Dans le Journal amusant du 8 février 1873, le littérateur Paul Courty propose « une anecdote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garantir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».
« Un jour, dans un de ses romans-feuilletons qui se passait sous Louis XIV, il avait placé par mégarde le terrain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lorsqu’il vint revoir ses épreuves, le correcteur de l’imprimerie lui fit respectueusement observer que l’introduction des pommes de terre en France remontait seulement au règne de Louis XVI, et qu’il faudrait peut-être effacer…
« — Effacer ! s’écria Dumas, bondissant à ce mot. Comme vous y allez !
« Et saisissant fiévreusement une plume, il écrivit ce renvoi en marge de l’épreuve.
« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adversaires avaient pris pour terrain de leur rencontre un champ de pommes de terre, puisque l’introduction en France de ce précieux tubercule, due à Parmentier, eut lieu seulement sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.
« Et tendant l’épreuve au correcteur stupéfait, Dumas murmura, en se frottant joyeusement les mains :
— Six lignes de plus ! »
Cette anecdote « peu connue », je ne l’ai pas trouvée ailleurs.
Les dictionnaires de littérature recensent les écrivains, les grandes œuvres, les mouvements littéraires, parfois quelques grands éditeurs, mais oublient généralement les autres intervenants de la fameuse « chaîne du livre ». Cependant, les « Dictionnaires amoureux » de chez Plon encouragent à sortir des sentiers battus, et Pierre Assouline ne s’est pas fait prier. Ainsi, dans son Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature, paru en novembre dernier, on trouve une entrée consacrée à ce grand oublié entre tous qu’est le correcteur, celui dont « on ne sait rien ».
Sur son blog, il y a dix ans, l’académicien Goncourt avait déjà rendu un bel hommage au métier de correcteur, qu’il soit d’édition (« aussi appelé préparateur de copie », précise-t-il ici) ou de presse (« dans un journal où on le presse sans cesse »), titré « De la lecture angoissée à la correction névrotique », dont il reprend les grandes lignes. Voici donc, en complément, quelques extraits de ce nouveau texte.
« Le correcteur d’édition […] travaille seul, chez lui, où il prend son temps, enfin c’est ce qu’on s’imagine […] il intervient de plus en plus souvent en conseiller historique, documentaliste, rewriter… […] C’est un éviteur de catastrophes. Il ne doit jamais se fier à la mémoire de l’auteur pour ce qui est des citations. Il doit se méfier des pièges, sosies et homophonies ; car il ne corrige pas que les fautes d’impression mais d’abord l’emploi du français et la microtypographie. […]
« La névrose du correcteur : sens hyperbolique du détail, obsession de la vérification, goût pathologique de la précision, maniaquerie en toutes choses et le plus souvent passion monomaniaque pour un unique écrivain à l’aune duquel toute œuvre est jugée. […] »
S’il dit vrai, quel est le vôtre ?
☞ Puisque Pierre Assouline mentionne aussi dans ce texte le rapport privilégié que Georges Simenon entretenait avec sa correctrice, Doringe, j’en profite pour rappeler mon article à ce sujet.
On m’a récemment demandé, dans un commentaire sur LinkedIn, de m’exprimer sur l’interventionnisme des éditeurs dans les manuscrits de leurs auteurs. Je ne disposais pas alors des éléments nécessaires. Je viens donc de rédiger une réponse mieux informée, essentiellement par un long article de l’universitaire Olivier Bessard-Banquy1. Les autres références sont précisées en note.
En littérature générale, l’auteur livre généralement un texte qu’il considère comme achevé. L’éditeur, lui, « voit le manuscrit comme le point de départ du travail éditorial, la matière première à partir de quoi […] un volume pourra être donné au public, exploité commercialement. […]. Ce malentendu originel est la source de tous les conflits possibles. » Auteur et éditeur formeraient donc « un couple infernal », pour reprendre le titre d’un livre de la journaliste Sylvie Perez2.
Le phénomène n’est pas nouveau. Pierre-Jules Hetzel « força[it] Jules Verne à retravailler ses œuvres pour respecter une morale tatillonne ». Gordon Lish « tailla à l’extrême » dans les nouvelles de Raymond Carver — ce qui, cependant, fit de lui une star3. Céline, lui, refusa d’« élaguer » le Voyage au bout de la nuit, comme le demandait le comité de la lecture de la NRF, et signa avec Denoël4.
Aujourd’hui, selon Olivier Bessard-Banguy, la production éditoriale française se standardise. « […] sont […] retravaillées toutes les longueurs, les finesses, excroissances ou fantaisies, tout ce qui peut être de nature à fatiguer ou décourager les lecteurs impatients. Plus la maison vise un large public et plus elle évacue du texte tout ce qui peut diviser plutôt que fédérer, tout ce qui peut rebuter les lecteurs les moins endurants, des consommateurs de textes, enfants de la société du zapping, peu susceptibles de se concentrer longtemps sur un écrit ardu, élaboré, complexe. Que reste-t-il de la littérature telle que les anciens ont pu la concevoir ? Rien selon les plus alarmistes des penseurs contemporains. Un récit plat, lisse, sans surprise, sans originalité. “Une littérature sans estomac” comme le dit Pierre Jourde5. »
Je recommande à ceux que le sujet intéresse de lire cet article en entier. Il est accompagné d’une bibliographie permettant d’approfondir la question.
Un article de l’éditrice Caroline Coutau6, paru dans le même numéro, est à lire également. Elle y reconnaît que :
« […] les contraintes économiques faussent la donne et jouent trop souvent un rôle dans le partenariat entre l’auteur et l’éditeur. Les manuscrits dans lesquels on trouve une énergie mais aussi de la paresse, un jaillissement mais aussi une pauvreté de langue, une imagination déferlante mais aucune rigueur, une écriture fluide mais peu de prises de risque sont parfois retenus pour des raisons qui ont peu à voir avec la littérature. L’éditeur cherche un premier roman à défendre pour sa rentrée littéraire, a besoin d’un titre vendeur parce que sa trésorerie va mal, alors il se persuade que tel texte moyennement intéressant peut se transformer en un livre qui plaira et se vendra. Et alors il publie un texte moyen, gentiment à la mode, cherchera au mieux à l’améliorer, interviendra souvent trop, et deviendra comme un pseudo-démiurge : il jouera un rôle de presque premier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture. »
Elle donne ensuite des exemples concrets de son travail avec certains auteurs, auxquels je vous renvoie. Dans le dernier exemple, « à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux parfait et parce que je suis trop emberlificotée dedans, à trop aimer l’auteur ou la personne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur correcteur qui se fait souvent plutôt relecteur ». Là aussi, deux exemples suivent, « qui peuvent donner une idée d’une correction idéale mais peut-être légèrement excessive ».
Mais son point de vue final est celui-ci :
« L’auteur arrive avec un texte dont il est souvent fatigué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, parfois il en est très satisfait, parfois au contraire il doute beaucoup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une délicate opération qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décoller, désimbriquer le texte et son auteur en vue d’une publication. Renoncer à une scène, modifier une phrase, rendre le propos plus nerveux, donner plus de chair à un personnage. Resserrer, couper (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni surtout que l’auteur ne s’y retrouve plus. »
« Tout est toujours possible, conclut, sur une note plus optimiste, Olivier Bessard-Banquy, et de la rencontre improbable, inattendue, d’un écrivain d’exception et d’un éditeur de grand talent peut naître une œuvre qui marquera l’histoire des lettres […]. »
Lorsqu’il débute dans la correction de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son journal1 :
« Et il faut bien que je m’avoue, de moi à moi, que j’ignore en effet l’A B C du métier : je ne me rappelle plus tous les signes conventionnels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »
Et, plus loin, le 11 septembre :
« Huit bouches à nourrir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du correcteur… »
En matière de correction, tout un chacun pense aussitôt au stylo rouge, symbole même du métier. Alors pourquoi donc cette insistance sur le crayon bleu ?
L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai rencontrée très récemment. Dans son récit d’une séance de correction avec Baudelaire (voir mon article), Léon Cladel raconte : « […] le sévère correcteur soulignait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ainsi que les gants de peau. »
Voici deux autres mentions du crayon bleu :
Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un certain endroit, le correcteur avait tracé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remarqua Renan. — Que ce passage est absolument inintelligible pour moi. »
Et, la même année, dans un article expliquant la fabrication d’un journal4 : « La copie est relue, prête à passer à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indiquer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels caractères cet article doit être composé. »
Après enquête, il apparaît que divers usages de cette couleur ont coexisté dans l’imprimerie : suppressions, annotations, indications typographiques ou autres.
Le Guichet du savoir (Bibliothèque municipale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui disparu, qui expliquait :
« Un code couleur s’est instauré entre éditeurs et auteurs. Le rouge (utilisé également par les enseignants dans les corrections de copies d’élèves) est une couleur qui ressort du texte et se remarque. Elle indique à l’auteur les paragraphes à réécrire complètement. Tandis que le bleu, plus discret, sera utilisé pour la mise en forme à destination des imprimeurs. »
À tel point que les fabricants ont inventé le crayon bicolore, « d’un côté vermillon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.
Le Guichet du savoir écrit encore : « […] ce crayon daterait du xixe siècle. L’ouvrage intitulé L’Art d’écrire un livre, de l’imprimer, et de le publier d’Eugène Mouton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est précieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens opposé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à supprimer ; rouge et bleu, à modifier, etc.” »
Le blog Pencil Talk (en anglais) consacre de belles pages, richement illustrées, à ces crayons bicolores à travers le monde. Ils sont aussi appelés « crayons télévision », sans doute parce qu’ils servent dans les plannings d’organisation du travail (Wikipédia).
Pour les correcteurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était surtout employé pour des annotations (à distinguer des corrections) ou pour des suppressions.
Usage qui n’avait apparemment rien de systématique, puisque, dans son essai Le Correcteur Typographe (1924), L.-E. Brossard, quand il mentionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indications doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».
Cela me fait penser au « crayon bleu de la censure », expression née vers 1860 et qu’on rencontre encore parfois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je reviendrai peut-être dans un prochain billet. Elle existe aussi en anglais, où to blue-pencil, littéralement « passer au crayon bleu », c’est « corriger » ou « censurer » (Larousse anglais-français).
« L’usage du crayon bleu [dans l’édition et la presse] se raréfie ; la publication assistée par ordinateur permet un système de gestion de versions sans passer par l’imprimé », précise Wikipédia.
PS — Une consœur suisse m’informe que dans le Guide du typographe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de préparation, de couleur bleue » (p. 15) sont toujours opposés au « rouge pour la correction des épreuves (p. 18). Merci Catherine.
Dans une nouvelle rédigée en 1868 et publiée en 1879, le romancier Léon Cladel (1835-1892) raconte une séance de correction (en 1861 ?) de ses Amours éternelles avec Baudelaire :
« […] nous nous mîmes à l’œuvre incontinent. Tout beau ! Dès la première ligne, que dis-je ? à la première ligne, à la première lettre, il fallut en découdre. Était-il bien exact, ce mot ? Rendait-il rigoureusement la nuance voulue ? Attention ! Ne pas confondre agréable avec aimable, accort avec charmant, avenant avec gentil, séduisant avec provocant, gracieux avec amène, holà ! Ces divers termes ne sont pas synonymes ; ils ont, chacun d’eux une acception toute particulière ; ils disent plus ou moins dans le même ordre d’idées, et non pas identiquement la même chose ! Il ne faut jamais, au grand jamais, user de l’un à la place de l’autre. En pratiquant ainsi, l’on en arriverait infailliblement au pur charabia… Les griffonneurs politiques, et surtout les tribuns de même acabit, ont seuls le droit, enseignait cet infaillible pédagogue, d’employer admonition pour conseil, objurgation pour reproche, valeur pour courage, époque pour siècle, contemporain pour moderne, etc., etc. Tout est permis aux orateurs profanes ou sacrés qui sont, sinon tous, du moins la plupart, de très piètres virtuoses ; mais nous, ouvriers littéraires, purement littéraires, nous devons être précis, nous devons toujours trouver l’expression absolue ou bien renoncer à tenir la plume et finir gâcheurs, comme tant d’autres qui, tout en ayant la vogue, n’auront jamais de succès ni de considération. Et tandis qu’il dissertait à voix haute et lente, le sévère correcteur soulignait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ainsi que les gants de peau. Cherchons ! Si le substantif ou l’adjectif n’existent point, on les inventera ; mais ils sont là, comme des pépites dans la gangue… […] »
Léon Cladel, « Dux », Bonshommes, G. Charpentier, 1879, p. 282-283.
Ci-contre : « Lettre autographe signée de Léon Cladel, adressée le 1er août 1861 à Charles Baudelaire, en réponse à la lettre que le poète lui avait adressée, fin juillet, pour l’inviter à lui rendre visite afin de lui communiquer ses épreuves des Amours éternel[le]s qu’il dédiera à Baudelaire. » On peut tenter de la déchiffrer sur le site de La Gazette Drouot.
Le 3 décembre 1911, dans la sixième colonne de sa une, le quotidien La Démocratie offrait à ses lecteurs son « conte du dimanche », signé d’Henry du Roure (1883-1914), journaliste catholique, fervent partisan de l’éducation sociale. L’histoire édifiante d’un correcteur de presse tiraillé par sa conscience, qui n’est pas sans rappeler le Monsieur Madeleine de Victor Hugo. Une histoire de rédemption, idéale pour un dimanche de Pâques.
Depuis onze ans au service du journal l’Instantané le père Bruchet était le modèle des correcteurs. Dans l’atelier de composition on disait de lui avec admiration : — Il a l’œil typographique. Et c’était vrai, qu’il ne laissait rien passer. La moindre faute dans une épreuve le frappait aussi vivement qu’un coup de poing en pleine figure. Il dénichait entre mille l’i qui n’avait pas de point et la lettre qui n’était pas du caractère. Une coquille le mettait hors de lui. Avec cela, instruit, sachant l’orthographe, l’histoire, la géographie, les noms des hommes illustres et ceux des députés inconnus. Pour rien au monde, il n’eût laissé écrire Tartampion au lieu de Tartempion. Enfin, une perle !
Mais le plus beau, c’était sa conscience. Admirable conscience professionnelle ! Il avait au plus haut point cette vertu qui se perd : l’amour du beau travail, — de ce qu’une locution populaire appelle « l’ouvrage bien faite ». En voilà un qui ne sabotait pas ! Souvent ses collègues se demandaient : — Mais pourquoi Bruchet travaille-t-il comme cela ? Plus fins, ils eussent démêlé dans son zèle un besoin de se racheter, de réparer.
À vingt ans Bruchet, qui s’appelait alors Cabasse, orphelin, mal élevé, ou plutôt pas élevé du tout, perverti par quelques mauvais drôles, s’était laissé entraîner, un soir qu’il avait bu, dans une singulière expédition. Pendant que ses camarades cambriolaient une bijouterie, il faisait le guet — mal, sans doute, car des agents survenus avaient arrêté ses complices. Il s’était sauvé jusqu’en Belgique.
Condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés, il était rentré en France, sous le nom de Bruchet, après quelques années d’une vie très dure. Il n’était pas foncièrement mauvais, au contraire. Le sang d’une longue lignée de braves gens avait parlé en lui. Il avait horreur de sa faute et souhaitait de se réhabiliter. D’abord typographe, il s’était instruit tout seul, à force d’énergie. Il avait obtenu cette place de correcteur. Il s’était fait ce qu’il était ; un travailleur d’élite et un brave homme.
Bruchet n’était pas marié — à cause des papiers, de l’état-civil, vous comprenez ? Un jour, il avait recueilli la petite fille d’une voisine morte. Lucette avait maintenant huit ans. Il l’aimait tendrement, avec humilité, en homme qui se dit souvent : — Si elle savait qui je suis !…
Un jour, comme il avait eu peur ! Il promenait Lucette au Jardin des Plantes. Un homme de mauvaise mine, en le voyant, s’était écrié : — Cabasse !… C’était Lecat, l’un des cambrioleurs condamnés jadis — l’un de ses complices. — Tais-toi, malheureux !… Appelle-moi Bruchet… — Tu en as eu de la chance, de te débiner ! Moi, j’ai tiré sept ans… — Sept ans ?… Mon pauvre vieux… — Enfin, je ne t’en veux pas… Tu te serais fait pincer, que ça ne m’aurait avancé à rien… Chacun pour soi, n’est-ce pas ?…
Le malheureux Bruchet pensait souvent à cette entrevue, vieille de quatre ans. Il essayait de se rassurer en songeant que dans quelques semaines, il serait couvert par la prescription.
* * *
« Sucres raffinés bonne sorte, 84 ; belle sorte, 84,50. — Suifs indijènes… » — Indigènes !… Avec un G, voyons !… Ainsi bougonnait tout seul le Père Bruchet en corrigeant des épreuves des « Marchés et Bourses ».
Depuis quatre heures déjà, il était enfermé dans son petit, tout petit cabinet sans fenêtres — la cage à lapins, disait-on à l’atelier. Les épreuves s’amoncelaient sur sa table, et, inlassablement, d’une écriture bien nette, il faisait dans les marges les signes cabalistiques qui redressaient les erreurs, abolissaient les coquilles…
À force de corriger, il ne comprenait plus très bien ce qu’il lisait… Et pourtant, il tressaillit soudain. Quoi ? Rêvait-il ? Il venait de voir son nom… son ancien nom… son vrai nom !… Il relut tout le paragraphe. Il suivait les lignes avec sa plume, une plume qui tremblait : « … Oh ! Ils échapperont, vous savez… Il y en a tant qui échappent !… Tenez, un de ceux qui ont cambriolé avec moi la bijouterie Hédard, en 95, Cabassé… (Ici la plume trembla plus fort)… Eh ! bien, il vit tranquillement pas loin d’ici sous un faux nom… La police n’aurait pas de mal à l’arrêter, si elle le voulait… »
C’était une interview de Lecat. Établi marchand de vins, il venait d’être dévalisé. C’était assez piquant, ce cambrioleur cambriolé. L’Instantané lui avait dépêché un reporter… Et voilà ce qu’il avait dit, le misérable, avec beaucoup d’autres choses… Et Bruchet, stupide, considérait ces lignes, qui étaient sa perte… l’écroulement de toutes ses espérances… le bagne… le déshonneur… Et Lucette, mon Dieu, Lucette !…
Quelque chose tomba sur l’épreuve… Une larme… Machinalement, Bruchet prit un buvard, et essuya cette larme ; ensuite, il ajouta une r à arêter, et remplaça l’é de Cabassé par un e muet… Et puis, il resta immobile, assommé, anéanti… — Eh ! bien, la correction, ça vient ? cria le chef d’atelier. — Voilà… voilà… balbutia le pauvre homme.
Il rendit les épreuves des « Bourses et marchés », des « Théâtres », des « Sports »… Après quoi, il revint dans sa cage et, la tête dans les mains, réfléchit. D’un seul coup il vit clair. Parbleu ! Il n’avait qu’à faire sauter ces huit lignes !… Dans une interview qui en comptait 80 qui le remarquerait ?… Barassé le reporter, ne relisait jamais sa « copie » imprimée… Si par hasard il se plaignait, Bruchet répondrait que c’était une erreur des linotypistes, voilà tout… Et il déchirerait l’épreuve, pour qu’on ne vit [sic] pas la correction faite de sa main… On ne s’amuserait pas à rétablir, deux jours plus tard, huit lignes sans intérêt !…
Quant à Lecat, irait-il raconter à d’autres ce qu’il savait ?… Il avait jeté cette boutade sans réfléchir, et non pour le plaisir de dénoncer… La preuve, c’est qu’il n’avait pas livré le nouveau nom de Bruchet… Qui sait, d’ailleurs, comment le peu scrupuleux Barassé s’y était pris pour lui arracher cette confidence ?… Enfin, il ne s’agissait que de gagner trois semaines… Après, ce serait la prescription… Le salut…
Bruchet trempa sa plume dans l’encrier. Et au moment de supprimer les lignes, il s’arrêta… Le correcteur qui était en lui se refusait à saboter une copie… Sa conscience professionnelle se révoltait… En vain, il essayait de la vaincre, il ne pouvait pas… — Je suis trop bête ! se dit-il. Il reprit de l’encre, regarda l’épreuve… Et il lui semblait que sa main, sa main si docile ne voulait plus lui obéir…
— Hé ! Bruchet ?… Cette interview ?… — Oui… oui… tout de suite… Il s’affolait. Il ne voyait plus clair. Il rougissait, comme s’il avait conçu un acte abominable. II essaya de délibérer froidement avec lui-même. Mais les idées dansaient dans sa tête. Il ne savait plus ce qu’il faisait, ni où il était… Dans ce désarroi la conscience professionnelle l’emporta… Il ne prit pas une décision, non… Mais tout d’un coup, il s’aperçut qu’il avait rendu l’épreuve, intacte… D’ailleurs, aurait-il pu barrer huit lignes ?… Ses doigts sans force ne tenaient plus son porte-plume.
* * *
Et son destin s’accomplit. L’interview de Barassé passa sous les yeux du chef de la Sûreté qui trouva drôle de repêcher un contumace, à vingt-cinq jours de la prescription. Lecat, bien « cuisiné », parla. Un jour, Bruchet ne vint pas à l’imprimerie. — Lui, si exact !… Il faut qu’il soit malade, au moins !… dit le chef d’atelier. C’était bien pire : Bruchet, — ou plutôt Cabasse était en prison.
Pour cet accusé sympathique, le tribunal a montré de l’indulgence. Cabasse s’en est tiré avec deux ans de prison. Quelques hommes politiques, rédacteurs à l’Instantané, ont demandé la grâce. Ils l’ont obtenue. Malheureusement, deux heures avant la signature du décret, Cabasse est mort dans sa prison.
À l’imprimerie de l’Instantané, on a beaucoup discuté son cas. On connaît, car il l’a raconté à l’audience, le drame rapide qui s’est joué dans sa conscience. Tarrot, linotypiste, syndiqué libertaire, beau parleur qui pratique volontiers, sans attendre un mot d’ordre de la C. G. T, la « grève des bras croisés », déclare à qui veut l’entendre, et même à qui ne veut pas, que « Cabasse était la dernière des poires », et que s’il avait eu pour deux sous de « conscience de classe », il aurait saboté l’article de Barassé, et de bien d’autres !…
Et ses camarades, en songeant à l’histoire mélancolique du pauvre Cabasse, sont émus. À sa place ils ne l’auraient pas fait, sans doute, l’acte étrange qui l’a perdu… Et cependant, dans le secret de leur cœur, ils sont tentés de penser qu’il y eut là quelque chose de beau… Mais aucun d’eux n’ose le dire, de peur de ne plus passer pour un « prolétaire conscient ».
« Dans le peu de temps libre qu’il lui restait, après avoir expurgé son énième livre, Fantino se baladait dans la ville en scrutant les affiches et les enseignes des magasins, les inscriptions sur les murs. Il n’était pas content tant qu’il n’avait pas trouvé une erreur, même petite, même insignifiante et ridicule : pour chaque quartier, il se contentait d’une apostrophe oubliée, d’une petite virgule. Alors il rentrait chez lui et disait : ça suffit pour aujourd’hui. Mais ensuite, une fois au lit, sa manie le reprenait, alors il rallumait la lumière et il commençait à éplucher les annuaires du téléphone, cinquante, soixante colonnes à chaque fois. Il lui fut facile de comprendre que Monsieur Mariani Parlo était en réalité Mariani Carlo. Quiconque doté d’un peu de patience pouvait saisir cela. Il lui fallut un peu plus de métier pour localiser le numéro de téléphone erroné d’une alimentation : il ne pouvait pas commencer par sept, dans cette zone-là de la ville. Cela devait être un cinq : le matin, il appela le magasin pour vérifier son hypothèse. Il commanda une bouteille de vin rouge très coté et la but au goulot, en se félicitant dans son for intérieur. »
Extrait de la nouvelle « Le Correcteur », de Marco Lodoli, dans Boccacce, traduit de l’italien par Lise Chapuis et Dino Nessuno, illustrations d’Alban Caumont, L’Arbre vengeur, 2007, p. 49-52.
Il n’y a que les romanciers pour imaginer un correcteur infaillible. J’en connais au moins un autre en littérature : le « Professore » de George Steiner, dans Épreuves (voir le résumé dans ma sélection « Le correcteur, personnage littéraire »). Curieusement, lui aussi italien.
Dans la vraie vie, je n’en ai pas connu. Par contre, il est vrai que nous sommes nombreux à avoir du mal à décrocher, comme le raconte aussi Muriel Gilbert, dans Au bonheur des fautes.
Fantino et le Professore sont liés par un point commun. Un triste constat : « Que d’imprécisions dans le grand livre du monde, […] et quelle souffrance de ne pouvoir les corriger. »
Après quarante ans de bons et loyaux services comme correcteur-typographe au quotidien La Montagne, Romain Fougères a bien mérité sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auvergnat, énergique et généreux, ne peut se résoudre au bricolage. Une association humanitaire lui offre alors l’occasion de transmettre son expérience et d’agir selon sa conscience : elle recherche un bénévole pour créer une imprimerie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remémore son existence paisible, celle d’un enfant de la campagne qui a connu la guerre, puis la transformation de Clermont-Ferrand de cité provinciale en métropole régionale, et qui, aujourd’hui, se prépare à l’aventure qui va couronner sa vie.
Ovide Willkingson, modeste correcteur des célèbres éditions Elseneur, publie les autres, mais se voit refuser tous ses manuscrits, jusqu’au jour où, à bout de patience, il décide de plagier, recopier et publier en son nom le manuscrit qu’il vient de recevoir. La terrible histoire de Benjamin Rouquier, orphelin violenté, spolié par un monde d’orgueil, de guerre, de puissants et de haine et la non-moins terrible histoire d’Hamlet, qu’il joue au théâtre, l’histoire de l’enfant qui a perdu la parole, en filigrane, s’enlacent alors dans une valse étourdissante où se mêlent réalité et fiction, envoûtant écheveau d’univers qui s’entrechoquent. Ainsi se dessine, en images parfois volées, le destin d’Ovide.
François Beaune, Un homme louche, Verticales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.
Un homme louche se donne à lire comme le journal intime d’un certain Jean-Daniel Dugommier, rédigé à deux époques cruciales de sa vie : sa jeunesse « autistique » au début des années 1980, puis son existence de trentenaire mal socialisé peu avant sa mort soudaine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le collégien Dugommier, dit « le Glaviot », 13 ans, qui s’ennuie à mourir dans un lotissement où ses parents tiennent une petite épicerie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quotidien de gamin en révolte latente et complexes inavoués. Il scrute ses voisins, théorise les tares familiales avec un mauvais esprit à l’ironie cinglante. Cette omniscience précoce trouve bientôt son explication : le jeune narrateur se sent doué de « superpouvoirs », une sorte de caméra spéciale implantée dans son cerveau lui permettrait de pénétrer les consciences de son entourage. Se croyant investi d’une mission d’observation ultrasecrète sur l’humanité, notre surdoué préfère se faire passer pour un attardé. Jusqu’à son internement d’office, son cahier ayant été finalement découvert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de dessins désespérés, puis au vertigineux silence d’un doux dingue sous camisole chimique. Le « Cahier 2 » nous fait retrouver JDD à l’été 2008. À 39 ans, il est installé à Lyon où il est devenu correcteur à domicile. On reconstitue les pièces manquantes de son existence : sa tentative de vie conjugale, la mort tragique de son fils, ses errements au bistro, ses velléités sentimentales. Tout cela l’aura mené aux confins d’une existence a minima, moitié spéculative moitié végétative, avant qu’une rupture d’anévrisme vienne couper court à son ultime projet : rien moins qu’un attentat planétaire.
Aux éditions Duffroy, qui publient son premier roman, Annie Brière fait la connaissance de Laurent Viau, correcteur d’épreuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insensible au charme d’Annie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de passion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’anneau à la main gauche, n’est pas pour autant célibataire. Elle devra donc trouver de façon urgente ce que signifie, pour elle, l’engagement amoureux. Devenue joueuse compulsive de Tetris, convertie aux vertus curatives de Leonard Cohen, du lac Champlain jusqu’à Paris, en passant par les cocktails littéraires de la maison Duffroy au Ritz-Carlton, y arrivera-t-elle ?
Chi Zijian, Bonsoir, la rose, trad. du chinois par Yvonne André, éd. Philippe Picquier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.
Il faut d’abord imaginer ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’explosion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, correctrice d’épreuves dans une agence de presse, pas spécialement belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’appartenais à une catégorie insidieusement repoussée et anéantie par d’invisibles forces mauvaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raffiné, qui joue du piano et prie en hébreu, dont le visage exprime une solitude infinie. Elle qui avait une vie intérieure si riche, comment pouvait-elle ne pas avoir connu l’amour ? Xiao’e rencontre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfugiée à Harbin après la révolution d’Octobre. Tout semble les opposer, pourtant on découvrira qu’un terrible secret les lie.
Annie Cluzel, Lily-Jeanne, Edilivre, 2018, 136 p.
L’écrivaine Annette, exaltée par le succès de ses premiers livres, se trouve soudainement confrontée à un terrible manque d’inspiration. Dépitée mais souhaitant néanmoins rester dans le milieu littéraire, elle devient correctrice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’ennuie jusqu’au jour où elle reçoit un manuscrit à corriger dont l’histoire va bouleverser sa vie. Une histoire qui va la ballotter entre l’écriture et la correction et qui va lui permettre de faire une bien curieuse rencontre.
Vincent Cespedes, Mot pour mot, Flammarion, 2007, 288 p.
Louis et Noémie se rencontrent dans le TGV. Noémie étant sourde, ils dialoguent par écrit. Désabusé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un collège de banlieue et distribue des 00/20 à chaque dictée. Noémie, elle, est intime avec un correcteur professionnel et se passionne pour la liberté graphique avec laquelle la jeune génération pratique l’écrit (SMS, blogs, Internet…). Inévitablement, l’orthographe devient le thème central de leur conversation ferroviaire, et à chacun de leurs trajets le débat fait rage.
Horacio Castellanos Moya, Déraison, trad. de l’espagnol par Robert Amutio, Les Allusifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.
À travers un monologue ressassant, qui brasse des faits terribles, des interprétations plus ou moins assurées, des scènes à caractère hallucinatoire, un narrateur raconte en 12 chapitres les étapes d’une descente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une société qui baigne dans la violence et le meurtre, comme dans son élément naturel. Ce narrateur, homme sans nom et étranger au pays où il se trouve, est devenu un exilé volontaire afin de fuir les persécutions entreprises par les autorités de son pays. Il lit et corrige un rapport élaboré par l’Église catholique dans lequel sont reportés minutieusement les massacres d’Indiens, toutes les exactions et les violations de ce que l’on nomme les droits de l’homme, commis par des militaires, nommément désignés et dont l’impunité est totale et le pouvoir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque chapitre mêle dans les propos emportés du narrateur des descriptions des atrocités de l’armée, des citations des témoignages des survivants assimilées à la plus haute poésie, et les inquiétudes personnelles de ce correcteur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout incident quotidien, le tout plongé dans un fort courant que le narrateur lui-même nomme paranoïa.
Didier da Silva (texte) et François Matton (dessins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.
Le texte de Didier da Silva met en scène un personnage dont le métier, il est « travailleur à domicile », consiste à corriger de stupides romans d’amour, et que cela déprime – on le comprend. Il se livre donc à une suite de considérations désabusées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de lucidité. C’est drôle et touchant, juste, discrètement désespéré. Les dessins de François Matton qui constellent ce récit, qui parfois l’interrompent, lui font un écho très réussi, joliment dévié parfois.
Schlomo est un flic solitaire, parisien dans l’âme, qui se nourrit de rouleaux de printemps rue de Belleville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Carné, il sauve de la noyade une jeune Chinoise, correctrice d’imprimerie. Il la croisera de nouveau à une signature en librairie, autour d’un pamphlet détonnant : Le nègre se rebiffe. Entre cocktails, plumitifs, nègres et académiciens, un portrait satirique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énigmatique et souveraine.
« Je vois les choses de loin, mais avec une telle intensité qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’extrapole et leur confère une signification qui est peut-être illusoire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, coller le nez à la vitre de son appartement de la butte Montmartre ? Veut-il élucider l’envers des apparences, débusquer les marges illogiques de l’existence courante ? Son voyeurisme ne cherche pas un assouvissement des sens mais un apaisement de l’esprit. Mais pourquoi se sent-il traqué ? Encore jeune, il travaille comme correcteur dans une maison d’édition, et va découvrir, sous la férule d’un éditeur équivoque et cajoleur, toutes les ambiguïtés d’une société partagée entre le faire-valoir culturel, la noble attitude, et un mercantilisme cynique, un « monde de l’esprit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’otage des séduisants caprices de son patron. Malgré ses efforts pour s’assimiler, il se sent piégé par un sentiment de non-appartenance, hanté par des questions qui ne trouvent pas de réponse. Comment son père a-t-il mystérieusement disparu lorsqu’il était enfant ? Pourquoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert financier, veut-il à tout prix lui racheter son appartement ? Que cherche donc la ravissante Anglaise qui croise toujours son chemin et finit par partager son intimité tout en se refusant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va découvrir les vérités fondamentales de son destin, si longtemps dérobées dans ce qu’elles ont de monstrueux, ayant fait de lui, à son insu, un outsider qui aspire à être un homme-chat.
Marco Lodoli, Boccacce, trad. de l’italien par Lise Capuis et Dino Nessuno, illustrations d’Alban Caumont, L’Arbre vengeur, 2007, 120 p.
Boccacce ! Prononcez-le à votre guise mais en tordant la bouche, comme si vous grimaciez en catimini. Car les nouvelles réunies ici par Marco Lodoli, une des plus fines plumes contemporaines italiennes, ont le dessein de vous faire ricaner. Concentrant leur acidité sur la bêtise, la vanité, ou la folie des antichambres du monde délirant de l’édition, elles forment une sarabande joyeuse mais inquiétante dans laquelle le correcteur vous corrige, l’éditeur vous menace, le traducteur vous navre, l’universitaire vous vampe, le critique vous guillotine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retournez pas, il vous observe et c’est peut-être dangereux… Boccacce ou comment être perfide sans cesser de sourire.
Alexandra Lucas Coelho, Mon amant du dimanche, trad. du portugais par Ana Isabel Sardinha Desvignes et Antoine Volodine, Seuil, 2016, 228 p.
Une femme crie vengeance. Un homme l’a trahie et elle est bien décidée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette histoire est célibataire, sans enfants, et trouve dans ses cinquante ans et ses cinquante kilos une énergie dévorante. Vivant dans l’Alentejo où elle travaille comme correctrice pour une maison d’édition, elle ne quitte sa campagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lisbonne où elle a pour mission de changer, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie partie en voyage. C’est entre son domicile, l’appartement où l’attend le chat et la piscine qu’elle prendra sa revanche. Son plan l’occupera tout un mois et sa réussite sera totale. Ses complices ? Les livres, la natation, un été torride. Et trois amants du dimanche, aussi différents que vivifiants.
Alfonso Mateo-Sagasta, Voleurs d’encre, trad. de l’espagnol par Denise Laroutis, Rivages, « Thriller », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.
Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isidoro Montemayor supervise un tripot où viennent s’encanailler de nobles dames. L’établissement appartient à son maître, Francisco Robles, qui est par ailleurs éditeur et emploie aussi Isidoro comme rédacteur-correcteur. Robles ne décolère pas. Il a publié le Don Quichotte ; mais un certain Alonso Fernández de Avellaneda vient de sortir au nez et à la barbe de Cervantès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, diffamatoire envers plusieurs personnalités, dont Cervantès lui-même. Décidé à découvrir qui se cache derrière ce pastiche, Robles envoie Isidoro à la recherche d’Avellaneda. Une enquête picaresque au cœur de grandes œuvres littéraires, dont les pages peuvent receler de brûlants secrets. À condition de savoir les interpréter.
Julie Malchair, nouvelle dactylo pour une revue scientifique, est une femme d’une beauté charmante et perturbante, apparemment sans passé. Elle fait irruption dans la vie de Hasch, correcteur, et dans celle de ses collègues. Par sa paresse et sa perversité naïve, elle les entraîne à se libérer des contraintes que la routine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une dérision totale du travail, notamment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un festin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accomplie, Julie disparaît.
D’après la quatrième de couverture, Marcel Moreau (1933-2020) fut correcteur à Bruxelles pour le quotidien Le Soir, à partir de 1955, puis à Paris, à partir de 1968, pour Alpha Encyclopédie, Le Parisien libéré et Le Figaro. « Considéré comme un écrivain marginal, au style verbal fort singulier – véhément et organique, teinté de lyrisme et d’envolées paroxystiques, tout à la fois caressant et bousculant –, il est l’auteur d’une œuvre ample et foisonnante, foncièrement charnelle. »
Guadalupe Nettel, Après l’hiver, trad. de l’espagnol (Mexique) par François Martin, Buchet-Chastel, 2016, 304 p.
Claudio, exilé cubain de New York, correcteur pour une maison d’édition, a une seule passion : éviter les passions. Cecilia est une jeune Mexicaine mélancolique installée à Paris, vaguement étudiante, vaguement éprise de son voisin, mais complètement solitaire. Chapitre après chapitre, leurs voix singulières s’entremêlent et invitent le lecteur à les saisir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, passé obsédant. Chacun d’eux traîne des deuils, des blessures, des ruptures. Lorsque le hasard les fait se rencontrer à Paris, nous attendons, haletants, de savoir si ces êtres de mots et de douleurs parviendront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.
L’une vit à Bordeaux, est un écrivain à succès, mère célibataire, une fille de 9 ans, et une famille omniprésente. Elle craque sur son nouveau voisin, un jeune libraire allemand. Mais est-il réellement celui qu’il prétend ? L’autre vit à Soulac, est correctrice pour une maison d’édition, et atteinte d’une tumeur. Pour tenter de réaliser ses derniers rêves et offrir à sa fille des souvenirs inoubliables, elle entreprend avec elle une croisière jusqu’en Polynésie, qui va les mener beaucoup plus loin que prévu. Deux vies, deux femmes ?
« Il était mûr pour les humiliations majeures, car l’auteur, il l’apprendrait à ses dépens, avant de pouvoir faire des caprices, ne se conçoit qu’humilié. Il aurait pu faire la liste : le correcteur dyslexique, les maquettes foirées, les couvertures nulles, les coquilles qui crevaient les yeux ; le journaliste qui comprenait tout à l’envers, celui qui n’avait pas même lu la quatrième de couverture ; les salons du livre dans des contrées reculées où personne ne se pointait sinon le poète local qui postillonnait et finissait par vouloir lui casser la gueule, la Fête de l’Huma où il avait attrapé une insolation ; les collègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insinuations mensongères, les amitiés défaites, les changements de personnel, les bruits de couloir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplumait sous le harnois comme le cou du chien de la fable.
Après lecture, il s’avère que les seules mentions du métier de correcteur figurant dans le livre sont les mots en gras ci-dessus, mais j’ai tellement ri en le lisant que je le maintiens dans la liste, en vous recommandant vivement de vous le procurer. C’est vraiment « une vigoureuse satire de la machine éditoriale et de ses noires vicissitudes », comme l’annonce l’éditeur.
Uwe Tellkamp, La Tour, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset et Fasquelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.
Dresde, 1982. Les habitants d’un quartier résidentiel cossu se sont depuis longtemps accommodé des conditions de vie. Pourtant, les membres de cette bourgeoisie est-allemande, véritable anachronisme en RDA, s’isolent parfois pour tourner le dos à la grisaille quotidienne. À commencer par Meno, correcteur pour une maison d’édition, qui se doit de composer avec la censure ; mais aussi son beau-frère, chirurgien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a élevé son fils. Celui-ci est un éternel incompris qui incarne pour l’Homme Nouveau dont le nom rayonnera un jour, dans le respect des plus belles valeurs — vie familiale harmonieuse, amour de la culture, pratique de la musique, travail acharné. Toutefois, cette peinture idyllique ne tarde pas à se lézarder et bientôt, c’est le pays tout entier qui tremble…
L’histoire de la première édition, en 1924, du roman Le Bal du comte d’Orgel,de Raymond Radiguet, est révélatrice des limites que doit s’imposer le correcteur professionnel.
« Lorsque Raymond Radiguet meurt, le 12 décembre 1923, quelques mois après le lancement tonitruant du Diable au corps, il a remis à Bernard Grasset, depuis octobre, le manuscrit de son second roman, Le Bal du comte d’Orgel, un texte que l’éditeur juge suffisamment abouti pour en faire faire des épreuves fin octobre. Mais Raymond ne se met pas immédiatement à leur correction, et la fièvre typhoïde l’enlève brutalement. En hommage au jeune disparu, Grasset fait tirer 20 exemplaires numérotés de ces épreuves non corrigées pour les proches amis de Radiguet — dont Joseph Kessel, qui reçoit le numéro 1. Toutefois, le texte qui paraît en juin 1924 est fort différent de celui qui avait fait l’objet de ces “premières”. Non seulement ont été corrigées, légitimement, les “coquilles”, certaines lectures fautives du compositeur et quelques fautes de syntaxe, mais l’ensemble du texte a fait l’objet d’une “révision” qui excède de loin ce que se serait autorisé un bon correcteur. La comparaison des deux textes — épreuves et texte publié — montre que l’équivalent de 16 pages (sur 210) a été coupé, et que près de 600 modifications “stylistiques” ont été faites par Cocteau, Kessel et Pierre de Lacretelle. Car, comme l’écrit Georges Auric : “Avec les meilleures intentions du monde, quelques amis ont entrepris non pas la simple révision souhaitée mais, changeant des mots, modifiant des phrases, ont fini par s’abandonner à une véritable correction du roman, correction contre laquelle il me semble honnête de m’élever.”
« De fait, si les corrections opérées ne changent évidemment pas l’intrigue, elles modifient assez nettement la tonalité du Bal, dont elles font un exemple de classicisme là où Radiguet avait voulu un style “aristocratique un brin débraillé”, emblématique du nouveau “monde” qui émerge à la sortie de la guerre 14-18. Établie à partir des épreuves reçues par Kessel, la présente édition redonne le texte authentique : outre les fautes typographiques, n’ont été rectifié[e]s que les “fautes de syntaxe et les impropriétés”, conformément au vœu de Radiguet tel que l’atteste Auric : “Pour en avoir longuement écouté tous les chapitres, je suis convaincu de connaître le Bal aussi complètement qu’il est possible. Et de connaître en même temps ce qu’étaient à son propos, en cet été 1923, les prochaines intentions de son auteur : pourchasser les fautes de syntaxe ou les impropriétés qui pouvaient y subsister.” »
Texte des éditions Grasset accompagnant la parution, en mai 2003, dans la collection « Les Cahiers rouges », de la « version originelle et intégrale, jusqu’alors inacessible au grand public », du Bal du comte d’Orgel, texte encore disponible sur le site de certaines librairies, dont celui de la Librairie Gallimard Montréal. « Un dossier donnant un éclairage sur les différents états du Bal du comte d’Orgel et une chrono-biographie complètent ce volume, édité et préfacé par Monique Nemer, biog[r]aphe de Raymond Radiguet. »
Paul Bodier (1875-1946), grand défenseur du spiritisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trouvé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du passé (éd. Paul Leymarie, 1936 ; rééd. numérique Ink Book, 2012), où figure la description du métier de correcteur la plus noire qu’il m’ait été donné de lire à ce jour. Une vision romancée, chargée d’effets, mais qui rejoint pour l’essentiel d’autres sources d’information qu’on peut lire sur ce blog1. (Le dernier paragraphe est, lui, représentatif de la misogynie de l’époque, hélas.)
Dans sa préface, René Kopp (auteur d’une Introduction générale à l’étude des sciences occultes, chez le même éditeur, en 1930) résume ainsi le roman : « L’action se déroule autour d’une amitié entre deux hommes différents par la situation, le genre de vie, les épreuves, le travail et les idées, mais unis par la droiture. L’un, celui qui a souffert, le salarié, le damné de la vie, lève progressivement le voile des mystères à l’autre, celui qui n’a pas souffert, l’aristocrate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tantôt dorant les somptuosités d’un lieu bourgeois, tantôt éclairant la tranchée meurtrière, tantôt venant illuminer une villa charmante des environs de Paris, jusqu’au zénith de la certitude. »
Le « damné de la vie » est donc le correcteur… Lançons-nous.
« Écœuré de la littérature et de ses pontifes, il [Roger Danis] s’était tourné vers une profession un peu obscure, mais qui lui paraissait cependant supportable. II s’était fait correcteur d’imprimerie.
« Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons imprimeurs pour tout ce qui ressortait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamentable de la plupart des ouvriers, ne possédant qu’une instruction à peine élémentaire et avec quelques hommes égarés dans ce monde bigarré il subissait chaque jour la promiscuité désolante d’exploiteurs éhontés et la bêtise avilissante du milieu dans lequel il lui fallait vivre pour subsister.
« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétribué, plus mal considéré que celui de correcteur d’imprimerie.
« Dans la région parisienne, tout particulièrement, le correcteur d’imprimerie est un paria2. Les directeurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, malhonnêtes le plus souvent. Ils rançonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun souci d’équité. La sottise dont ils font preuve, en toutes circonstances, n’a d’égale que leur insuffisance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.
« La plupart des imprimeries parisiennes sont des foyers de pestilence où règne la tuberculose et où les rats innombrables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Travail ne fait que de rares et courtes apparitions dans ces lieux impurs et presque toujours ses insignifiants représentants se contentent d’une courte visite aux maîtres imprimeurs, en leur serrant la main.
« Ces politesses entretiennent sans doute l’amitié et plus certainement encore une affreuse routine, mais pendant ce temps-là un personnel intéressant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans certaines grandes imprimeries où se font des journaux de droit, ô ironie, les ouvriers n’ont pas même de vestiaires suffisants, mais les directeurs ont un château dans quelque riante province et un bureau décent et soigneusement balayé. La vie et la santé des malheureux qui besognent dans ces maisons sinistres ne comptent pas, car il est extrêmement facile de remplacer la main-d’œuvre, perpétuellement alimentée par les forçats de la faim.
« Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles et il est impossible de trouver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aussi peu soucieux de l’hygiène, de la santé et de la vie de leurs ouvriers. Les correcteurs sont toujours placés dans les coins les plus encombrés. Ils travaillent le plus souvent dans le bruit des machines linotypes et près des typos chargés de la mise en pages. Coups de marteau sur les formes, cris sauvages de quelques brutes, plaisanteries lourdes et stupides, les malheureux doivent corriger au milieu de ce vacarme assourdissant, dans une atmosphère lourde, empuantie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creusets des linotypes, trop heureux s’ils n’ont pas une copie imbécile à lire et par-dessus le marché à rectifier. Écritures illisibles, fautes de français et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décousu, ridicule, etc., il leur faut tout supporter. Malheur à eux s’ils laissent passer une coquille, s’ils oublient de signaler une erreur du client toujours prêt à réclamer et que le patron obséquieux écoute avec complaisance.
« Les correcteurs doivent tout subir. Méprisés des patrons qui les considèrent comme des intrus qui viennent augmenter les frais généraux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordinaires qui ne leur pardonnent pas leur érudition. Ils doivent courber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires avanies, accepter placidement tous les ennuis, toutes les sottises, toutes les méchancetés et lire sans s’arrêter, car il leur faut produire et donner leurs épreuves corrigées le plus rapidement possible, sans avoir une défaillance, sans cesser de travailler, sans aucune trêve. Le métier de correcteur est le plus triste des métiers, le plus fatigant des labeurs. Le cerveau, les yeux s’usent vite à ce travail ingrat et l’on pourrait rappeler l’anecdote suivante : Une jeune fille annonçait à une dame qu’elle était fiancée avec un correcteur. « Ah ! Ma pauvre, moi aussi j’ai épousé un correcteur, mais il est devenu fou, dit la dame en joignant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »
« Toutefois, il faut aussi reconnaître que la corporation des correcteurs d’imprimerie ne brille pas par les qualités qui doivent distinguer les véritables intellectuels.
« Certes, il y a parmi eux des sujets de grande valeur, mais il y a également un ramassis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la société3.
« Ajoutons que l’élément féminin, passif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, surcharger une profession déjà très encombrée et nous aurons le tableau exact d’une corporation odieusement sacrifiée et abominablement exploitée par quelques cyniques malfaiteurs de la pensée. »
Suivent des considérations tout aussi impitoyables sur « l’Imprimerie, avec un grand I » et « l’Édition, avec un grand E », « ces deux puissances [… qui] savent admirablement s’entendre pour empoisonner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aussi avec un grand P ». « L’Imprimerie, l’Édition, la Presse, sinistre et diabolique Trinité créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideusement enlacées au temps de leurs amours, toutes les fripouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques individus qui forment la haute et basse pègre et la société moderne en décomposition. »