Dans un petit Éloge de la correction1, je découvre l’existence d’un film méconnu signé de Claire Clouzot2, L’Homme fragile (1981), mettant en scène le métier :
Richard Berry y campe un correcteur de presse tiraillé entre sa vie personnelle et les bouleversements techniques qui perturbent sa vie professionnelle – le passage de la composition plomb à la photocomposition. Le bureau des correcteurs du Monde, les locaux du Matin et de France-Soir servirent de cadre à cette histoire attachante. Signalons la présence au générique, en qualité de conseiller technique, de Jean-Pierre Colignon, alors chef correcteur au Monde3.
« Chaque nuit, ses collègues et lui se retrouvent devant leur pupitre puis au bar voisin », précise un autre résumé. Il est aussi question d’« un stage de formation destiné à les familiariser avec le nouveau matériel ».
Le film n’est malheureusement disponible ni en DVD ni en VOD, mais, en attendant une éventuelle diffusion à la télévision, on peut voir, sur Vimeo, un entretien avec Claire Clouzot (2014, 25 min). Plusieurs extraits y sont montrés. Le Code typographique posé sur son bureau, la réalisatrice explique les raisons de son intérêt pour le métier (verbatim) :
Pourquoi je commence à avoir cet amour du mot et de sa correction ? C’est en étant au journal Le Matin, où là je fais toute la durée du journal, jusqu’à ce que François Mitterrand soit élu en 81, et je m’aperçois que le boulot du correcteur est absolument essentiel. […] Quand j’ai appris que c’était une équipe de gens, hommes et femmes, qui ne perdaient pas leur place pendant toute leur vie, […] jusqu’à la retraite, et qui devaient ne pas changer aussi le sens politique du contenu de l’article […] en faisant une faute d’une lettre.
C’était une catégorie de gens qui restent ensemble toute leur vie, et où est-ce que j’en ai entendu parler au cinéma ? Nulle part. Cette collectivité de dix à peu près […] s’appelle le cassetin […] [c’]est une population autonome, surtout pour un journal [comme] celui que j’ai mis dans L’Homme fragile, c’est-à-dire un journal qui paraît à 1 heure de l’après-midi, c’est-à-dire Le Monde4 – sous-entendu, ce n’est pas prononcé – et qui travaillent donc l’après-midi, le soir, la nuit. […]
Je ne suis jamais entrée physiquement dans le cassetin du journal Le Monde. C’est un endroit… c’est la Sainte-Chapelle du journalisme. Avec un type formidable et très rigolo, parce qu’il ne ressemble à personne, Jean-Pierre Colignon, qui a servi de conseiller à la correction […] J’ai vu qu’ils étaient face à face, les correcteurs et les correctrices, […] et ils se parlent […] mais ils sont en fait très individualistes, et des deux côtés d’une table immense […] mais c’est ça un cassetin.
Dans les extraits du film, on peut entendre (photos de g. à dr.) :
– une demande « à la cantonade » :
— Addis Abeba, deux d deux b partout ?
— Non. Vérifie.
– un rappel amusé du code de conduite :
Primo, veille aux règles de l’orthographe. Deuzio, ne laisse jamais passer un faux sens ou un contresens. Troizio, veille à l’harmonie et à l’exactitude du texte et de son contenu.
– une question d’orthotypographie :
— Tu peux m’expliquer pourquoi Arabe a une capitale et juif une minuscule ?
— Juif, c’est une religion et Arabe une nationalité. D’où la différence de cap.
Dans ses souvenirs, Claire Clouzot évoque aussi « les papiers qui arrivent des rédacteurs dans les espèces de tuyaux qui autrefois servaient pour les pneumatiques » et le travail de correction en duo sur la « morasse mouillée ». On a l’occasion de voir, dans les extraits, la composition au plomb, le tirage de la morasse, les discussions autour du marbre ; on entend parler de « DH ».
Enfin, la réalisatrice critique la presse distribuée dans le métro (au moment de l’entretien), « gratuite, jetable, moche, illisible, avec pas mal de pub ». Dans une première scène au café, le personnage interprété par Richard Berry parle d’« un chauffeur de taxi qui achète France-Soir pour le jeu des 7 erreurs. […] Il ne lit jamais une ligne. Les mots et leurs coquilles, tu vois, il n’en a rien à foutre. » Dans une autre scène, il prédit un avenir bien sombre pour la presse :
Bientôt y aura plus que les petites annonces, les codes [sic, cours] de la Bourse, les records sportifs et les résultats du Loto. On mettra le tout en corps 24 pour faire plus facile à lire. Pour 3 ou 5 francs, on aura un journal de deux pages. Pas de frais d’impression, plus de plomb, plus de correcteurs.
Nous sommes en 1981, Internet n’existe pas. Le correcteur Henri Natange ne peut alors imaginer que la presse perdra aussi les petites annonces et que le papier disparaîtra, peut-être, à son tour…
☞ Voir aussi Antoine Doinel, correcteur d’imprimerie.
L’Homme fragile, comédie dramatique, 1981, couleur, 1 h 23, scénario et réalisation Claire Clouzot, avec Richard Berry, Françoise Lebrun, Didier Sauvegrain, Jacques Serres, Isabelle Sadoyan…
Article mis à jour le 26 juillet 2024.
- Pierre Laurendeau et Patrick Boman, L’autopsie confirme le décès. Éloge de la correction, Mots & Cie, 2003, p. 26-27.
- « Petite-fille du réalisateur Henri-Georges Clouzot, Claire Clouzot avait été une militante féministe et une passionnée de cinéma, dont les interventions ravissaient les auditeurs de Panorama, émission phare de France Culture, diffusée de 1968 à 1998. […] [Elle] avait eu également une activité dans la presse écrite, publiant des critiques pour Écran, Biba et 20 ans. [Elle] nous a quittés le 2 février [2020] à l’âge de 86 ans. » Source : aVoir-aLire.
- Averti du présent billet, l’intéressé a précisé, sur son propre blog, son rôle dans la réalisation de ce film.
- Mes confrères du Monde, sur leur blog Langue sauce piquante, ont commenté ce billet et fournissent quelques informations complémentaires.