“Parler d’amour”, romance d’un correcteur, 1939

Dans une nou­velle inédite de Lucien Ray, publiée par la revue Ciné­monde, Sté­pan Arkai­le­vitch, amou­reux de Simone, n’ose lui avouer un ter­rible secret : pour sur­vivre, il a dû, un temps, se résoudre à « d’obs­cures besognes de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie ». Mais en lui bat « un cœur affec­tueux et tendre ». Extraits.

photo illustrant la nouvelle "Parler d'amour" dans "Cinémonde" n° 576, novembre 1939
Illus­tra­tion de la nou­velle « Par­ler d’a­mour », dans Ciné­monde, 1939.

Une ten­dresse ardente et sin­cère unis­sait ces deux êtres qui n’a­vaient pas de secret l’un pour l’autre. Une confiance entière et jus­ti­fiée s’é­tait éta­blie entre eux une fois pour toutes.

Pour­tant, en dépit d’une entente par­faite, il y a des sujets que les couples les plus unis pré­fèrent ne pas aborder.

Quel être n’a pas sa tare secrète, sa souf­france cachée qu’il redoute de dévoi­ler même à l’être qu’il aime le mieux au monde et qui pour­tant est capable de com­prendre et de cal­mer sa dou­leur ? Simone en voyant son mari si défait com­prit aus­si­tôt le motif de sa détresse, de son angoisse.

Sté­pan, d’o­ri­gine étran­gère, était arri­vé très jeune à Paris où il avait fait ses études et connu des débuts dif­fi­ciles. Des années durant, il lui avait fal­lu lut­ter pour pour­suivre ses cours, vivre misé­ra­ble­ment d’obs­cures besognes de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie, tra­vaillant la nuit dans une atmo­sphère char­gée de vapeurs plom­bées, au milieu du vacarme des lino­types, du fra­cas des rota­tives.

Sté­pan, avec beau­coup de cou­rage, avait lut­té, lut­té contre la fatigue, contre la faim et contre l’amour.

C’est contre l’a­mour qu’il devait com­battre avec le plus d’o­pi­niâ­tre­té, parce qu’il avait un cœur affec­tueux et tendre, un besoin d’ai­mer invin­cible, une soif de ten­dresse qui le tour­men­tait nuit et jour. Mais il ne se sen­tait pas le droit de lier à son exis­tence pré­caire une autre exis­tence. Pour ne pas suc­com­ber à la ten­ta­tion, il adop­ta une atti­tude néga­tive devant l’a­mour. Il en rit, il le nia, il le raya de sa vie.

Cela dura long­temps ain­si, jus­qu’au jour où il ren­con­tra Simone. Ce jour-là, mal­gré ses théo­ries, il tom­ba éper­du­ment amou­reux et il dut recon­naître que sa tris­tesse en fut toute illu­mi­née. De longs mois, il ado­ra en silence Simone qu’il voyait chaque jour et qui ne se dou­tait pas de la pas­sion qu’elle avait éveillée.

Mais tout finit bien :

Gal­va­ni­sé par cette admi­rable com­pré­hen­sion fémi­nine, il osa sor­tir de son sous-sol empuan­ti. Il s’en­har­dit, lui, le cor­rec­teur, jus­qu’à pro­po­ser des articles et des contes à la rédac­tion, du deuxième étage. Cette ascen­sion était sym­bo­lique. Peu à peu, il sor­tit de l’or­nière, il écri­vit des scé­na­rios. Il réus­sit même à en faire tour­ner un.

Ciné­monde, no 576, novembre 1939.