“Ah ! Plaignez, Plaignez le Correcteur !”, 1904 

Titre de La Sorte1, « canard offi­ciel des piaus­seurs2, schlin­guant l’ail et la bouilla­baisse, fon­dé sous l’ins­pi­ra­tion du “Guten­berg” de Mar­seille, pour ali­men­ter une caisse de secours immé­diats en faveur des tra­vailleurs du livre se trou­vant dans le malheur ». 

Voi­ci une cou­pure de presse que j’ai trou­vée col­lée dans un exem­plaire du tome II du Cor­rec­teur typo­graphe de Louis-Emma­nuel Bros­sard, consa­cré aux règles typo­gra­phiques (Impri­me­rie de Cha­te­lau­dren, 1934), appar­te­nant à la biblio­thèque patri­mo­niale de l’é­cole Estienne, à Paris. Grâce à Gal­li­ca, j’en ai retra­cé l’o­ri­gine : elle est tirée d’un numé­ro, daté du 1er jan­vier 1904, de La Sorte, « organe typo­gra­phique inco­lore et men­suel : sati­rique, anti­lit­té­raire, peu artis­tique et quel­que­fois illus­tré… », édi­té à Mar­seille. L’ar­ticle est signé d’un pseu­do­nyme aisé­ment déchif­frable (D. Léa­tur, soit delea­tur, le signe conven­tion­nel de sup­pres­sion d’un signe ou d’un mot). On peut d’ailleurs ima­gi­ner qu’un cor­rec­teur se cache sous ce pseu­do­nyme. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, aus­si sur­pre­nante soit-elle par endroits.

« Le cor­rec­teur, en voi­là un type à… obser­ver ! Quel­que­fois, c’est, véri­ta­ble­ment, un savant, un ancien pro­fes­seur ; le plus sou­vent, un typo en rup­ture de casse. Son tra­vail n’est pas com­mode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre dis­trac­tion pen­dant qu’il se livre à son ingrate besogne. Mal­heur à lui si une bourde s’étale sur le jour­nal qu’il est char­gé de lire. Le len­de­main, à peine ins­tal­lé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut com­prendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait lais­sé impri­mer culotte3 ; il ne se l’explique pas ; le cor­rec­teur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses expli­ca­tions s’embourbe davan­tage. Après l’auteur, c’est au tour du secré­taire de la rédac­tion. Encore un qui n’est pas com­mode ! Même fureur… mêmes expli­ca­tions ! Enfin, des fois, le direc­teur daigne se déran­ger et rendre une visite au mal­heu­reux vir­gu­lier qui, devant cette auto­ri­té, est muet comme carpe. Que de monde en mou­ve­ment pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renou­velle ! Car, ami — com­plice typo (ou opé­ra­teur, main­te­nant) — la mal­en­con­treuse coquille n’est pas rare, excep­té au Times, paraît-il, car ce jour­nal donne une prime de mille francs à tout lec­teur qui en découvre une4 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand jour­nal de la cité !…

Curio­si­té typo­gra­phique de cet article : toutes les vir­gules sont com­po­sées dans une fonte dif­fé­rente, contrai­re­ment aux autres signes de ponc­tua­tion. « Le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la virgule. »

« Mais, s’il a des ennuis, le cor­rec­teur trouve aus­si des jouis­sances à son métier, mes­sieurs les rédac­teurs, les repor­ters par­ti­cu­liè­re­ment, plus pres­sés de don­ner leur copie, négligent par­fois leur style et ne ponc­tuent pas du tout, pour le plus grand bon­heur du cor­rec­teur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle vir­gule. À ce moment, il est trans­fi­gu­ré ; de ren­fro­gné qu’il était tan­tôt, le voi­là rayon­nant, heu­reux… il a trou­vé l’occasion de pla­cer sa vir­gule !… Son atten­tion est tel­le­ment por­tée à cette ponc­tua­tion, que bien sou­vent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui atti­re­ra une s[e]monce. Que vou­lez-vous ? Esaü aimait les len­tilles ; Roméo ado­rait Juliette ; le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la vir­gule5. Des goûts et des couleurs…

Pensée vagabonde

« Au demeu­rant, le cor­rec­teur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opé­ra­teurs, ceux-ci trou­vant tou­jours qu’il marque trop de cor­rec­tions. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pour­tant, pour être cor­rec­teur on n’en a pas moins un cœur !… Si les dis­trac­tions sont per­mises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le mal­heu­reux vir­gu­lier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pen­sée est tou­jours là ? Eh ! non, elle vaga­bonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du minis­tère, il désire, lui, celle de la brune Cuné­gonde, qu’il pour­suit de ses assi­dui­tés depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être trou­blée outre mesure. Oui, le cor­rec­teur est un homme comme les autres — par­fai­te­ment ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aus­si en latin).

« Le vir­gu­lier a encore un enne­mi : le fonc­tion­naire. — Le fonc­tion­naire ? — Oui, le fonc­tion­naire. Oh ! il ne s’agit pas ici du pré­fet ou du tré­so­rier-payeur, non : mais de ces indi­vi­dus créés depuis l’apparition des lino­types6. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave cor­rec­teur. Les épreuves qu’il pré­sente sont tou­jours mau­vaises : ou trop pâles ou trop char­gées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lava­bo, dans l’eau savon­neuse. Allez donc mar­quer une vir­gule sur ce papier-là ? Plai­gnez, plai­gnez le pauvre correcteur !!! »

D. LÉATUR.


  1. « Quan­ti­té quel­conque d’une même espèce de lettres. | Au figu­ré, Conte, plai­san­te­rie, bali­verne. | Conter une sorte, c’est nar­rer une his­toire impos­sible, inter­mi­nable, cocasse, et que tout le monde raconte à peu près dans les mêmes termes » — Bout­my, 1883.
  2. « Qui conte des piaux, qui fait des men­songes » — Bout­my, 1883.
  3. C’est une coquille que l’on trouve répé­tée par­tout, dans les jour­naux de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, depuis qu’Eu­gène Bout­my l’a recen­sée dans son Dic­tion­naire de l’ar­got des typo­graphes, sui­vi d’un choix de coquilles typo­gra­phiques curieuses ou célèbres, Mar­pon et Flam­ma­rion, 1883.
  4. C’est sans doute une variante de la légende qu’on col­porte sur divers impri­meurs du passé.
  5. « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules », écri­vit aus­si Vic­tor Hugo.
  6. « Fonc­tion­naire. IMPR. Ouvrier typo­graphe qui s’occupe de tra­vaux acces­soires à la com­po­si­tion pro­pre­ment dite (d’apr. Comte-Pern. 1963). Fam. « Lino­ty­piste » (Chau­tard 1937). » — TLF.