Toussenel règle ses comptes avec son correcteur

Alphonse Toussenel par Nadar, avant 1885
Alphonse Tous­se­nel par Nadar, s.d. Coll. BnF.

Le mon­sieur n’é­tait sans doute pas com­mode. « Socia­liste uto­pique et dis­ciple de Fou­rier, [Alphonse Tous­se­nel (1803-1885)] était aus­si anglo­phobe et anti­sé­mite. […] Ses études d’his­toire natu­relle […] lui ser­vaient par­fois à expri­mer ses pen­sées phi­lo­so­phiques1. » Son œuvre prin­ci­pale est L’Es­prit des bêtes. Véne­rie fran­çaise et zoo­lo­gie pas­sion­nelle2. Dans un Aver­tis­se­ment à la pre­mière édi­tion (Librai­rie socié­taire, 1847), ses édi­teurs prennent leurs dis­tances avec ses pro­pos : « […] nous n’en­dos­sons point la res­pon­sa­bi­li­té de cer­taines doc­trines dans les­quelles il semble se com­plaire, notam­ment ses théo­ries au sujet du capi­tal, et ses sen­ti­ments à l’é­gard du Juif et de l’Anglais. » Suit une page d’erra­ta, volon­tai­re­ment pla­cée en tête d’ou­vrage, où Tous­se­nel s’en prend au cor­rec­teur. J’a­voue que l’é­lo­quence de l’au­teur m’a assez amusé.

ERRATA

« La plu­part des écri­vains ont encore la sin­gu­lière habi­tude de pla­cer à la fin de leurs volumes une page de rec­ti­fi­ca­tions qu’ils inti­tulent erra­ta, et dans laquelle ils se com­plaisent à entas­ser tous les crimes de la typo­gra­phie. Cette dis­po­si­tion m’a tou­jours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d’at­tendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : casse[-]cou ! Jugeant donc que le meilleur moyen d’empêcher le lec­teur de tom­ber dans un piège était de lui signa­ler le péril à l’avance, j’ai rom­pu avec l’usage, et j’ai pla­cé cette page des crève[-]cœurs, cette page des rec­ti­fi­ca­tions en tête de l’ouvrage, pour que cha­cun fût tenu de la lire.

« Un phi­lo­sophe immense, Gavar­ni, a écrit : « Cha­cun sa misère ! Le lièvre a le taf3, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif… et la femme a… l’ivrogne ! »

La Femme et l’I­vrogne, gra­vure de Gavar­ni, vers 1845 (colo­ri­sa­tion postérieure ?). 

« L’Au­teur a le Cor­rec­teur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les cor­rec­teurs est le cor­rec­teur trop savant, l’amant jaloux de la gram­maire, l’ennemi de la fan­tai­sie et de la cou­leur locale. C’est à lui que j’en ai4. C’est contre sa tyran­nie que je pro­teste par les lignes ci-après.

« J’a­vais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sont la même, ce qui n’est peut-être pas fran­çais, mais ce qui a un sens clair ; le cor­rec­teur a impri­mé : toutes les sciences sont les mêmes ; ce qui est peut-être fran­çais, mais ce qui n’a aucun sens. Le lec­teur est prié de lire : sont la même.

« J’avais écrit, page 180, que le domaine du che­val s’é­ten­dait des portes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, por­té à sus­pec­ter d’exa­gé­ra­tion toute asser­tion de chas­seur, a sub­sti­tué de son auto­ri­té pri­vée les portes de l’Asie, qui com­mencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pour­rait bien dimi­nuer de quelque mil­lion de lieues car­rées l’empire du che­val. Dans l’intérêt du noble qua­dru­pède, je ne sau­rais accep­ter une pareille réduction.

« J’avais dit, article rat, page 244, que le per­ro­quet noc­turne et le dia­blo­tin de la Gua­de­loupe habi­taient des ter­riers comme le tadorne (canard des Alpes). On a impri­mé : des ter­rains, ce qui ne signi­fie rien du tout ; ce qui est une erreur d’au­tant plus déplo­rable, que la cir­cons­tance de la demeure sou­ter­raine était indis­pen­sable ici pour expli­quer la des­truc­tion des deux espèces par le rat.

« Si la fan­tai­sie me prend de pos­ter mes chas­seurs au cro­chet5 comme dans l’histoire du pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à lunettes, le cor­rec­teur me fait dire : por­té au cro­chet.

« C’est lui aus­si et non pas moi qui attri­bue à l’ours la pas­sion des olives ; j’a­vais dit des alises, ce qui est tout dif­fé­rent. Suum cuique6.

« Par exemple, c’est bien moi et non pas lui qui ai prê­té aux abeilles cette répar­ti­tion émi­nem­ment vicieuse (gram­ma­ti­ca­le­ment par­lant) : à cha­cun sui­vant leurs besoins. lci le cor­rec­teur est inno­cent, ou du moins il n’a com­mis d’autre crime que de n’a­voir pas corrigé.

« C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avi­sé de rac­cour­cir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupi­ter, pour avoir confon­du avec une légè­re­té sans excuse l’année de cette pla­nète avec celle de Mars. Que le mépris de l’astronomie ne retombe que sur moi !

« Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n’a que fort peu de rap­ports avec le cochon d’Inde des col­lèges. Si j’ai bien vou­lu accep­ter la déno­mi­na­tion de cabiai pour ce der­nier qua­dru­pède, c’est par pure com­plai­sance ; qu’on ne le trouve pas mauvais.

« Ces crimes-là sont les erreurs capi­tales de ce volume, avec quelques omis­sions de par­ti­cule et quelques confu­sions de genre, quos [sic, quas7]… incu­ria fudit8, comme dit Horace, et sur les­quelles il serait véri­ta­ble­ment pué­ril de s’ar­rê­ter. Que le lec­teur nous par­donne donc nos offenses, ain­si que nous les par­don­nons au cor­rec­teur qui nous a offensé. […] »

J’a­vais déjà publié un texte du xviie siècle disant que « la plû­part des Cor­rec­teurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si neces­saire & si utile, n’a rien qui attire les per­sonnes d’esprit ». Tous­se­nel en a, lui, après les cor­rec­teurs trop savants.

☞ Lire aus­si « Sainte-Beuve recadre son cor­rec­teur ».


  1. Fiche Wiki­pé­dia.
  2. Où il ne cache pas son natio­na­lisme, écri­vant par exemple (p. 116) que la France est « une terre où Dieu avait pla­cé le cœur de l’humanité et le foyer de vie intel­lec­tuelle, d’où devaient jaillir jusqu’aux extré­mi­tés du monde le sang régé­né­ra­teur, l’idée régé­né­ra­trice de liber­té et de fra­ter­ni­té, la terre du Bon Dieu en un mot, la com­mune patrie des autres peuples, où toute cause juste devait être sûre de trou­ver des mar­tyrs, tout pros­crit un refuge ». Cité par Meta­pe­dia.
  3. La peur, la frousse. Voir taf dans le TLF.
  4. Que j’en ai, pour que j’en veux (deux bar­ba­rismes pour un !) (Note du cor­rec­teur.)
  5. « Angle de l’en­ceinte où l’on a vue sur deux routes », pré­cise-t-il entre paren­thèses, à la page incriminée.
  6. « À cha­cun le sien. » Voir Jedem das Seine, sur Wikipédia.
  7. Comme quoi un cor­rec­teur peut être utile…
  8. « Que la négli­gence a répan­dues » — Art poé­tique.