Une femme parmi les typographes

Un ate­lier de typo­gra­phie vers 1900. © DR.

« Le tra­vail de la femme est une cala­mi­té, un mal social ; une femme entrée hon­nête et sage dans un ate­lier ne tarde pas à se dépra­ver, étant sans cesse en butte aux séduc­tions des ouvriers qui l’en­tourent. » — Un typo­graphe en 18981.

« Quand j’ai ren­con­tré les typos [en 1979], j’avais une tren­taine d’années envi­ron. C’était la pre­mière fois que je tra­vaillais en presse. C’était à la SGP, impri­me­rie du Par­ti com­mu­niste fran­çais. Il était presque 17 heures quand j’arrivai à l’imprimerie. Un gar­dien m’indiqua la direc­tion de l’atelier. Je tom­bai sur un indi­vi­du à qui je deman­dai le « bureau des cor­rec­teurs » – le cas­se­tin pour les ini­tiés. Il vit tout de suite qu’il avait affaire à une nou­velle – d’autant qu’à l’époque il n’y avait pas beau­coup de femmes dans les impri­me­ries. L’individu – encore non iden­ti­fié – me pria poli­ment de le suivre et me condui­sit dans un immense ate­lier rem­pli de lino­types inoc­cu­pées. Quelques mètres plus loin, un groupe d’ouvriers attrou­pés hur­laient – très nom­breux. Mon guide les écar­ta et je me retrou­vai au centre du groupe devant un type(o) à genoux, pan­ta­lon bais­sé, un magni­fique sexe en érec­tion. « Il a parié qu’il pou­vait se faire une pipe tout seul », me cria mon guide. Je res­tai clouée sur place, les yeux écar­quillés. Des copains pous­saient sa tête vers ledit organe, mais d’autres disaient que ce n’était pas réglo. Fina­le­ment, ses lèvres attei­gnirent le bout de sa verge à plu­sieurs reprises et la majo­ri­té déci­da qu’il avait gagné. Bien sûr, il fal­lait fêter ça. En [un] rien de temps, des bou­teilles, des verres et des caca­huètes firent irrup­tion sur les marbres. J’étais écrou­lée de rire, néan­moins, je per­sis­tai au milieu du brou­ha­ha à deman­der la direc­tion du cas­se­tin. Au lieu de ça, on m’emmena devant des gens – dif­fé­rents des ouvriers car ils n’étaient pas en bleu de tra­vail –, les cor­rec­teurs, qui avaient assis­té au spec­tacle. Ils me firent dépo­ser mes affaires dans le cas­se­tin et me rame­nèrent vers les liba­tions. J’entendis mon pre­mier À-là2. Voi­là ma pre­mière ren­contre avec les typos : l’apparition du typo erec­tus. C’est ce jour que je bus pour la pre­mière fois le Sang du peuple. Après en avoir ava­lé un verre, je crus qu’on m’avait tapé sur la tête. Je finis par m’asseoir grog­gy. En réa­li­té, c’é­tait ce vin, qui fai­sait au moins 14°. »

Témoi­gnage d’Annick Béjean, cor­rec­trice de 1973 à 1994, dans « Touche pas au plomb ! » Mémoire des der­niers typo­graphes de la presse pari­sienne, par Isa­belle Repi­ton et Pierre Cas­sen, éd. Le Temps des Cerises, 2008, p. 167-168. 

Lire aus­si « Por­trait d’une mili­tante : Annick Béjean », His­to­Livre, no 28, novembre 2022, p. 17-19.


  1. Cité par Patrick Eve­no, dans His­toire de la presse fran­çaise, de Théo­phraste Renau­dot à la révo­lu­tion numé­rique, Flam­ma­rion, 2012, p. 227.
  2. Voir « Chan­sons du cor­rec­teur ».