Abus de correction : l’exemple de Raymond Radiguet

L’his­toire de la pre­mière édi­tion, en 1924, du roman Le Bal du comte d’Or­gel, de Ray­mond Radi­guet, est révé­la­trice des limites que doit s’im­po­ser le cor­rec­teur professionnel.

Couverture du "Diable au corps" suivi du "Bal du comte d'Orgel", de Raymond Radiguet, chez Grasset

« Lorsque Ray­mond Radi­guet meurt, le 12 décembre 1923, quelques mois après le lan­ce­ment toni­truant du Diable au corps, il a remis à Ber­nard Gras­set, depuis octobre, le manus­crit de son second roman, Le Bal du comte d’Or­gel, un texte que l’é­di­teur juge suf­fi­sam­ment abou­ti pour en faire faire des épreuves fin octobre. Mais Ray­mond ne se met pas immé­dia­te­ment à leur cor­rec­tion, et la fièvre typhoïde l’en­lève bru­ta­le­ment. En hom­mage au jeune dis­pa­ru, Gras­set fait tirer 20 exem­plaires numé­ro­tés de ces épreuves non cor­ri­gées pour les proches amis de Radi­guet — dont Joseph Kes­sel, qui reçoit le numé­ro 1. Tou­te­fois, le texte qui paraît en juin 1924 est fort dif­fé­rent de celui qui avait fait l’ob­jet de ces “pre­mières”. Non seule­ment ont été cor­ri­gées, légi­ti­me­ment, les “coquilles”, cer­taines lec­tures fau­tives du com­po­si­teur et quelques fautes de syn­taxe, mais l’en­semble du texte a fait l’ob­jet d’une “révi­sion qui excède de loin ce que se serait auto­ri­sé un bon cor­rec­teur. La com­pa­rai­son des deux textes — épreuves et texte publié — montre que l’é­qui­valent de 16 pages (sur 210) a été cou­pé, et que près de 600 modi­fi­ca­tions “sty­lis­tiques” ont été faites par Coc­teau, Kes­sel et Pierre de Lacre­telle. Car, comme l’é­crit Georges Auric : “Avec les meilleures inten­tions du monde, quelques amis ont entre­pris non pas la simple révi­sion sou­hai­tée mais, chan­geant des mots, modi­fiant des phrases, ont fini par s’a­ban­don­ner à une véri­table cor­rec­tion du roman, cor­rec­tion contre laquelle il me semble hon­nête de m’élever.” 

Raymond Radiguet
Ray­mond Radiguet.

« De fait, si les cor­rec­tions opé­rées ne changent évi­dem­ment pas l’in­trigue, elles modi­fient assez net­te­ment la tona­li­té du Bal, dont elles font un exemple de clas­si­cisme là où Radi­guet avait vou­lu un style “aris­to­cra­tique un brin débraillé”, emblé­ma­tique du nou­veau “monde” qui émerge à la sor­tie de la guerre 14-18. Éta­blie à par­tir des épreuves reçues par Kes­sel, la pré­sente édi­tion redonne le texte authen­tique : outre les fautes typo­gra­phiques, n’ont été rectifié[e]s que les “fautes de syn­taxe et les impro­prié­tés”, confor­mé­ment au vœu de Radi­guet tel que l’at­teste Auric : “Pour en avoir lon­gue­ment écou­té tous les cha­pitres, je suis convain­cu de connaître le Bal aus­si com­plè­te­ment qu’il est pos­sible. Et de connaître en même temps ce qu’é­taient à son pro­pos, en cet été 1923, les pro­chaines inten­tions de son auteur : pour­chas­ser les fautes de syn­taxe ou les impro­prié­tés qui pou­vaient y subsister.” »

Texte des édi­tions Gras­set accom­pa­gnant la paru­tion, en mai 2003, dans la col­lec­tion « Les Cahiers rouges », de la « ver­sion ori­gi­nelle et inté­grale, jus­qu’a­lors inaces­sible au grand public », du Bal du comte d’Or­gel, texte encore dis­po­nible sur le site de cer­taines librai­ries, dont celui de la Librai­rie Gal­li­mard Mont­réal. « Un dos­sier don­nant un éclai­rage sur les dif­fé­rents états du Bal du comte d’Or­gel et une chro­no-bio­gra­phie com­plètent ce volume, édi­té et pré­fa­cé par Monique Nemer, biog[r]aphe de Ray­mond Radiguet. »