Un correcteur trop hardi

Tout cor­rec­teur expé­ri­men­té a sans doute en réserve le récit d’un jour où il s’est mon­tré trop har­di, trop sûr de lui, ce qui lui a valu de com­mettre une erreur… qu’on n’a pas man­qué de lui faire remar­quer, vu qu’il a pour fonc­tion de cor­ri­ger les erreurs des autres. En voi­ci une, racon­tée du point de vue de l’auteur.

Couverture du livre "Les Chiens du bon monsieur Corteville", d'Albert Plécy, 1973

« Les articles que j’ai écrits sur lui et sur son œuvre [Paul Cor­te­ville, qui a créé une école de dres­sage de chiens guides d’aveugles], grâce au tirage impor­tant du jour­nal (quatre mil­lions de lec­teurs), l’ont ren­du célèbre du jour au len­de­main : il est pas­sé plu­sieurs fois sur le petit écran ; il a reçu des dis­tinc­tions hono­ri­fiques ; les par­tis poli­tiques ont sol­li­ci­té son adhé­sion et dans les rues de sa petite ville du Nord : Was­que­hal, il est désor­mais : “l’homme-des-chiens-qui-passe-dans-le-journal”.

« Tout cela n’a modi­fié en rien son com­por­te­ment. Je suis bien pla­cé pour dire que c’est tout à fait excep­tion­nel.
« Excep­tion­nel comme le titre de mon pre­mier “papier”, comme l’on dit dans le métier.
« C’était le sui­vant : “Cet homme fait cent vingt mille kilo­mètres à pied en vingt ans pour dres­ser des chiens d’aveugles.”

« Cent vingt mille kilo­mètres, trois fois le tour de la terre ! Cela a sem­blé absurde au cor­rec­teur du jour­nal lui-même qui a rec­ti­fié d’office et rame­né le chiffre à douze mille kilo­mètres, ce qui était beau­coup plus vraisemblable.

« Par chance, ce soir-là, je pas­sais au “marbre” et fai­sais réta­blir le chiffre ini­tial : le cal­cul était exact, je l’avais refait plu­sieurs fois pour bien m’en convaincre.

« Pour dres­ser un chien, il faut mar­cher cinq heures et par­cou­rir vingt à vingt[-]cinq kilo­mètres chaque jour, pen­dant trois ou quatre mois. Cela fait deux mille kilo­mètres par chien. M. Cor­te­ville en a dres­sé 60. Il suf­fit de faire la mul­ti­pli­ca­tion : les cent vingt mille kilo­mètres sont là.

« Le plus extra­or­di­naire est que M. Cor­te­ville lui-même en fut sur­pris, encore qu’il n’y atta­chât pas une telle impor­tance : “À la longue, dit[-]il, ça finit par faire beaucoup.” »

Albert Plé­cy, Les Chiens du bon mon­sieur Cor­te­ville, La Table ronde, 1973.