Auteur-éditeur, “un couple infernal” ?

Pho­to d’illus­tra­tion, signée Dzia­na Hasan­be­ka­va (Pexels).

On m’a récem­ment deman­dé, dans un com­men­taire sur Lin­ke­dIn, de m’exprimer sur l’interventionnisme des édi­teurs dans les manus­crits de leurs auteurs. Je ne dis­po­sais pas alors des élé­ments néces­saires. Je viens donc de rédi­ger une réponse mieux infor­mée, essen­tiel­le­ment par un long article de l’u­ni­ver­si­taire Oli­vier Bes­sard-Ban­quy1. Les autres réfé­rences sont pré­ci­sées en note.

En lit­té­ra­ture géné­rale, l’auteur livre géné­ra­le­ment un texte qu’il consi­dère comme ache­vé. L’éditeur, lui, « voit le manus­crit comme le point de départ du tra­vail édi­to­rial, la matière pre­mière à par­tir de quoi […] un volume pour­ra être don­né au public, exploi­té com­mer­cia­le­ment. […]. Ce mal­en­ten­du ori­gi­nel est la source de tous les conflits pos­sibles. » Auteur et édi­teur for­me­raient donc « un couple infer­nal », pour reprendre le titre d’un livre de la jour­na­liste Syl­vie Per­ez2.

Raymond Carver et Gordon Lish
Ray­mond Car­ver et Gor­don Lish. DR. Source : About Wri­ting.

Le phé­no­mène n’est pas nou­veau. Pierre-Jules Het­zel « força[it] Jules Verne à retra­vailler ses œuvres pour res­pec­ter une morale tatillonne ». Gor­don Lish « tailla à l’extrême » dans les nou­velles de Ray­mond Car­ver — ce qui, cepen­dant, fit de lui une star3. Céline, lui, refu­sa d’« éla­guer » le Voyage au bout de la nuit, comme le deman­dait le comi­té de la lec­ture de la NRF, et signa avec Denoël4.

Aujourd’hui, selon Oli­vier Bes­sard-Ban­guy, la pro­duc­tion édi­to­riale fran­çaise se stan­dar­dise. « […] sont […] retra­vaillées toutes les lon­gueurs, les finesses, excrois­sances ou fan­tai­sies, tout ce qui peut être de nature à fati­guer ou décou­ra­ger les lec­teurs impa­tients. Plus la mai­son vise un large public et plus elle éva­cue du texte tout ce qui peut divi­ser plu­tôt que fédé­rer, tout ce qui peut rebu­ter les lec­teurs les moins endu­rants, des consom­ma­teurs de textes, enfants de la socié­té du zap­ping, peu sus­cep­tibles de se concen­trer long­temps sur un écrit ardu, éla­bo­ré, com­plexe. Que reste-t-il de la lit­té­ra­ture telle que les anciens ont pu la conce­voir ? Rien selon les plus alar­mistes des pen­seurs contem­po­rains. Un récit plat, lisse, sans sur­prise, sans ori­gi­na­li­té. “Une lit­té­ra­ture sans esto­mac” comme le dit Pierre Jourde5. »

Je recom­mande à ceux que le sujet inté­resse de lire cet article en entier. Il est accom­pa­gné d’une biblio­gra­phie per­met­tant d’ap­pro­fon­dir la question.

Caroline Coutau
Caro­line Cou­tau. © Romain Gué­lat. Source : Fon­da­tion Lee­naards.

Un article de l’éditrice Caro­line Cou­tau6, paru dans le même numé­ro, est à lire éga­le­ment. Elle y recon­naît que :

« […] les contraintes éco­no­miques faussent la donne et jouent trop sou­vent un rôle dans le par­te­na­riat entre l’auteur et l’éditeur. Les manus­crits dans les­quels on trouve une éner­gie mais aus­si de la paresse, un jaillis­se­ment mais aus­si une pau­vre­té de langue, une ima­gi­na­tion défer­lante mais aucune rigueur, une écri­ture fluide mais peu de prises de risque sont par­fois rete­nus pour des rai­sons qui ont peu à voir avec la lit­té­ra­ture. L’éditeur cherche un pre­mier roman à défendre pour sa ren­trée lit­té­raire, a besoin d’un titre ven­deur parce que sa tré­so­re­rie va mal, alors il se per­suade que tel texte moyen­ne­ment inté­res­sant peut se trans­for­mer en un livre qui plai­ra et se ven­dra. Et alors il publie un texte moyen, gen­ti­ment à la mode, cher­che­ra au mieux à l’améliorer, inter­vien­dra sou­vent trop, et devien­dra comme un pseu­do-démiurge : il joue­ra un rôle de presque pre­mier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture. »

Elle donne ensuite des exemples concrets de son tra­vail avec cer­tains auteurs, aux­quels je vous ren­voie. Dans le der­nier exemple, « à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux par­fait et parce que je suis trop ember­li­fi­co­tée dedans, à trop aimer l’auteur ou la per­sonne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur cor­rec­teur qui se fait sou­vent plu­tôt relec­teur ». Là aus­si, deux exemples suivent, « qui peuvent don­ner une idée d’une cor­rec­tion idéale mais peut-être légè­re­ment exces­sive ».

Mais son point de vue final est celui-ci : 

« L’auteur arrive avec un texte dont il est sou­vent fati­gué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, par­fois il en est très satis­fait, par­fois au contraire il doute beau­coup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une déli­cate opé­ra­tion qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décol­ler, dés­im­bri­quer le texte et son auteur en vue d’une publi­ca­tion. Renon­cer à une scène, modi­fier une phrase, rendre le pro­pos plus ner­veux, don­ner plus de chair à un per­son­nage. Res­ser­rer, cou­per (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni sur­tout que l’auteur ne s’y retrouve plus. »

« Tout est tou­jours pos­sible, conclut, sur une note plus opti­miste, Oli­vier Bes­sard-Ban­quy, et de la ren­contre impro­bable, inat­ten­due, d’un écri­vain d’exception et d’un édi­teur de grand talent peut naître une œuvre qui mar­que­ra l’histoire des lettres […]. »


  1. « De la rela­tion auteur-édi­teur. Entre dia­logue et rap­port de force », A contra­rio, 2018/2 (n° 27), p. 79-96.
  2. Un couple infer­nal. L’écrivain et son édi­teur, Paris, Bar­tillat, 2006.
  3. « Flai­rant en Car­ver l’é­cri­vain de génie, Lish va s’emparer de ses textes et les sou­mettre à un trai­te­ment de choc. [Il] coupe et taille à l’ex­trême. […] Lish gomme sys­té­ma­ti­que­ment toute trace d’é­mo­tion, change les titres et les noms, racle la chair des his­toires et n’en garde que le sque­lette : une ossa­ture en noir et blanc, étrange, froide, et fol­le­ment moderne. […] Pour cer­taines nou­velles […], il réduit jus­qu’à 78 % le texte de Car­ver ! Ce fai­sant, néan­moins, il le lance. En quelques années, Car­ver devient une star. Mais cette gloire le met mal à l’aise. Aux admi­ra­teurs qui saluent en lui le “pape du mini­ma­lisme”, il lâche : “Je ne sais pas ce qu’est le mini­ma­lisme. Deman­dez à mon édi­teur !” » — Flo­rence Noi­ville, « Débu­tants et Par­lez-moi d’a­mour, de Ray­mond Car­ver : en chair et à l’os », Le Monde, 22 sep­tembre 2010.
  4. « Le 24 juin 1932, le manus­crit de Voyage au bout de la nuit est ain­si jugé au comi­té de lec­ture de la NRF : “Roman com­mu­niste conte­nant des épi­sodes de guerre très bien racon­tés. Écrit en fran­çais argo­tique un peu exas­pé­rant mais en géné­ral avec beau­coup de verve. Serait à éla­guer.” Résul­tat : Céline signe­ra avec Denoël et n’ob­tien­dra pas le prix Gon­court 1932. Il n’é­la­gue­ra que dalle. » — Arnaud Viviant, Can­tique de la cri­tique, La Fabrique, 2022, p. 117. 
  5. La lit­té­ra­ture sans esto­mac, Paris, L’Esprit des pénin­sules, 2002.
  6. « L’éditeur et son auteur », A contra­rio, 2018/2 (n° 27), p. 97-104.