuir l’i­vro­gne­rie ; car y a-t-il un être dont la vue soit plus trou­blée que cet idiot qui trans­for­mait Diane en gre­nouille : Dia­nam in ranam ! »

Anecdote sur un correcteur trop investi dans son travail

Page de titre de "Correctorum in Typographiis eruditorum centuria" de Conrad Zeltner, 1615
Page de titre du livre de Conrad Zelt­ner, 1716.

N’est-il pas vrai qu’en écou­tant ces bons conseils on est ten­té de paro­dier le mot de Figa­ro ? Aux ver­tus, en effet, que le doc­teur Horn­schuch exige de ses confrères, com­bien trou­ve­rait-on d’im­pri­meurs, aujourd’­hui, dignes d’être cor­rec­teurs ?… Je sais bien qu’en me dérou­lant la glo­rieuse liste des cent cor­rec­teurs illus­trés par Conrad Zelt­ner9, l’ex­cellent Ger­main dirait, s’il pou­vait me répondre, que cette noble pro­fes­sion était embras­sée autre­fois avec un enthou­siasme qui ren­dait la pra­tique de toutes les ver­tus plus facile et tous les sacri­fices légers. Et il ne man­que­rait pas de me citer, après ce Kilian, qu’on vit si déli­cieu­se­ment occu­pé pen­dant un demi-siècle à la cor­rec­tion des épreuves, le trait de Fré­dé­ric Morel10, petit-neveu de Robert Estienne, qui cor­ri­geait, à ce qu’il parait, une tierce, lors­qu’on vint l’a­ver­tir que sa femme allait fort mal.
« Un moment, » dit-il à la ser­vante.
Ce moment fut si long que le méde­cin crut devoir se rendre lui-même dans son cabi­net pour lui dire de se hâter s’il vou­lait voir encore sa femme vivante.
« Je n’ai plus, répon­dit-il, que deux mots à écrire. »
Quelques ins­tants après, on frap­pa à la porte du cabi­net : mais, cette fois, c’é­tait l’homme de Dieu qui venait lui annon­cer que l’in­for­tu­née était morte.
« J’en suis mar­ri, reprit-il tran­quille­ment en se remet­tant à son épreuve, c’é­tait une bonne femme ! »

À ce trait his­to­rique, les six frères Duval pro­tes­tèrent à la fois par un cri d’in­cré­du­li­té.
— Vous dou­tez de ce fana­tisme ?
— Oui, c’est impos­sible ! crièrent-ils. comme on fait dans l’Ariége, c’est-à-dire à tue-tête.
— Ah ! vrai­ment ? Et que diriez-vous si je trou­vais l’é­qui­valent, sans remon­ter plus haut que la fin du der­nier siècle ?
— C’est impossible.

“Un homme dont je suis fier” ou le travail avant tout (bis)

— Écou­tez donc : En l’an de grâce 1773, le salon d’An­toine Stoupe11, suc­ces­seur de Le Bre­ton12, impri­meur ordi­naire du Roi, était brillam­ment illu­mi­né. Le maître impri­meur, comme se qua­li­fiaient modes­te­ment les typo­graphes de ce siècle, avait vou­lu célé­brer chez lui la noce de son cor­rec­teur Charles Cra­pe­let13. La mariée était si belle, avec sa robe blanche et sa guir­lande dont les paillettes étin­ce­laient aux lumières sur sa tête pou­drée avec art, ses yeux bleus se bais­saient avec une can­deur si douce, que toutes les femmes se mor­daient les lèvres de dépit, tan­dis qu’en revanche tous les hommes féli­ci­taient l’heu­reux époux. Celui-ci, à la stu­pé­fac­tion géné­rale, parais­sait rêveur, morose, contraint, et ses regards se por­taient plu­tôt sur la pen­dule que sur sa nou­velle com­pagne. Cette pré­oc­cu­pa­tion n’a­vait échap­pé à aucun des convives, mais trois per­sonnes sem­blaient l’é­pier sur­tout avec un inté­rêt par­ti­cu­lier : c’é­tait le maître impri­meur, la mariée et une vieille tante de cette der­nière, qui, tout en fei­gnant de regar­der les grands per­son­nages verts et jaunes de la tapis­se­rie de laine, ne per­dait pas un seul des mou­ve­ments du jeune époux. À mesure que l’heure avan­çait, elle voyait avec effroi son front se rem­bru­nir. Minuit sonne enfin ; il n’y tient plus, et sort pré­ci­pi­tam­ment du salon. Or, jugez main­te­nant de l’é­moi des convives, du déses­poir de la mariée, quand on ne le vit pas reparaître.

Tous les yeux se tour­nèrent vers Stoupe qui, rayon­nant de joie, aspi­rait de longues prises de tabac et regar­dait la place vide d’un air de triomphe.
Le père de la mariée lui deman­da bien­tôt le motif de cette étrange dis­pa­ri­tion.
Pas de réponse.
La vieille tante répé­ta la ques­tion avec aigreur, il ne parut pas avoir enten­du.
Enfin, la mariée s’é­tant jetée à ses pieds tout en larmes, il la rele­va, et lui met­tant au front un bai­ser pater­nel :
— Réjouis-toi, ma fille, lui dit-il avec enthou­siasme, tu as la perle des maris !
— Un homme qui aban­donne sa femme le jour de ses noces ! obser­va aigre­ment la vieille.
— Oui, Madame, répli­qua le maître, trop froid pour s’emporter jamais, trop heu­reux ce soir-là pour s’é­mou­voir de l’an­xié­té géné­rale ; c’est un homme dont je suis fier !
Lorsque l’ai­guille mar­que­ra trois heures, pour­sui­vit-il, Charles ren­tre­ra dans ce salon.
La mariée sou­pi­ra, les parents mur­mu­rèrent, cha­cun des amis fit une remarque tout bas, mais on atten­dit. Comme trois heures son­naient, le marié ren­tra effec­ti­ve­ment, ain­si que l’a­vait annon­cé Stoupe.
— D’où venez-vous ?… fut le cri qui sor­tit de toutes les bouches.
Je viens de cor­ri­ger des épreuves atten­dues par les impri­meurs, dit-il en regar­dant ten­dre­ment sa jeune femme, qui dut être jalouse, à ce moment, de la typographie.

— Et vous garan­tis­sez l’a­nec­dote ?
— Oui, Mes­sieurs, m’é­criai-je avec l’as­su­rance de Stoupe, car le propre fils du héros, C.-A. [sic, Georges-Adrien] Cra­pe­let, défunt mon col­lègue à la Socié­té impé­riale des anti­quaires de France, m’a racon­té vingt fois le fait dans les mêmes termes, et, non content de l’a­voir dit à tout le monde, il l’a impri­mé sur vélin dans ses Études typo­gra­phiques14, ouvrage aus­si mau­vais d’ailleurs que riche en curieuses recherches.
— Je n’en doute pas le moins du monde, pour mon compte, me dit alors le bon Duval, mais il me semble que cette digres­sion vous éloigne du but.
— Elle m’y ramène au contraire. Ce même Charles Cra­pe­let, dont il était ques­tion tout à l’heure, ayant remar­qué que, dans la pre­mière feuille d’un Télé­maque auquel il don­nait tous ses soins, on avait impri­mé Pélé­nope pour Péné­lope, faillit atten­ter à ses jours. » (p. 56-64)

De Lord Byron à… Érasme

Il résulte de ces erreurs de cor­rec­tion des récri­mi­na­tions amères et assez bien fon­dées, quel­que­fois, de la part des auteurs. « La moindre faute de typo­gra­phie me tue, écri­vait Byron15 à son édi­teur ; cor­ri­gez, je vous en conjure, si vous tenez à ne pas me voir me cou­per la gorge. Ah ! je vou­drais que le com­po­si­teur fût atta­ché sur un che­val et acco­lé à un vampire ! »

Érasme par Holbein le jeune, 1523.
Érasme (1466?-1566) par Hol­bein le jeune, en 1523.

Ces malé­dic­tions, que les com­po­si­teurs et les cor­rec­teurs lui ren­daient au cen­tuple, car son écri­ture était si mau­vaise qu’il ne pou­vait par­ve­nir à la déchif­frer lui-même, l’illustre auteur de Child-Harold16 ne les eût point lan­cées contre les ouvriers de Mur­ray17 s’il avait pris la peine de sur­veiller per­son­nel­le­ment l’im­pres­sion de ses œuvres. Il en était ain­si autre­fois. Érasme ne rou­git pas de se faire le cor­rec­teur de ses propres ouvrages, chez Alde l’an­cien ; et au com­men­ce­ment de ce siècle on vit le car­di­nal Mau­ry18 suivre page à page, ligne à ligne, et en quelque sorte mot à mot, l’im­pres­sion de son Essai sur l’Éloquence de la chaire.

Il ne se pas­sait pas deux jours, dit l’au­teur des Études typo­gra­phiques, sans qu’il vînt à l’im­pri­me­rie, mon­tant rapi­de­ment les quatre étages, pré­cé­dé et sui­vi d’un laquais en livrée. Il était habi­tuel­le­ment en longue sou­tane vio­lette, avec petit camail en des­sous rouge, quel­que­fois en petit man­teau. Il allait dis­crè­te­ment se pla­cer dans le rang de son com­po­si­teur, et là, il lui don­nait toutes les expli­ca­tions néces­saires sur les cor­rec­tions, ou plu­tôt sur la rédac­tion nou­velle du texte, qui a eu jus­qu’à dix ou douze épreuves par feuille.

— Tout cela, fit remar­quer M. Duval, qui ne per­dait jamais l’oc­ca­sion d’é­mettre une opi­nion juste, tout cela dut prendre beau­coup de temps !
— Deux ans, de 1808 à 1810. […] » (p. 65-67)


Mary-Lafon [Mary-Lafon, Jean-Ber­nard, 1812-1884], His­toire d’un livre, Paris, Par­man­tier, 1857, 132 p.

Pour d’autres textes his­to­riques, consul­ter la liste des articles.

Une mention peu flatteuse du métier de correcteur, 1690

extrait des mémoires du marquis de Beauvau, 1690
Extrait de l’A­ver­tis­se­ment de l’é­di­teur aux Mémoires du mar­quis de Beau­vau (1690).

Je retrans­cris tel quel (dans l’or­tho­graphe de l’é­poque) un texte tiré des Mémoires (post­humes) du mar­quis de Beau­vau (1610?-1684), gou­ver­neur de Charles V de Lor­raine. Dans son « Aver­tis­se­ment », l’é­di­teur évoque les risques de contre­fa­çon de cet ouvrage, qui a déjà connu d’autres édi­tions, dont « une copie subrep­tice, pleine de fautes, & presque inin­tel­li­gible », et se montre, au pas­sage, peu tendre avec les cor­rec­teurs de son temps. 

Je donne quelques infor­ma­tions sur l’au­teur que j’ai trou­vées sur le site d’un libraire d’an­cien :

Après avoir pris part, en 1633, à l’expédition des Lor­rains en Alsace ; Hen­ri de Beau­vau finit par quit­ter la Lor­raine où la situa­tion était inte­nable à cause des guerres et se ren­dit à Vienne, où le duc Fran­çois de Lor­raine le char­gea de l’éducation des princes Fer­di­nand et Charles, ses enfants. Il les sui­vit en Flandres, puis en France et enfin se retrou­va en Lor­raine en 1662, fut appe­lé en Bavière en 1668 pour être char­gé de l’éducation du Prince élec­teur. Il ne revint en Lor­raine qu’en 1680 et y mou­rut en 1684. Dans son ouvrage il se montre très ins­truit des affaires de son temps.

« Pour cor­ri­ger tout, il auroit falu faire une nou­velle His­toire sur les Memoires de M. de Beau­vau. Mais outre qu’on n’avoit pas le temps de s’attacher à cela, on appre­hen­doit que pen­dant qu’on seroit occu­pé à ce tra­vail, quelque autre ne fit impri­mer ces Mémoires, & ne les rem­plit de nou­velles fautes, comme c’est l’ordinaire. On ne sçait que trop les rai­sons que nous avions de craindre cet acci­dent, & que la plû­part des Cor­rec­teurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si neces­saire & si utile, n’a rien qui attire les per­sonnes d’esprit. On n’y acquiert ni du bien ni de l’honneur, & cepen­dant il est extré­me­ment penible. Le carac­tére des Auteurs est ordi­nai­re­ment assez dif­fi­cile à lire, les Copistes n’entendent point l’Ortographe, les Impri­meurs ne sçavent pas le plus sou­vent la Langue des Livres sur les­quels ils tra­vaillent : de sorte que quand les Cor­rec­teurs sont igno­rans, il est presque impos­sible que les pre­miéres édi­tions des Livres ne soient pleines de fautes, & que les secondes qu’on fait en l’absence des Auteurs n’en ayent encore plus. C’est une chose qui a déjà furieu­se­ment décrié les impres­sions de Hol­lande, & qui ache­ve­ra de les perdre si l’on n’y prend garde ; je veux dire l’avarice sor­dide des Libraires, qui les empêche de trou­ver de bons Ouvriers, parce qu’elle les empêche de les payer. Il est vrai que les Païs Etran­gers com­mencent à ne faire guére mieux ; & il nous vient tous les jours des Livres d’Allemagne & de Paris aus­si peu cor­rects que ceux de Hol­lande. Si les choses vont à ce train, il n’en fau­dra pas davan­tage pour rame­ner la bar­ba­rie & l’ignorance dans nôtre siécle. »

« Aver­tis­se­ment », in Hen­ri de Beau­vau, Mémoires du mar­quis de Beau­vau, pour ser­vir à l’his­toire de Charles IV, duc de Lor­raine et de Bar, Cologne, Pierre Mar­teau, 1690, non paginé.

Pour d’autres docu­ments his­to­riques, consul­ter la liste des articles.

Être correcteur dans la presse quotidienne, 1964

Couverture de "La Presse quotidienne", 1964

Nico­las Fau­cier (1900-1992), mili­tant anar­cho-syn­di­ca­liste, exer­ça pério­di­que­ment le métier de cor­rec­teur des années trente à soixante, notam­ment au Jour­nal offi­ciel1. Dans son livre La Presse quo­ti­dienne, publié en 1964, il évoque sur trois pages2 « ce mécon­nu du grand public, mais qui n’en est pas moins un auxi­liaire indis­pen­sable à la bonne tenue ortho­gra­phique du journal ».

Photo de Nicolas Faucier
Nico­las Fau­cier. DR.

Pour être un bon cor­rec­teur, pré­cise d’emblée notre ancien confrère, il ne suf­fit pas de « poss[éder] à fond toutes les sub­ti­li­tés de la langue », il faut aus­si une « atten­tion sou­te­nue » […] « pour détec­ter toutes les erreurs gram­ma­ti­cales et aus­si typographiques ».

« Des connaissances précises sur tout »

On exige du cor­rec­teur qu’il ait « des connais­sances pré­cises sur tout » et il doit être doué d’«une mémoire par­ti­cu­liè­re­ment active » […] « de manière à ne jamais hési­ter et ne pas être obli­gé de recou­rir à chaque ins­tant au dic­tion­naire pour cor­ri­ger les irré­gu­la­ri­tés ou répondre à la ques­tion posée par le typo ou le rédac­teur en chef sur un pro­blème gram­ma­ti­cal par­fois épi­neux ».

Moi qui suis habi­tué, dans les manuels de typo­gra­phie du xixe siècle, à voir men­tion­ner, en tête des connais­sances requises du cor­rec­teur, le latin, le grec, le droit ou les sciences, c’est en sou­riant que j’ai décou­vert cette adap­ta­tion à la presse quo­ti­dienne des années soixante, d’au­tant plus valable aujourd’­hui : « Un bon cor­rec­teur doit […] pos­sé­der des rudi­ments des langues étran­gères les plus usuelles et aus­si d’argot. Il doit connaître l’orthographe exacte du nom de la der­nière vedette du ciné­ma, du sport ou de la lit­té­ra­ture, le titre du roman ou du film en vogue, etc. »

« Le travail en équipe »

Fau­cier évoque aus­si « le tra­vail en équipe [qui] per­met de mettre en com­mun le savoir de cha­cun », ce que, dans le jar­gon du métier, on nomme « l’appel au cassetin ». 

Il faut connaître les dis­cus­sions sou­vent pas­sion­nées qui s’instaurent entre eux sur cer­taines par­ti­cu­la­ri­tés de la langue fran­çaise pour com­prendre les scru­pules qui assaillent par­fois les cor­rec­teurs appe­lés à se pro­non­cer soit sur l’éternel pro­blème des par­ti­cipes, soit sur la for­ma­tion des mots com­po­sés, si bizar­re­ment accou­plés, les phrases boi­teuses, les cou­pures en fin de ligne, les néo­lo­gismes qui pénètrent de plus en plus notre lan­gage avec les décou­vertes scien­ti­fiques, le sport, etc., mélanges d’expressions et de termes emprun­tés à toutes les langues. 

Hélas, se lamente-t-il, mal­gré les com­pé­tences et la conscience pro­fes­sion­nelle du cor­rec­teur, « on ne lui sait aucun gré de sa vigilance ». 

Le rédac­teur en chef, qui voit la sor­tie du jour­nal retar­dée par ses cor­rec­tions jugées quel­que­fois intem­pes­tives, le typo qui peste contre le « vir­gu­lard » qui lui com­plique l’existence par ses « chi­noi­se­ries », l’attendent au tour­nant. 
Et les cri­tiques ne lui man­que­ront pas si, par mégarde, la coquille sour­noise échappe à sa sol­li­ci­tude. […] 
Cette odieuse coquille, qui s’est insi­nuée hypo­cri­te­ment au milieu d’un mot, et par­fois dans un gros titre, s’étale alors à tous les regards, nar­guant l’impuissance du cor­rec­teur ridi­cu­li­sé, bafoué, humi­lié par ses « enne­mis héré­di­taires »: le rédac­teur — oublieux des bévues qu’il lui épargne et qui ne se fait pas faute de le blâ­mer sévè­re­ment ; le typo qui se venge en bla­guant — pas tou­jours avec bien­veillance — le pauvre cor­rec­teur expo­sé alors à broyer du noir si l’expérience ne l’a pas encore cuirassé… 

Mais l’au­teur ter­mine sur une note posi­tive : « Les erreurs que l’on peut qua­li­fier de « monu­men­tales » — et qui ne lui sont pas toutes impu­tables — sont plus rares qu’on ne le pense et ne sau­raient alté­rer en rien l’harmonie et la bonne humeur qui règnent entre tous. » 


Nico­las Fau­cier, La Presse quo­ti­dienne. Ceux qui la font, ceux qui l’inspirent, Paris, Les Édi­tions syn­di­ca­listes, 1964, 343 pages. Cha­pitres : Avant-pro­pos - Vie et struc­ture d’un grand quo­ti­dien - Dans l’im­pri­me­rie de presse - Les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles - De Renau­dot à la presse moderne - Qu’elle était belle la nou­velle presse sous la clan­des­ti­ni­té - Les ser­vices annexes, agences de presse, mes­sa­ge­ries - Pers­pec­tives pour une presse ouvrière - La liber­té de la presse - Les nou­velles tech­niques d’in­for­ma­tion - Les maitres de la presse. Le livre a connu une seconde édi­tion l’an­née suivante.

Le bureau des correcteurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867

Gravure figurant le bureau des correcteurs à l'imprimerie Paul Dupont en 1867

Si les por­traits, lit­té­raires ou ico­no­gra­phiques, de cor­rec­teurs sont rares, les images de leurs locaux de tra­vail le sont plus encore. Aus­si suis-je très heu­reux d’a­voir trou­vé cette gra­vure, qui figure l’a­te­lier de cor­rec­tion chez Paul Dupont, à Cli­chy (Hauts-de-Seine), 12, rue du Bac-d’As­nières, en 1867. 

L’imprimerie connaî­tra son apo­gée dans l’entre-deux guerres avec plus de 1 200 employés. Elle fer­me­ra ses portes à la fin des années 1980 (dif­fé­rentes dates sont mentionnées). 

Paul Dupont écrit : 

« […] nous allons péné­trer dans ces cel­lules silen­cieuses que l’on a pla­cées aus­si loin que pos­sible du bruit des ate­liers. Ceux qui les habitent rem­plissent une fonc­tion bien dif­fi­cile, bien pénible, et cepen­dant peu appré­ciée de ceux mêmes à qui leur concours est indis­pen­sable ; car les auteurs et les com­po­si­teurs ne leur épargnent ni les plaintes ni les reproches, et les rendent trop sou­vent res­pon­sables de leurs propres méfaits. Entrons dans ces chambres de tor­ture qu’on appelle bureaux des cor­rec­teurs.
[…] ces retraites stu­dieuses ne vous font-elles pas […] son­ger à celles où s’écoulait la vie de ces hommes qui, ren­fer­més au fond des cloîtres, étaient seuls, autre­fois, en pos­ses­sion de la science et de la littérature ? » 

Quelles informations en tirer ?

La scène est éclai­rée par la droite : on sup­pose une fenêtre hors champ. Un com­mis ou un appren­ti entre en appor­tant une épreuve. Les cor­rec­teurs tra­vaillent en blouse et portent, pour cer­tains, une calotte. 

Au centre, deux auteurs atta­blés, en redin­gote, dont l’un dis­cute avec un autre homme en blouse, peut-être le prote (ou chef d’atelier). Tout à droite, près de la pen­dule, un autre auteur, debout devant la fenêtre, véri­fie son texte. Les impo­santes biblio­thèques de gauche res­semblent à une réserve d’ouvrages impri­més, des­ti­nés à la vente ou à l’expédition. Dans celle de droite, je devine plu­tôt des archives de l’atelier, éven­tuel­le­ment quelques dic­tion­naires, même si leur pré­sence est alors loin d’être sys­té­ma­tique dans les ate­liers. Noter enfin que ces mes­sieurs écrivent encore à la plume d’oie trem­pée dans un encrier (ces outils n’ont dis­pa­ru qu’à la fin du xixe siècle). Je ne sais pas pour­quoi seuls cer­tains cor­rec­teurs dis­posent d’un pupitre incliné. 

C’est, à ce jour, mon inter­pré­ta­tion de l’image. Je suis ouvert à d’autres suggestions. 

Sor­tie des ouvriers de l’Im­pri­me­rie Paul Dupont, en 1900. Y a-t-il des cor­rec­teurs par­mi eux ? Carte pos­tale sous licence CC BY-NC-SA.

Paul Dupont, Une impri­me­rie en 1867, Paris, Paul Dupont, p. 47, 49 et 58.

☞ Sur des condi­tions de tra­vail beau­coup moins agréables, lire Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’é­preuves, 1861.

Le rôle du correcteur, par Henri Fournier, imprimeur, 1870

Je repro­duis ci-des­sous, in exten­so et ver­ba­tim, le cha­pitre VII (« De la lec­ture des épreuves ») du Trai­té de la typo­gra­phie de l’im­pri­meur Hen­ri Four­nier (1800-1888), ouvrage qui a connu trois édi­tions, en 1825, 1854 et 1870. Les inter­titres et le gras sont, bien sûr, de mon fait, ain­si que la note 4. 

« De toutes les attri­bu­tions de la typo­gra­phie, la lec­ture des épreuves est sans contre­dit celle qui exige les soins les plus atten­tifs ; aus­si la cor­rec­tion qui en résulte consti­tue-t-elle au plus haut point, et dans le sens le plus sérieux, le mérite d’un livre1. Ses autres qua­li­tés, celles qui ont rap­port à sa com­po­si­tion et à son tirage, peuvent être sou­mises à la diver­si­té des goûts et des appré­cia­tions ; mais la valeur qu’il tire de la pure­té de son texte ne sau­rait lui être contes­tée, puisqu’elle repose sur des prin­cipes uni­ver­sel­le­ment recon­nus. La com­po­si­tion et le tirage, plus ou moins satis­fai­sants, n’intéressent le livre qu’au point de vue de la forme ; mais la cor­rec­tion est une ques­tion de fond, et la pre­mière de toutes. La meilleure édi­tion est donc celle qui pré­sente une entière confor­mi­té avec le modèle dont elle est la repro­duc­tion, et qu’en outre elle a su déga­ger des fautes évi­dentes qu’il pou­vait conte­nir. Mais il est mal­heu­reu­se­ment vrai de dire que cette per­fec­tion n’a presque jamais été atteinte par l’imprimerie2, et que le résul­tat de ses soins les plus zélés, les plus atten­tifs, n’a pu être qu’un ache­mi­ne­ment plus ou moins avan­cé vers ce but idéal. Tou­te­fois, si c’est une pré­ten­tion chi­mé­rique que de vou­loir don­ner à un livre une cor­rec­tion irré­pro­chable, si nous sommes condam­nés à déses­pé­rer de la réus­site de nos efforts dans cette voie, fai­sons en sorte qu’on ne puisse impu­ter notre insuc­cès qu’à l’insuffisance de nos facul­tés, et non à notre insou­ciance, non à une incu­rie volon­taire et inex­cu­sable.

Une fonction capitale dans l’imprimerie

Le rôle du cor­rec­teur (tel est le nom qu’on donne au lec­teur d’épreuves) a donc dans l’imprimerie une impor­tance capi­tale. C’est à ses lumières, à son juge­ment, à son atten­tion constam­ment sou­te­nue, nous pour­rions ajou­ter à sa conscience, qu’est confiée une mis­sion dont l’accomplissement exer­ce­ra une influence déci­sive sur la renom­mée d’une édi­tion et des presses qui l’ont pro­duite. Il devra cher­cher à résoudre tous les doutes qui s’élèveront dans son esprit sur tel point d’orthographe ou de ponc­tua­tion, sur telle date, sur tel texte cité, sur tel mot étran­ger, etc. etc., qui se pré­sen­te­ront dans sa lec­ture. D’un autre côté, il devra être très-cir­cons­pect dans les chan­ge­ments qu’il juge­rait utile d’apporter à l’original. S’il se pro­duit en lui quelque hési­ta­tion, il agi­ra pru­dem­ment en se retran­chant der­rière le texte de la copie, comme dans un fort inex­pug­nable, et il pour­ra se tenir pour assu­ré que tel écri­vain lui sau­ra moins de gré de vingt solu­tions heu­reuses qu’il ne lui témoi­gne­ra d’humeur pour une cor­rec­tion inop­por­tune. Il devra donc s’abstenir, à moins qu’on ne lui ait lais­sé toute liber­té à cet égard, de ces modi­fi­ca­tions non-seule­ment de pen­sée, mais même de style, qui l’exposeraient à se heur­ter contre un amour-propre d’auteur, dont la sus­cep­ti­bi­li­té, sou­vent trop vive, est tou­jours res­pec­table. Dans tous les cas, il doit être très-réser­vé, nous le répé­tons, ne rien livrer au hasard, et ne prendre par­ti qu’avec une entière certitude.

« Le zèle s’est bien refroidi »

Les pre­miers impri­meurs, dont une des prin­ci­pales tâches était de remé­dier au tra­vail défec­tueux des scribes, s’adjoignirent pour la cor­rec­tion de leurs épreuves des éru­dits du pre­mier ordre. Il s’agissait de réta­blir, d’après les manus­crits pri­mi­tifs, des textes qui avaient subi de nom­breuses variantes et de notables alté­ra­tions. Les hommes les plus savants de l’époque bri­guèrent sou­vent l’honneur de concou­rir à la publi­ca­tion des livres latins, grecs ou hébreux, que l’imprimerie nais­sante s’occupa de repro­duire. Nous pour­rions citer Josse Bade, Juste Lipse, Sca­li­ger, Casau­bon, Tur­nèbe et beau­coup d’autres. Depuis lors le zèle s’est bien refroi­di, et la pro­fes­sion, en se pro­pa­geant et en deve­nant un métier, a dû recru­ter pour le tra­vail de la cor­rec­tion, soit des typo­graphes, soit des gram­mai­riens ou des huma­nistes ; mais cette savante pléiade de lin­guistes et de phi­lo­logues qui entou­rèrent le ber­ceau de l’imprimerie ne devait plus désor­mais s’associer à ses œuvres.

On n’a plus le temps de corriger correctement !

Ce n’est pas que la typo­gra­phie n’ait ren­con­tré par­fois et ne ren­contre encore des hommes d’élite se vouant avec ardeur à une tâche pénible et qui ne conduit pas à la renom­mée. Mais l’imprimerie, ou, comme on dit aujourd’hui, la presse, se trouve dans des condi­tions qui ne laissent plus au cor­rec­teur le temps néces­saire pour une lec­ture sérieuse. L’activité dévo­rante avec laquelle l’imprimeur est tenu de pro­duire, et qu’il obtient avec la méca­nique, se com­mu­nique à tous les ser­vices de son éta­blis­se­ment trans­for­mé en usine ; force est au com­po­si­teur et au cor­rec­teur de suivre ce mou­ve­ment accé­lé­ré, comme si les facul­tés phy­siques et intel­lec­tuelles de l’homme pou­vaient subir, à l’instar des organes de la machine, l’impulsion de la vapeur. Aus­si, quand on est témoin de la pré­ci­pi­ta­tion avec laquelle s’exécutent main­te­nant les impres­sions, on est sur­pris de ne pas aper­ce­voir encore plus d’erreurs et de bévues qu’il n’en échappe à la lec­ture et à la cor­rec­tion des formes.

Ce que le correcteur doit maîtriser

Le cor­rec­teur doit pos­sé­der la connais­sance imper­tur­bable des prin­cipes de sa langue, celle de la langue latine et au moins quelques élé­ments de la langue grecque. Ce fonds d’instruction lui est rigou­reu­se­ment néces­saire, et la plus longue expé­rience ne pour­rait y sup­pléer que très-impar­fai­te­ment. S’il sait en outre quelques idiomes étran­gers, s’il s’est livré à l’étude de quelque science d’un usage habi­tuel, telle que celle du droit ou des mathé­ma­tiques, il en recueille­ra le fruit ; il se convain­cra, en un mot, que le domaine de ses connais­sances ne sau­rait avoir trop d’étendue3.

De l’importance de connaître la typographie

Par­mi les per­sonnes char­gées de cet emploi il en est qui sont dépour­vues des notions élé­men­taires de la typo­gra­phie, soit qu’elles les consi­dèrent comme acces­soires, soit qu’elles cherchent à se sous­traire aux lon­gueurs et aux dégoûts d’un appren­tis­sage. Quelque riche que soit d’ailleurs la culture de leur esprit, quelque habi­tude qu’elles acquièrent du tra­vail de la cor­rec­tion, ces qua­li­tés rem­pla­ce­ront dif­fi­ci­le­ment en elles la science pra­tique qui leur aura man­qué d’abord.

Si le cor­rec­teur ne s’est exer­cé préa­la­ble­ment à la com­po­si­tion, une foule d’arrangements vicieux et de dis­po­si­tions contraires au goût échap­pe­ront à son inex­pé­rience ; si, au contraire, il s’est fami­lia­ri­sé avec ce tra­vail, il sau­ra faire dis­pa­raître toutes les taches qui défi­gu­re­raient une édi­tion. Ici il rec­ti­fie­ra un espa­ce­ment irré­gu­lier, là il éga­li­se­ra des inter­lignes ; tan­tôt il ramè­ne­ra à leur mesure com­mune des pages longues ou courtes, tan­tôt il pro­po­se­ra telle autre amé­lio­ra­tion que le typo­graphe seul pour­ra conce­voir. Il y a même plus d’un cas où la connais­sance du tirage peut don­ner lieu à d’utiles modi­fi­ca­tions. Ce n’est donc que la pos­ses­sion de cette double ins­truc­tion qui peut for­mer un cor­rec­teur accompli.

Premières, secondes, tierces

Le pre­mier soin à prendre pour le cor­rec­teur lorsqu’il se met à la lec­ture d’une feuille, c’est de s’assurer de l’exactitude de la signa­ture et des folios, de lire les titres cou­rants, et de véri­fier la réclame4 qu’il a ins­crite sur la copie en ache­vant la lec­ture de la feuille pré­cé­dente : toutes choses qu’il pour­rait perdre de vue s’il ne s’astreignait pas à s’en occu­per de prime abord.

Sui­vant l’usage reçu dans l’imprimerie, les cor­rec­teurs les plus nou­veaux sont char­gés de la lec­ture des pre­mières épreuves, et c’est aux cor­rec­teurs les plus expé­ri­men­tés qu’est confiée celle des secondes ou des bons à tirer, quoique ces attri­bu­tions soient quel­que­fois cumu­lées ou interverties.

Le cor­rec­teur de pre­mières doit s’attacher à pur­ger l’épreuve de toutes les fautes typo­gra­phiques dont la cor­rec­tion incombe aux com­po­si­teurs, et qui, n’étant pas rele­vées par lui, entraî­ne­raient le double incon­vé­nient de pas­ser sous les yeux de l’auteur et de n’être plus cor­ri­gées qu’aux frais du maître impri­meur, alors que le com­po­si­teur aurait été déga­gé de sa res­pon­sa­bi­li­té. Il doit s’attacher scru­pu­leu­se­ment à l’observation de l’unité ortho­gra­phique5, de la ponc­tua­tion, et des règles qui ont pu être spé­cia­le­ment adop­tées quant à l’italique, aux grandes capi­tales, etc., dans l’ouvrage dont il suit la lec­ture. Il doit sur­veiller et sou­te­nir l’attention et l’exactitude du teneur de copie, et si ce rôle était mal rem­pli, mieux vau­drait que le cor­rec­teur lût seul en confé­rant lui-même l’épreuve avec la copie.

C’est au cor­rec­teur de secondes qu’est dévo­lue la tâche plus impor­tante et plus déli­cate de revoir les feuilles en der­nier res­sort ; sa lec­ture est défi­ni­tive, et c’est d’elle que dépend, sous ce rap­port si essen­tiel, la répu­ta­tion de l’édition, et même celle de l’établissement ; car une mai­son peut être jugée sur un seul de ses pro­duits, et non sur leur ensemble. Il doit donc se péné­trer pro­fon­dé­ment des graves consé­quences qui résul­te­raient de son inat­ten­tion. Le cor­rec­teur de secondes est en posi­tion d’exercer avec une uti­li­té très-réelle l’office de cri­tique ; ses obser­va­tions et ses conseils peuvent être très-pro­fi­tables à l’auteur ou à l’éditeur du livre qu’il revoit. C’est à lui de se ren­fer­mer dans les limites d’une sage réserve, et de prou­ver qu’il y aurait injus­tice et ingra­ti­tude à lui appli­quer la sen­tence expri­mée dans le dis­tique suivant :

Erra­ta alte­rius quis­quis cor­rexe­rit, illum
Plus satis invi­diæ, glo­ria nul­la manet6.

Toutes les épreuves d’un ouvrage doivent être lues par le même cor­rec­teur ; et celui-ci devra noter sur un car­net l’orthographe de cer­tains noms propres, ou mots peu usuels, qui seraient sus­cep­tibles de se repré­sen­ter dans le livre. Il est de ces ouvrages, irré­gu­liers et arbi­traires dans leur com­po­si­tion, ceux notam­ment qui sont ran­gés sous la déno­mi­na­tion géné­rique d’ouvrages de ville, dont la cor­rec­tion exige plus par­ti­cu­liè­re­ment des notions spé­ciales de l’art jointes à une cri­tique judi­cieuse de ses opé­ra­tions. Comme le prote est, dans une impri­me­rie, la per­sonne qui doit savoir le mieux appré­cier les divers genres de tra­vaux et l’aptitude des hommes pla­cés sous sa direc­tion, il est bon que toutes les épreuves de cette nature passent sous ses yeux. Cette ins­pec­tion lui four­nit d’ailleurs de fré­quentes occa­sions de juger les ouvriers, de connaître le mérite de leurs œuvres, et les soins ou la négli­gence qu’ils pour­raient y apporter.

Les tierces, ou révi­sions, doivent être confiées à un lec­teur atten­tif ; c’est le der­nier et défi­ni­tif coup d’œil don­né à une feuille avant le tirage. 

Signes de correction

Les cor­rec­tions doivent être pla­cées sur la marge, soit inté­rieure, soit exté­rieure, celle-ci de pré­fé­rence, dans le sens hori­zon­tal des lignes, et les pre­mières tou­jours plus rap­pro­chées de l’impression. Elles sont géné­ra­le­ment indi­quées au moyen d’un trait ver­ti­cal pas­sé sur l’endroit à cor­ri­ger, et répé­té en marge avec la cor­rec­tion à faire. Lorsqu’elles sont en grand nombre sur la même marge, on modi­fie les signes de ren­voi pour les rendre plus dis­tinctes. Quant aux auteurs, ils emploient les indi­ca­tions qui leur conviennent ; toutes sont bonnes, pour­vu qu’elles soient claires, c’est-à-dire appa­rentes et intelligibles.

Cepen­dant, comme il existe des signes de conven­tion adop­tés dans l’imprimerie pour les cor­rec­tions les plus usuelles, et comme ils sont plus connus des ouvriers, nous les avons réunis, afin qu’ils deviennent, s’il est pos­sible, d’un usage géné­ral. Le tableau ci-dess[o]us offre, avec la figure de cha­cun de ces signes, l’exemple du cas auquel il convient d’en faire l’application. »

Four­nier, Hen­ri, Trai­té de la typo­gra­phie, 3e édi­tion cor­ri­gée et aug­men­tée, Tours, Alfred Mame et fils, édi­teurs, 1870, p. 259-268.

☞ Lire aus­si Ce que la PAO a chan­gé au métier de cor­rec­teur.


Les parenthèses encadrant de l’italique doivent-elles être en italique ?

Comme nous allons le voir, les res­sources à la dis­po­si­tion du cor­rec­teur sont contra­dic­toires sur cette ques­tion, ain­si qu’au sujet des cro­chets et des guillemets. 

En ce qui concerne le style des paren­thèses, la règle que j’ai apprise à mes débuts et que j’ai vu lar­ge­ment pra­ti­quer – notam­ment dans la presse et dans les pièces de théâtre – est celle don­née par Louis Gué­ry1 : 

Lorsque tous les mots à l’intérieur de la paren­thèse sont en ita­lique dans un texte en romain, les paren­thèses se com­posent en ita­lique, l’inverse étant vrai : 
➠ Il rou­la sa busse (sic) jusqu’à l’entrée de la cave. 
➠ C’est ce que l’on attend main­te­nant (à suivre).

Lorsque, à l’intérieur de la paren­thèse, des mots sont com­po­sés en romain et d’autres en ita­lique, on com­po­se­ra les deux paren­thèses dans le carac­tère domi­nant :
➠  … (qui devien­dra au fil des ans un sacré rifi­fi).

En aucun cas, on ne com­po­se­ra une paren­thèse en romain et l’autre en italique.

De même, dans le vieux Code typo­gra­phique2, on trou­vait (§§ 54, 55 et 99) les exemples suivants : 

M. Valois — Je suis sur­pris. (Bruit.)
Il attei­gnit enfin le troi­sième étage. (À suivre.)
Nous nous rat­trap­pe­rons (sic).
Quelle hor­reur !… (Elle recule épou­van­tée.)

L’ou­vrage expli­quait cette appa­rente inco­hé­rence comme suit (§ 99, p. 105) : 

Les paren­thèses ren­fer­mant une phrase ou une par­tie de phrase entiè­re­ment en ita­lique peuvent être en ita­lique ou en romain, mais, si le mot ini­tial ou final est en romain, les deux paren­thèses seront obli­ga­toi­re­ment en romain3.

L’é­di­tion de 1997 ajoute, dans une rédac­tion moder­ni­sée (§ 150, p. 137) : « Cette règle est la même pour tout carac­tère d’une famille ou d’un style dif­fé­rent de celui du texte. » On peut en déduire que cela est valable pour le gras, usage que j’ob­serve très rare­ment, mais que recom­mande le Qué­bé­cois Guy Connol­ly sur son site4.

Chez Charles Gou­riou, on peut lire pareille­ment (§ 206, p. 96) :

Les paren­thèses qui encadrent un texte en ita­lique ou en carac­tères gras devraient nor­ma­le­ment5 se com­po­ser dans le même corps6 : 
➠ Par­bleu ! (Il sou­rit.) Regardez. 

Il prend la peine de pré­ci­ser : « Cepen­dant, si cet usage a été régu­liè­re­ment omis, on ne le réta­bli­ra pas à la cor­rec­tion.»

Avis divergents

En effet, cer­tains édi­teurs font un autre choix, celui que pré­co­nise notam­ment la Vitrine lin­guis­tique (Cana­da)7 :

[…] les paren­thèses sont de pré­fé­rence dans la même face8 que la phrase prin­ci­pale et non des mots mis entre paren­thèses. Ain­si, dans les indi­ca­tions aux lec­teurs, les des­crip­tions scé­no­gra­phiques et les jeux de scène, les paren­thèses se com­posent en romain, alors que le reste est en ita­lique. Dans les ren­vois à d’autres sec­tions d’un ouvrage, seul le titre ou mot fai­sant l’objet du ren­voi est en ita­lique ; le reste est en romain, y com­pris les paren­thèses. Quant aux cro­chets, ils res­tent géné­ra­le­ment en romain, que le texte soit en romain ou en ita­lique (notons tou­te­fois que les conven­tions typo­gra­phiques sur les cro­chets ne sont pas uni­formes d’un ouvrage à l’autre).

Pour Jacques Drillon, c’est le seul choix de bon sens (p. 277, § 28) : 

[…] si le début de la paren­thèse est en romain, et la fin en ita­lique, il est impos­sible d’adopter un sys­tème cohé­rent… Tan­dis que si l’on observe la règle qui veut qu’un signe de paren­thèse soit impri­mé dans le corps du texte géné­ral, la dif­fi­cul­té tombe d’elle-même. C’est l’opinion de Jean-Pierre Coli­gnon9 et de nom­breux autres correcteurs […]

Concer­nant l’usage très répan­du dans les jour­naux de mettre les cita­tions en ita­lique, y com­pris les guille­mets qui les encadrent, Drillon a un avis tout aus­si tran­ché (p. 325, § 25) : 

C’est une cou­tume illo­gique, puisque les guille­mets appar­tiennent au dis­cours géné­ral de l’auteur, non à la par­tie entre guillemets. 

J’ai eu un client qui sui­vait l’a­vis de Drillon, mais c’est peu courant. 

Quand le cor­rec­teur est déci­sion­naire de ces choix typo­gra­phiques, il est sans doute plus simple pour lui de lais­ser tous les signes de ponc­tua­tion dans le style prin­ci­pal du texte, qu’il s’agisse des signes iso­lés comme la vir­gule ou des signes allant par paire. Cela évite bien des hésitations. 

Dans les faits, il doit le plus sou­vent se confor­mer à la marche de chaque éditeur. 

J’a­jou­te­rai, cepen­dant, qu’il est pour moi sur­pre­nant qu’au­cune des sources que j’ai consul­tées ne men­tionne la dif­fi­cul­té pra­tique que peut repré­sen­ter, avec cer­taines polices, l’as­so­cia­tion d’un texte en ita­lique et de paren­thèses en romain. Le pro­blème est par­ti­cu­liè­re­ment appa­rent avec le Garamond : 

En Gara­mond, par défaut, la paren­thèse romaine fer­mante entre en conflit avec le texte ita­lique. La paren­thèse ita­lique le touche, ce qu’il vaut mieux cor­ri­ger également.

Il faut alors « jeter un peu de blanc » avant la paren­thèse fer­mante, comme le recom­mande Lacroux (s.v. Paren­thèses).

Dans le logi­ciel InDe­si­gn, avant la paren­thèse ita­lique, j’ai ajou­té 90 d’ap­proche, alors qu’a­vec la paren­thèse romaine, j’ai dû ajou­ter 270, et cela crée un fâcheux espace au pied du f.

Mais, à l’ère de la PAO, rares sont les pro­fes­sion­nels de l’é­di­tion qui se donnent encore la peine de tels réglages manuels…

☞ Lire aus­si La vir­gule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?


Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.