Je ne compte plus les heures que j’ai passées à chercher des photos de correcteurs au travail (les heures consacrées à ce blog, en général, non plus !). Aussi, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie difficilement communicable. Chacun ses obsessions…
Les iconographes le savent : les images ne sont pas toujours bien référencées. Il faut donc souvent lancer un large filet dans l’espoir de récolter quelques poissons. Dans le cas présent, ce sont les mots-clés « atelier » et « imprimerie » qui m’ont porté chance.
De cette image, je ne sais que ceci : « Atelier de l’imprimerie Simart (Paris, France), imprimant L’Écho de Paris, photographie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »
Mais regardons en détail.
Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une imprimerie parisienne — il s’agit en fait d’une « table métallique (autrefois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’imposition ou les corrections » (TLF). Des feuilles blanches ont été étalées sur la table pour éviter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.
C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du personnage principal qui a tout d’abord attiré mon attention. À quoi ressemble un correcteur au travail, sinon à quelqu’un qui lit avec un crayon ou un stylo à la main ? C’est la difficulté de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manuscrite. Je devine plutôt un secrétaire de rédaction qu’un correcteur. En tout cas, il écrit au crayon malgré la présence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plutôt la marque d’une relecture. La cigarette roulée qui s’éteint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé.
Le personnage de droite, lui, est visiblement en train de relire une épreuve en placard2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retournés. Un crayon est disponible sur la table, à sa droite. Est-il correcteur ou secrétaire de rédaction ? Nous ne le saurons pas. Les deux métiers sont proches.
Le troisième homme lit le journal imprimé. Je ne peux rien en dire de particulier.
Dernier détail, et non des moindres : à l’arrière-plan, la fameuse cage de verre, qui permettait aux correcteurs de s’isoler du bruit des machines. On la voit beaucoup mieux dans le film L’Amour en fuite (1979) de François Truffaut (voir mon article). Georges Simenon en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).
En tout cas, c’est une belle image d’hommes au travail. La BnF offre la possibilité d’en acheter une reproduction ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.
Pour la petite histoire de ce blog, j’avais déniché cette image avant la belle trouvaille de vendredi, mais je n’avais pas encore décidé comment l’exploiter. J’ai finalement estimé qu’elle méritait un article, plutôt que d’attendre l’occasion de l’utiliser comme simple illustration.
Lorsqu’il débute dans la correction de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son journal3 :
« Et il faut bien que je m’avoue, de moi à moi, que j’ignore en effet l’A B C du métier : je ne me rappelle plus tous les signes conventionnels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »
Et, plus loin, le 11 septembre :
« Huit bouches à nourrir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre4, du correcteur… »
En matière de correction, tout un chacun pense aussitôt au stylo rouge, symbole même du métier. Alors pourquoi donc cette insistance sur le crayon bleu ?
L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai rencontrée très récemment. Dans son récit d’une séance de correction avec Baudelaire (voir mon article), Léon Cladel raconte : « […] le sévère correcteur soulignait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ainsi que les gants de peau. »
Voici deux autres mentions du crayon bleu :
Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19025, on peut lire : « […] à un certain endroit, le correcteur avait tracé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remarqua Renan. — Que ce passage est absolument inintelligible pour moi. »
Et, la même année, dans un article expliquant la fabrication d’un journal6 : « La copie est relue, prête à passer à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indiquer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels caractères cet article doit être composé. »
Après enquête, il apparaît que divers usages de cette couleur ont coexisté dans l’imprimerie : suppressions, annotations, indications typographiques ou autres.
Le Guichet du savoir (Bibliothèque municipale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui disparu, qui expliquait :
« Un code couleur s’est instauré entre éditeurs et auteurs. Le rouge (utilisé également par les enseignants dans les corrections de copies d’élèves) est une couleur qui ressort du texte et se remarque. Elle indique à l’auteur les paragraphes à réécrire complètement. Tandis que le bleu, plus discret, sera utilisé pour la mise en forme à destination des imprimeurs. »
À tel point que les fabricants ont inventé le crayon bicolore, « d’un côté vermillon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.
Le Guichet du savoir écrit encore : « […] ce crayon daterait du xixe siècle. L’ouvrage intitulé L’Art d’écrire un livre, de l’imprimer, et de le publier d’Eugène Mouton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est précieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens opposé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à supprimer ; rouge et bleu, à modifier, etc.” »
Le blog Pencil Talk (en anglais) consacre de belles pages, richement illustrées, à ces crayons bicolores à travers le monde. Ils sont aussi appelés « crayons télévision », sans doute parce qu’ils servent dans les plannings d’organisation du travail (Wikipédia).
Pour les correcteurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était surtout employé pour des annotations (à distinguer des corrections) ou pour des suppressions.
Usage qui n’avait apparemment rien de systématique, puisque, dans son essai Le Correcteur Typographe (1924), L.-E. Brossard, quand il mentionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indications doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».
Cela me fait penser au « crayon bleu de la censure », expression née vers 1860 et qu’on rencontre encore parfois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu7 —, et à laquelle je reviendrai peut-être dans un prochain billet. Elle existe aussi en anglais, où to blue-pencil, littéralement « passer au crayon bleu », c’est « corriger » ou « censurer » (Larousse anglais-français).
« L’usage du crayon bleu [dans l’édition et la presse] se raréfie ; la publication assistée par ordinateur permet un système de gestion de versions sans passer par l’imprimé », précise Wikipédia.
PS — Une consœur suisse m’informe que dans le Guide du typographe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de préparation, de couleur bleue » (p. 15) sont toujours opposés au « rouge pour la correction des épreuves (p. 18). Merci Catherine.
Paul Bodier (1875-1946), grand défenseur du spiritisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trouvé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du passé (éd. Paul Leymarie, 1936 ; rééd. numérique Ink Book, 2012), où figure la description du métier de correcteur la plus noire qu’il m’ait été donné de lire à ce jour. Une vision romancée, chargée d’effets, mais qui rejoint pour l’essentiel d’autres sources d’information qu’on peut lire sur ce blog8. (Le dernier paragraphe est, lui, représentatif de la misogynie de l’époque, hélas.)
Dans sa préface, René Kopp (auteur d’une Introduction générale à l’étude des sciences occultes, chez le même éditeur, en 1930) résume ainsi le roman : « L’action se déroule autour d’une amitié entre deux hommes différents par la situation, le genre de vie, les épreuves, le travail et les idées, mais unis par la droiture. L’un, celui qui a souffert, le salarié, le damné de la vie, lève progressivement le voile des mystères à l’autre, celui qui n’a pas souffert, l’aristocrate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tantôt dorant les somptuosités d’un lieu bourgeois, tantôt éclairant la tranchée meurtrière, tantôt venant illuminer une villa charmante des environs de Paris, jusqu’au zénith de la certitude. »
Le « damné de la vie » est donc le correcteur… Lançons-nous.
« Écœuré de la littérature et de ses pontifes, il [Roger Danis] s’était tourné vers une profession un peu obscure, mais qui lui paraissait cependant supportable. II s’était fait correcteur d’imprimerie.
« Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons imprimeurs pour tout ce qui ressortait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamentable de la plupart des ouvriers, ne possédant qu’une instruction à peine élémentaire et avec quelques hommes égarés dans ce monde bigarré il subissait chaque jour la promiscuité désolante d’exploiteurs éhontés et la bêtise avilissante du milieu dans lequel il lui fallait vivre pour subsister.
« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétribué, plus mal considéré que celui de correcteur d’imprimerie.
« Dans la région parisienne, tout particulièrement, le correcteur d’imprimerie est un paria9. Les directeurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, malhonnêtes le plus souvent. Ils rançonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun souci d’équité. La sottise dont ils font preuve, en toutes circonstances, n’a d’égale que leur insuffisance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.
« La plupart des imprimeries parisiennes sont des foyers de pestilence où règne la tuberculose et où les rats innombrables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Travail ne fait que de rares et courtes apparitions dans ces lieux impurs et presque toujours ses insignifiants représentants se contentent d’une courte visite aux maîtres imprimeurs, en leur serrant la main.
« Ces politesses entretiennent sans doute l’amitié et plus certainement encore une affreuse routine, mais pendant ce temps-là un personnel intéressant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans certaines grandes imprimeries où se font des journaux de droit, ô ironie, les ouvriers n’ont pas même de vestiaires suffisants, mais les directeurs ont un château dans quelque riante province et un bureau décent et soigneusement balayé. La vie et la santé des malheureux qui besognent dans ces maisons sinistres ne comptent pas, car il est extrêmement facile de remplacer la main-d’œuvre, perpétuellement alimentée par les forçats de la faim.
« Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles et il est impossible de trouver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aussi peu soucieux de l’hygiène, de la santé et de la vie de leurs ouvriers. Les correcteurs sont toujours placés dans les coins les plus encombrés. Ils travaillent le plus souvent dans le bruit des machines linotypes et près des typos chargés de la mise en pages. Coups de marteau sur les formes, cris sauvages de quelques brutes, plaisanteries lourdes et stupides, les malheureux doivent corriger au milieu de ce vacarme assourdissant, dans une atmosphère lourde, empuantie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creusets des linotypes, trop heureux s’ils n’ont pas une copie imbécile à lire et par-dessus le marché à rectifier. Écritures illisibles, fautes de français et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décousu, ridicule, etc., il leur faut tout supporter. Malheur à eux s’ils laissent passer une coquille, s’ils oublient de signaler une erreur du client toujours prêt à réclamer et que le patron obséquieux écoute avec complaisance.
« Les correcteurs doivent tout subir. Méprisés des patrons qui les considèrent comme des intrus qui viennent augmenter les frais généraux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordinaires qui ne leur pardonnent pas leur érudition. Ils doivent courber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires avanies, accepter placidement tous les ennuis, toutes les sottises, toutes les méchancetés et lire sans s’arrêter, car il leur faut produire et donner leurs épreuves corrigées le plus rapidement possible, sans avoir une défaillance, sans cesser de travailler, sans aucune trêve. Le métier de correcteur est le plus triste des métiers, le plus fatigant des labeurs. Le cerveau, les yeux s’usent vite à ce travail ingrat et l’on pourrait rappeler l’anecdote suivante : Une jeune fille annonçait à une dame qu’elle était fiancée avec un correcteur. « Ah ! Ma pauvre, moi aussi j’ai épousé un correcteur, mais il est devenu fou, dit la dame en joignant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »
« Toutefois, il faut aussi reconnaître que la corporation des correcteurs d’imprimerie ne brille pas par les qualités qui doivent distinguer les véritables intellectuels.
« Certes, il y a parmi eux des sujets de grande valeur, mais il y a également un ramassis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la société10.
« Ajoutons que l’élément féminin, passif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, surcharger une profession déjà très encombrée et nous aurons le tableau exact d’une corporation odieusement sacrifiée et abominablement exploitée par quelques cyniques malfaiteurs de la pensée. »
Suivent des considérations tout aussi impitoyables sur « l’Imprimerie, avec un grand I » et « l’Édition, avec un grand E », « ces deux puissances [… qui] savent admirablement s’entendre pour empoisonner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aussi avec un grand P ». « L’Imprimerie, l’Édition, la Presse, sinistre et diabolique Trinité créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideusement enlacées au temps de leurs amours, toutes les fripouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques individus qui forment la haute et basse pègre et la société moderne en décomposition. »
Monté à Paris, un jeune auteur, sans le sou, désespère de trouver du travail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédacteur en chef de Marie-Marie, le grand hebdomadaire féminin », qui le recommande à un certain Marcel, « directeur littéraire des Éditions Bâché-Fourasson ». En même temps que la nature du travail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.
« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ? — J’ai écrit quelques nouvelles, répondit Sébastien. Lapostat leva la main, d’un air blasé : — Normal, à vingt ans, plus une tragédie en vers, plus un traité de philosophie. Et on lit l’Express pour achever d’avoir l’air d’un monsieur très intelligent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à monter à cheval, qu’à le lui désapprendre pour le lui réapprendre. Vous voyez ce que je veux dire ? — Oui, monsieur ! — J’espère que vous n’avez pas de diplômes ? — Je suis licencié ès lettres. — Tâchez de l’oublier. Savez-vous taper à la machine ? — Oui, avec trois doigts, monsieur ! — Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écrivains ! Quand voulez-vous commencer ? — Commencer quoi ? — Louis ne vous a pas dit que je cherchais un correcteur-metteur au point ? — C’est que je ne sais pas exactement en quoi consiste le travail.
« Lapostat tira une grosse bouffée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le plafond. Sans succès. — Voilà ! La maison édite de nombreux récits d’explorateurs que rien ne prédisposait à la littérature. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de partir imberbes, et qui reviennent y faire des conférences une fois que leur barbe leur a bouffé la figure. Ces gars-là sont bien gentils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos amazonien, en général. Remarquez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confondons pas : ceux-là, ce sont des écrivains qui explorent. Pas la même chose.
« Lapostat cracha des bribes de tabac dans un coin et désigna des rangées de titres sur des étagères : — Nous, notre métier, c’est de vendre leur camelote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours11 avant parution. Je n’y suffis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un correcteur, un metteur au point… C’est le mot : metteur au point. Vous allez être le metteur au point. « Il proposa à Sébastien un salaire d’essai, qui lui permettrait de ne pas crever de faim, et de commencer de suite son travail. — Vous avez le pied dans la maison… Pour quelqu’un qui veut devenir auteur, vous commencez bien. Simonin, lui, a débuté par le taxi.
« Il appela la standardiste, qui faisait également fonction d’huissière, et lui ordonna d’installer Sébastien dans ses nouvelles fonctions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclairé au néon en plein jour, qui sentait vaguement le camphre. — C’est le bureau des correcteurs, dit-elle d’un ton extrêmement fatigué. — Nous sommes plusieurs ? demanda le jeune homme en calculant l’exiguïté du réduit. — Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tellement… « Sur ce bon mot, sans un sourire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allumée dans ses yeux, elle referma la porte. […]
« Sébastien, à l’idée de travailler chaque jour huit heures dans son placard, fut tenté de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pensé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bouton. On ne l’avait pas verrouillée. Si un incendie se déclarait, du moins pourrait-il se sauver. L’envie de crier « Au feu », de franchir précipitamment le vestibule et de plonger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.
« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à cannage, constituait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewriter ». Un premier manuscrit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Bengale. La curiosité l’emporta sur les désirs de fuite. « Il s’assit. »
Manuel de Cuebbas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Éditions de Paris, 1957, p. 42-45.
Le 12 février 1940, dans le quotidien Le Temps, le journaliste et écrivain Émile Henriot rend hommage à son ami Louis Ganderax (1855-1940), ancien directeur de la Revue de Paris et fin correcteur.
Un correcteur
« Un homme vient de mourir, aussi discret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’était en sage chastement retiré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a passé inaperçu, alors qu’en d’autres temps sa nécrologie aurait fait longuement florès dans les gazettes littéraires. Précisément à cause de la guerre, où toutes les valeurs françaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut donner le souvenir de l’amitié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écrivains durent beaucoup, qui s’appelait Louis Ganderax.
« Quand on aura dit, d’abord, qu’il fut l’exécuteur testamentaire d’Henri Meilhac — le Meilhac de la Vie parisienne et de Froufrou, avec lequel il avait même collaboré et fait représenter Pépa sur la scène du Théâtre-Français, — on aura situé dans le temps ce charmant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la production littéraire de cet âge sera un peu plus difficile, car, bien qu’il ait assez écrit, Ganderax ne faisait guère figure de producteur. D’anciens lecteurs de la Revue des Deux Mondes se souviennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’années, la rubrique de la critique dramatique avec autant de goût que d’autorité, et qu’il l’abandonna un jour (en 1888, soyons précis) pour une raison qui paraîtra aujourd’hui extraordinaire. C’est qu’à cette date Ganderax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et critique, et décida que le fait d’être lui-même appelé à être jugé lui ôtait toute qualité pour juger autrui. On avait de ces scrupules autrefois. Celui-ci suffira pour faire apprécier le galant homme.
« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »
« Son mérite est autre, pourtant. Louis Ganderax était devenu, dans les années 90, directeur de la Revue de Paris. Il n’y écrivit point, que je sache, pas plus que Buloz et Vallette, ces deux autres grands directeurs de revue, n’écrivirent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mercure. Le rôle de directeur d’un important périodique littéraire est ailleurs que dans la production littéraire personnelle. Il consiste à chercher les talents pour les imposer au public, à les exciter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Ganderax fut incomparable. Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière, et ce qu’il accomplit, dans ses quinze ou vingt ans de direction, à la Revue de Paris, dont il fit la maison de France, de Loti, de Lemaître, de Barrès, d’Abel Hermant, d’Henri de Régnier, de Boylesve, de d’Annunzio, de Gérard d’Houville et de la comtesse de Noailles, sans compter de plus jeunes débutants, porte témoignage de son discernement et de son goût. Mais ce goût ne l’incitait pas seulement à choisir ; il sut en outre le mettre au service de ceux mêmes qu’il avait choisis ; et les plus illustres, et les plus accomplis même dans leur art, il fut pour eux, dans la coulisse, le collaborateur le plus actif, le plus désintéressé, le plus vigilant, en s’instituant leur correcteur. Car aucun de ceux qu’il avait acceptés dans son équipe ne recevait jamais la moindre épreuve d’imprimerie de la Revue, qu’il s’agît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le premier état (on appelle cela un placard), criblée, constellée, zébrée, rayée en tous sens de soulignures, de points d’interrogation, de renvois et de corrections proposées, toutes fondées sur l’euphonie, la propriété des termes, la justesse du sens, la grammaire, l’horreur des répétitions de mots et de la fréquence des tours, et autres malfaçons d’écriture, qui échappent parfois au plus judicieux écrivain et au plus raffiné styliste…
« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »
« Ganderax était né correcteur. Il y aurait, pour un bibliophile lettré, une jolie collection à former, des épreuves si voluptueusement corrigées de sa main, parfaites leçons de bien dire. Il portait au génie le don qu’il avait de la correction et l’art d’apercevoir, à quatre pages d’intervalle, une consonance douteuse, une redondance, un doublement d’effet, une identité de timbre ou de couleur. Jusque dans l’intérieur d’un mot ou d’un composé, son œil et son oreille sourcilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sourcilleuse ?) trouvaient un sujet de chagrin ; et je me souviens de la joie lyrique que mettait Mme de Noailles à montrer telle épreuve qu’elle avait reçue du redoutable Ganderax, où il avait souligné plusieurs fois d’une plume indignée ces simples mots Afrique équatoriale dont le « friquequa » lui paraissait intolérable à entendre et seulement à lire. Ganderax aurait, à cet égard, repris le sévère Malherbe lui-même, qui a écrit quelque part « comparable à la flamme », sans s’aviser que « parablalafla » est une horreur pour quiconque a l’oreille délicate et le tympan fin… Il est possible que le scrupuleux Ganderax ait parfois un peu exagéré le sentiment qu’il avait de l’euphonie ; mais si galant homme et si spirituel qu’il était, sans fanatisme d’aucune sorte, il lui suffisait d’avoir signalé à ses auteurs leurs bourdes, pataquès ou cacophonies, et suggéré le synonyme ou l’équivalent ; et il n’obligeait personne à accepter d’autorité les corrections qu’il « proposait ». Il en proposa même un jour, je crois bien, à Anatole France, dont il était l’ami. Et France, qui le tutoyait de longue date, poussa ce jour-là le tutoiement jusqu’à l’énergie militaire, en lui retournant ses épreuves corrigées, avec un deleatur sur les « corrections proposées », accompagnées de cette remarque : « Tu as raison, mais je t’.….. ! » — J’imagine que, pour toute vengeance, Ganderax dut se contenter de mettre un point d’interjection en face de ce verbe incorrect.
« Jeux raffinés, goût délicieux, cas de conscience d’autrefois ! Comme tout cela doit paraître périmé à nos scribouilleurs d’aujourd’hui, qui tiennent l’imparfait du subjonctif pour une pose, et l’accord des temps pour une ridicule convention ! — N’empêche que c’est Louis Ganderax qui avait raison, en mainteneur et juge du meilleur parler de chez nous. Beaucoup de ceux qui ont travaillé avec lui ont gardé un souvenir affectueux et reconnaissant de ses souriantes sévérités. En leur épargnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rappelé ce que c’était que l’art d’écrire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse.
C’est avec une certaine émotion que j’ai découvert cette « photo de famille ». Elle rend leur visage aux membres du 25e congrès de l’Amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de France, à Rennes, le 31 mai 1936, dont le président est alors E. Grenet (successeur de Théotiste Lefèvre12, qui officia jusqu’en 1921, et de A. Geoffrois).
Fondée à Perpignan, en 1897, par Joachim Comet (1856-1921), cette collectivité a connu plusieurs noms13. En 1905, elle « compte […] plus de 500 membres […] [et] a pour but la défense des intérêts professionnels et matériels de ses membres ; c’est une société de secours mutuels, de prévoyance et d’assurance pour le cas d’invalidité et pour la vieillesse14 ». En janvier 1921, elle avait « un effectif de 750 membres environ, dont 300 correcteurs au plus », écrit L.-E. Brossard15.
Concrètement, on sait, par exemple, que le congrès de Toulouse, en 1904, « s’est principalement occupé des offices de placement ; de la division rationnelle de la Société amicale des protes et correcteurs en sections régionales [d’abord au nombre de sept, elles seront quatorze à partir de 1911] ; du contrat d’apprentissage et du concours Delmas16. « Une intéressante question, celle de la “cotisation-décès” en faveur de la famille des membres actifs de la société qui viendraient à mourir, a été résolue dans un sens nettement mutualiste. « Le congrès s’est occupé aussi de la question des retraites et a formulé ses réponses au questionnaire relatif au rapport Taudou17, présenté à Lyon en 190318. »
Des comptes rendus peu informatifs
S’ils sont assez nombreux dans la presse, les comptes rendus des banquets annuels et congrès de correcteurs sont généralement ennuyeux : ils déroulent de longues listes d’intervenants, tout le monde se remercie et se congratule. Sont souvent présents le maire de la ville et quelques conseillers municipaux, un ou plusieurs maîtres imprimeurs locaux, éventuellement un directeur de journal. Dans la presse régionale, on trouve des passages de ce genre :
« Au dessert, le président de la section, M. F. Riou, le visage rayonnant, se lève et se défendant tout d’abord de vouloir faire un discours, salua en excellents termes les dames et les amicalistes présents, puis résuma notre programme de solidarité, de mutualité et de prévoyance sociale. […] Puis, gagné par la chaleur communicative, chacun y alla de sa romance ou de son monologue, et après une sortie familiale vers Saint-Laurent l’on revint trinquer à la santé des présents et… des absents19. »
On a tous les détails de l’organisation des journées ; on sait dans quel bon restaurant tout ce beau monde a déjeuné (mais pas de quoi, hélas !) ; on nous dit que les discours, nombreux, ont été très applaudis, mais on en apprend peu sur les questions débattues. À croire qu’il s’agit surtout de se régaler…
J’ai tout de même appris que le congrès de Saint-Étienne, du 15 mai 1910, « s’est occupé de la situation précaire des correcteurs, souvent moins rétribués que les typos. Une nouvelle intervention aura lieu auprès des syndicats des Maîtres imprimeurs, en les priant de prendre en considération les vœux qui leur seront soumis à nouveau. Ces vœux visent à la fois les salaires, la considération due aux correcteurs, les locaux malsains dans lesquels ils travaillent20. »
Et qu’en 1926, « le Congrès […] a adopté un vœu demandant huit jours de congé payé par an pour les correcteurs et les chefs de service […]21 ». Il faudra attendre encore un peu…
Se fédérer, une nécessité
Dès 1880, dans l’annonce d’un banquet annuel de correcteurs au Palais-Royal (Paris), présidé par Eugène Boutmy22, on peut découvrir le bienfait de telles rencontres :
« L’invitation s’adresse, non-seulement aux membres de la société, mais encore et surtout aux correcteurs qui n’en font pas partie. Les correcteurs n’ont que de rares relations ; ils se connaissent dans une imprimerie, et encore ! La réunion annuelle a pour but de faire connaître, et par conséquent apprécier à tous, la nécessité du groupement23. »
Des sujets abordés lors de ce « superbe banquet [qui] réunissait […] un grand nombre des membres de la Société des correcteurs de Paris », on sait ceci :
« M. E. Massard a insisté sur la nécessité d’établir une solidarité étroite entre les compositeurs et les correcteurs, et manifesté le désir de voir tous les correcteurs se grouper pour faire cesser l’exploitation dont ils sont l’objet. Ces travailleurs salariés ont besoin de leur appui mutuel pour triompher des injustices dont ils sont journellement victimes de la part des maîtres imprimeurs. « Le délégué de la Société typographique a répondu que les compositeurs syndiqués seront prochainement invités à n’accepter dans leurs ateliers que des correcteurs également syndiqués. Le président a pris acte de cette importante déclaration24. […] »
La saveur des “actualités” du passé
Contraint de « couvrir » l’évènement, le rédacteur du journal local tire parfois bravement à la ligne pour remplir ses colonnes. Ainsi, quand les congressistes de Rennes, en 1936, partent visiter le Mont-Saint-Michel, la plume se fait lyrique :
« Les cars roulent, maintenant, sur la digue, entre des sables de traîtrise, et encore frisés de la caresse du flot. Entre Tombelaine et le Mont, une procession lilliputienne, croix d’or, faisant en tête un point lumineux, s’avance. Le Mont-Saint-Michel ! tout le monde descend ! et c’est l’entrée de la caravane par la Bavolle, la Cour du Lion, le boulevard, et enfin cette rampe pittoresque, aux maisons rapprochées, comme à la casbah, avec ses cuivreries de Villedieu, qui sont bien un peu mauresques ! Elles tintin[n]abulent aux échop[p]es, sous le toucher curieux. Les invites sont pressantes, le succès de l’omelette renommée est le secret de chaque hostellerie et de partout on vous promet vue sur la mer, du haut de la terrasse. […]25 »
Pour la bonne bouche, j’ai retenu deux autres passages de ces articles compassés. À lire avec l’intonation des speakers de l’époque.
1904 — « Dimanche, jour de Pâques, la section bordelaise de l’Association amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de province a célébré son banquet annuel, auquel — gracieuse innovation — les dames ajoutaient le charme de leur présence. Comme par le passé, l’hôtel Gobineau justifia sa renommée si légitimement acquise, et ses hôtes, toujours fidèles, trouvèrent le fin menu qui leur fut servi en harmonie avec l’élégance de la table26. »
1907 — « À midi, une surprise attendait les excursionnistes à l’hôtel Bellevue, dont — entre parenthèses — le Vatel se surpassa. […] Delumeau, directeur de la Société vinicole blayaise ; Patrouillet et Brunette, imprimeurs à Blaye, […] prévenaient qu’ils se faisaient représenter à ce dîner intime par d’excellentes caisses de vin vieux. Aussi, quand vint l’instant de déboucher ces vénérables flacons, ce fut un feu croisé de toasts où les remerci[e]ments les plus chaleureux allèrent aux généreux donateurs, aux organisateurs aussi. « Enfin, l’heure sonna du retour, et — après un court et merveilleux voyage — celle, suprême, de la dislocation. Ce fut le seul nuage de ces deux belles journées, — bien vite dissipé par l’espérance de l’au-revoir prochain, au Congrès général de Nantes27. »
Ces folles agapes nous paraissent bien lointaines…
Je reproduis ci-dessous un texte publié en une du quotidien La Démocratie (Paris), le 17 avril 1914, sous le titre de rubrique « Libres propos ».
« S’il est homme critiqué, c’est bien le correcteur, celui qui s’est donné dans sa vie, la très fâcheuse mission de corriger dans une toute petite pièce donnée comme l’on donne une aumône, les inévitables « coquilles » si généreusement distribuées par les typographes. Sa besogne est aride, parfois amère : sous la blanche lumière d’une lampe, il parcourt de ses yeux fatigués des épreuves plus ou moins lisibles ; un doigt de sa main gauche fixé sur la copie de l’auteur, suit la succession ininterrompue des lignes et le fil d’Ariane d’une pensée dont le reflet est parfois rebelle et dont la continuité s’interrompt soudain sous le fâcheux effet d’un quelconque distraction.
« Derrière l’humble personne de ce travailleur modeste, les linotypes chantent leur monotone mélopée : elle n’a rien d’harmonieux cette succession de bruits qui imite à s’y méprendre le cliquetis de fantastiques cisailles qui s’agiteraient dans le vide : une désagréable odeur de plomb fondu s’attarde dans l’atmosphère de l’atelier : les lampes électriques projettent sur les machines et sur les gens le brillant reflet de leur impassible clarté. Obstinément penché sur les placards que le prote transmet avec une désespérante régularité, le correcteur examine soigneusement les lignes rigides, fixe les lettres, surveille une ponctuation capricieuse et veille avec un soin jaloux à ce que rien ne défigure la pensée d’un auteur inconnu.
« Ô l’obscure tâche !
« Les connaissances de ce paria des ateliers de typographie doivent être assez étendues pour qu’elles puissent facilement embrasser tous les domaines de l’intellectualité : un dictionnaire est le compagnon fidèle et discret, le précieux arbitre qui résout tous les conflits entre l’orthodoxie et la syntaxe : la patience est la vertu nécessaire et son rôle est d’autant plus ingrat qu’elle doit s’exercer en des heures de fièvre et de surmenage, alors que la pensée devance avec une inquiétude fébrile une plume trop rétive et trop lente à son gré.
« La monotomie [sic] apparente des heures sombre dans le souci de ne point retarder le labeur des typographes : aussi, est-ce d’un œil bienveillant que le correcteur à ses rares instants de loisirs voit les formes du journal s’emplir : les lignes s’ajoutent aux lignes[,] les paragraphes aux paragraphes, les colonnes aux colonnes : une masse uniformément noire donne à ces heures une de ces joies que des profanes ne soupçonnent point : nous n’aurions jamais cru que le plomb, ce vil et populaire métal, pût éveiller d’aussi douces émotions…
« Dans la solitude de ton bureau, travaille petit correcteur : obstine-toi avec amour sur l’ingrate tâche et songe à ceux qui, le lendemain, liront ce journal sur lequel tes yeux se sont si patiemment attardés : songe à tout cela, songe au bien que pourront faire dans les âmes les lignes corrigées par toi, et dis-toi que ton humble travail a contribué à reproduire avec le plus de fidélité possible, la pensée de ceux qui se sont consacrés au rude apostolat de la plume.
L’avènement de la PAO a provoqué un changement d’époque pour le métier de correcteur. L’article « Correction » de l’Encyclopédie de la chose imprimée du papier à l’écran28 explique bien ce basculement.
Composition : la double saisie
À l’époque du plomb comme lors de l’arrivée de la photocomposition, les matériels utilisés pour la composition étaient d’une utilisation réservée à des personnels longuement et spécialement formés car ces matériels étaient chers, rares, encombrants et d’emploi compliqué. La « saisie » était donc confiée à des professionnels (typographes, linotypistes, clavistes) qui composaient les textes manuscrits confiés par l’auteur… La tâche du correcteur consistait à comparer scrupuleusement la copie originale et l’épreuve pour éviter les bourdons et les doublons, à corriger les fautes d’inattention (coquilles), à contrôler l’observation des règles typographiques (espacements, lézardes…) et la qualité du matériel de composition (lettres abîmées, mélangées, mastics…). Les corrections étaient notées dans les marges de l’épreuve puis exécutées par le même personnel qui avait composé le texte (corrigeage).
PAO : la saisie directe
L’arrivée de la micro-informatique a permis, à partir de 1980, de confier directement aux auteurs, aux écrivains, aux journalistes ou à des dactylographes un matériel de saisie léger, économique, d’utilisation extrêmement simplifiée (comparable à une machine à écrire) et qui produit un fichier informatique directement utilisable pour la mise en page et l’impression. Le correcteur est souvent lui-même équipé d’un micro-ordinateur. Sa tâche de comparaison avec un texte original est supprimée29, mais d’autres sujétions ont été ajoutées à sa tâche. La première, c’est que le professionnel d’imprimerie connaissait bien et appliquait lors de la composition les règles traditionnelles de l’utilisation des italiques, des gras, des lettres supérieures, des espaces spéciales, savait placer les capitales, composer les abréviations, etc., toutes compétences qui ne ressortissent pas de l’éducation du public moyen. Les règles délicates de la langue (accords des participes passés par exemple, emploi des pluriels, traits d’union…) n’échappaient pas non plus à l’opérateur de saisie. L’utilisation d’un micro-ordinateur comme d’une machine à écrire, par un profane sans formation spécialisée, amène également à devoir corriger une bonne partie des signes nécessaires à un français correct (e dans o, c cédille majuscule, capitales accentuées, ligatures, guillemets, puces, tirets…). C’est le correcteur, premier professionnel de la chaîne de fabrication à intervenir après l’auteur, qui est chargé du « nettoyage » du texte, directement lors de la lecture à l’écran, et simultanément de son corrigeage30.
Sens et cohérence du texte
Cette rupture sur le plan technique a cependant laissé intacte la partie la plus intéressante du métier :
[…] la fonction la plus noble de la correction, toutes époques confondues, demeure : vérifier que le texte a du sens ! Une légende placée sous la mauvaise photo, une note absente à l’appel, un nombre erroné, un pavé de texte masqué par un dessin, un chapô ajouté en dernière minute sur la page montée et non relu préalablement… et c’est l’article entier qui perd son sens, quelquefois l’ouvrage entier qui perd tout crédit ! Dans la jungle des fautes humaines, informatiques, mécaniques, le dernier maillon de la chaîne du « prépresse », lors de cet ultime contrôle avant bon à tirer, c’est encore le correcteur (qui prend alors le nom de « réviseur »).
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les déplorables conditions de travail des correcteurs du xve au xixe siècle31. Il semble malheureusement que le problème ait perduré au xxe siècle. Ainsi trouve-t-on en 1973, dans l’ouvrage d’Yves Blondeau Le Syndicat des correcteurs32, le texte suivant :
L’article 3 de l’annexe technique des correcteurs — convention collective de la presse de 1937 — précise « (…) qu’il est désirable que les correcteurs disposent, lorsque cela est possible, dans chaque imprimerie, d’un local indépendant et spacieux, aéré et, autant que possible, éclairé par la lumière du jour et agencé spécialement pour l’exécution du travail ». Le peu de progrès dans ce domaine est affirmé par la nécessité que les correcteurs ont eue de faire insérer, en les reproduisant mot pour mot, ces quelques lignes dans l’annexe technique de la convention collective de la presse de 1959. Un aperçu des conditions de travail réelles des correcteurs est donné par un article de R. Mangeret33 : « Elles sont légion les imprimeries où, dans une atmosphère irrespirable (odeur de plomb en fusion, fumée de cigarettes, poussières voltigeant au moindre déplacement), souvent au milieu de l’atelier, avec le bruit des linotypes, il (le correcteur) ne doit pas avoir la moindre distraction. L’aération, quand par hasard il occupe une petite pièce, est le plus souvent très mauvaise : pas de fenêtre donnant sur l’extérieur, donc pas de possibilité de renouveler l’air vicié. C’est la lumière clignotante qui éclaire son bureau exigu, c’est la couche de poussière gluante qui recouvre tout : murs, tables, armoires, et toute chose qu’on a l’imprudence de laisser quelque temps à la même place. « Depuis ce journal tristement célèbre pour la décrépitude de ses locaux, où l’on a peur de se retrouver soudain au rez-de-chaussée par les trous que dispense généreusement le plancher vermoulu, où les correcteurs travaillent sur des tables bancales, s’asseyent sur des chaises percées (sic) et où les vitres cassées laissent joyeusement filtrer l’air pur du « Croissant34 », tout cela dans la crasse… « Jusqu’à ce grand quotidien où les vasistas à ras du sol s’entrouvrent sur la cour intérieure pour que les gaz d’échappement des nombreuses voitures et motos manœuvrant sans arrêt asphyxient les correcteurs. Local bien trop petit, système d’aération inefficace, saleté régnant en maîtresse… (…) » […] Aux odeurs, au manque d’air, aux poussières, au bruit, à la vétusté des locaux, s’ajoute, aujourd’hui encore, un éclairage déficient, source d’une fatigue supplémentaire pour les correcteurs.
La « cage de verre » décrite par Georges Simenon en 197135 et filmée par François Truffaut en 197936 est représentative de ces locaux exigus. Ni l’espace ni l’éclairage ne semblent, non plus, bien fameux dans le cassetin recréé par Claire Clouzot en 198137.
L’arrivée de la photocomposition (années 1960), de la PAO (1985) et la loi Évin contre le tabagisme (1991) ont assaini l’air, mais pour ce qui est de l’espace, je peux à mon tour témoigner, ces dernières années, avoir plusieurs fois été relégué dans une petite pièce sans fenêtre ou sur un coin de bureau.
Le télétravail présente au moins l’avantage de pouvoir contrôler ses conditions matérielles de travail.