« Dans le peu de temps libre qu’il lui restait, après avoir expurgé son énième livre, Fantino se baladait dans la ville en scrutant les affiches et les enseignes des magasins, les inscriptions sur les murs. Il n’était pas content tant qu’il n’avait pas trouvé une erreur, même petite, même insignifiante et ridicule : pour chaque quartier, il se contentait d’une apostrophe oubliée, d’une petite virgule. Alors il rentrait chez lui et disait : ça suffit pour aujourd’hui. Mais ensuite, une fois au lit, sa manie le reprenait, alors il rallumait la lumière et il commençait à éplucher les annuaires du téléphone, cinquante, soixante colonnes à chaque fois. Il lui fut facile de comprendre que Monsieur Mariani Parlo était en réalité Mariani Carlo. Quiconque doté d’un peu de patience pouvait saisir cela. Il lui fallut un peu plus de métier pour localiser le numéro de téléphone erroné d’une alimentation : il ne pouvait pas commencer par sept, dans cette zone-là de la ville. Cela devait être un cinq : le matin, il appela le magasin pour vérifier son hypothèse. Il commanda une bouteille de vin rouge très coté et la but au goulot, en se félicitant dans son for intérieur. »
Extrait de la nouvelle « Le Correcteur », de Marco Lodoli, dans Boccacce, traduit de l’italien par Lise Chapuis et Dino Nessuno, illustrations d’Alban Caumont, L’Arbre vengeur, 2007, p. 49-52.
Il n’y a que les romanciers pour imaginer un correcteur infaillible. J’en connais au moins un autre en littérature : le « Professore » de George Steiner, dans Épreuves (voir le résumé dans ma sélection « Le correcteur, personnage littéraire »). Curieusement, lui aussi italien.
Dans la vraie vie, je n’en ai pas connu. Par contre, il est vrai que nous sommes nombreux à avoir du mal à décrocher, comme le raconte aussi Muriel Gilbert, dans Au bonheur des fautes.
Fantino et le Professore sont liés par un point commun. Un triste constat : « Que d’imprécisions dans le grand livre du monde, […] et quelle souffrance de ne pouvoir les corriger. »
Jacques Capelovici, alias Maître Capello. PHOTOPQR/LE PARISIEN.
Saviez-vous que le fameux palindrome « Ésope reste ici et se repose » était une création de Maître Capello ? Je l’apprends grâce à Wikipédia. Il en affectionnait un autre : « Éric notre valet alla te laver ton ciré », où Éric, aimait-il à préciser, peut être remplacé par Luc.
Célèbre pour avoir arbitré l’émission Les Jeux de 20 heures, sur FR3 (aujourd’hui, France 3), de 1976 à 1987, il y popularisa entre autres l’expression « de bon aloi » et le mot « nourrain », désignant le cochon tirelire dans lequel il mettait l’argent de la cagnotte.
Né d’un père d’origine roumaine et d’une mère normande, Jacques Capelovici (1922-2011) était agrégé d’anglais, certifié d’allemand, diplômé d’italien et de vieux norrois. Dans la vraie vie, il fut professeur d’allemand puis d’anglais.
« Grammairien pointilleux, il s’oppos[a] avec véhémence à l’essor du franglais, aux propositions de rectifications orthographiques du français en 1990 et aux propositions de féminisation des noms de métier, de fonction et de grade », précise Wikipédia.
C’est sa connaissance approfondie des subtilités du français qui fait que son pseudonyme est parfois appliqué au correcteur, surtout s’il se montre trop pinailleur.
Maître Capello a publié ses grilles de mots fléchés dans Télé 7 jours jusqu’en décembre 2010. « Il avait préparé des grilles jusqu’à cette date, mais il ne travaillait plus depuis un an en raison de sa vue devenue trop basse », a expliqué, à sa mort, Françoise Capelovici, sa veuve. « Il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus corriger les épreuves et a demandé au magazine de trouver un successeur. » (AFP.)
Après quarante ans de bons et loyaux services comme correcteur-typographe au quotidien La Montagne, Romain Fougères a bien mérité sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auvergnat, énergique et généreux, ne peut se résoudre au bricolage. Une association humanitaire lui offre alors l’occasion de transmettre son expérience et d’agir selon sa conscience : elle recherche un bénévole pour créer une imprimerie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remémore son existence paisible, celle d’un enfant de la campagne qui a connu la guerre, puis la transformation de Clermont-Ferrand de cité provinciale en métropole régionale, et qui, aujourd’hui, se prépare à l’aventure qui va couronner sa vie.
Ovide Willkingson, modeste correcteur des célèbres éditions Elseneur, publie les autres, mais se voit refuser tous ses manuscrits, jusqu’au jour où, à bout de patience, il décide de plagier, recopier et publier en son nom le manuscrit qu’il vient de recevoir. La terrible histoire de Benjamin Rouquier, orphelin violenté, spolié par un monde d’orgueil, de guerre, de puissants et de haine et la non-moins terrible histoire d’Hamlet, qu’il joue au théâtre, l’histoire de l’enfant qui a perdu la parole, en filigrane, s’enlacent alors dans une valse étourdissante où se mêlent réalité et fiction, envoûtant écheveau d’univers qui s’entrechoquent. Ainsi se dessine, en images parfois volées, le destin d’Ovide.
François Beaune, Un homme louche, Verticales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.
Un homme louche se donne à lire comme le journal intime d’un certain Jean-Daniel Dugommier, rédigé à deux époques cruciales de sa vie : sa jeunesse « autistique » au début des années 1980, puis son existence de trentenaire mal socialisé peu avant sa mort soudaine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le collégien Dugommier, dit « le Glaviot », 13 ans, qui s’ennuie à mourir dans un lotissement où ses parents tiennent une petite épicerie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quotidien de gamin en révolte latente et complexes inavoués. Il scrute ses voisins, théorise les tares familiales avec un mauvais esprit à l’ironie cinglante. Cette omniscience précoce trouve bientôt son explication : le jeune narrateur se sent doué de « superpouvoirs », une sorte de caméra spéciale implantée dans son cerveau lui permettrait de pénétrer les consciences de son entourage. Se croyant investi d’une mission d’observation ultrasecrète sur l’humanité, notre surdoué préfère se faire passer pour un attardé. Jusqu’à son internement d’office, son cahier ayant été finalement découvert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de dessins désespérés, puis au vertigineux silence d’un doux dingue sous camisole chimique. Le « Cahier 2 » nous fait retrouver JDD à l’été 2008. À 39 ans, il est installé à Lyon où il est devenu correcteur à domicile. On reconstitue les pièces manquantes de son existence : sa tentative de vie conjugale, la mort tragique de son fils, ses errements au bistro, ses velléités sentimentales. Tout cela l’aura mené aux confins d’une existence a minima, moitié spéculative moitié végétative, avant qu’une rupture d’anévrisme vienne couper court à son ultime projet : rien moins qu’un attentat planétaire.
Aux éditions Duffroy, qui publient son premier roman, Annie Brière fait la connaissance de Laurent Viau, correcteur d’épreuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insensible au charme d’Annie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de passion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’anneau à la main gauche, n’est pas pour autant célibataire. Elle devra donc trouver de façon urgente ce que signifie, pour elle, l’engagement amoureux. Devenue joueuse compulsive de Tetris, convertie aux vertus curatives de Leonard Cohen, du lac Champlain jusqu’à Paris, en passant par les cocktails littéraires de la maison Duffroy au Ritz-Carlton, y arrivera-t-elle ?
Chi Zijian, Bonsoir, la rose, trad. du chinois par Yvonne André, éd. Philippe Picquier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.
Il faut d’abord imaginer ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’explosion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, correctrice d’épreuves dans une agence de presse, pas spécialement belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’appartenais à une catégorie insidieusement repoussée et anéantie par d’invisibles forces mauvaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raffiné, qui joue du piano et prie en hébreu, dont le visage exprime une solitude infinie. Elle qui avait une vie intérieure si riche, comment pouvait-elle ne pas avoir connu l’amour ? Xiao’e rencontre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfugiée à Harbin après la révolution d’Octobre. Tout semble les opposer, pourtant on découvrira qu’un terrible secret les lie.
Annie Cluzel, Lily-Jeanne, Edilivre, 2018, 136 p.
L’écrivaine Annette, exaltée par le succès de ses premiers livres, se trouve soudainement confrontée à un terrible manque d’inspiration. Dépitée mais souhaitant néanmoins rester dans le milieu littéraire, elle devient correctrice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’ennuie jusqu’au jour où elle reçoit un manuscrit à corriger dont l’histoire va bouleverser sa vie. Une histoire qui va la ballotter entre l’écriture et la correction et qui va lui permettre de faire une bien curieuse rencontre.
Vincent Cespedes, Mot pour mot, Flammarion, 2007, 288 p.
Louis et Noémie se rencontrent dans le TGV. Noémie étant sourde, ils dialoguent par écrit. Désabusé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un collège de banlieue et distribue des 00/20 à chaque dictée. Noémie, elle, est intime avec un correcteur professionnel et se passionne pour la liberté graphique avec laquelle la jeune génération pratique l’écrit (SMS, blogs, Internet…). Inévitablement, l’orthographe devient le thème central de leur conversation ferroviaire, et à chacun de leurs trajets le débat fait rage.
Horacio Castellanos Moya, Déraison, trad. de l’espagnol par Robert Amutio, Les Allusifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.
À travers un monologue ressassant, qui brasse des faits terribles, des interprétations plus ou moins assurées, des scènes à caractère hallucinatoire, un narrateur raconte en 12 chapitres les étapes d’une descente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une société qui baigne dans la violence et le meurtre, comme dans son élément naturel. Ce narrateur, homme sans nom et étranger au pays où il se trouve, est devenu un exilé volontaire afin de fuir les persécutions entreprises par les autorités de son pays. Il lit et corrige un rapport élaboré par l’Église catholique dans lequel sont reportés minutieusement les massacres d’Indiens, toutes les exactions et les violations de ce que l’on nomme les droits de l’homme, commis par des militaires, nommément désignés et dont l’impunité est totale et le pouvoir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque chapitre mêle dans les propos emportés du narrateur des descriptions des atrocités de l’armée, des citations des témoignages des survivants assimilées à la plus haute poésie, et les inquiétudes personnelles de ce correcteur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout incident quotidien, le tout plongé dans un fort courant que le narrateur lui-même nomme paranoïa.
Didier da Silva (texte) et François Matton (dessins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.
Le texte de Didier da Silva met en scène un personnage dont le métier, il est « travailleur à domicile », consiste à corriger de stupides romans d’amour, et que cela déprime – on le comprend. Il se livre donc à une suite de considérations désabusées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de lucidité. C’est drôle et touchant, juste, discrètement désespéré. Les dessins de François Matton qui constellent ce récit, qui parfois l’interrompent, lui font un écho très réussi, joliment dévié parfois.
Schlomo est un flic solitaire, parisien dans l’âme, qui se nourrit de rouleaux de printemps rue de Belleville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Carné, il sauve de la noyade une jeune Chinoise, correctrice d’imprimerie. Il la croisera de nouveau à une signature en librairie, autour d’un pamphlet détonnant : Le nègre se rebiffe. Entre cocktails, plumitifs, nègres et académiciens, un portrait satirique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énigmatique et souveraine.
« Je vois les choses de loin, mais avec une telle intensité qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’extrapole et leur confère une signification qui est peut-être illusoire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, coller le nez à la vitre de son appartement de la butte Montmartre ? Veut-il élucider l’envers des apparences, débusquer les marges illogiques de l’existence courante ? Son voyeurisme ne cherche pas un assouvissement des sens mais un apaisement de l’esprit. Mais pourquoi se sent-il traqué ? Encore jeune, il travaille comme correcteur dans une maison d’édition, et va découvrir, sous la férule d’un éditeur équivoque et cajoleur, toutes les ambiguïtés d’une société partagée entre le faire-valoir culturel, la noble attitude, et un mercantilisme cynique, un « monde de l’esprit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’otage des séduisants caprices de son patron. Malgré ses efforts pour s’assimiler, il se sent piégé par un sentiment de non-appartenance, hanté par des questions qui ne trouvent pas de réponse. Comment son père a-t-il mystérieusement disparu lorsqu’il était enfant ? Pourquoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert financier, veut-il à tout prix lui racheter son appartement ? Que cherche donc la ravissante Anglaise qui croise toujours son chemin et finit par partager son intimité tout en se refusant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va découvrir les vérités fondamentales de son destin, si longtemps dérobées dans ce qu’elles ont de monstrueux, ayant fait de lui, à son insu, un outsider qui aspire à être un homme-chat.
Marco Lodoli, Boccacce, trad. de l’italien par Lise Capuis et Dino Nessuno, illustrations d’Alban Caumont, L’Arbre vengeur, 2007, 120 p.
Boccacce ! Prononcez-le à votre guise mais en tordant la bouche, comme si vous grimaciez en catimini. Car les nouvelles réunies ici par Marco Lodoli, une des plus fines plumes contemporaines italiennes, ont le dessein de vous faire ricaner. Concentrant leur acidité sur la bêtise, la vanité, ou la folie des antichambres du monde délirant de l’édition, elles forment une sarabande joyeuse mais inquiétante dans laquelle le correcteur vous corrige, l’éditeur vous menace, le traducteur vous navre, l’universitaire vous vampe, le critique vous guillotine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retournez pas, il vous observe et c’est peut-être dangereux… Boccacce ou comment être perfide sans cesser de sourire.
Alexandra Lucas Coelho, Mon amant du dimanche, trad. du portugais par Ana Isabel Sardinha Desvignes et Antoine Volodine, Seuil, 2016, 228 p.
Une femme crie vengeance. Un homme l’a trahie et elle est bien décidée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette histoire est célibataire, sans enfants, et trouve dans ses cinquante ans et ses cinquante kilos une énergie dévorante. Vivant dans l’Alentejo où elle travaille comme correctrice pour une maison d’édition, elle ne quitte sa campagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lisbonne où elle a pour mission de changer, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie partie en voyage. C’est entre son domicile, l’appartement où l’attend le chat et la piscine qu’elle prendra sa revanche. Son plan l’occupera tout un mois et sa réussite sera totale. Ses complices ? Les livres, la natation, un été torride. Et trois amants du dimanche, aussi différents que vivifiants.
Alfonso Mateo-Sagasta, Voleurs d’encre, trad. de l’espagnol par Denise Laroutis, Rivages, « Thriller », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.
Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isidoro Montemayor supervise un tripot où viennent s’encanailler de nobles dames. L’établissement appartient à son maître, Francisco Robles, qui est par ailleurs éditeur et emploie aussi Isidoro comme rédacteur-correcteur. Robles ne décolère pas. Il a publié le Don Quichotte ; mais un certain Alonso Fernández de Avellaneda vient de sortir au nez et à la barbe de Cervantès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, diffamatoire envers plusieurs personnalités, dont Cervantès lui-même. Décidé à découvrir qui se cache derrière ce pastiche, Robles envoie Isidoro à la recherche d’Avellaneda. Une enquête picaresque au cœur de grandes œuvres littéraires, dont les pages peuvent receler de brûlants secrets. À condition de savoir les interpréter.
Julie Malchair, nouvelle dactylo pour une revue scientifique, est une femme d’une beauté charmante et perturbante, apparemment sans passé. Elle fait irruption dans la vie de Hasch, correcteur, et dans celle de ses collègues. Par sa paresse et sa perversité naïve, elle les entraîne à se libérer des contraintes que la routine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une dérision totale du travail, notamment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un festin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accomplie, Julie disparaît.
D’après la quatrième de couverture, Marcel Moreau (1933-2020) fut correcteur à Bruxelles pour le quotidien Le Soir, à partir de 1955, puis à Paris, à partir de 1968, pour Alpha Encyclopédie, Le Parisien libéré et Le Figaro. « Considéré comme un écrivain marginal, au style verbal fort singulier – véhément et organique, teinté de lyrisme et d’envolées paroxystiques, tout à la fois caressant et bousculant –, il est l’auteur d’une œuvre ample et foisonnante, foncièrement charnelle. »
Guadalupe Nettel, Après l’hiver, trad. de l’espagnol (Mexique) par François Martin, Buchet-Chastel, 2016, 304 p.
Claudio, exilé cubain de New York, correcteur pour une maison d’édition, a une seule passion : éviter les passions. Cecilia est une jeune Mexicaine mélancolique installée à Paris, vaguement étudiante, vaguement éprise de son voisin, mais complètement solitaire. Chapitre après chapitre, leurs voix singulières s’entremêlent et invitent le lecteur à les saisir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, passé obsédant. Chacun d’eux traîne des deuils, des blessures, des ruptures. Lorsque le hasard les fait se rencontrer à Paris, nous attendons, haletants, de savoir si ces êtres de mots et de douleurs parviendront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.
L’une vit à Bordeaux, est un écrivain à succès, mère célibataire, une fille de 9 ans, et une famille omniprésente. Elle craque sur son nouveau voisin, un jeune libraire allemand. Mais est-il réellement celui qu’il prétend ? L’autre vit à Soulac, est correctrice pour une maison d’édition, et atteinte d’une tumeur. Pour tenter de réaliser ses derniers rêves et offrir à sa fille des souvenirs inoubliables, elle entreprend avec elle une croisière jusqu’en Polynésie, qui va les mener beaucoup plus loin que prévu. Deux vies, deux femmes ?
« Il était mûr pour les humiliations majeures, car l’auteur, il l’apprendrait à ses dépens, avant de pouvoir faire des caprices, ne se conçoit qu’humilié. Il aurait pu faire la liste : le correcteur dyslexique, les maquettes foirées, les couvertures nulles, les coquilles qui crevaient les yeux ; le journaliste qui comprenait tout à l’envers, celui qui n’avait pas même lu la quatrième de couverture ; les salons du livre dans des contrées reculées où personne ne se pointait sinon le poète local qui postillonnait et finissait par vouloir lui casser la gueule, la Fête de l’Huma où il avait attrapé une insolation ; les collègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insinuations mensongères, les amitiés défaites, les changements de personnel, les bruits de couloir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplumait sous le harnois comme le cou du chien de la fable.
Après lecture, il s’avère que les seules mentions du métier de correcteur figurant dans le livre sont les mots en gras ci-dessus, mais j’ai tellement ri en le lisant que je le maintiens dans la liste, en vous recommandant vivement de vous le procurer. C’est vraiment « une vigoureuse satire de la machine éditoriale et de ses noires vicissitudes », comme l’annonce l’éditeur.
Uwe Tellkamp, La Tour, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset et Fasquelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.
Dresde, 1982. Les habitants d’un quartier résidentiel cossu se sont depuis longtemps accommodé des conditions de vie. Pourtant, les membres de cette bourgeoisie est-allemande, véritable anachronisme en RDA, s’isolent parfois pour tourner le dos à la grisaille quotidienne. À commencer par Meno, correcteur pour une maison d’édition, qui se doit de composer avec la censure ; mais aussi son beau-frère, chirurgien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a élevé son fils. Celui-ci est un éternel incompris qui incarne pour l’Homme Nouveau dont le nom rayonnera un jour, dans le respect des plus belles valeurs — vie familiale harmonieuse, amour de la culture, pratique de la musique, travail acharné. Toutefois, cette peinture idyllique ne tarde pas à se lézarder et bientôt, c’est le pays tout entier qui tremble…
L’histoire de la première édition, en 1924, du roman Le Bal du comte d’Orgel,de Raymond Radiguet, est révélatrice des limites que doit s’imposer le correcteur professionnel.
« Lorsque Raymond Radiguet meurt, le 12 décembre 1923, quelques mois après le lancement tonitruant du Diable au corps, il a remis à Bernard Grasset, depuis octobre, le manuscrit de son second roman, Le Bal du comte d’Orgel, un texte que l’éditeur juge suffisamment abouti pour en faire faire des épreuves fin octobre. Mais Raymond ne se met pas immédiatement à leur correction, et la fièvre typhoïde l’enlève brutalement. En hommage au jeune disparu, Grasset fait tirer 20 exemplaires numérotés de ces épreuves non corrigées pour les proches amis de Radiguet — dont Joseph Kessel, qui reçoit le numéro 1. Toutefois, le texte qui paraît en juin 1924 est fort différent de celui qui avait fait l’objet de ces “premières”. Non seulement ont été corrigées, légitimement, les “coquilles”, certaines lectures fautives du compositeur et quelques fautes de syntaxe, mais l’ensemble du texte a fait l’objet d’une “révision” qui excède de loin ce que se serait autorisé un bon correcteur. La comparaison des deux textes — épreuves et texte publié — montre que l’équivalent de 16 pages (sur 210) a été coupé, et que près de 600 modifications “stylistiques” ont été faites par Cocteau, Kessel et Pierre de Lacretelle. Car, comme l’écrit Georges Auric : “Avec les meilleures intentions du monde, quelques amis ont entrepris non pas la simple révision souhaitée mais, changeant des mots, modifiant des phrases, ont fini par s’abandonner à une véritable correction du roman, correction contre laquelle il me semble honnête de m’élever.”
Raymond Radiguet.
« De fait, si les corrections opérées ne changent évidemment pas l’intrigue, elles modifient assez nettement la tonalité du Bal, dont elles font un exemple de classicisme là où Radiguet avait voulu un style “aristocratique un brin débraillé”, emblématique du nouveau “monde” qui émerge à la sortie de la guerre 14-18. Établie à partir des épreuves reçues par Kessel, la présente édition redonne le texte authentique : outre les fautes typographiques, n’ont été rectifié[e]s que les “fautes de syntaxe et les impropriétés”, conformément au vœu de Radiguet tel que l’atteste Auric : “Pour en avoir longuement écouté tous les chapitres, je suis convaincu de connaître le Bal aussi complètement qu’il est possible. Et de connaître en même temps ce qu’étaient à son propos, en cet été 1923, les prochaines intentions de son auteur : pourchasser les fautes de syntaxe ou les impropriétés qui pouvaient y subsister.” »
Texte des éditions Grasset accompagnant la parution, en mai 2003, dans la collection « Les Cahiers rouges », de la « version originelle et intégrale, jusqu’alors inacessible au grand public », du Bal du comte d’Orgel, texte encore disponible sur le site de certaines librairies, dont celui de la Librairie Gallimard Montréal. « Un dossier donnant un éclairage sur les différents états du Bal du comte d’Orgel et une chrono-biographie complètent ce volume, édité et préfacé par Monique Nemer, biog[r]aphe de Raymond Radiguet. »
André Bergeron, le 26 mai 1968. Source : Les Échos.
Dans le second volume de ses souvenirs1, le journaliste Maurice Rajsfus (1928-2020) évoque un correcteur avec lequel il s’est particulièrement lié d’amitié, Minet. J’ai retenu l’histoire suivante.
« Minet brillait dans l’anecdote. Il aimait relater les « cuirs » où [sic] les mauvaises plaisanteries mettant parfois en péril la situation d’un correcteur, d’un typo ou du journaliste responsable d’une rubrique. Ainsi, une nuit de la Saint-Sylvestre, alors que l’équipe d’Ouest[-]France, à Rennes, était déjà partie réveillonner en famille, il ne restait plus à l’atelier qu’un linotypiste, un typo et un correcteur pour les derniers repiquages. Le lino composait une liste interminable de promus dans l’ordre de la Légion d’honneur et, arrivant au terme de cette corvée, il avait cru bon de conclure par deux lignes vengeresses : « Et puis merde ! Tous ces cons-là me font chier ! » Le typo avait terminé son montage et donné un coup de clé supplémentaire à la forme d’acier. Entre[-]temps, l’ultime épreuve était arrivée chez le correcteur qui n’avait pas manqué de remarquer les phrases iconoclastes et porté immédiatement le holà. « Ne t’inquiète pas, avait dit le typo, c’était une blague à usage interne. Tu penses bien que les deux lignes ont été retirées au marbre. Nous voulions juste voir comment tu allais réagir. » Le lendemain, à cinq heures du matin, une armée de cyclistes faisait le tour des dépositaires de Rennes et de la région pour retirer les exemplaires contaminés. »
Dans sa Lettre ouverte à un syndiqué (Albin Michel, 1975), André Bergeron (1922-2014, secrétaire général de la CGT-FO de 1963 à 1989) raconte une aventure similaire.
« La vie militante offre aussi des moments amusants. Je veux te conter une anecdote qui date de l’avant-guerre. J’étais employé à la Société générale d’imprimerie à Belfort.
« En 1938, je crois, le cardinal Pacelli, qui devait par la suite devenir pape, était venu inaugurer la basilique de Lisieux. À cette occasion, il prononça un grand discours qui se terminait par quelque chose comme : « Vive Dieu, Vive la Religion, Vive le Catholicisme, etc. » Je précise que la Société générale d’imprimerie sortait La République de l’Est, journal de l’évêché. Parmi les linotypistes, il y avait un vieux camarade que, parce qu’il avait de grandes moustaches, nous appelions le « Gaulois ». Il était un peu anarchiste. À la fin du discours du futur Pie XII, entre le « Vive Dieu » et le « Vive la Religion », il ajouta « Vive les Soviets ! » C’était une plaisanterie qui, sans doute, dans son esprit, ne devait pas dépasser le bureau des correcteurs. Seulement, les correcteurs laissèrent passer… Tu te rends compte, le journal de l’évêché est sorti avec le « Vive les Soviets » du Gaulois ! J’entends encore les hurlements du patron. Eh bien, finalement, notre lino est demeuré en place. Sans doute la chose passerait-elle mieux aujourd’hui étant donné l’Ag[g]iornamento ! »
Paul Bodier. Photo trouvée sur Babelio. Je n’en garantis pas l’authenticité.
Paul Bodier (1875-1946), grand défenseur du spiritisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trouvé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du passé (éd. Paul Leymarie, 1936 ; rééd. numérique Ink Book, 2012), où figure la description du métier de correcteur la plus noire qu’il m’ait été donné de lire à ce jour. Une vision romancée, chargée d’effets, mais qui rejoint pour l’essentiel d’autres sources d’information qu’on peut lire sur ce blog2. (Le dernier paragraphe est, lui, représentatif de la misogynie de l’époque, hélas.)
Dans sa préface, René Kopp (auteur d’une Introduction générale à l’étude des sciences occultes, chez le même éditeur, en 1930) résume ainsi le roman : « L’action se déroule autour d’une amitié entre deux hommes différents par la situation, le genre de vie, les épreuves, le travail et les idées, mais unis par la droiture. L’un, celui qui a souffert, le salarié, le damné de la vie, lève progressivement le voile des mystères à l’autre, celui qui n’a pas souffert, l’aristocrate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tantôt dorant les somptuosités d’un lieu bourgeois, tantôt éclairant la tranchée meurtrière, tantôt venant illuminer une villa charmante des environs de Paris, jusqu’au zénith de la certitude. »
Le « damné de la vie » est donc le correcteur… Lançons-nous.
« Écœuré de la littérature et de ses pontifes, il [Roger Danis] s’était tourné vers une profession un peu obscure, mais qui lui paraissait cependant supportable. II s’était fait correcteur d’imprimerie.
« Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons imprimeurs pour tout ce qui ressortait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamentable de la plupart des ouvriers, ne possédant qu’une instruction à peine élémentaire et avec quelques hommes égarés dans ce monde bigarré il subissait chaque jour la promiscuité désolante d’exploiteurs éhontés et la bêtise avilissante du milieu dans lequel il lui fallait vivre pour subsister.
« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétribué, plus mal considéré que celui de correcteur d’imprimerie.
« Dans la région parisienne, tout particulièrement, le correcteur d’imprimerie est un paria3. Les directeurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, malhonnêtes le plus souvent. Ils rançonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun souci d’équité. La sottise dont ils font preuve, en toutes circonstances, n’a d’égale que leur insuffisance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.
« La plupart des imprimeries parisiennes sont des foyers de pestilence où règne la tuberculose et où les rats innombrables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Travail ne fait que de rares et courtes apparitions dans ces lieux impurs et presque toujours ses insignifiants représentants se contentent d’une courte visite aux maîtres imprimeurs, en leur serrant la main.
« Ces politesses entretiennent sans doute l’amitié et plus certainement encore une affreuse routine, mais pendant ce temps-là un personnel intéressant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans certaines grandes imprimeries où se font des journaux de droit, ô ironie, les ouvriers n’ont pas même de vestiaires suffisants, mais les directeurs ont un château dans quelque riante province et un bureau décent et soigneusement balayé. La vie et la santé des malheureux qui besognent dans ces maisons sinistres ne comptent pas, car il est extrêmement facile de remplacer la main-d’œuvre, perpétuellement alimentée par les forçats de la faim.
« Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles et il est impossible de trouver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aussi peu soucieux de l’hygiène, de la santé et de la vie de leurs ouvriers. Les correcteurs sont toujours placés dans les coins les plus encombrés. Ils travaillent le plus souvent dans le bruit des machines linotypes et près des typos chargés de la mise en pages. Coups de marteau sur les formes, cris sauvages de quelques brutes, plaisanteries lourdes et stupides, les malheureux doivent corriger au milieu de ce vacarme assourdissant, dans une atmosphère lourde, empuantie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creusets des linotypes, trop heureux s’ils n’ont pas une copie imbécile à lire et par-dessus le marché à rectifier. Écritures illisibles, fautes de français et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décousu, ridicule, etc., il leur faut tout supporter. Malheur à eux s’ils laissent passer une coquille, s’ils oublient de signaler une erreur du client toujours prêt à réclamer et que le patron obséquieux écoute avec complaisance.
« Les correcteurs doivent tout subir. Méprisés des patrons qui les considèrent comme des intrus qui viennent augmenter les frais généraux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordinaires qui ne leur pardonnent pas leur érudition. Ils doivent courber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires avanies, accepter placidement tous les ennuis, toutes les sottises, toutes les méchancetés et lire sans s’arrêter, car il leur faut produire et donner leurs épreuves corrigées le plus rapidement possible, sans avoir une défaillance, sans cesser de travailler, sans aucune trêve. Le métier de correcteur est le plus triste des métiers, le plus fatigant des labeurs. Le cerveau, les yeux s’usent vite à ce travail ingrat et l’on pourrait rappeler l’anecdote suivante : Une jeune fille annonçait à une dame qu’elle était fiancée avec un correcteur. « Ah ! Ma pauvre, moi aussi j’ai épousé un correcteur, mais il est devenu fou, dit la dame en joignant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »
« Toutefois, il faut aussi reconnaître que la corporation des correcteurs d’imprimerie ne brille pas par les qualités qui doivent distinguer les véritables intellectuels.
« Certes, il y a parmi eux des sujets de grande valeur, mais il y a également un ramassis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la société4.
« Ajoutons que l’élément féminin, passif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, surcharger une profession déjà très encombrée et nous aurons le tableau exact d’une corporation odieusement sacrifiée et abominablement exploitée par quelques cyniques malfaiteurs de la pensée. »
Suivent des considérations tout aussi impitoyables sur « l’Imprimerie, avec un grand I » et « l’Édition, avec un grand E », « ces deux puissances [… qui] savent admirablement s’entendre pour empoisonner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aussi avec un grand P ». « L’Imprimerie, l’Édition, la Presse, sinistre et diabolique Trinité créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideusement enlacées au temps de leurs amours, toutes les fripouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques individus qui forment la haute et basse pègre et la société moderne en décomposition. »
« À Genevieve, mon amour, ma muse, ma correctrice, ma relectrice, ma dialoguiste, ma claviste, celle qui me supporte dans les bons comme dans les moins bons moments, qui ramasse ce que j’échappe, qui me consacre un temps fou et qui s’oublie trop souvent à mon profit. Ton nom mériterait de figurer sur la couverture de ce livre autant que le mien5. »
Ils ne sont plus rares, aujourd’hui, les auteurs qui remercient (comme Martin Michaud, ci-dessus), dans leurs livres, une parente ou une compagne pour les bons soins qu’elles ont portés à leurs écrits.
Balzac aurait pu faire de même pour sa sœur cadette, Laure, et surtout Lamartine, dont l’épouse dévouée, Elisa, s’est épuisée pour la gloire du poète.
Surtout connue pour avoir protégé la mémoire de son frère en publiant une biographie de ce dernier après sa mort6, Laure Surville (1800-1871) ne s’est pas arrêtée à ce rôle, apprend-on dans La Plume du 1er septembre 19007.
Laure Surville, sœur cadette de Balzac.
« Comment oublier […] cette sœur du poète, qui savait être, selon les heures, enjouée ou sérieuse, que Balzac emmenait un soir au bal de l’Opéra, et qui une autre fois travaillait avec lui à ses livres, la collaboratrice de ses premiers romans, la correctrice des derniers, à qui il recommandait ainsi son Médecin de campagne : « Dis-moi tous les endroits qui te sembleront mauvais, et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire : si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase. »
Édith Marois, docteure ès lettres, chercheuse à l’université François Rabelais de Tours, fournit quelques précisions8 :
« Si Laure Surville n’est pas entrée dans la postérité en tant qu’écrivaine, sa collaboration, même modeste, même simplement consultative, à l’œuvre de son frère est attestée par leur correspondance. En octobre 1833, peu de temps avant la publication du Médecin de campagne, Honoré sollicite ses remarques : “corrige bien le Médecin ou plutôt dis-moi tous les endroits qui te sembleront mauvais et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase9”. L’année suivante, il la remercie de sa lettre sur La Recherche de l’Absolu tout en réfutant les critiques qu’elle exprime : “merci des éloges […] je me suis tout bêtement attendri de ta phrase. Tu as, je crois, tort pour les trois pages que tu trouves de trop, car elles ont des ramifications avec l’histoire. […] Ta lettre est la 1ère félicitation que j’ai reçue de l’Absolu10”, mais là encore, le livre est déjà imprimé et diffusé… »
On trouvera peut-être d’autres informations sur Laure Surville, correctrice de son frère, dans l’ouvrage de Christine Planté, La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Presses universitaires de Lyon, 2015.
Elisa de Lamartine par Jean-Léon Gérôme, 1849.
On en sait davantage sur Elisa (ou Marianne) de Lamartine (1790-1863), artiste peintre et sculptrice française d’origine britannique : elle s’est usé la santé à corriger les épreuves de son poète de mari, Alphonse.
« Mme de Lamartine, correctrice d’épreuves. — M. Henri Guillemin, dans le Mercure de France, nous apporte — d’après des documents inédits réunis par M. Camille Latreille mort avant d’avoir pu les utiliser — de précieux renseignements sur la vie conjugale de Lamartine et sa femme, que M. Guillemin appelle “la troisième Elvire”. Mme de Lamartine fut une épouse parfaite, exclusivement dévouée à son mari et aux travaux duquel elle apporta une discrète collaboration généralement peu connue.
« Voici à ce propos ce qu’elle écrit, dans une lettre de 1846, adressée à son beau-frère, M. de Montherol : “M. Furne, l’éditeur, est venu de Paris sur le bruit que les Girondins étaient finis, et il a emporté la permission de mettre trois volumes sous presse en janvier, pour paraître en mars, à peu près. « C’est à Paris que le travail des épreuves va être terrible pour moi. Je vais être en lutte continuelle pour obtenir des corrections, dont je n’obtiendrai pas le quart. Mais chaque mot gagné sera une victoire, dont il n’y aura que moi qui sache la bataille et le péril. Vous savez qu’il n’aime pas à corriger ni le sens, ni les phrases, ni même les mots. Il écrit d’abondance, abondance miraculeuse, mais qui aurait besoin d’être coordonnée. Les épithètes vont au delà de la pensée. Le public les prend au pied de la lettre, en bien et en mal. Une chose qui n’a qu’un bon côté est sublime ; celle qui n’a qu’un côté mauvais est anathématisée. Le public n’y met pas le correctif, et blâme l’auteur. Je passerai un mauvais hiver. (Inédit.)” » — Journal des débats politiques et littéraires, 3 août 1934, p. 2.
Dans des lettres à Charles Alexandre (1821-1890), secrétaire de Lamartine, Elisa évoque notamment « le long travail de correction des épreuves de son mari dont elle revoie [sic] les textes », selon le libraire en autographes et manuscrits Emmanuel Lorient, sur son site, Traces écrites. Extraits.
« M. de L. parle de partir le 25, lundi de la semaine qui vient. J’espère avoir fait les corrections au moins pour l’exemplaire que je garde et j’espère aussi être mieux portante pour écrire plus nettement celles que je donnerai à l’imprimeur. Il me faudra bien quelqu’un à Paris pour revoir les épreuves qui seront très difficiles à tirer. Mais il faudrait quelqu’un aussi poète que vous et aussi minutieux que le grammairien. Je ne pourrais pas confier à lui une épreuve[,] il en ferait de la très mauvaise prose […] » [1862].
« […] Un jour à Monceaux j’ai eu la chance de voir avec lui une épreuve. Je suis tombée sur un mot, un seul, qui était des plus fâcheux. Je le lui ai dit. Il en est convenu et j’ai substitué une épithète exacte et sans inconvénient. Je lui ai fait observer que je lui rendais service ! Mais il continue la même chose, et ce n’est que de loin en loin que je puis entrevoir par hasard, ou par supercherie quelque chose. C’est si fort une volonté de sa part qu’il donne ses épreuves à porter tout de suite à Jean, au lieu de les donner le soir à un commis qui passe devant l’imprimerie. J’en suis désolée. Si je pouvais seulement causer avec lui sur ce qu’il écrit, je le convaincrais souvent de l’inconvénient de mots qui lui sont échappés […] » [sans date].
« Passez sur la terrasse déserte, devant la façade du château paisible, la paix n’y est pas. Un drame intime s’agite dans l’intérieur. Dans cette grande chambre aux murs tapissés de rosiers grimpants, desséchés, une femme est dans la tristesse. Elle a fait sa prière du matin, elle a demandé à Dieu la force des sacrifices. Comme ses rosiers sans fleurs, son âme est sans espérances. Elle travaille, sa plume active corrige des épreuves, écrit des lettres », raconte Charles Alexandre dans Madame de Lamartine (Dentu, 1887, p. 207).
Le hasard a voulu qu’en vingt-quatre heures je tombe successivement sur deux phrases qui m’ont frappé, en ce qu’elles voulaient croire que le progrès ne serait pas néfaste à la profession évoquée. Voici la première, à propos du métier de compositeur typographe :
« […] quant aux éditions qui font la gloire de l’imprimerie et l’ornement des bibliothèques, il serait impossible de les tirer à la mécanique. […] « il n’est subtile combinaison de ressorts et d’engrenage qui puisse enseigner aux doigts d’un automate à chercher dans la casse le type correspondant au caractère écrit, et à le ranger dans le composteur : car il faudrait que l’automate sût lire. » — « Bert. », Paris ou Le livre des Cent-et-un11, vol. 5-6, 1832.
L’automate ne sait toujours pas lire, M. « Bert. », mais on a bien inventé les machines à composer, d’abord au plomb (Monotype et Linotype), puis sans plomb (de la photocomposition au prépresse). Aujourd’hui, le texte — le plus souvent écrit, mis en pages et relu sur écran — ne devient matière qu’en toute fin de parcours. Vous ne pouviez pas l’imaginer.
Le métier de typographe a disparu, à quelques belles exceptions près. Les survivants sont devenus des artisans d’art plutôt que des ouvriers. Voir, notamment, Vincent Auger, un des derniers typographes français.
Et voici la deuxième phrase, qui s’adressait à une assemblée de correcteurs :
Ambroise Firmin-Didot en 1860.
« Félicitez-vous, Messieurs, de ce que, dans ces transformations inouïes12, un correcteur mécanique ne puisse être jamais inventé. « Mais quand tout change ainsi dans l’imprimerie, la correction, cette partie intellectuelle, a gardé son importance, tout en se pliant aux exigences de cette célérité toujours croissante. » — Discours d’Ambroise Firmin-Didot à la Société des correcteurs, 1866.
Firmin-Didot, non plus, ne pouvait pas imaginer le traitement automatique de l’information (ou informatique), les logiciels de correction, et maintenant les machines intelligentes — mais qui ne savent toujours pas lire, M. « Bert. ».
Cette « partie intellectuelle » du métier reste aussi importante qu’elle l’a toujours été, mais résistera-t-elle à la quête infinie du profit ?
Monté à Paris, un jeune auteur, sans le sou, désespère de trouver du travail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédacteur en chef de Marie-Marie, le grand hebdomadaire féminin », qui le recommande à un certain Marcel, « directeur littéraire des Éditions Bâché-Fourasson ». En même temps que la nature du travail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.
« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ? — J’ai écrit quelques nouvelles, répondit Sébastien. Lapostat leva la main, d’un air blasé : — Normal, à vingt ans, plus une tragédie en vers, plus un traité de philosophie. Et on lit l’Express pour achever d’avoir l’air d’un monsieur très intelligent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à monter à cheval, qu’à le lui désapprendre pour le lui réapprendre. Vous voyez ce que je veux dire ? — Oui, monsieur ! — J’espère que vous n’avez pas de diplômes ? — Je suis licencié ès lettres. — Tâchez de l’oublier. Savez-vous taper à la machine ? — Oui, avec trois doigts, monsieur ! — Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écrivains ! Quand voulez-vous commencer ? — Commencer quoi ? — Louis ne vous a pas dit que je cherchais un correcteur-metteur au point ? — C’est que je ne sais pas exactement en quoi consiste le travail.
« Lapostat tira une grosse bouffée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le plafond. Sans succès. — Voilà ! La maison édite de nombreux récits d’explorateurs que rien ne prédisposait à la littérature. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de partir imberbes, et qui reviennent y faire des conférences une fois que leur barbe leur a bouffé la figure. Ces gars-là sont bien gentils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos amazonien, en général. Remarquez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confondons pas : ceux-là, ce sont des écrivains qui explorent. Pas la même chose.
« Lapostat cracha des bribes de tabac dans un coin et désigna des rangées de titres sur des étagères : — Nous, notre métier, c’est de vendre leur camelote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours13 avant parution. Je n’y suffis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un correcteur, un metteur au point… C’est le mot : metteur au point. Vous allez être le metteur au point. « Il proposa à Sébastien un salaire d’essai, qui lui permettrait de ne pas crever de faim, et de commencer de suite son travail. — Vous avez le pied dans la maison… Pour quelqu’un qui veut devenir auteur, vous commencez bien. Simonin, lui, a débuté par le taxi.
« Il appela la standardiste, qui faisait également fonction d’huissière, et lui ordonna d’installer Sébastien dans ses nouvelles fonctions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclairé au néon en plein jour, qui sentait vaguement le camphre. — C’est le bureau des correcteurs, dit-elle d’un ton extrêmement fatigué. — Nous sommes plusieurs ? demanda le jeune homme en calculant l’exiguïté du réduit. — Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tellement… « Sur ce bon mot, sans un sourire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allumée dans ses yeux, elle referma la porte. […]
« Sébastien, à l’idée de travailler chaque jour huit heures dans son placard, fut tenté de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pensé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bouton. On ne l’avait pas verrouillée. Si un incendie se déclarait, du moins pourrait-il se sauver. L’envie de crier « Au feu », de franchir précipitamment le vestibule et de plonger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.
« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à cannage, constituait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewriter ». Un premier manuscrit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Bengale. La curiosité l’emporta sur les désirs de fuite. « Il s’assit. »
Manuel de Cuebbas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Éditions de Paris, 1957, p. 42-45.
Le monsieur n’était sans doute pas commode. « Socialiste utopique et disciple de Fourier, [Alphonse Toussenel (1803-1885)] était aussi anglophobe et antisémite. […] Ses études d’histoire naturelle […] lui servaient parfois à exprimer ses pensées philosophiques14. » Son œuvre principale est L’Esprit des bêtes. Vénerie française et zoologie passionnelle15. Dans un Avertissement à la première édition (Librairie sociétaire, 1847), ses éditeurs prennent leurs distances avec ses propos : « […] nous n’endossons point la responsabilité de certaines doctrines dans lesquelles il semble se complaire, notamment ses théories au sujet du capital, et ses sentiments à l’égard du Juif et de l’Anglais. » Suit une page d’errata, volontairement placée en tête d’ouvrage, où Toussenel s’en prend au correcteur. J’avoue que l’éloquence de l’auteur m’a assez amusé.
ERRATA
« La plupart des écrivains ont encore la singulière habitude de placer à la fin de leurs volumes une page de rectifications qu’ils intitulent errata, et dans laquelle ils se complaisent à entasser tous les crimes de la typographie. Cette disposition m’a toujours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d’attendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : casse[-]cou ! Jugeant donc que le meilleur moyen d’empêcher le lecteur de tomber dans un piège était de lui signaler le péril à l’avance, j’ai rompu avec l’usage, et j’ai placé cette page des crève[-]cœurs, cette page des rectifications en tête de l’ouvrage, pour que chacun fût tenu de la lire.
« Un philosophe immense, Gavarni, a écrit : « Chacun sa misère ! Le lièvre a le taf16, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif… et la femme a… l’ivrogne ! »
La Femme et l’Ivrogne, gravure de Gavarni, vers 1845 (colorisation postérieure ?).
« L’Auteur a le Correcteur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les correcteurs est le correcteur trop savant, l’amant jaloux de la grammaire, l’ennemi de la fantaisie et de la couleur locale. C’est à lui que j’en ai17. C’est contre sa tyrannie que je proteste par les lignes ci-après.
« J’avais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sontla même, ce qui n’est peut-être pas français, mais ce qui a un sens clair ; le correcteur a imprimé : toutes les sciences sontles mêmes ; ce qui est peut-être français, mais ce qui n’a aucun sens. Le lecteur est prié de lire : sont la même.
« J’avais écrit, page 180, que le domaine du cheval s’étendait des portes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, porté à suspecter d’exagération toute assertion de chasseur, a substitué de son autorité privée les portes de l’Asie, qui commencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pourrait bien diminuer de quelque million de lieues carrées l’empire du cheval. Dans l’intérêt du noble quadrupède, je ne saurais accepter une pareille réduction.
« J’avais dit, article rat, page 244, que le perroquet nocturne et le diablotin de la Guadeloupe habitaient des terriers comme le tadorne (canard des Alpes). On a imprimé : des terrains, ce qui ne signifie rien du tout ; ce qui est une erreur d’autant plus déplorable, que la circonstance de la demeure souterraine était indispensable ici pour expliquer la destruction des deux espèces par le rat.
« Si la fantaisie me prend de poster mes chasseurs au crochet18 comme dans l’histoire du professeur de mathématiques à lunettes, le correcteur me fait dire : porté au crochet.
« C’est lui aussi et non pas moi qui attribue à l’ours la passion des olives ; j’avais dit des alises, ce qui est tout différent. Suum cuique19.
« Par exemple, c’est bien moi et non pas lui qui ai prêté aux abeilles cette répartition éminemment vicieuse (grammaticalement parlant) : à chacun suivant leurs besoins. lci le correcteur est innocent, ou du moins il n’a commis d’autre crime que de n’avoir pas corrigé.
« C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avisé de raccourcir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupiter, pour avoir confondu avec une légèreté sans excuse l’année de cette planète avec celle de Mars. Que le mépris de l’astronomie ne retombe que sur moi !
« Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n’a que fort peu de rapports avec le cochon d’Inde des collèges. Si j’ai bien voulu accepter la dénomination de cabiai pour ce dernier quadrupède, c’est par pure complaisance ; qu’on ne le trouve pas mauvais.
« Ces crimes-là sont les erreurs capitales de ce volume, avec quelques omissions de particule et quelques confusions de genre, quos [sic, quas20]… incuria fudit21, comme dit Horace, et sur lesquelles il serait véritablement puéril de s’arrêter. Que le lecteur nous pardonne donc nos offenses, ainsi que nous les pardonnons au correcteur qui nous a offensé. […] »
J’avais déjà publié un texte du xviie siècle disant que « la plûpart des Correcteurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si necessaire & si utile, n’a rien qui attire les personnes d’esprit ». Toussenel en a, lui, après les correcteurs trop savants.