Une vision lugubre du métier de correcteur, 1936

Paul Bodier
Paul Bodier. Pho­to trou­vée sur Babe­lio. Je n’en garan­tis pas l’authenticité.

Paul Bodier (1875-1946), grand défen­seur du spi­ri­tisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trou­vé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du pas­sé (éd. Paul Ley­ma­rie, 1936 ; rééd. numé­rique Ink Book, 2012), où figure la des­crip­tion du métier de cor­rec­teur la plus noire qu’il m’ait été don­né de lire à ce jour. Une vision roman­cée, char­gée d’ef­fets, mais qui rejoint pour l’es­sen­tiel d’autres sources d’in­for­ma­tion qu’on peut lire sur ce blog1. (Le der­nier para­graphe est, lui, repré­sen­ta­tif de la miso­gy­nie de l’é­poque, hélas.) 

couverture de "Sous les cendres du passé" de Paul Bodier, 1935

Dans sa pré­face, René Kopp (auteur d’une Intro­duc­tion géné­rale à l’é­tude des sciences occultes, chez le même édi­teur, en 1930) résume ain­si le roman : « L’action se déroule autour d’une ami­tié entre deux hommes dif­fé­rents par la situa­tion, le genre de vie, les épreuves, le tra­vail et les idées, mais unis par la droi­ture. L’un, celui qui a souf­fert, le sala­rié, le dam­né de la vie, lève pro­gres­si­ve­ment le voile des mys­tères à l’autre, celui qui n’a pas souf­fert, l’a­ris­to­crate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tan­tôt dorant les somp­tuo­si­tés d’un lieu bour­geois, tan­tôt éclai­rant la tran­chée meur­trière, tan­tôt venant illu­mi­ner une vil­la char­mante des envi­rons de Paris, jus­qu’au zénith de la certitude. »

Le « dam­né de la vie » est donc le cor­rec­teur… Lançons-nous.

« Écœu­ré de la lit­té­ra­ture et de ses pon­tifes, il [Roger Danis] s’était tour­né vers une pro­fes­sion un peu obs­cure, mais qui lui parais­sait cepen­dant sup­por­table. II s’était fait cor­rec­teur d’imprimerie.

« Mais il n’avait pas tar­dé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons impri­meurs pour tout ce qui res­sor­tait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamen­table de la plu­part des ouvriers, ne pos­sé­dant qu’une ins­truc­tion à peine élé­men­taire et avec quelques hommes éga­rés dans ce monde bigar­ré il subis­sait chaque jour la pro­mis­cui­té déso­lante d’exploiteurs éhon­tés et la bêtise avi­lis­sante du milieu dans lequel il lui fal­lait vivre pour subsister.

« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétri­bué, plus mal consi­dé­ré que celui de cor­rec­teur d’imprimerie.

« Dans la région pari­sienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, le cor­rec­teur d’imprimerie est un paria2. Les direc­teurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, mal­hon­nêtes le plus sou­vent. Ils ran­çonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun sou­ci d’équité. La sot­tise dont ils font preuve, en toutes cir­cons­tances, n’a d’égale que leur insuf­fi­sance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.

« La plu­part des impri­me­ries pari­siennes sont des foyers de pes­ti­lence où règne la tuber­cu­lose et où les rats innom­brables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Tra­vail ne fait que de rares et courtes appa­ri­tions dans ces lieux impurs et presque tou­jours ses insi­gni­fiants repré­sen­tants se contentent d’une courte visite aux maîtres impri­meurs, en leur ser­rant la main.

« Ces poli­tesses entre­tiennent sans doute l’amitié et plus cer­tai­ne­ment encore une affreuse rou­tine, mais pen­dant ce temps-là un per­son­nel inté­res­sant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans cer­taines grandes impri­me­ries où se font des jour­naux de droit, ô iro­nie, les ouvriers n’ont pas même de ves­tiaires suf­fi­sants, mais les direc­teurs ont un châ­teau dans quelque riante pro­vince et un bureau décent et soi­gneu­se­ment balayé. La vie et la san­té des mal­heu­reux qui besognent dans ces mai­sons sinistres ne comptent pas, car il est extrê­me­ment facile de rem­pla­cer la main-d’œuvre, per­pé­tuel­le­ment ali­men­tée par les for­çats de la faim.

« Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices pos­sibles et il est impos­sible de trou­ver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aus­si peu sou­cieux de l’hygiène, de la san­té et de la vie de leurs ouvriers. Les cor­rec­teurs sont tou­jours pla­cés dans les coins les plus encom­brés. Ils tra­vaillent le plus sou­vent dans le bruit des machines lino­types et près des typos char­gés de la mise en pages. Coups de mar­teau sur les formes, cris sau­vages de quelques brutes, plai­san­te­ries lourdes et stu­pides, les mal­heu­reux doivent cor­ri­ger au milieu de ce vacarme assour­dis­sant, dans une atmo­sphère lourde, empuan­tie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creu­sets des lino­types, trop heu­reux s’ils n’ont pas une copie imbé­cile à lire et par-des­sus le mar­ché à rec­ti­fier. Écri­tures illi­sibles, fautes de fran­çais et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décou­su, ridi­cule, etc., il leur faut tout sup­por­ter. Mal­heur à eux s’ils laissent pas­ser une coquille, s’ils oublient de signa­ler une erreur du client tou­jours prêt à récla­mer et que le patron obsé­quieux écoute avec complaisance.

« Les cor­rec­teurs doivent tout subir. Mépri­sés des patrons qui les consi­dèrent comme des intrus qui viennent aug­men­ter les frais géné­raux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordi­naires qui ne leur par­donnent pas leur éru­di­tion. Ils doivent cour­ber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires ava­nies, accep­ter pla­ci­de­ment tous les ennuis, toutes les sot­tises, toutes les méchan­ce­tés et lire sans s’arrêter, car il leur faut pro­duire et don­ner leurs épreuves cor­ri­gées le plus rapi­de­ment pos­sible, sans avoir une défaillance, sans ces­ser de tra­vailler, sans aucune trêve. Le métier de cor­rec­teur est le plus triste des métiers, le plus fati­gant des labeurs. Le cer­veau, les yeux s’usent vite à ce tra­vail ingrat et l’on pour­rait rap­pe­ler l’anecdote sui­vante : Une jeune fille annon­çait à une dame qu’elle était fian­cée avec un cor­rec­teur. « Ah ! Ma pauvre, moi aus­si j’ai épou­sé un cor­rec­teur, mais il est deve­nu fou, dit la dame en joi­gnant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »

« Tou­te­fois, il faut aus­si recon­naître que la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs d’imprimerie ne brille pas par les qua­li­tés qui doivent dis­tin­guer les véri­tables intellectuels.

« Certes, il y a par­mi eux des sujets de grande valeur, mais il y a éga­le­ment un ramas­sis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la socié­té3.

« Ajou­tons que l’élé­ment fémi­nin, pas­sif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, sur­char­ger une pro­fes­sion déjà très encom­brée et nous aurons le tableau exact d’une cor­po­ra­tion odieu­se­ment sacri­fiée et abo­mi­na­ble­ment exploi­tée par quelques cyniques mal­fai­teurs de la pensée. »

Suivent des consi­dé­ra­tions tout aus­si impi­toyables sur « l’Im­pri­me­rie, avec un grand I » et « l’É­di­tion, avec un grand E », « ces deux puis­sances [… qui] savent admi­ra­ble­ment s’en­tendre pour empoi­son­ner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aus­si avec un grand P ». « L’Im­pri­me­rie, l’É­di­tion, la Presse, sinistre et dia­bo­lique Tri­ni­té créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideu­se­ment enla­cées au temps de leurs amours, toutes les fri­pouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques indi­vi­dus qui forment la haute et basse pègre et la socié­té moderne en décomposition. » 

Quel tableau !


  1. Lire, notam­ment, Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’é­preuves, 1861.
  2. C’est un qua­li­fi­ca­tif que j’ai déjà ren­con­tré ailleurs. Voir Hom­mage au cor­rec­teur, dans “La Démo­cra­tie”, 1914.
  3. À rap­pro­cher du por­trait que brosse Eugène Bout­my, lui-même correcteur.