Deux belles blagues faites au correcteur par un typographe

André Ber­ge­ron, le 26 mai 1968. Source : Les Échos.

Dans le second volume de ses sou­ve­nirs1, le jour­na­liste Mau­rice Rajs­fus (1928-2020) évoque un cor­rec­teur avec lequel il s’est par­ti­cu­liè­re­ment lié d’amitié, Minet. J’ai rete­nu l’histoire suivante.

couverture du livre "Le Travail à perpétuité : de la galère au journalisme", de Maurice Rajsfus

« Minet brillait dans l’anecdote. Il aimait rela­ter les « cuirs » où [sic] les mau­vaises plai­san­te­ries met­tant par­fois en péril la situa­tion d’un cor­rec­teur, d’un typo ou du jour­na­liste res­pon­sable d’une rubrique. Ain­si, une nuit de la Saint-Syl­vestre, alors que l’équipe d’Ouest[-]France, à Rennes, était déjà par­tie réveillon­ner en famille, il ne res­tait plus à l’a­te­lier qu’un lino­ty­piste, un typo et un cor­rec­teur pour les der­niers repi­quages. Le lino com­po­sait une liste inter­mi­nable de pro­mus dans l’ordre de la Légion d’hon­neur et, arri­vant au terme de cette cor­vée, il avait cru bon de conclure par deux lignes ven­ge­resses : « Et puis merde ! Tous ces cons-là me font chier ! » Le typo avait ter­mi­né son mon­tage et don­né un coup de clé sup­plé­men­taire à la forme d’a­cier. Entre[-]temps, l’ultime épreuve était arri­vée chez le cor­rec­teur qui n’a­vait pas man­qué de remar­quer les phrases ico­no­clastes et por­té immé­dia­te­ment le holà. « Ne t’in­quiète pas, avait dit le typo, c’é­tait une blague à usage interne. Tu penses bien que les deux lignes ont été reti­rées au marbre. Nous vou­lions juste voir com­ment tu allais réagir. » Le len­de­main, à cinq heures du matin, une armée de cyclistes fai­sait le tour des dépo­si­taires de Rennes et de la région pour reti­rer les exem­plaires contaminés. »

couverture de la "Lettre ouverte à un syndiqué" d'André Bergeron

Dans sa Lettre ouverte à un syn­di­qué (Albin Michel, 1975), André Ber­ge­ron (1922-2014, secré­taire géné­ral de la CGT-FO de 1963 à 1989) raconte une aven­ture similaire. 

« La vie mili­tante offre aus­si des moments amu­sants. Je veux te conter une anec­dote qui date de l’avant-guerre. J’é­tais employé à la Socié­té géné­rale d’im­pri­me­rie à Belfort.

« En 1938, je crois, le car­di­nal Pacel­li, qui devait par la suite deve­nir pape, était venu inau­gu­rer la basi­lique de Lisieux. À cette occa­sion, il pro­non­ça un grand dis­cours qui se ter­mi­nait par quelque chose comme : « Vive Dieu, Vive la Reli­gion, Vive le Catho­li­cisme, etc. » Je pré­cise que la Socié­té géné­rale d’im­pri­me­rie sor­tait La Répu­blique de l’Est, jour­nal de l’é­vê­ché. Par­mi les lino­ty­pistes, il y avait un vieux cama­rade que, parce qu’il avait de grandes mous­taches, nous appe­lions le « Gau­lois ». Il était un peu anar­chiste. À la fin du dis­cours du futur Pie XII, entre le « Vive Dieu » et le « Vive la Reli­gion », il ajou­ta « Vive les Soviets ! » C’était une plai­san­te­rie qui, sans doute, dans son esprit, ne devait pas dépas­ser le bureau des cor­rec­teurs. Seule­ment, les cor­rec­teurs lais­sèrent pas­ser… Tu te rends compte, le jour­nal de l’é­vê­ché est sor­ti avec le « Vive les Soviets » du Gau­lois ! J’en­tends encore les hur­le­ments du patron. Eh bien, fina­le­ment, notre lino est demeu­ré en place. Sans doute la chose pas­se­rait-elle mieux aujourd’­hui étant don­né l’Ag[g]ior­na­men­to ! »


  1. Le Tra­vail à per­pé­tui­té : de la galère au jour­na­lisme, Manya, 1993.