“Les gens qui écrivent aux journaux”, article satirique de 1860

Titre du journal "Le Charivari", 23 octobre 1860

Les gens qui prennent la plume, ano­ny­me­ment ou non, pour se plaindre de leur jour­nal, en par­ti­cu­lier de ses man­que­ments à telle ou telle règle de gram­maire, ce n’est pas une nou­veau­té. Le Cha­ri­va­ri (1832-1937), jour­nal sati­rique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en ima­gi­nant le coup de sang d’un lec­teur, pré­lude à la rédac­tion de sa lettre.

LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.

Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pour­quoi j’éliminerais au pro­fit de la capi­tale de notre beau pays la pro­vince, cette terre pri­vi­lé­giée des maniaques et des ridicules.

Donc, repre­nons et disons avec plus de véri­té : Paris et la pro­vince sont bour­rés d’excentriques. Par­mi cette grande famille aus­si nom­breuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une varié­té assez curieuse à étu­dier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.

Ces agréables mono­manes passent leur temps à ana­ly­ser lettre par lettre, phrase par phrase, ali­néa par ali­néa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.

Et alors, quand le cor­rec­teur a par négli­gence lais­sé pas­ser une vir­gule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expé­dient une bonne lettre ano­nyme qui a la pré­ten­tion de tan­cer ver­te­ment le jour­na­liste pris en fla­grant délit d’erreur grammaticale.

Pour l’instruction des masses, voi­ci à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du cor­res­pon­dant puriste :
— Ah ! s’écrie ledit cor­res­pon­dant avec un cri de joie.
— Qu’est-ce ? fait un domi­no­tier inquiet.
— Encore une faute !
— Aux domi­nos ?
— Non, dans le jour­nal. Ces jour­na­listes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait ren­voyer tous à l’école pour faire un exemple.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Deman­dez-moi ce que celui-ci ne fait pas plu­tôt. On n’a pas idée de sem­blable igno­rance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ?
— Dame ! à dix ans…
— Eh bien, s’il écri­vait l’orthographe de cette façon, je le ferais par­tir pour les colo­nies.
— Vrai­ment.
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écri­vain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mau­vais article par jour, un poète man­qué qui s’enrichit à tra­cer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la gram­maire, c’est révol­tant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gou­ver­ne­ment souffre cela.
— Mais qu’a-t-il donc mis ?
— Com­ment écri­vez-vous pain de sucre ?
P, a, i, n, pain.
— Très bien, pain avec un n. Eh bien, regar­dez, il a mis paim.
— Où ça ?
— Ici, à gauche.
— C’est vrai, il a écrit paim.
— Il y a paim, inoui, inoui [sic] !
— Quels ignares que ces journalistes !

Ici le cor­res­pon­dant montre la feuille à tous les habi­tués, et quand tous ces hono­rables mono­manes se sont convain­cus que pain a pris un m sous la plume du mal­heu­reux fol­li­cu­laire, le Chris­tophe Colomb des coquilles demande d’une voix triom­phante une plume et du papier au gar­çon.
— Qu’allez-vous faire ?
— Lui don­ner gra­tis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me las­se­rai pas de le lui reprocher.

Auteur, cesse d’errer et je cesse d’écrire.

Le Cha­ri­va­ri, 23 octobre 1860.