La virgule qui suit de l’italique doit-elle être en italique ?

« Le mélange des vir­gules ita­liques et des vir­gules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minu­tieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera tou­jours la déso­la­tion de l’homme de goût. » — G. Dau­pe­ley-Gou­ver­neur (18801)

Com­ment le cor­rec­teur doit-il agir quand une vir­gule suit un texte en ita­lique ou en gras (ou les deux à la fois) ? Celle-ci doit-elle se confor­mer au style du texte en question ?

Une règle simple se trouve dans Le Ramat euro­péen de la typo­gra­phie, adap­té par Romain Mul­ler (p. 88, « Faces de la ponctuation ») :

La ponc­tua­tion se met dans la face2 de la phrase ou par­tie de phrase à laquelle elle appartient.

➠ La cen­tième par­tie de l’euro est le cen­time ; la cen­tième par­tie de la livre est le pen­ny.
Le point-vir­gule et le point sont en romain.
➠ Le titre du livre est le sui­vant : Le théâtre aujourd’hui ; son rôle dans la socié­té.
Le deux-points est en romain, le point-vir­gule est en ita­lique, le point est en romain. 

Pour la plu­part des gens, pro­fes­sion­nels ou non, « un point romain et un point ita­lique, ça doit être kif-kif », comme le dit quel­qu’un dans le forum Typo­gra­phie… Mais pour­sui­vons notre lec­ture de Ramat-Muller : 

Fau­tif : Il convient d’être très atten­tif, car c’est un tra­vail de pré­ci­sion. 
Cor­rect :  Il convient d’être très atten­tif, car… 
Fau­tif :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très atten­tif !
Cor­rect :  c’est un tra­vail de pré­ci­sion. Il faut être très attentif !

Cette règle est celle que j’applique dans les tra­vaux où j’ai le contrôle com­plet de la typo­gra­phie. Elle a l’a­van­tage de ne souf­frir ni excep­tion ni ambi­guï­té. « C’est la façon de faire la plus nor­male et celle qu’on devrait pré­fé­rer », écrit aus­si la Vitrine lin­guis­tique3.

C’est éga­le­ment le choix de Jean-Pierre Lacroux (s.v. Ponc­tua­tion) :

Après une por­tion de phrase com­po­sée en ita­lique (mots étran­gers, titres, etc.), la ponc­tua­tion sera com­po­sée en romain si elle n’appartient pas à l’élément ain­si mis en évi­dence : « Quel est le deuxième lied du cycle Die schöne Mül­le­rin ? — Il me semble que c’est Wohin ? »

De même pour Charles Gou­riou (§ 41, p. 13), qui ne men­tionne, lui, que la ponc­tua­tion haute (; : ! ?).

Avis divergents

Cepen­dant, notre vieux Code typo­gra­phique4 pres­cri­vait l’in­verse dans un nota (§ 105, p. 108) : 

Il est d’u­sage d’employer les signes de ponc­tua­tion du même œil que le mot qui les pré­cède, sur­tout quand il s’a­git d’i­ta­lique ou de carac­tères gras :
➠ Fal­lait-il écrire la loca­tion ou l’al­lo­ca­tion ?
➠ On dis­cu­ta long­temps sur Tar­tuffe ; d’autre part, on tom­ba d’ac­cord sur…

D’autres font une excep­tion pour la seule vir­gule ou pour toute la « ponc­tua­tion basse » (vir­gule, point, points de sus­pen­sion). « Peut-être pour des rai­sons de com­mo­di­té » (Vitrine lin­guis­tique), le plus sou­vent avec des argu­ments esthé­tiques5.  

Aurel Ramat lui-même, dans son manuel (l’é­di­tion qué­bé­coise, donc), écrit (p. 192) : « La ponc­tua­tion basse reste tou­jours dans la même face que le mot qui la pré­cède, qu’elle appar­tienne au mot ou au reste de la phrase. »

« Tou­te­fois, objecte le Bureau de la tra­duc­tion6 (Cana­da), si l’on applique à la lettre cette règle de typo­gra­phie, on devrait écrire :
➠ Vous avez le choix d’utiliser les styles de police sui­vants : gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
Il semble plus logique dans un cas comme celui-là de mettre les signes de ponc­tua­tion en carac­tères ordinaires. »

Laquelle des options ci-des­sous est la meilleure ? 
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.
gras, ita­lique, nor­mal, gras ita­lique.

C’est une ques­tion d’appréciation per­son­nelle. Je choi­sis la seconde.

Je ne pra­tique qu’une excep­tion, pour les intro­duc­teurs en gras, car je consi­dère que le deux-points qui les suit leur appar­tient. Choix vali­dé par le Bureau de la traduction : 

On met géné­ra­le­ment en gras le deux-points qui suit un mot ou une expres­sion en gras en début de phrase :
Remarque : Ce terme est consi­dé­ré comme vieilli.

Pour être exhaus­tif, il faut aus­si noter, tou­jours sous la plume du Bureau de la traduction :

Par sou­ci de sim­pli­fi­ca­tion et d’économie de temps, on admet […] de mettre les vir­gules en ita­lique après chaque nom d’une énu­mé­ra­tion : 
➠ Les noms qui riment avec le son -on, comme jam­bon, lar­don, pois­son, carillon, bou­ton, etc., ne peuvent pas être uti­li­sés dans l’exercice. 

J’avoue me lais­ser aller à ce genre de faci­li­té… ce qu’admet aus­si Lacroux, dans une dis­cus­sion7 : 

[…] dans une énu­mé­ra­tion de termes com­po­sés en ita­lique, pour­quoi se fati­guer à réin­tro­duire du romain à chaque vir­gule alors que l’ital coule de source et que sa bizar­re­rie « séman­tique » n’apparaîtra qu’à quelques lec­teurs vétilleux […]

Je donne ici une règle qui a l’a­van­tage d’être facile à appli­quer, mais je ne suis pas pour autant insen­sible à l’as­pect esthé­tique de la ques­tion. J’y reviens donc dans un billet plus his­to­rique, Ponc­tua­tion et ita­lique : aux sources de la règle.

☞ Pour faire le tour com­plet de la ques­tion, lire aus­si Les paren­thèses enca­drant de l’i­ta­lique doivent-elles être en italique ?


☞ Pour les réfé­rences des auteurs cités ne figu­rant pas dans les notes ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Illus­tra­tion du haut emprun­tée au site Estan­darte.

Un des meilleurs que vous ayez écrit(s) ?

Dans ses « Dire, ne pas dire », l’Académie rap­pelle qu’on ne dit pas un des meilleur jour­nal et que si l’«on peut dire fami­liè­re­ment J’ai un de ces mal de tête, on doit dire J’ai un de ces maux de tête à hur­ler, un de ces maux de tête qui vous couchent un homme »1.

Je crois que nous sommes tous d’accord là-des­sus, même si l’erreur peut se rencontrer. 

Plus fré­quente est l’erreur d’accord dans ce qui suit éventuellement. 

Ain­si, Hanse et Blam­pain (à adjec­tifs qua­li­fi­ca­tifs 2.6) rappellent : 

Il est nor­mal d’écrire : Une des consé­quences les plus inat­ten­dues. Il est évident que le super­la­tif se rap­porte au nom plu­riel et qu’il est abu­sif d’écrire la plus inat­ten­due comme on le ferait logi­que­ment si l’on disait : La consé­quence la plus inat­ten­due. Cet accord n’est pas rare, cependant.

Chez Gre­visse (§ 988) on trouve aus­si l’exemple : « Un des plus griè­ve­ment frap­pé, c’était le colo­nel Proc­tor (Verne, Tour du monde […]).» 

Mais c’est sur­tout dans la rela­tive qui suit (un des meilleurs jour­naux qui…) que l’accord est le plus fluc­tuant (… qui soient ou qui soit). Il y a deux rai­sons à cela. L’une, c’est qu’on a par­fois le choix, selon le sens :

  • Obser­vons une des étoiles qui brillent au firmament.
  • À un des exa­mi­na­teurs qui l’interrogeait sur l’histoire, ce can­di­dat a don­né une réponse éton­nante2.

L’autre est don­née par Gre­visse (§ 434) :

[…] le sin­gu­lier n’a pas tou­jours cette jus­ti­fi­ca­tion logique, et il faut recon­naître […] qu’il s’agit sou­vent d’un phé­no­mène méca­nique, le locu­teur ou le scrip­teur ayant dans l’esprit l’idée qu’ils s’expriment à pro­pos d’un être ou d’une chose par­ti­cu­liers.

Par­mi les nom­breux exemples cités, on trouve : 

  • Il m’a trai­té de Fran­çais ! C’est le der­nier mot que j’ai enten­du de cette caserne et l’un de ceux qui, de ma vie, m’aura le plus don­né de plai­sir (Bar­rès, Au ser­vice de l’Allem., p. 222). 
  • Votre livre sur Dos­toïevs­ky qui est un des meilleurs que vous ayez écrit (Clau­del, dans Clau­del et Gide, Cor­resp., p. 238). 
  • La France fut sou­le­vée par un des mou­ve­ments les plus beaux que l’Europe ait connu (Girau­doux, Sans pou­voirs, p. 25). 
  • Alain est un de ces arti­sans qui a ses tours de main et ses recettes (Mau­rois, Alain, p. 125). 
  • Peut-être suis-je un des seuls hommes de ce pays qui fasse ses livres « à la main » (Green, Jour­nal, 6 juillet 1942). 
  • Un des hommes qui souf­frit le plus cruel­le­ment de la calom­nie fut le Régent (Ph. Erlan­ger, dans Le Figa­ro, 25 févr. 1972). 

En 1935, le Dic­tion­naire de l’Académie écrit encore : « L’astronomie est une des sciences qui fait le plus ou qui font le plus d’honneur à l’esprit humain : le der­nier est plus usi­té. » Le plu­riel n’est donc pas encore stric­te­ment imposé.

Dans une note his­to­rique, Gre­visse explique : 

Dans cette construc­tion, le sin­gu­lier était cou­rant dans l’ancienne langue et l’est res­té jusqu’au xviiie siècle […]

Je suis assu­ré­ment un de ceux qui sais le mieux recon­naître ces qua­li­tés-là (Pas­cal, lettre à Fer­mat, 10 août 1660). — Mon­sieur de Sou­bize […] est un de ceux qui s’y est le plus signa­lé (Boil., Ép., IV, Au lec­teur). — Je lais­sois pas­ser un des plus beaux traits qui fust dans Ésope (La F., F., I, 15). — L’une des meilleures cri­tiques qui ait été faite sur aucun sujet est celle du Cid (La Br., I, 30). — C’est un des meilleurs livres qui soit jamais sor­ti de la main des hommes (Volt., Lettres phil., I). 

Les gram­mai­riens, sans grand suc­cès, ont fait beau­coup d’efforts pour réta­blir la logique ou ce qu’ils croient tel : voir par ex. Vau­ge­las, pp. 153-154 ; Lit­tré, art. un, Rem. 1 à 4.

En effet, on trouve chez Lit­tré des exemples aujourd’hui sur­pre­nants pour le locu­teur habi­tué à mettre de la logique mathé­ma­tique dans son expression. 

Ain­si, au clas­sique Votre ami est un des hommes qui man­quèrent périr, il oppose : Votre ami est un des hommes qui doit le moins comp­ter sur moi. Avec cette explication : 

Dans la pre­mière phrase on veut dire votre ami est par­mi ceux qui man­quèrent périr ; dans la seconde, on veut le mettre à part. En d’autres termes, quand on peut tour­ner par : est par­mi les hommes un qui…, on met le verbe au sin­gu­lier ; quand on ne le peut pas, on met le verbe au plu­riel3.

Lit­tré cite aus­si, entre autres, une phrase de Mme de Sévi­gné : Vous êtes un des hommes qui me convient le plus (à Gui­taut, 24 oct. 1679), qu’il jus­ti­fie ainsi : 

[…] avec le sin­gu­lier cela signi­fie que, par­mi les hommes, il y en a un qui me convient le plus, et c’est vous ; avec le plu­riel cela signi­fie que vous êtes par­mi les hommes qui me conviennent le plus. Le super­la­tif est, si l’on peut ain­si par­ler, plus super­la­tif avec le singulier.

Il me semble qu’aujourd’hui, à Sévi­gné comme aux autres auteurs pré­ci­tés, la grande majo­ri­té des cor­rec­teurs sug­gé­re­raient, voire impo­se­raient, le plu­riel4


Pour les réfé­rences des auteurs cités, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Des guillemets anglais avec espace ?!

guillemets anglais

On vous a appris qu’il fal­lait tou­jours col­ler les guille­mets anglais. Pen­dant trente ans, vous avez appli­qué la règle sans réflé­chir – d’au­tant que vos études d’an­glais vous l’a­vait confir­mée. Et puis, un jour, inno­cem­ment, vous lisez chez Jean-Pierre Coli­gnon1 :

En prin­cipe, le guille­met anglais ouvrant est pré­cé­dé d’une espace forte, et sui­vi d’une espace fine ; le guille­met anglais fer­mant est pré­cé­dé d’une espace fine, et sui­vi d’une espace forte. Dans la réa­li­té, ils sont col­lés au mot qu’ils pré­cèdent ou qu’ils suivent. Quant aux guille­mets alle­mands, on adopte la même démarche que pour les anglais.

Vous cou­rez alors chez Jacques Drillon, qui vous laisse sur votre faim. À la suite de la règle pour les guille­mets fran­çais, il ajoute seule­ment2 : « Quand il s’a­git de guille­mets anglais, la règle est moins constante. »

Pour enfon­cer le clou, dans la touf­feur d’un same­di soir d’é­té, vous décou­vrez chez Jan Tschi­chold (1902-1974)3 : « […] il faut recom­man­der l’u­sage des espaces, afin que les guille­mets [alle­mands ou anglais] ne finissent pas par deve­nir des apostrophes. »

Il n’a donc pas été suivi.

« Le nez de Cléo­pâtre : s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. »


Illus­tra­tion : guille­mets anglais emprun­tés au blog de Domi­nic Bel­la­vance.

Franck Thilliez rend hommage au métier de correcteur

Qua­trième écri­vain1 invi­té par les Édi­tions Le Robert à par­ta­ger ses « Secrets d’écriture », l’au­teur de thril­lers Franck Thil­liez évoque dans son livre, Le Plai­sir de la peur, l’étape de la cor­rec­tion. Après avoir expli­qué com­ment il peau­fine son propre tra­vail sty­lis­tique, puis com­ment il répond aux remarques de l’éditeur, en deux temps, d’abord « liées au rythme et à la dyna­mique du récit », puis concer­nant « les petites inco­hé­rences », il aborde le moment où « le texte part dans le cir­cuit de correction ». 

L’é­cri­vain exalte alors « une méca­nique de pré­ci­sion », au « micro­scope », avec « une approche sen­sible des textes » mais « sans se lais­ser por­ter » par eux. Il repro­duit deux pages Word de ses romans, anno­tées à la main par « la pré­pa­ra­trice ». Elles montrent des cor­rec­tions lexi­cales (boîte à aux lettres, elle glis­sa enfon­ça la clé dans la ser­rure…), gram­ma­ti­cales (notam­ment, l’a­jout d’une pré­po­si­tion : la per­sonne qui avait sous­crit [à] ce ser­vice), mais aus­si sty­lis­tiques (dont elle […] régla les dix euros de [récla­més pour la] clé). Un com­men­taire dans la marge demande, de plus, si l’on peut par­ler de « gelées mati­nales » en avril, moment où, d’après la logique du récit, se situe l’action.  

Cepen­dant, « quoi qu’on fasse », l’espoir du zéro faute est tou­jours déçu, ce que l’au­teur excuse volon­tiers : « Cer­tains lec­teurs crient au scan­dale lorsqu’ils détectent sept coquilles sur l’ensemble d’un gros roman. […] Mais sept coquilles sur 700 000 signes, cela donne 0,001 % d’erreur. Nul n’est parfait […] »

Pour finir, il sou­ligne « le tra­vail remar­quable des per­sonnes char­gées de rendre nos textes les [sic] plus har­mo­nieux possible ». 

Ces per­sonnes talen­tueuses […] ne se contentent pas de tra­quer les fautes. Elles sont à la fois des chi­rur­giennes de la langue fran­çaise, mais aus­si des musi­ciennes capables de repé­rer l’usage trop sys­té­ma­tique d’un mot, d’une expres­sion et d’apporter des pro­po­si­tions. Si j’écris « un astro­naute » alors que je parle d’un Russe, elles me diront que le terme exact est cos­mo­naute. Si l’un de mes per­son­nages joue au Rubik’s Cube alors que mon his­toire se passe en 1973, elles me diront que c’est impos­sible car le fameux casse-tête a été inven­té en 1974. Ces per­sonnes sont capables d’appréhender un récit sous des angles dif­fé­rents, en s’intéressant à la struc­ture des phrases, à la cohé­rence glo­bale, locale, aux dépla­ce­ments, au temps. Sans elles, les lec­teurs affron­te­raient nombre de minus­cules élé­ments per­tur­ba­teurs qui les empê­che­raient de pro­fi­ter à 100 % du voyage. Ce serait dommage.

Un sym­pa­thique hom­mage qui n’est pas sans me rap­pe­ler celui de l’écrivain qué­bé­cois Nico­las Dick­ner en 2017 : « Les révi­seuses » (pod­cast (apar­té), Alto).

On note avec plai­sir que la nom de la cor­rec­trice du pré­sent livre est men­tion­né dans le colophon. 


Franck Thil­liez, Le Plai­sir de la peur, Le Robert et Fleuve édi­tions, 2022, 167 pages.


Comment un correcteur a créé un mot malgré lui

En cette chaude jour­née de 14-Juillet, j’ai trou­vé dans le livre du jour­na­liste Alex Tay­lor sur les langues, Bouche bée, tout ouïe, une anec­dote amu­sante. Elle narre com­ment l’annotation mar­gi­nale d’un cor­rec­teur a eu une consé­quence inattendue. 

Par­fois les mots naissent pour les rai­sons les plus pit­to­resques. Si l’on se tourne vers le Dic­tion­naire Webs­ters [sic, Webs­ter] de 1934 on tombe sur un curieux mot : dord. D’après les expli­ca­tions four­nies, il s’agirait d’un terme chi­mique plus ou moins équi­valent à la « den­si­té ». La vraie ori­gine du mot est plus cocasse. Lors de la rédac­tion du dic­tion­naire, quelqu’un avait anno­té dans les marges que le mot den­si­ty pou­vait être repré­sen­té par la seule abré­via­tion « d ». Le cor­rec­teur a cru bon de pré­ci­ser que cette lettre pou­vait s’écrire soit en majus­cule soit en minus­cule, se limi­tant à ins­crire dans la marge : « D or d ». L’un des impri­meurs s’est ensuite trom­pé, concluant que ceci consti­tuait un mot à part entière. Du coup dord a connu une gloire éphé­mère le temps que quelqu’un se rende compte de la supercherie.

Alex Tay­lor, Bouche bée, tout ouïe. Com­ment tom­ber amou­reux des langues ?, JC Lat­tès, 2010, p. 142-143 [rééd. Le Goût des mots, Points, 2011].

Une lecture rapide de “La Ponctuation” par Cécile Narjoux

"La Ponctuation", Cécile Narjoux, De Boeck-Duculot, 2014

À la média­thèque Ver­laine de Metz, je suis tom­bé sur ce cahier spé­cia­li­sé ven­du sous la marque « Gre­visse » par De Boeck-Ducu­lot. La curio­si­té m’a pous­sé à le par­cou­rir. Le cor­rec­teur qui a déjà lu Coli­gnon et Drillon (☞ voir La biblio­thèque du cor­rec­teur) n’y appren­dra rien de fon­da­men­tal, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de typo­graphe (il n’est jamais ques­tion d’espace forte et fine, par exemple) et qu’il est assez mal relu (appels de note erro­nés et mal pla­cés, doubles espaces, coquilles diverses), ce qui est tou­jours un comble pour un ouvrage de ce type, « des­ti­né à tous ceux pour qui le bon usage de la langue fran­çaise est une néces­si­té et un plaisir ».

Mais Cécile Nar­joux, spé­cia­liste de lit­té­ra­ture fran­çaise contem­po­raine, et autrice du res­pec­table Gre­visse de l’é­tu­diant pour la même mai­son d’édition, pré­sente quelques exemples inté­res­sants tirés de textes récem­ment publiés. Exemples par­fois auda­cieux, voire expé­ri­men­taux, car la lec­ture s’y trouve plus entra­vée que faci­li­tée par la ponc­tua­tion. J’en ai rete­nu un petit nombre, les plus sai­sis­sants à mes yeux, que j’ai pas­sés en ita­lique pour plus de lisibilité. 

Absence de guillemets :

Il répète, C’était le soir, on avait pas­sé l’après-midi sur la plage. (Annie Sau­mont, citée p. 75)

Georges s’était dit. Si je trouve sa mai­son, je cher­che­rai sa boîte. (Chris­tian Gailly, ibid.)

Absence de tirets de dialogue :

Com­ment t’as payé ? 
Elle te plaît ? 
C’est pas la ques­tion. 
C’est quoi la ques­tion ?
(Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 94) 

À pro­pos des points de sus­pen­sion, Cécile Nar­joux déclare : « Mais aujourd’hui on observe un repli de ce signe, auquel les écri­vains contem­po­rains semblent pré­fé­rer le point final. » N’est-ce pas une géné­ra­li­sa­tion hâtive ?  Exemple :

– Atten­dez, si je confirme. Si je. Que je. Vous vou­lez que je. Moi, que je dise. Et que je confirme oui, ici, ce qui s’est pas­sé ici. On ne va pas par­ler de ça, pas ici, c’est pas pos­sible, on ne va pas. (Laurent Mau­vi­gnier, cité p. 99)

Elle cite aus­si des extraits de Bleu note de Fré­dé­ric Léal (P.O.L), où la barre oblique « prend la valeur de divers signes de ponc­tua­tion, voire de cer­tains mots. Elle mani­feste assu­ré­ment une acti­vi­té de l’énonciateur qui per­turbe les habi­tudes de lec­ture du lec­teur en l’obligeant à un impor­tant tra­vail d’interprétation du texte. » (p. 102) Deux extraits : 

Mais / au lieu de fuir, l’a­ni­mal, ne se dirige-t-il pas direct sur… !

Il s’est avan­cé pour ten­ter de le recon­naître / échec.

Men­tion­nons, pour finir, au cha­pitre des « mar­queurs expres­sifs », l’uti­li­sa­tion de l’alinéa « à des fins sty­lis­tiques » (p. 113) :

[…] – on voyait les sil­houettes, les petits nuages de pous­sière et la cou­leur fauve et blanche, et les cornes effi­lées et puis.
Et puis. Puis rien.
Rien.
(Laurent Mauvignier) 

À l’inverse, l’écrivain « peut aus­si refu­ser toute struc­tu­ra­tion du texte par ce pro­cé­dé visuel, ain­si Claude Simon, Albert Cohen, mais aus­si Laurent Mau­vi­gnier aujourd’hui » (p. 113). 

NB – Mis à part Bleu note, les sources exactes des textes cités ne sont pas four­nies dans l’ouvrage.


Cécile Nar­joux, La Ponc­tua­tion. Règles, exer­cices et cor­ri­gés, coll. « Gre­visse langue fran­çaise », De Boeck-Ducu­lot, 2010, 171 pages. Une deuxième édi­tion (que j’ai rete­nue en illus­tra­tion) a paru en 2014. 

L’absence de virgule chez Marie-Hélène Lafon

Dans l’excellent roman His­toire du fils de Marie-Hélène Lafon – grande sty­liste, dont j’avais déjà beau­coup aimé Nos vies –, on trouve un usage fré­quent de l’absence de vir­gule, qui me paraît inté­res­sant. Cela a pour fonc­tion de grou­per des mots en un tout cohé­rent, pen­sé ou expri­mé sans pause. Cela per­met aus­si de ne pas mul­ti­plier les sépa­ra­tions entre deux élé­ments de phrase déjà sépa­rés par une vir­gule. Voi­ci quelques exemples de ce procédé. 

Pour expri­mer une action continue : 

« […] quand Antoi­nette vivait avec eux à Chan­te­relle, il la fai­sait rire avec ce qu’elle appe­lait ses folies, et elle riait elle riait, elle pleu­rait aus­si du coin des yeux à force de rire tel­le­ment […] » (p. 14)

Quand des sen­sa­tions défilent : 

« Mou­rot patrouille dans les rangs, il ne sent pas bon. Paul hésite, beurre rance poi­reaux vinai­grette vieille soupe, des relents de nour­ri­ture, les stig­mates d’une vie étri­quée, recuite et réchauf­fée. » (p. 29)

Pour don­ner une impres­sion d’ensemble : 

  • « […] un charme qui n’avait pas de nom et qui leur tenait au corps. C’était dans leurs attaches, épaules poi­gnets che­villes, fortes et fines à la fois […] » (p. 31)
  • « Il n’aimait pas ces eaux noires qui creusent des abîmes dans la nuit. Il avait choi­si la lumière le chaud le jour la joie. » (p. 53)
  • Les amis, deux frères noueux noi­rauds énig­ma­tiques, dotés d’un fort accent ita­lien […] (p. 150)

Le pro­cé­dé est par­fois jus­ti­fié dans le texte : 

  • « La ques­tion le sai­sit ; il sent, avec ses jambes ses bras son ventre, qu’elle est trop grande pour lui. Il se débat, il pense à la gram­maire que le maître d’école leur apprend. Il aime l’école le maître la gram­maire, et les autres matières, il est d’accord pour tout. » (p. 60)
  • « Il devint atten­tif à la voix, grave voi­lée chaude moi­rée velou­tée. Il épui­sa ses adjec­tifs. » (p. 38)
  • « […] elle n’avait jamais été enceinte, pour­quoi main­te­nant ; et de cet homme, elle hési­tait sur le mot, homme jeune homme amant gaillard voyou, elle hési­tait sur le mot mais se ren­dait à l’évidence ; de tous les mâles qui avaient tra­ver­sé sa vie, Paul Lachalme était le moins capable de faire un père […] » (p. 77)
  • « Elle avait jeté d’un seul élan, comme on récite un poème devant le maître et la classe, sans le regar­der, sans res­pi­rer, et sans bou­ger, le corps vrillé, ta mère m’a dit hier pour ton père, il s’appelle Paul Lachalme il est né en 1903 il a qua­rante-sept ans seize ans de moins qu’elle ils se sont connus à Aurillac au lycée de gar­çons il est avo­cat il vit à Paris bou­le­vard Ara­go dans le qua­tor­zième arron­dis­se­ment au 34 il a une mai­son et des biens de famille un hôtel des terres à Chan­te­relle dans le Can­tal. » (p. 54)

Autre exemple de phrase jetée : 

« Il chan­ce­lait, elle l’avait sai­si aux épaules, ils étaient de même taille. Elle avait enfon­cé en lui l’éclat cru de ses yeux clairs, elle avait dit, d’une voix presque rieuse, recou­chez-vous jeune homme on est presque tou­jours ban­cal sur trois jambes. » (p. 39)

Un der­nier exemple, où le pro­cé­dé est employé deux fois de suite : 

« […] une après-midi qui comp­te­ra dans sa vie, il le sait il le sent, c’est un aiguillage une fron­tière un seuil. » (p. 160)


Marie-Hélène Lafon, His­toire du fils, Buchet-Chas­tel, 2020, 170 pages, récom­pen­sé du prix Renaudot.

Ne pas répéter la préposition, quand est-ce un problème ?

Tu ne dis­po­se­ras que d’une pen­de­rie, une com­mode et un casier métallique. 

Cela fai­sait un moment que je sou­hai­tais me pen­cher sur la ques­tion de la répé­ti­tion des pré­po­si­tions. En effet, je suis régu­liè­re­ment confron­té à des phrases qui, à force de sim­pli­fi­ca­tion, en deviennent dif­fi­ciles à déchif­frer, voire gram­ma­ti­ca­le­ment incorrectes. 

Les règles étant connues de tout bon cor­rec­teur, je me conten­te­rai de ren­voyer vers l’article de la Vitrine lin­guis­tique et vers Gre­visse, aux para­graphes « Répé­ti­tion des pré­po­si­tions dans la coor­di­na­tion » (1043 ) et  « hors de la coor­di­na­tion » (1044). — Sur un sujet appro­chant, lire aus­si le para­graphe 576 « Répé­ti­tion du déter­mi­nant dans la coor­di­na­tion » (ex. : Les offi­ciers, sous-offi­ciers et sol­dats). 

Mon but ici n’est pas d’être exhaus­tif, mais de sen­si­bi­li­ser aux cas où il fau­drait mon­trer le plus de vigilance. 

Je rap­pelle la règle prin­ci­pale : « En géné­ral, les pré­po­si­tions à, de et en se répètent devant chaque mot d’une énumération. »

Cela n’a pas tou­jours été le cas. « […] cette règle n’existait pas au xvie siècle, et l’écrivain n’avait alors qu’à consul­ter là-des­sus son goût et son oreille. Une por­tion de cette liber­té durait encore dans le xviie siècle », écrit Lit­tré, s.v. de.

Ain­si, dans le théâtre clas­sique, on trouve notam­ment : Reduit à te déplaire ou souf­frir un affront (Cor­neille, Cid, III, 4). 

Inver­se­ment, on répé­tait par­fois la pré­po­si­tion là où elle serait aujourd’hui consi­dé­rée comme fau­tive ou maladroite : 

  • Je ne seray point à d’autre qu’à Valere (Mol. Tart., II, 4).
  • Ce n’est pas de ces sortes de res­pects dont je vous parle, Molière, G. D., II, 3. – cri­ti­qué aujourd’­hui, au motif que dont « en quelque sorte inclut de ». 

Une règle à l’origine incertaine

Pour ten­ter de retrou­ver l’origine de la règle prin­ci­pale, Mau­rice Rou­leau, auteur du blog La Langue fran­çaise et ses caprices, a exa­mi­né cinq gram­maires du xixe siècle. Il en est sor­ti frus­tré : « […] les sources aux­quelles Lit­tré pou­vait s’alimenter sont loin d’être una­nimes sur le sujet. Chaque gram­mai­rien semble y être allé de son ins­pi­ra­tion, de son goût, de son oreille, pour décla­rer qu’il faut faire ceci ou cela. »

Favo­rable à une cer­taine marge de liber­té (il admet, par exemple, Tout dépend de sa volon­té, sa résis­tance phy­sique, son désir de gagner), il en conclut : « Autre­ment dit, on peut faire ce qu’on veut, en autant que1 le texte ne prête pas à confusion. »

Et, en effet, nous le savons, « les pré­po­si­tions autres que à, de, en peuvent ou non se répé­ter. Elle se répètent notam­ment quand on veut don­ner à cha­cun des termes un relief par­ti­cu­lier ou quand ils s’opposent. » 

Un enfant sans cou­leur, sans regard et sans voix (Hugo, F. d’aut., I). 

Un autre blo­gueur, Fora­tor, consi­dère, pour sa part, que la non-répé­ti­tion des pré­po­si­tions conduit à une « prose inver­té­brée », à un « fran­çais de che­wing-gum ». Com­mettre une telle « négli­gence sty­lis­tique » (dont relève, pour lui, le cas que j’ai mis en exergue) est « source de més­in­ter­pré­ta­tions et de contresens ». 

Le phé­no­mène serait récent, pos­té­rieur aux années 1980 en tout cas. « Il s’observe par­tout » ; ce serait même, croit-il, « la faute de fran­çais la plus répandue ».

Comment s’y retrouver ? 

Alors, pour tran­cher entre liber­té du style et rigueur de la gram­maire, quels sont les prin­cipes qui peuvent nous guider ?

Com­men­çons par les cas où la pré­po­si­tion serait obli­ga­toire. (Pour plus de faci­li­té, je syn­thé­tise les para­graphes du Bon Usage sans y mettre de guillemets.)

  • Devant cha­cun des élé­ments d’une com­pa­rai­son : Il est évident qu’elle aime mieux tra­vailler pour nous que pour nos concurrents. 
  • Bien sûr, quand il y a deux com­pa­rai­sons : les dis­putes entre les hommes et entre les femmes / les dis­putes entre les hommes et les femmes. 
  • Pour dis­tin­guer une œuvre com­mune de deux œuvres sépa­rées : les pho­tos de Pierre et Gilles contre les poèmes de Boi­leau et de Mal­herbe
  • Dans une coor­di­na­tion sans conjonc­tion ou avec c’est-à-dire : En vous écri­vant, je m’adresse au confrère, à l’ami. 

La pré­po­si­tion se répète ordi­nai­re­ment : 

  • Avec ni l’un ni l’autre et l’un ou l’autre : avoir affaire à l’un ou à l’autre.
  • Lorsque le der­nier élé­ment d’une locu­tion pré­po­si­tive est à ou de : Cani­veau conseillait tou­jours de mêler de l’eau de vie à l’eau, afin de gri­ser et d’endor­mir la bête, de la tuer peut-être (Mau­pas­sant, C., Bête à Maît’ Bel­homme).

Enfin, après les expres­sions hors, hor­mis et y com­pris, la répé­ti­tion de la pré­po­si­tion est facul­ta­tive, mais elle est assez fré­quente : Vous enver­rez un accu­sé de récep­tion à tous les can­di­dats, y com­pris à ceux qui ne sont pas admis au concours. 

Inver­se­ment, la pré­po­si­tion ne se répète géné­ra­le­ment pas […] devant des com­plé­ments qui repré­sentent un ensemble ou qui sont unis par le sens : Ce docu­ment est divi­sé en livres, cha­pitres et paragraphes.

C’est un cas qu’on ren­contre fré­quem­ment. Peut-être y a-t-il une marge d’interprétation dans « unis par le sens », ce qui condui­rait aux cas comme celui en exergue. 

Des cas plus problématiques 

Dans les deux longs articles qu’il a consa­crés à cette ques­tion2, Fora­tor donne une foule d’exemples récents (je fais l’é­co­no­mie d’en citer les réfé­rences, car elles sont four­nies sur son blog), détaillant à chaque fois en quoi ils sont pro­blé­ma­tiques, sur le plan séman­tique ou grammatical.

  • Ain­si, il don­na l’accolade à Tim et Tony. L’accolade fut-elle vrai­ment don­née aux deux gang­sters en même temps ? Ce serait curieux. 
  • Une bière ten­due à Anna et moi. Une bière pour deux ou une pour chacun ? 
  • Il était le fils d’un cri­mi­nel. Un tueur. Un tueur vient-il confir­mer un cri­mi­nel ou qua­li­fie-t-il cette fois le fils, qui aurait pris la suite de son père ? 

Plus grave, « cette par­ci­mo­nie ver­bale peut conduire à des cas de pure agram­ma­ti­ca­li­té » : Que faire suite à la perte ou le vol de votre télé­phone mobile ?

Il peut aus­si sem­bler étrange, à tout le moins laxiste, d’abandonner la pré­po­si­tion en cours de route pour la retrou­ver à la fin : […] à sa mine chif­fon­née, son accent bri­tan­nique et aux cou­pures sur ses mains. 

Même un sty­liste recon­nu comme Michel Houel­le­becq s’a­ban­donne à ce genre d’approximation : […] dans Île on a plu­tôt affaire à la médi­ta­tion, les drogues psy­ché­dé­liques, quelques élé­ments de médi­ta­tion hin­doue […]

Ou bien Phi­lippe Sol­lers : De son pré­nom, Lucie sait seule­ment qu’il a un rap­port avec la vue, et une sainte qu’on a invo­qué [sic] beau­coup […]

On pour­rait mul­ti­plier les exemples (lire déjà ceux don­nés par Fora­tor) et ten­ter d’en tirer d’autres ensei­gne­ments, mais je me can­tonne à mon rôle de cor­rec­teur qui réflé­chit à sa pratique. 

On le voit, phrase après phrase, il nous faut nous inter­ro­ger sur leur lisi­bi­li­té. La non-répé­ti­tion de la pré­po­si­tion est-elle ici admis­sible, contri­buant à un style plus léger ? Est-elle là, au contraire, indis­pen­sable à la clar­té du dis­cours ? C’est dans cet espace que nous intervenons. 


“Ce l’est” ou “ça l’est” ?

© Daniel Maghen.

Dans une bande des­si­née que je cor­ri­geais1, j’ai blo­qué sur cette réponse : Je crois que ce l’est. Dans mon esprit, Je crois que ça l’est s’im­po­sait aus­si­tôt. Non que la pre­mière for­mu­la­tion soit fau­tive, mais elle me parais­sait ne pas conve­nir dans la bouche de ce com­mis­saire envoyé au Congo belge.

J’en ai trou­vé confir­ma­tion chez Gre­visse (§ 663) : les formes conjointes (ou faibles) à la 3e per­sonne [du pré­sent de l’in­di­ca­tif] relèvent de la « langue écrite recher­chée ». Défi­ni­tion d’une forme faible : « Forme qui ne peut pas consti­tuer un énon­cé à elle seule, ni être coor­don­née ou modi­fiée (par exemple, les pro­noms ce ou je), à la dif­fé­rence d’une forme forte (par exemple, les pro­noms ceci ou moi).» — Glos­saire de la Grande Gram­maire du fran­çais, s.v. faible

Ce est une forme faible ; cela (ou ça, sa forme réduite) est une forme forte.

On le disait encore chez Molière :

Lucile. N’est-il pas vray, Cleonte, que c’est là le sujet de vostre dépit ? / Cleonte. Oüy, per­fide, ce l’est (Bourg., III, 10).

Ou chez Boi­leau, plus étrange encore pour nous : 

Bru­tus. […] Ne les [= les tablettes] sont ce pas là ? […] / Plu­ton. Ce les sont là elles mesmes (Héros de roman, p. 33). 

Soit, en fran­çais contem­po­rain, ce sont bien elles.

Tou­jours chez Gre­visse (§ 673), j’ai trou­vé, au pas­sage, une autre forme datée, mal­gré l’emploi de ça :

Ça serait-il les cornes du diable que tu as sur tes bâtons, Pat ? / – Je n’en sais trop rien, répon­dit Pat, mais si ça les est, alors c’est le lait du diable que vous avez bu (P. Ley­ris, trad. de J. M. Synge, Îles Aran, p. 148).

Aujourd’hui, on dirait plu­tôt c’est le cas.

Puis j’ai trou­vé confir­ma­tion – et com­plé­ment d’ex­pli­ca­tion – dans une autre source, le Guide de gram­maire fran­çaise pour étu­diants fin­no­phones (en ligne) :

Au pré­sent de l’in­di­ca­tif, la for­me cela est inusi­tée devant le pro­nom le : on évite de dire cela l’est (pour des rai­sons d’euphonie). On uti­li­se donc uni­que­ment ça lest, mê­me dans le code écrit cou­rant (aux au­tres temps, on peut em­ploy­er cela) : La voile, c’est pas­sion­nant. – Oh, oui, ça l’est vrai­ment. — Cela peut être évident pour des spé­cia­listes en mathé­ma­tiques, mais ça l’est moins si l’on cherche à décou­vrir et à comprendre. 

Dans ce cas, dans la langue sou­te­nue, à la place de ça l’est, on peut uti­li­ser le pro­nom ce devant tous les temps simples d’être : Savoir gérer sa res­pi­ra­tion, c’est capi­tal pour la voix chan­tée, ce l’est moins pour la voix par­lée, qui n’exige pas le mê­me gen­re de tenue. — Ce fut, certes, tou­jours dif­fi­ci­le, mais ce l’est cer­tai­nement plus en­co­re aujourd’hui avec la concentra­tion de l’édition. — Était-il indis­pen­sable de démis­sion­ner ? Oui, ce l’était.

Il ne faut tou­tefois pas abu­ser de ce dans cet em­ploi, qui est net­te­ment du style sou­te­nu et peut sem­bler sur­pre­nant dans un style écrit cou­rant, ni mêler la for­me ce et la for­me ça, com­me on le constate assez sou­vent : Le bio­die­sel ? Si ça n’est pas utile pour vous, ce l’est for­cé­ment pour quel­qu’un autour de vous. [Il aurait été pré­fé­rable d’uti­li­ser deux fois ce ou deux fois ça.]


Mon papa est correcteur

Curieux de toute men­tion un peu ori­gi­nale du métier de cor­rec­teur, je me suis pro­cu­ré à la média­thèque locale le livre pour enfants Un trou­pal de che­vals, dont j’a­vais décou­vert l’exis­tence il y a un an1. La jeune pro­ta­go­niste, Méli­sande, a pour papa Louis Leroi, cor­rec­teur en chef du dic­tion­naire Labrousse. Un homme qui passe ses jour­nées enfer­mé « dans le gre­nier amé­na­gé en bureau », épau­lé par « une armée de dic­tion­naires de toutes les tailles et de toutes les cou­leurs […] prêts à être mobi­li­sés au moindre doute », évi­dem­ment pres­sé par l’éditeur à l’approche du bouclage. 

Louis Leroi, cor­rec­teur en chef du dic­tion­naire Labrousse et papa de Mélisande.

Devant la télé­vi­sion, « il ne cesse de faire des com­men­taires sur la façon cala­mi­teuse dont s’expriment les pré­sen­ta­teurs ». Un cor­rec­teur pas­sion­né, comme beau­coup, aux dépens de l’at­ten­tion due à sa propre fille : 

Chaque hiver, il relit et cor­rige un dic­tion­naire com­plet, de A à Z, de Aba­ca à Zythum, sans sau­ter une seule défi­ni­tion. C’est son tra­vail. En fait, tous les ans, au prin­temps, les édi­tions Labrousse publient la nou­velle édi­tion de leur pres­ti­gieux dic­tion­naire, en y ajou­tant des nou­veaux mots et en modi­fiant cer­taines des défi­ni­tions. Eh bien, mon père, lui, il relit minu­tieu­se­ment le nou­veau dic­tion­naire Labrousse, juste avant qu’il ne soit envoyé à l’imprimerie. 
Papa est cor­rec­teur chez Labrousse. Cor­rec­teur en chef, même. Son bou­lot consiste à s’assurer qu’il ne reste aucune faute. Les fautes de gram­maire, les fautes d’orthographe, les mots qui manquent, les lettres en trop… Abso­lu­ment aucune erreur ne lui échappe. Parce que si le livre qui per­met de ne pas faire de fautes d’orthographe en conte­nait lui-même, ce serait la fin du monde, d’après papa. 
Heu­reu­se­ment, l’humanité a encore de beaux jours devant elle, car mon père a comme un sixième sens pour tra­quer les coquilles, ces petites erreurs sour­noises qui se fondent dans les phrases. Il les flaire à des kilo­mètres. Pas une ne lui échappe, même celles qui se planquent dans les défi­ni­tions obs­cures de vieux mots bis­cor­nus et oubliés que per­sonne ne cher­che­ra jamais. (P. 9-11)

Son acti­vi­té favo­rite, quand il ne tra­vaille pas ? « Relire le Nor­bert, le dic­tion­naire concur­rent du Labrousse, en espé­rant déni­cher une petite coquille ou une approxi­ma­tion gram­ma­ti­cale oubliée. » 

« Che­vals, ça n’existe pas ! » C’est peut-être dans ce genre d’af­fir­ma­tion péremp­toire que l’autrice – ori­gi­naire de Metz, ce qui nous fait un point com­mun – de ce char­mant roman jeu­nesse a pui­sé l’inspiration. « Une courte expé­rience de cor­rec­trice lui a […] per­mis de ren­con­trer toutes sortes de créa­tures indomp­tables », raconte en clin d’œil sa pré­sen­ta­tion à la fin du livre. Elle ima­gine donc des « fautes de gram­maire vivantes » pour nous par­ler du lan­gage. Des che­vals, nom plu­riel sans sin­gu­lier, mais ani­mals bien sin­gu­liers, eux, qui réclament leur défi­ni­tion dans le Labrousse. Cela ne se fera pas sans mal… et, comme tou­jours en France, cela pren­dra une ampleur nationale. 

« Ce n’est tout de même pas la réa­li­té qui doit s’adapter au dic­tion­naire ! » s’exclame l’un des che­vals, rap­pe­lant que des ani­maux qui n’existent pas – le yéti, la licorne – et d’autres qui ont dis­pa­ru – le dodo, le pté­ro­dac­tyle, le tigre à dents de sabre – y ont leur défi­ni­tion. Leur cri mili­tant : « Nous refu­sons qu’une règle de gram­maire nous réduise à la clandestinité ! » 

Au pas­sage, l’autrice fait décou­vrir aux enfants la vie d’un dic­tion­naire, allant jusqu’à évo­quer le sou­ci d’ob­jec­ti­vi­té des rédac­teurs. Méli­sande pré­cise : « Mon père cor­rige seule­ment les fautes, ce n’est pas du tout lui qui écrit les défi­ni­tions. Le choix des nou­veaux mots est confié une équipe de spé­cia­listes de la langue française. » 

L’autrice en pro­fite pour jouer avec la langue – et avec la typo­gra­phie –, mon­trant à ses jeunes lec­teurs qu’on peut s’autoriser, avec bon­heur, à inven­ter des mots. Gron­cho­gne­mel­le­ment, « pas tout à fait des grom­mel­le­ments, pas exac­te­ment des gro­gre­ments ni des ron­chon­ne­ments », puis piaillis­se­ment, « quelque chose entre le piaille­ment et le hen­nis­se­ment ». Pour rican­nis­se­ment, je vous laisse devi­ner. À réa­li­té nou­velle, voca­bu­laire nouveau. 

Une chouette manière de par­ler d’édition et d’un métier mécon­nu aux enfants. 

☞ Lire aus­si La cor­rec­tion expli­quée aux enfants.


Anne Schmauch et Aurore Damant, Un trou­pal de che­vals, Paris, Rageot, 2018.