Que reste-t-il du monde des typographes ? Laure Bernard a recueilli le témoignage de deux d’entre eux, Frédéric Tachot et Jean-Paul Deschamps, derniers héritiers de ce monde resté quasiment inchangé pendant cinq siècles et qui a disparu en une génération. À travers le récit de leur parcours, de leur expérience dans une Histoire qui se termine, ce sont les arcanes de ce métier qui se dessinent : un univers où se mêlent formation et filiation, où le savoir-faire implique un certain rapport au savoir lui-même, où le geste est lié au mot, et où l’appartenance à une corporation, avec ses diverses nuances, se traduit aussi par un langage, et par un esprit, vifs et truculents. (Présentation de l’éditeur.) Extraits.
Chez les Tachot, on est typos depuis sept générations… Ainsi, la vie se passe en trois temps : un temps où l’on apprend, un deuxième temps où l’on se sert de ce qu’on a appris pour vivre et un troisième temps où l’on doit restituer. J’en suis au troisième stade là, au stade de la restitution. Mais qu’est-ce que je peux transmettre, et à qui ? Toute la question est là. La tradition typographique, l’esprit du métier, ne sont plus transmissibles puisque le monde qui leur était rattaché est mort.
Correcteurs et corrigeurs
Une fois la première composition terminée, on tire une « épreuve » du texte. Le processus est un peu différent entre le Labeur et la Presse mais dans les deux cas, l’épreuve permet de faire les corrections, Il y a les correcteurs qui corrigent le texte, qui l’annotent en fonction des modifications à faire ; parfois il y a les corrigeurs, des typographes qui retouchent concrètement le texte, la forme typographique selon les indications du correcteur. Bien sûr, en fonction des boîtes ces tâches étaient faites par plus ou moins de personnes différentes, le protocole n’était pas tout à fait le même. (p. 82)
Codes typographiques
Deschamps : Établir des règles communes, c’est aussi le principe du Code typographique. Mais il faut bien dire que ces codes de composition, ces codes typographiques, il y en a un à chaque époque, chaque auteur a voulu en faire un, et il n’y en a pas deux qui disent la même chose, c’est assez extraordinaire ! Il y a le Lexique des règles typographiques de l’Imprimerie nationale ; le Code typographique, édité par la Chambre typographique ; le Guide du typographe des Suisses romands ; les règles de l’Institut belge de normalisation… autant de codes, souvent contradictoires.
Et pourtant, dans le pur esprit typographique, il faut souligner qu’à une époque, quand on avait à faire un simple tableau administratif, qu’on le fasse à Lille, à Marseille, à Brest ou à Strasbourg, il était fait rigoureusement de la même manière. Chose qu’on ne fait plus maintenant.
Tachot : Si on voulait faire un ouvrage d’édition courante, où que ce soit, il était fait de la même façon. À condition que le format papier soit le même. Il y avait la moitié du blanc avant le point-virgule, le point d’exclamation, le point d’interrogation, pas de coupure de syllabe muette… Dans tous les pays francophones, que ce soit chez les Belges ou chez les Suisses, les mêmes règles étaient utilisées. Les Anglais et les Américains en avaient d’autres, bien que les Anglais se rapprochent aujourd’hui de plus en plus des Américains. En France, d’ailleurs, le Code typographique dépend des syndicats de l’imprimerie ou de l’Imprimerie nationale ; tandis qu’en Angleterre, il dépend d’Oxford. Ce sont les grammairiens qui s’occupent de la typographie de leur langue, ce qui est tout à fait logique puisque ça touche aux règles de grammaire et de compréhension d’un texte.
D : Quand l’étais apprenti, mon patron pouvait refuser un travail à des clients dont les demandes ne correspondaient pas aux règles typographiques. Il nous disait : « Je ne le fais pas. Ce n’est pas typographique ! ». Et le client se faisait dire la même chose par un autre. Maintenant, alors on s’en fout totalement.
T : Les imprimeurs sont devenus des prestataires de services, ils ne peuvent plus lutter contre les imprimantes laser. Ils sont contraints de s’asseoir sur toutes les valeurs qui ont construit le métier pendant cinq siècles. Et ça, ça nous désole un peu. (p. 98-99)
Laure Bernard, Les Typographes. Frédéric Tachot, Jean-Paul Deschamps, éd. Paccoud, 2013.
Atelier typographique, Saran (Loiret) : visiter le site.